Orient-Express : les chefs sont à l’étroit.

La cuisine d’une voiture-restaurant “tout acier” dont l’Orient-Express a été utilisateur. Dans cette “tout acier”, le cuivre domine à la cuisine et le fourneau est au charbon. L’étroit passe-plats donne sur l’office, d’où le service se fait. Une chose est certaine: le manque d’espace et une température infernale en été sont les deux difficiles condition de travail des cuisiniers.

Les voitures-restaurants : les chefs, même étoilés, sont à l’étroit, et les convives aussi… Lorsque la Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens expose à Liège, en 1905, ses nouvelles voitures à bogies, les voitures-restaurants série D (le «D » pour « Drehgestell » = bogie en allemand) attirent l’attention par leur beauté. Elles sont à l’origine d’une série légendaire dont les caisses en bois de teck décorées de lettres en laiton feront rêver l’Europe entière.

Le “piano” d’une cuisine de voiture-restaurant CIWL dans les années 1920, document d’époque. Noter la cheminée traversant le toit.

Entre 1872 et 1883, l’essentiel des voitures-lits ou restaurant, qui comprennent de très nombreuses variantes en fonction des services et des lignes, est du type à essieux séparés, notamment à 3 essieux à partir de 1873, pour cause de commande passée en Allemagne, chez Joseph Rathgeber, une firme renommée munichoise. L’empattement total des trois essieux, c’est-à-dire la distance séparant les essieux extrêmes, atteint environ 6 à 9,5 m selon les types, et les caisses, courtes, offrent une douzaine de places en version voiture-lits et 24 places en voiture-restaurant.

Les premières voitures-restaurants à trois essieux et cuisine centrale utilisées par la CIWL. L’intercirculation des convives, depuis leur voiture, se fait par des passerelles à l’air libre donnant sur les plateformes.

La disposition de ces premières voitures-restaurant est une division en deux salles de part et d’autre d’une cuisine centrale, ce qui est censé abréger la distance parcourue par le personnel entre la cuisine et les tables. Un couloir latéral, longeant la cuisine, permet au personnel ou aux voyageurs, de passer d’une salle à l’autre. Ces voitures sont peu appréciées: leur roulement est dur et peu stable, et l’espace offert est insuffisant. Georges Nagelmackers songe désormais à l’introduction de voitures à bogies longues inspirées des voitures à bord desquelles il a voyagé aux Etats-Unis..

Une très jolie gravure d’époque: nous sommes dans une voiture-restaurant à trois essieux de la CIWL.
Cliché très rare d’un “service à la française” sur des tables rondes dans une voiture-restaurant de la CIWL vers 1890. Il ne semble pas que l’Orient-Express ait eu ce genre de service et d’aménagement de voiture.

Avec le train « Orient Express », ce sera fait, ceci dès l’inauguration en 1883, avec l’introduction de voitures restaurant à bogies offrant deux salles à manger et une cuisine non centrale mais d’extrémité, selon une disposition qui, désormais, restera immuable. Le soufflets d’intercommunication permettent aux voyageurs de circuler d’un bout à l’autre du train et de se rendre librement à la voiture-restaurant et de la quitter ensuite pour regagner leur compartiment d’une des voitures-lits. Cette disposition permet de faire plusieurs services plus facilement.

Les voitures-restaurants d’avant 1914 : pour une élite.

L’extension croissante des trajets des trains de la CIWL, et la demande de confort de la part d’une clientèle fidèle mais très exigeante, conduisent à la mise en service de trains encore plus beaux et plus spacieux comme le « Sud-Express » ou le « Savoie-Express », et, bien entendu et au premier chef, l’ « Orient-Express » attire sur lui tous les soins de la compagnie. Sur bogies et équipées de soufflets, les nouvelles voitures-restaurant sont longues de 20,3 m, et pèsent plus de 43 tonnes, tout en offrant de 42 à 50 places, disposées par tables de quatre places. La décoration est luxueuse, avec des panneaux d’acajou ornés de marqueteries, des plafonds à voussoirs et lanterneau. Toutes les fenêtres sont en face des tables, pour la grande joie des convives.

