Il y a, sous les voies 3 et 4 de la gare de l’Est, un lieu secret et magnifique, mais de moins en moins secret, car de plus en plus connu. C’est ce que l’on doit appeler un “abri actif” et que l’on surnomme, à tort, le “bunker” qui a été construit dans les années qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale.
Ayant été complètement oublié, resté tel quel en son état après une visite de l’occupant allemand pendant la guerre, cet abri actif est, comme la grotte de Lascaux, une véritable “capsule temporelle”, préservée avec tout son équipement, ses meubles, ses machines servant au renouvellement de l’air et la ventilation, ses deux bicyclettes converties en génératrices électriques de secours que l’on pouvait actionner en pédalant difficilement pour fournir du courant, ses inscriptions murales en langue allemande aux caractères gothiques, ses immenses et lourdes portes blindées, et son atmosphère curieusement oppressante, angoissante même.


Un « Bunker » ?
Non, malheureusement… Car il ne s’agit nullement d’une installation à caractère stratégique destinée à exercer, au vu de tous et surtout de l’ennemi, une surveillance et un protection lourdement armée avec des gros calibres, comme celle des côtes de Normandie ou la ligne des Vosges. Mais il s’agit bien de ce que les militaires appellent un « abri », et, ici, pour la gare de l’Est, un « abri actif » avec des possibilités d’action, par opposition aux abris passifs dans lesquels la foule était priée de se réfugier et d’attendre la fin de l’alerte sans autre possibilité d’action.



Un abri actif, donc.
Un “abri”, donc ? Oui, et si l’on ouvre très officiel traité militaire, intitulé « Memento à l’usage des Officiers du Service militaire des Chemins de fer », publié par l’armée en 1938. On ouvre cet épais et dense ouvrage aux pages 437 et 438, et on apprend que ce genre d’abri concourt à une des missions de l’armée qu’est la protection du personnel employé sur les chemins de fer pour maintenir en fonctionnement cet indispensable outil national.
Trois catégories d’agents SNCF, du moins pour l’armée en 1938.
Ce mémento militaire classe les cheminots en trois catégories à traiter différemment en cas d’alerte aérienne:
- Les agents à maintenir isolément à leur poste et devant continuer leur travail (équipes de conduite des locomotives, d’accompagnement des trains, aiguilleurs, personnel des dépôts et des ateliers, par exemple)
- Les agents à maintenir en groupe dans un abri collectif et devant continuer leur travail (personnel de direction, ou des centraux téléphoniques et télégraphiques, exploitation, etc)
- Les agents pouvant abandonner leur travail et à mettre à l’abri (personnel administratif, « personnel féminin » sic, mais aussi les usagers)
Trois solutions pour trois catégories
- Pour la première catégorie de personnel: port de casques et de masques, présence de petits abris dans les ateliers et dépôts, de blindages sur les locomotives, de militaires à bord des locomotives, etc.
- Pour la deuxième catégorie de personnel: des abris actifs et secrets, non publics, placés dans les grandes gares avec un équipement en énergie électrique, aération, sanitaire, mais aussi en bureaux et communications téléphoniques, permettant un séjour actif le temps d’une alerte et « protégeant des bombes moyennes au moins » (sic)
- Pour la troisième catégorie de personnel: des abris passifs, publics, repérés et connus, permettant un séjour inactif court, le temps d’une alerte, sans équipement autre que l’éclairage et le sanitaire et protégeant des petites bombes et des éclats
Quand les cheminots obéissent aux généraux (français, puis allemands)…
Notre abri actif de la gare de l’Est est donc destiné aux agents de la deuxième catégorie et il est aussi en catégorie 2 pour ce qui est des solutions. Occupant une surface de 120 m², il est conçu pour accueillir jusqu’à 70 personnes qui sont non seulement ces agents SNCF, mais aussi des militaires chargés de l’organisation du travail, de la sécurité, et de la gestion et de l’utilisation du lieu qui est militaire. Rappelons que, entre 1939 (une année après sa création, donc) et 1945, la SNCF n’existe plus: les cheminots obéissent aux généraux (français, jusqu’en 1940, puis allemands ensuite) et c’est bien l’armée qui commande et décide, entre autres urgences, du mouvement de tous les trains, d’après la loi du 3 juillet 1877, loi confirmée par celle du 28 décembre 1888, mettant le service des chemins de fer, sous la direction du ministre de la Guerre, en cas de conflit.
L’ensemble des gares de la SNCF est équipée de “bunkers”, et, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’ensemble de ces locaux redevient des locaux ordinaires de la SNCF comme des lieux de stockage, ou des annexes, ou, même, sont convertis ou démolis. Rares sont ceux qui sombrent dans l’oubli et “passent entre les gouttes” de la réaffectation, mais celui de la Gare de l’Est aura ce destin exceptionnel de l’oubli, car il est installé à l’extérieur des sous-sols du grand bâtiment voyeurs, au loin, sous les quais, dans des couloirs souterrains d’acheminement des bagages sous les quais 2 et 3 de la gare, construits lors du grand réaménagement de 1931. L’usage des bagages encombrants et lourds se perdant peu à peu au profit du “voyager léger”, les grands fourgons à bagages disparaissant de la composition des trains grandes lignes, ces espaces souterrains dédiés aux bagages finissent par tomber en désuétude.
Dans quel terrain sommes-nous pendant la visite du dit “bunker”?
Nous sommes bien sur le terrain militaire et non ferroviaire : il est important de savoir que, lors de l’envoi, par le gouvernement, du télégramme de mobilisation en 1939, tous les services de l’État deviennent de fait militaires et perdent toute autonomie, toute exploitation. Devenue un service de l’armée, la SNCF perd toute autonomie, devient le SMCF (Service Militaire des Chemins de fer) et ne fait plus rouler de trains « commerciaux », sinon que quand les « trains stratégiques » lui laissent un sillon incertain, et en roulant en marche à vue derrière les trains militaires, tous roulant à 30 km/h. Les « trains de déplacement de la population », y compris en direction de l’Allemagne, ne sont pas des trains relevant d’une décision de la SNCF.
Un lieu oublié, inutilisé, mais préservé grâce à cet oubli.
La rapidité de l’offensive allemande, et le faible nombre d’alertes aériennes au-dessus de Paris pendant les premières années de la Seconde Guerre mondiale ont valu à cet abri actif de ne pas être très utilisé. Il est vrai qu’il y aura de nombreuses alertes en 1943 et 1944, mais concernant plutôt la banlieue industrielle nord et est de la région parisienne, et peu Paris intra-muros. Il est vraisemblable que cet abri n’ait jamais servi et que les inscriptions allemandes aient été faites à la suite d’une brève et rapide inspection des occupants, au cas où…







