Paris-Nice de nuit : renaissance annoncée du Train Bleu ?

Le Train Bleu, vu dans les années 1930 par P.Micklewright, illustrateur anglais de livres pour enfants. Nous sommes sur la partie Calais-Paris du trajet, sur le réseau du Nord, et une locomotive Pacific type 3.1200 garantit des performances brillantes, roulant à 120 km/h. Les voitures CIWL sont bleues, et créent le surnom du train.

Non… quand même pas ! Mais on ne sait jamais. Le « Train bleu » : c’était, lui, le plus huppé des années folles d’une Côte d’Azur qui, adolescente, s’étonnait elle-même en découvrant ses charmes. Pourtant, le « Bleu », comme le surnommaient les riches habitués, n’est qu’un train parmi les autres trains de luxe qui véhiculent jusque sur la Côte d’Azur des centaines de voyageurs et de voyageuses essuyant leur peau délicate avec un mouchoir imprégné d’eau de toilette Guerlain pour en effacer les traces de suie laissées par les « Pacific ».

Initialement, en 1889, c’est sa création et il est né du Calais-Nice-Rome-Express de 1883 qui est dédoublé sous la forme de deux trains, un direct pour Rome et un autre pour la Côte d’azur. Ce train nouveau s’appelle le « Calais-Méditerranée Express », mais fait de son surnom de « Train Bleu », venu en 1922 de la couleur des nouvelles voitures lits tout acier de la CIWL, une appellation de renommée internationale.

L’horaire de 1930 du Calais-Vintimille avec voitures directes pour San Remo, dernier reste du train primitif allant jusqu’à Rome.
Dès sa création, le Calais-Méditerranée-Express, du moins sur la partie Calais-Paris de son trajet, prend le titre très envié de « fastest train in the world » décerné par la presse britannique, comme en témoigne cette carte-postale de 1905. La locomotive est une 120 Nord compound, qui passera bientôt au type 220 avec un bogie avant. Le train est formé de matériel typique de la CIWL, surtout le fourgon à 2 essieux.

Le « Train Bleu »… Couleur porteuse de rêves d’azur et évocatrice d’une côte qui associe cette couleur, imprécise en réalité, à celle de son ciel ou de sa mer, couleur des tangos ou des oiseaux irréels, couleur porte-bonheur pour un train qui, du coup, éclipse bien d’autres trains à la « sociologie » plus passionnante. Tels le « Riviera-Express », amenant de nuit la bourgeoisie berlinoise vers les palaces de Cannes ou de Nice, ou, plus encore, ce très mystérieux « Saint-Pétersbourg –Vienne – Nice – Cannes –Express » qui, après un trajet de 3 400 km à travers une Europe politiquement indécise et à une vitesse moyenne de 55 km/h seulement, déverse, sous les lustres du Carlton ou du Majestic à Cannes, ou du Negresco à Nice, d’incroyables Russes épris de modernisme et de raffinement français avant que Lénine ne les y consigne durablement et n’en fasse les chauffeurs de ces mêmes taxis dont ils avaient été les clients argentés et arrogants quelques années auparavant.

La richesse d’alors ne se cachait pas.

Ces trains aux noms qui font rêver, « Orient Express », « Train Bleu », « Flèche d’or », n’ont transporté qu’une très restreinte minorité de voyageurs très riches, représentant l’élite sociale de leur temps. Tous les autres, ceux qui voyageaient en 3ème classe, ont certes rêvé de ces trains et, la nuit, ont aperçu, le temps d’un arrêt en gare, ces boiseries somptueuses, ces lambris, ces cristaux, ces tissus chatoyants, tout un univers furtivement révélé quelques secondes quand un lourd rideau était levé de l’intérieur d’une de ces voitures à la caisse bleue rehaussée de filets jaunes et de lettres en laiton de la célèbre Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens qui les faisait rouler. Mais, eux, ils savaient que jamais, dans leur existence, ils n’auraient la chance de voyager dans un aussi beau train et dont le luxe était si insolemment étalé devant leurs yeux. Mais, en ces temps-là, la richesse ne se cachait pas.