Si le plaisir de prendre le train commence avec les « trains de plaisir » du XIXe siècle, créateurs d’un tourisme bon marché et très populaire, ils proviennent d’une idée tout à fait nouvelle à la Belle Époque : le peuple peut se reposer le dimanche et être quand même payé, bien qu’il ne travaille pas ce jour-là. Mais les compagnies de chemin de fer, à l’affût du moindre sou de recette supplémentaire, inventent aussitôt une nouvelle notion, celle de loisir populaire, en ce sens que si ce peuple a des moments d’inactivité, il faut bien alors lui soutirer son argent dans la mesure où il n’est pas en train de consacrer son temps à le gagner. On ne peut pas travailler et dépenser en même temps, certes, et ce vieux principe, vanté par l’école communale, ferait de l’oisiveté la mère de tous les vices. Mais si on ne travaille pas, on peut dépenser, et cette vérité est la mère de la société de consommation. Et c’est ainsi que les beaux trains aux voitures en teck verni se remplissent de gens à la recherche du plaisir.

Intérieur luxueux d’une voiture-restaurant de la CIWL d’avant 1914: le bois constitue la caisse et l’aménagement intérieur.

L’école communale ouvre les esprits et fabrique des clients, et à tous ces gens rivés, depuis des siècles, à leur poste de travail, le Ministère de l’Instruction Publique enseigne, désormais, que « les voyages forment la jeunesse », car l’instituteur de l’époque a l’intention d’envoyer le peuple un peu plus loin que les guinguettes de Nogent jusque-là desservis par les trains de la banlieue parisienne. La guerre de 1870 a aussi « fait voir du pays » à des milliers d’hommes, et les voyages en chemin de fer sont entrés dans les mœurs, et, aux murs des classes, les fameuses cartes Vidal-Lablache font rêver et regarder, avec envie, les trains qui passent dans les gares en déchiffrant, au passage, les lettres dorées apposées sur les voitures de la Compagnie Internationale des Wagons-lits et des Grands Express Européens, ces trois derniers mots faisant sans doute le plus de dégâts dans ces jeunes esprits. Si George Nagelmackers n’a certainement pas visé la clientèle des trains de plaisir, il a su, très adroitement, « surfer » sur l’immense mouvement populaire qui lui créera une clientèle de choix parmi les élites (qui, elles aussi, sont allées à l’école) et il retiendra des trains de plaisir que si l’on est obligé de « saucissonner » à sa place, avec lui, ce sera la voiture-restaurant qui deviendra le point fort du voyage, celui qui accumulera tous les plaisirs.

Dans une voiture-restaurant de la CIWL en 1911.

Les voitures restaurant tout acier de 1926.

Les années d’entre les deux guerres voient, malheureusement, le déclin du rail car l’automobile et de l’aviation, sont l’objet d’un engouement croissant et les gens fortunés préfèrent leur Rolls-Royce ou leur Bugatti, affrontant intempéries et pannes. Les hommes d’affaires, déjà stressés et pressés, veulent gagner du temps et pensent apprécier les voyages en «aéroplane» malgré une météo approximative. Cependant il reste une clientèle pour les trains de luxe, et c’est pour elle que la CIWL renouvelle complètement son parc de voitures à partir de la fin des années 1920.

Une des premières voitures-restaurant dites “tout acier”.

S’il est une voiture-restaurant légendaire, c’est bien celle-ci, la “tout acier” de 1926. Les têtes couronnées, stars du cinéma, milliardaires du monde entier se sont assis à une de ses tables au couverts en argent massif, et ont mangé rêveusement devant ses lambris, servis par un personnel attentif et stylé. Lorsque la Compagnie des Wagons-Lits et des Grands Express Européens engage ce nouveau type de voiture-restaurant en 1925-1926, elle entre dans un âge d’or avec un matériel techniquement très en avance sur son temps, entièrement métallique, confortable, performant, et surtout très luxueux. Cette voiture offre à 42 ou 56 convives tout le luxe désirable, avec des marqueteries et des lambris signés Prou, des couverts en argent massif Christofle, une cristallerie de table Lalique, et, surtout, les meilleurs chefs du moment officiant dans les petites cuisines de 8 mètres carrés et faisant effectivement une véritable cuisine avec des légumes frais qu’il faut éplucher et cuire. Les vins les plus fins, les cigares les plus réputés sont placés dans les placards de l’office jouxtant la cuisine: bref, on sait vivre….