Un trésor et un lieu émouvant.
Conçu à partir des enseignements de la Première Guerre mondiale, notamment les alertes aériennes, mais aussi les gaz, notre abri a été construit en 1939, et entièrement aménagé (tous les équipements techniques sont français) puis récupéré par les Allemands en mars 1941 qui y installent une signalétique allemande pour en faciliter l’utilisation éventuelle. . C’est donc un véritable musée des techniques électromécaniques et téléphoniques françaises de l’entre-deux guerres, le tout étant un trésor vu l’état parfaitement neuf, inutilisé, et parfaitement conservé de l’ensemble.
Mais aussi ce lieu est très poignant, car on se trouve plongé, avec une exactitude des détails et une précision historique, dans ce que l’on appelle une « capsule temporelle ». Nous sommes subitement plongés dans ces « années de plomb », à la veille d’une Seconde Guerre mondiale que l’on savait inéluctable : les formes, les matériaux, les couleurs, la disposition des lieux forment un ensemble impressionnant.
Un joyau du patrimoine SNCF ?
Non, puisque ce n’est pas un lieu décidé par le chemin de fer et construit dans un but d’usage technique et ferroviaire, mais bien un lieu à usage militaire construit dans le cadre des obligations imposées par l’État aux municipalités, administrations, grandes entreprises entre les deux guerres et dans la crainte d’une prochaine guerre.
Oui, car il est au cœur d’une grande et belle gare SNCF et, à ce titre, il doit être préservé par la SNCF : l’armée n’en viendra pas réclamer les clés… Témoin et preuve de la situation de la SNCF pendant la guerre, ce lieu, oublié jusqu’à présent (heureusement !) ne doit pas être dégradé à la suite d’un nouvel oubli, ou le soit par des visites non contrôlées, non préparées, et non sécurisées. La solidité et la robustesse des installations (équipements mécaniques et électriques, mobilier métallique, etc.) ne laisse rien à craindre, mais les marquages allemands, sur les murs, commencent à se détériorer. La pérennité matérielle de ce lieu est en question, si son importance historique n’est pas à démontrer.

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