Il faut dire qu’un billet à bord du « Bleu », toutes proportions gardées, coûterait aujourd’hui un mois de salaire d’un ouvrier. Regardons les chiffres de très près. En 1920, un voyageur se rendant de Paris à Nice par le Train Bleu, débourse 200 Fr. pour le voyage, un supplément wagons-lits à 50 Fr., plus un souper à 30 Fr., et un petit déjeuner pompeusement appelé « morning breakfeast » à 8 Fr. On compte pas, dans la dépense, une partie de poker avec un milliardaire américain ou un prince russe, ou un « drink » au célèbre bar du « Bleu », et on ne totalisera donc seulement  288 fr. pour le voyage aller. Un ouvrier poseur de voies qui, sur le réseau du PLM, verra passer le train, gagne, cette année-là, exactement 558 fr. par mois : il pourra donc s’offrir le voyage aller-retour avec son salaire, mais seul. À 1080 fr. mensuels, le mécanicien du Train bleu, conducteur de la « Pacific », pourra, par contre, s’offrir le voyage aller-retour en compagnie de son épouse, mais devra faire de sérieuses économies ensuite !

Les trains des « happy few ».

Qui voyage à bord de ces somptueuses voitures lits, et qui prend des repas les plus raffinés dans ces voitures restaurants ? On dit que ce sont les grands de ce monde : rois dilapidant la fortune de leurs sujets, rois déjà plus près de la porte de l’exil que d’un règne sans fin, banquiers au sommet de leur fortune ou en train de la perdre, hommes d’affaires jonglant avec des milliards qui ne leur appartiennent pas ou fuyant les usines pour lesquelles ils ont perdu en bourse, femmes sans doute très riches mais au statut social incertain, joueurs avec ou sans morale prêts à flamber des montagnes d’or sur le tapis vert des casinos de la Riviera, vedettes du cinéma hollywoodien ou acteurs se faisant passer pour tels, tous ont été vus à bord du Train bleu et tous ont descendu, éblouis par le soleil matinal, sur le quai de la gare de Cannes ou de Nice.

Ce train se fait remarquer dans le monde des trains de luxe dans la mesure où il est composé, à partir de 1922, du nouveau matériel entièrement métallique de la CIWL, un matériel peint en bleu – ce qui lui vaut de porter, dorénavant, le nom de Train bleu, du moins parmi les habitués, car la SNCF ne reconnaît l’appellation officiellement qu’en 1949. Ce nouveau matériel roulant tout acier apporte, pour la première fois, la sécurité et la robustesse, car les caisses métalliques résistent bien mieux aux chocs et aux déraillements que les fragiles caisses en bois de teck des voitures anciennes qui se pulvérisent.

Les dernières années, ici en 1957, de la gloire du bar du « Bleu ». Document CIWL.

Les heures de gloire du « Bleu » reviendront-elles ?

Le « Train Bleu » représente, à l’époque, à lui seul cet univers de la Côte d’azur où toutes les têtes couronnées de ce monde, les milliardaires, les vedettes de cinéma, les grands industriels, se retrouvent en bonne compagnie dans ce train, puis dans les « garden party » de la Côte: Victoria puis Edward VII d’Angleterre, Churchill, Hemingway, Pagnol, Louise de Vilmorin, Toscanini, Rachmaninov, Milhaud, Coco Chanel, André Citroën, Gaston Vuitton, La belle Otero, Peggy Guggenheim, Gary Cooper, Sacha Guitry, Raimu, Gabin, Grace de Monaco….

Le « Train Bleu » représente, à lui tout seul, cet univers des grands trains de la Côte d’Azur fréquentés par une riche clientèle d’habitués qui se retrouvent chaque année, laissant leur chauffeur piloter la lourde Hispano-Suiza qui amène par la route les bagages, les domestiques et les enfants en bas âge, et tous ces objets qui ne peuvent trouver place dans les luxueux coffrets à bijoux que sont les compartiments d’acajou du plus beau des trains.