Facilement repérables à l’époque avec leur peinture bleu marine à filets jaunes, lancée par les voitures-lits type S de 1922, les différenciant de l’ancien matériel à caisse en bois de teck verni, ces voitures seront vite appelées « wagons restaurant bleues » par les cheminots, et elles amèneront la CIWL à peindre progressivement en bleu l’ensemble de son matériel, non seulement l’ancien en bois, mais aussi le nouveau à venir. Leur intégration dans le « Calais-Méditerranée Express » avec des voitures-lits bleues vaudra à ce train de prendre le surnom de « Train Bleu » bien avant qu’il soit officiellement appelé ainsi sur les indicateurs Chaix. Bien entendu, si elles sont incorporées à de nombreux trains de la CIWL, elles feront aussi inévitablement partie de la composition de l’ « Orient-Express »: elles sont les seules voitures du train à ne pas être des voitures-lits.

Une série importante.

Comme nous l’avons déjà expliqué à propos du Train Bleu dans la compistion duquel ces voitures entrent aussi, elles sont longues de 23,45 m, ces et elles pèsent de 50 à 57 tonnes selon les aménagements, et, selon les aménagements intérieures, elles peuvent recevoir entre 42 et 56 personnes. Elles roulent à 140 km/h avec leurs bogies d’origine, mais un certain nombre de voitures seront équipées de bogies de type différents, comme les fameux bogies allemands Minden,  permettant de les intégrer dans des trains tracés à 150 ou 160 km/h comme le fameux « Mistral ».

La CIWL en construit très exactement 263 exemplaires (plus 122 autres provenant de transformation de voitures d’un type différent), ce qui donne un très important parc de 385 voitures mis en service entre 1925 et 1940. La SNCF, lors du rachat de 1962 du parc français de la CIWL, intègre donc à son parc 114 voitures restaurant, y compris les bar et les Pullman. La CIWL est conduite à vendre son parc de voitures-restaurant traditionnelles devant les mauvais résultats financiers de ce type de service trop cher en main d’œuvre et en temps. La SNCF gère ce parc tout en le faisant disparaître progressivement au profit de voitures équipées pour la restauration rapide type self-service, et, à la fin des années 1970, plus aucune voiture restaurant bleue ne circule et le musée du Patrimoine SNCF Cité du Train de Mulhouse, tout comme l’AJECTA dans son dépôt de Longueville en Seine-et-Marne, permettent, aujourd’hui, de voir des exemplaires de ces voitures exceptionnelles.

Plan de l’aménagement intérieur d’une voiture-restaurant tout acier: en rose, la cuisine, en vert l’office et les placards à bouteilles, en jaune la salle/
Plan et coupes d’une voiture-restaurant CIWL de 1926.
Voiture-restaurant N°2979, vu en 1980, sur bogies Minden autorisant le 140 km/h.
La magnifique voiture-restaurant N°3348-D à la Cité du train de Mulhouse, propriété de la CIWL et dans un parfait état d’origine.
L’intérieur de la voiture-restaurant N°3348-D à la Cité du Train de Mulhouse.

Le personnel présent à bord des voitures-restaurants de la CIWL.

La « brigade » de l’unique voiture-restaurant de chaque train, « Orient-Express » compris, est composée de 7 à 8 personnes, du moins au temps de la splendeur de l’ « Orient-Express ». Côté cuisine, le chef de cuisine est devant son « piano » qui, comme la locomotive, marche au charbon, et se consacre principalement aux sauces et autres opérations délicates. Son aide de cuisine prépare la viande, et le garçon d’office, comme au service militaire, vient à la cuisine et épluche les légumes et les prépare et, dans l’office, prépare les vins sous la responsabilité du premier commis. Côté salle, le service est assuré par le maître d’hôtel et un premier commis responsable de la cave et de la rédaction des notes, un deuxième commis qui l’assiste, et un agent officier supplémentaire éventuel.

Les visiteurs des voitures actuellement préservées ne remarquent guère ces petits crochets en laiton, très robustes, fixés aux parois des voitures-restaurant de 1926, posés assez haut, entre deux fenêtres sur ce que l’on appelle le « trumeau ». A quoi servaient-ils ? La réponse est dans le fait qu’aucun logement, pour le personnel des voitures-restaurant, n’était prévu par la CIWL, sinon que des couchettes dans le fourgon, mais en nombre insuffisant avec les premiers fourgons type court à six portes. Les fourgons longs à quatre portes seront un peu moins pingre en couchettes…Les conducteurs, eux, pouvaient avoir la « chance » de sommeiller sur un rude banc repliable, surnommé le “bât-flanc”, placé à une extrémité du couloir des voitures-lits, mais le personnel de la voiture-restaurant n’avait d’autre solution, peu sociale et très sportive, que d’accrocher des hamacs à ces crochets, tendus par-dessus les tables. Bien entendu, la nuit, les portes d’accès par les soufflets étaient fermées pour assurer un peu de tranquillité aux dormeurs qui se balançaient, au gré des franchissements des appareils de voie, assez dangereusement au-dessus des tables. On ne sait pas s’il y eut des chutes sur les tables, mais sans doute il y en eut. En général les tables n’étaient préparées que tôt le matin pour le petit déjeuner, et, donc, la fragile vaisselle ne servait pas de piste d’atterrissage pour le dormeur décroché en plein sommeil.