La reine Victoria en est une habituée, et le roi Édouard VII dit de la Côte qu’elle est « un pays de bonne compagnie où tout le monde se retrouve comme dans une garden-party »…. Et cette garden-party commence dans le décor baroque du fameux restaurant de la gare de Lyon à Paris, « Train Bleu » lui aussi, dont les petits déjeuners, croissants fins et chocolats chauds, sont servis dans une vaisselle d’argent et ravissent princes russes ou lords anglais impatients de retrouver leur yacht à vapeur dans les ports de Cannes ou de Monaco.

Des spécialistes reconnus disent que ce train est le plus beau du monde du moment, et ce titre de gloire est décerné par le Times de New York lui-même, à une époque où l’Amérique est fière de ses trains de luxe dont le confort le dispute à celui des paquebots.

Le plus beau train du monde ? Sans doute plus aujourd’hui car ce train n’existe plus. Peu de gens savent qu’il circule seulement jusqu’en 2007, ce « Train Bleu », tellement il est entré dans la légende du passé: effectivement, en dépit de l’existence du TGV, quittant encore pour un temps, tous les jours, la Gare de Lyon, à Paris, pour arriver le matin sur la Côte d’Azur, desservir de nombreuses villes dont Nice, par exemple, et terminer sa course à Vintimille.

C’est, aujourd’hui en 2020, par ces temps de retour, pandémie oblige, à des valeurs plus saines et moins gaspilleuses, que le gouvernement, en la personne de son ministre des finances, déclare que le train Paris-Nice de nuit sera remis en service pour remplacer les trajets en avion si polluants et destinés à des gens égoïstes qui ne pensent qu’à gagner quelques heures sur un trajet sans savoir qu’en faire.

La voiture-restaurant du « Train Bleu ».      

Lorsque la Compagnie des Wagons-Lits et des Grands Express Européens engage ce nouveau type de voiture-restaurant en 1925, elle entre dans un âge d’or avec un matériel techniquement très en avance sur son temps, entièrement métallique, confortable, performant, et surtout très luxueux. Cette voiture offre à 42 ou 56 convives tout le luxe désirable, avec des marqueteries et des lambris signés Prou, des couverts en argent massif Christofle, une cristallerie de table Lalique, et, surtout, les meilleurs chefs du moment officiant dans les petites cuisines de 8 mètres carrés et faisant effectivement une véritable cuisine. Les vins les plus fins, les cigares les plus réputés sont placés dans les placards de l’office jouxtant la cuisine: bref, on sait vivre….

Facilement repérables à l’époque avec leur peinture bleu marine à filets jaunes les différenciant de l’ancien matériel à caisse en bois de teck verni, ces voitures seront vite appelées « wagons restaurant bleues » par les cheminots, et elles amèneront la CIWL à peindre progressivement en bleu l’ensemble de son matériel, non seulement l’ancien en bois, mais aussi le nouveau à venir. Leur intégration dans le « Calais-Méditerranée Express » avec des voitures-lits bleues vaudra à ce train de prendre le surnom de « Train Bleu » bien avant qu’il soit officiellement appelé ainsi sur les indicateurs Chaix.

Longues de 23,45 m, ces voitures pèsent de 50 à 57 tonnes selon les aménagements, et offrent de 42 à 56 places. Elles roulent à 140 km/h avec leurs bogies d’origine, mais un certain nombre de voitures sont équipées de bogies de type différents permettant de les intégrer dans des trains tracés à 150 ou 160 km/h comme le fameux « Mistral ».

La CIWL en construit très exactement 263 exemplaires (plus 122 autres provenant de transformation de voitures d’un type différent), ce qui donne un très important parc de 385 voitures mis en service entre 1925 et 1940. La SNCF, lors du rachat de 1962 du parc français de la CIWL, intègre donc à son parc 114 voitures restaurant, y compris les bar et les Pullman. La CIWL est conduite à vendre son parc de voiture-restaurant traditionnelles devant les mauvais résultats financiers de ce type de service trop cher en main d’œuvre et en pertes de temps. La SNCF gère ce parc tout en le faisant disparaître progressivement au profit de voitures équipées pour la restauration rapide type self-service, et, à la fin des années 1970, plus aucune voiture restaurant bleue ne circule. Il est possible, toutefois, de voyager et de prendre un repas à bord d’une de ces voitures sur le réseau d’amateurs de l’AJECTA, du dépôt de Longueville près de Provins, et la visite de la cuisine de cette voiture, équipée de son massif fourneau de fonte et de ses casseroles de cuivre, n’est pas un des moindres émerveillements du voyage.

Les trains de luxe de la CIWL passent de la couleur bois verni à la couleur bleu sombre, et, même, certaines voitures en bois, encore en service durant les années 30, sont purement et simplement repeintes en bleu sombre pour s’assortir aux nouvelles voitures… L’esthétique, certes, y gagne, mais pas la sécurité !

Voiture-restaurant CIWL tout acier, de 1926, entrant dans la composition de l’ensemble des trains de la compagnie, y compris le Train Bleu.
La voiture-restaurant « tout acier » de la CIWL, mise en service en 1926, notamment sur le Train Bleu. La réussite totale de son aménagement intérieur lui assurera des décennies de succès, y compris sur le réseau de la SNCF, jusqu’à la fin du siècle. En rouge: la cuisine, en vert: l’office et les armoires complémentaires, en jaune: les salles à manger. Documents CIWL.
Aménagement intérieur des voitures restaurant acier. Document CIWL.

Les voitures-lits du Train Bleu.

Après la Première Guerre mondiale, et vu la destruction d’une grande partie du matériel roulant, la CIWL doit construire des voitures neuves, mais tout en évitant de reprendre les solutions techniques anciennes avec la caisse en bois de teck remplacée par une construction intégrale en acier, à l’américaine, d’où le nom de série « S » (comme « steel ») donné aux nouvelles voitures construites à partir de 1922, et notamment par l’industrie britannique Leeds Forge Company pour la première tranche de 40 voitures, les tranches suivantes étant construites par les ateliers de la compagnie ou les fournisseurs habituels

Longues de 23,450 m (longueur désormais standard pour le matériel roulant CIWL), ces voitures offrent 16 lits répartis dans 12 compartiments, dont 4 sont au centre de la voiture dans des compartiments à 2 places couchées et séparés par des cabinets de toilette. Aux extrémités de caisse, il y a 8 compartiments dits « single » à une place couchée, moins appréciés car se situant juste au-dessus des bogies. Si les parois des plateformes et celles des cabinets de toilette sont revêtues de tôles peintes, les parois des compartiments sont en bois d’acajou massif, et, luxe oblige, les plafonds des compartiments sont recouverts de toile marouflée de couleur blanche. Les sièges et les dossiers sont garnis de velours marron. Les tapis des sols sont vert sombre avec des motifs dits « étoiles noires », d’après l’historien érudit Jean-Marc Dupuy.

La voiture-lits type S (tout acier) de la CIWL de 1922. Document CIWL.
Le Train Bleu vu à Nice, en 1923. Les nouvelles voitures type S font sensation.

Les locomotives du Train Bleu.

Si la compagnie du Nord met en tête ses locomotives type 120 puis 220, la compagnie du PLM met en tête de ce train légendaire ses meilleures locomotives : type 220 « Coupe-Vent » avant 1910, des machines légères et rapides vite dépassées par le poids du train, type 231 « Pacific » permettant à ce train pesant désormais plus de 300 tonnes, de rouler à 115 km/h, puis type 241 « Mountain » capables d’arracher des trains de 800 tonnes à plus de 100 km/h de moyenne même sur les sévères rampes du Seuil de Bourgogne.