Bien entendu cette situation ne durera guère, car, surtout après la Première Guerre mondiale, les temps durs commencent pour une CIWL qui, désormais, remplit de moins en moins ces trains du fait de la concurrence de l’automobile et de l’avion. IL y a donc toujours un espoir, pour le personnel, de disposer d’un ou deux compartiments inoccupés et de pouvoir y dormir.

Ces voitures-restaurants de la CIWL n’ont pas de réfrigérateur mais de simples glacières: les nombreux arrêts en cours de route permettent les fréquents chargements de pains de glace nécessaires. En toque, le chef donne un coup de main.

Les repas à bord de l’ « Orient-Express »

Les cuisines étant très petites (mais très fonctionnelles, ne disait-on pas encore), et leurs 8 à 9 m2  ne laissent guère de place à trois ou quatre hommes qui doivent tout faire pour préparer les repas : il n’est pas question de conserves, de « cuisine » assemblée à partir d’ « éléments élaborés » (terme actuel) ou congelés, chose que les glacières de l’époque ne permettent pas, les pains de glace disparaissant aussi vite que les kilomètres parcourus. Non, tout se fait à la main, à l’ancienne, et même l’épluchage des pommes de terre ou le découpage de la viande est de rigueur, les couteaux étant souvent passé à la meule, avant le départ, dans le dépôt ou l’atelier de la CIWL. On voit souvent l’équipe profiter d’un arrêt prolongé pour fuir la fournaise qu’est la minuscule cuisine et aller éplucher les pommes de terre sur le quai !

Les marquages des couverts de l’Orient-Express d’avant 1914.
Marmites des cuisines des voitures-restaurant de la CIWL. Donc on épluchait les pommes de terre et on les faisait bouillir : belle époque de vraies et bonnes choses….
Batterie de cuisine d’une voiture-restaurant de la CIWL.

Composé d’une façon très bourgeoise, mais sans plats « exotiques » qui puissent surprendre, tout à fait conforme à une cuisine française très standard et pouvant plaire à des étrangers, le repas est fait pour durer, car les voyageurs ont beaucoup de temps à occuper et les longues attentes entre les plats sont appréciés pour les moments de conversation qu’ils procurent. Le consommé de volailles ou un potage est un classique du genre, comme entrée. Ensuite un poisson, comme une sole, peut être servi, suivi d’un gigot ou d’un filet avec ses légumes. On reste dans le classique jusqu’au bout, mais sous le signe d’une abondance de plats, avec une salade, un entremets, des fromages et, en guise de dessert, habituellement des fruits pour lesquels la seule fantaisie pourra être quelques fruits méditerranées locaux glissés parmi les traditionnelles pommes ou poires. Les pâtisseries, exigeantes en espace de travail, sont rares, tout comme les glaces ou les autres surprises. Mais les vins abondent, et sont servis sans retenue : les voitures restaurant ont des « planques » remplies de bouteilles, ceci jusque dans des petites armoires jusque dans le moindre recoin, sans compter l’office qui, déjà, regorge de bouteilles, et une solide réserve dans l’un des fourgons.

Menu du Nice- Express de la CIWL: il est conçu pour imposer un service long qui occupe le voyageur le plus longtemps possible. Les plats sont classiques, issus de la bonne cuisine bourgeoise française, très appréciée tout au long du trajet très international des tains CIWL

Le meilleur moment est le café, accompagné de liqueurs servis dans des verres de la CIWL qui présentent une graduation qui correspondent à une petite dose, une moyenne ou une grande – servie sans que la main du barman ne tremble même si la voie est mauvaise, histoire de ne jamais rien gaspiller et de ne pas verser plus qu’il n’a été payé ! George Nagelmackers savait, sans nul doute pour avoir été élevé dans une famille de banquiers, que la fortune se construit sou à sou.

Le petit verre à liqueurs de la CIWL et les trois marques correspondant, avec précision, aux trois remplissages prévus sur le tarif des boissons.
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