Entre Paris et Nice, il faut 7 locomotives successives pour faire le trajet, se présentant les unes après les autres dans les dépôts-relais en cours de route, assurant tour à tour une performance quotidienne remarquable. Les voyageurs dans les luxueux compartiments d’acajou, ont à peine conscience de l’exploit et lisent la nuit sous la petite lampe près de l’oreiller, tandis que l’équipe de conduite fonce dans la nuit sur la locomotive trépidante et brûlante, guettant les signaux multicolores apparaissant dans les courbes.

Le Train Bleu vu dans les années 1930: en tête une Pacific PLM type 231-F. Le fourgon est un « 8 portes » CIWL caractéristique de l’époque.
Les dernières années du Train Bleu: traction électrique avec des BB de la SNCF, et voitures lits du dernier type. Le train arrivé à Paris, aux approches de la gare de Lyon.

Carnet de voyage à bord du Train Bleu.

Le voyage, en fait, commençait à Londres, bien que le départ de la gare de Lyon à Paris, le soir du même jour, l’ait emporté en célébrité et ait passé, dans l’opinion publique, pour le vrai début du voyage. À la gare de Lyon, c’est incontestablement le début de la partie « chic » du voyage, mais le Train Bleu est bien le Calais-Méditerranée-Express, et, pour le prendre à Calais… il faut bien venir de quelque part, et, dans la plupart des cas, on vient de Londres.

Horaire du Train Bleu en 1933. Le service assure une relation de Londres à Vintimille.
Le trajet du Train Bleu, dans les années 1950.

Londres, c’est Victoria Station, grande gare de pierre devenue noire par les effets du smog, et sur la façade de laquelle on lit à peine les initiales « S.E. & C.R. « du South Eastern and Chatham Railway, la compagnie qui a ouvert cette gare pour la desserte du sud de l’Angleterre et du continent. Avant 1926, date du lancement du célèbre train Londres-Paris la Flèche d’Or, les voyageurs anglais gagnent Douvres ou Folkestone par un des « boat trains » rapides mis en service par la Compagnie du South Eastern and Chatham. Ces trains légers, formés de trois ou quatre voitures à bogies et d’un ou deux fourgons, sont remorqués par d’élégantes locomotives type 220 qui franchissent, sans arrêt, les très complexes «  junctions » de Tonbridge ou d’Ashford dont les aiguilles font osciller les voitures du train lancé à plus de 100 km/h. Puis c’est l’arrivée à Folkestone ou sa rivale Douvres, le train venant se ranger parallèlement à la coque du navire, sur un quai spécial gagné par un curieux parcours à travers la ville même et les emprises du port. Le départ s’étant fait au cours de la matinée à Londres, nous sommes en fin de matinée et le bateau, une demi-heure à trois quarts d’heure plus tard, quitte le port et touche la côte française à Calais en début d’après-midi après une traversée ayant duré environ deux heures, et souvent près de trois vu l’état de la mer et les performances modestes des « steamers » donnant pourtant le meilleur de leur machine à vapeur.

À Calais, le train attend au pied même de la passerelle qui vient d’être posée sur le quai pour la descente des voyageurs du navire : c’est le « Calais-Méditerranée-Express » avec ses belles voitures en bois de teck verni, si nous sommes avant 1922, ou ses fascinantes voitures bleues en acier pour les années suivantes. Mais, teck ou acier, ce qui frappe les Anglais venus pour la première fois sur le continent, c’est le gabarit du train : les voitures paraissent énormes, avec leur caisse large et haute et leur gros toit rond surmonté d’aérateurs, ou leurs vastes marchepieds débordant de la caisse et descendant très bas jusqu’au niveau d’un quai qui dépasse à peine du sol. Les trains anglais sont petits et les quais élevés des gares anglaises, arrivant au niveau même du plancher des voitures, les font paraître encore plus minuscules. Sur le continent on « monte » dans un train, et l’escalade n’est pas une mince affaire pour les ladies d’un certain âge habituées à pénétrer de plain-pied dans les trains anglais. Mais les conducteurs de la Compagnie Internationale des Wagons-lits et des Grands Express Européens sont là pour aider, avec des gestes courtois mais efficaces, ces dames de la gentry à hisser… leurs formes généreuses vêtues d’amples manteaux de voyage, de fourrures chères, ou de capes brodées. Et les rambardes en laiton des voitures, soigneusement essuyées par les conducteurs du train, sont appréciées à leur juste valeur.

A bord du Train Bleu dans les années 1920.
Un compartiment d’une voiture-lits CIWL type S, en position « jour ». Document CIWL.

Remorqué par une puissante Superpacific Nord, le train démarre en douceur en début d’après midi, et, bientôt, roule à un bon 120 km/h en direction de Boulogne, longe la côte d’Opale, franchit Amiens, Creil et arrive à Paris-Nord en fin d’après midi après une course de trois heures. Il part ensuite en marche arrière, remorqué par une locomotive-tender qui lui fait faire le plus curieux des voyages : celui de la Petite Ceinture de Paris. Les riches voyageurs, l’aristocratie anglaise qui se veut la plus distinguée du monde, voilà ce qui traverse, à la nuit tombante, les quartiers populaires de la Villette et ses abattoirs dont l’odeur fétide parvient jusque dans les voitures du train, le parc des Buttes Chaumont, la petite gare de Ménilmontant logée dans une courbe entre les deux tunnels situés sous Belleville.

Voici la gare de Lyon. Enfin la grande scène du spectacle commence… Sur le quai A, celui que l’on pourrait désigner comme le quai d’honneur de la gare puisque tous les grands trains en partent, la rame attend les voyageurs parisiens. Les conducteurs ont, à nouveau, essuyé les rambardes, et attendent en bas des marchepieds, impeccables dans leur uniforme marron à liserés or, debout sur le quai chacun près de sa voiture.

Le magnifique buffet de la gare de Lyon qui prendra, entre les deux guerres, le nom de « Train Bleu ». Classé Monument historique, il est, aujourd’hui toujours, un des meilleurs restaurants de Paris, et à coup sûr le plus beau, véritable musée vivant.

À 19 h 30 l’heure de départ la plus célèbre du monde à l’époque le Train Bleu s’ébranle et serpente silencieusement sur les appareils de voie innombrables de la sortie de la gare. Les rails luisent et renvoient les lumières rouges, jaunes et vertes des signaux. La tour de la gare de Lyon, imitant sa grande sœur Big Ben, disparaît doucement dans les brumes et les halos incertains, et assure les Anglais qu’il s’agit bien de la dernière mais rassurante vision « londonienne » avant la clarté du ciel méditerranéen. Le train traverse les banlieues aux petites villas serrées les unes contre les autres et, une fois la grande courbe de Villeneuve-Saint-Georges passée, prend de la vitesse. Les voyageurs prennent possession de leur univers familier qu’est le compartiment d’acajou massif. Ils y disposent leurs effets « griffés » et posent sur le lit à couverture rouge le livre gainé de cuir qui leur tiendra compagnie pendant la nuit.

« Premier service » … La sonnette tinte dans les couloirs à la luxueuse pénombre. Sur les tables du wagon-restaurant, des couverts en argent, une vaisselle de porcelaine blanche, des fleurs, et surtout ces inimitables lampes à pied de bronze et abat-jour de soie qui créent une ambiance douce et complice. Fontainebleau et Sens sont traversées pendant que se sert, à 120 km/h, la meilleure cuisine du monde, posée avec égards sur les nappes par un personnel qui n’ avoue aucune faute de style, aucune erreur de comportement, aucun regard de plus qu’une rare lueur de connivence discrète accordée aux stars de cinéma ou aux hommes d’État, aux grands couturiers ou aux compositeurs, aux danseurs étoiles ou aux peintres à la mode qui ont le privilège des privilèges: celui d’ être des habitués du « Bleu ». Après le deuxième service, le bar reste ouvert. Les plus sages ou les moins fous ne se risquent pas aux redoutables parties de poker dont les pertes, renommées, seront commentées dans les salons des grands hôtels de la Riviera le lendemain même, et ils retournent discrètement à leur compartiment.

Et, pendant que se défont des fortunes à coups de cartes ou des systèmes digestifs à coup de drinks, l’équipe de conduite de la puissante Mountain pousse la machine à fond, le régulateur grand ouvert, pour affronter la sévère rampe de 8 p. 1 000 du seuil de Bourgogne. Lancé à 110 km/h, le lourd train perd imperceptiblement de la vitesse. Le chauffeur, sur la vibrante plate-forme, se démène, pelle en mains, tordant ses reins selon un rythme de métronome, enfournant toutes les deux à trois secondes plusieurs kilos de charbon jetés sur un feu de cinq mètres carrés. Chaque kilogramme de charbon produit un cheval-vapeur, et la locomotive doit en développer plus de 2 000 pour hisser le train jusqu’au tunnel de Blaisy-Bas, au sommet de la rampe. Le chauffeur vit la géographie avec son corps, et doit déplacer 4 à 5 tonnes de charbon en moins de deux heures, avec la seule force de ses reins et de ses biceps, les pieds glissant sur la plate-forme de tôle, le ventre brûlé par le feu, le dos glacé par le vent de la course.

Le mécanicien, lui, ses lunettes masquant son visage de « gueule noire », se penche au-dehors et guette les signaux dans les courbes, qui apparaissent obliques parce que le train se penche.  Sa main, protégée par un chiffon, repose sur le régulateur brûlant. De temps à autre il jette un coup d’œil à son chauffeur, et ce dernier comprend et réagit : le niveau d’eau, le graissage, la pression de la vapeur… Dans le vacarme infernal, un dialogue muet et une parfaite compréhension unissent les deux hommes dont chacun, à l’instar des danseurs, prévoit le geste de l’autre. Et la lourde locomotive martèle le rail de ses huit roues motrices (c’est le défaut des Mountain) et pilonne, de ses longues bielles, trop longues sans doute, les rails du seuil de Bourgogne, réveillant les rares fermes endormies, et parvenant en haut de la rampe à 80 km/h pour s’engouffrer dans le tunnel de Blaisy-Bas. Dans les compartiments d’acajou les veilleuses bleues sont allumées, et quelques couche-tard lisent encore, la tête sur l’oreiller, à la lumière des lampes de chevet électriques.

Dijon, Lyon, Marseille, leurs lumières défilent dans la nuit et le train roule, les locomotives se succédant, chaque dépôt fournissant une locomotive prête et une équipe de conduite fraîche tirée de son lit deux heures auparavant. Dans le wagon-restaurant enfin déserté, un curieux spectacle se donne: des éclairs de lumière, projetés vivement par les lampes des gares traversées en pleine vitesse, frappent des formes arrondies qui se balancent mollement au franchissement des aiguillages : le personnel dort dans des hamacs suspendus aux cloisons de la voiture.

Le matin, c’est l’enchantement, la lumière intense qui perce même les épais rideaux des compartiments, le délice de l’accent méridional entendu lors du changement de locomotive à Marseille-Blancarde, l’odeur forte des mimosas. Le Train Bleu roule paresseusement dans la chaleur naissante, longeant la mer jusqu’à Toulon, puis trouvant la fournaise de l’arrière-pays jusqu’à Fréjus, et retrouvant la mer de nouveau jusqu’à Cannes et Nice. Dans le wagon-restaurant où se sert le chocolat le plus fin, c’est l’émerveillement. Les rochers rouges de l’Esterel tranchent sur le bleu azur de la mer et les voyageurs n’ont d’yeux que pour la nature illuminée par le soleil brûlant, et prennent négligemment un peu de la meilleure marmelade d’Écosse.

Ce n’est pas certain que, sur le nouveau train de nuit Paris-Nice, prévu par le gouvernement, on fasse le même type de voyage ! Mais le rêve est permis, même et surtout dans les démocraties.

Une des affiches les plus célèbres de la CIWL, chef d’œuvre de Charles-Jean Hallo dit Alo, en 1929..

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