Le bâton-pilote : la hantise en voie unique.

Bâton-pilote à la disposition immédiate du mécaniciens dans une cabine de conduite d’une locomotive du réseau du Great Western qui, desservant l’ouest de l’Angleterre et le Pays de Galles, exploite de nombreuses voies uniques.

Le bâton-pilote : ou comment sauver des vies humaines avec un bout de bois ? Cette curieuse question revient pendant toute l’histoire du chemin de fer, pour certaines lignes qui ont le grave défaut d’être en voie unique, et cette question pose de savoir comment éviter que deux trains ne se trouvent nez à nez ? Le choc frontal est l’accident le plus dévastateur, et la nécessaire longue distance de freinage d’un train crée, pour les équipes de conduite, une véritable crainte obsessionnelle.

Ce problème très crucial, et dont l’absence de solution sûre à 100 % fait bien des morts sur les lignes de chemin de fer, est enfin résolu au cours du XIXe siècle d’une manière aussi simple qu’efficace, et sans nul doute inspiré du témoin utilisé par les coureurs à pied dans les épreuves sportives jusque dans l’antiquité. Le bâton-pilote, modeste, mais efficace, est né et fait partie de la tradition du chemin de fer.

L’insuffisance des systèmes de signalisation classique sur les lignes à voie unique est notoire : quelques catastrophes du type « nez à nez » viennent le rappeler épisodiquement dans la paisible Angleterre victorienne au point de semer un doute généralisé concernant les chemins de fer et même les techniques en général. Dans ce pays, déjà desservi par un réseau ferré très dense dès les années 1840 alors que dans le reste du monde les réseaux ferrés sont embryonnaires, on arrive à constater que effet signaux ne peuvent garantir une sécurité totale pour la simple raison qu’ils risquent toujours de ne pas être vus. Il faut un système plus contraignant, et les réseaux anglais du début du XXe siècle utilisent de nombreux systèmes différents qui viennent « doubler » la signalisation sur son propre terrain au moyen de bâtons, de tablettes de métal, de témoins, etc. Tous ont en commun d’être simples, et ils sont d’une fiabilité qui ne peut théoriquement être prise en défaut… encore que… Bref, ces systèmes prennent le nom de « staff system » (système à bâton) ou encore « train staff » (bâton pour trains), et ils montrent rapidement les limites de leur valeur.

Le système à bâton-pilote seul.

Le bâton-pilote est un petit bâton en bois ou en fer sur lequel sont imprimés les noms des deux gares terminus de la ligne, ou de la section de ligne, à voie unique concernée. Le principe est qu’un mécanicien ne peut démarrer son train s’il n’est pas en possession de ce bâton. C’est la forme la plus élémentaire de ce système, et elle ne demande ni électricité ni téléphone (pas encore inventés et généralisés à l’époque), ni signalisation appropriée sur la ligne. Tout au plus, elle peut être complétée par l’annonce, par télégraphe, du départ d’un train, ce qui est le cas dans la mesure où, dès les années 1840 et 1850, le télégraphe électrique commence à planter ses poteaux tout le long des lignes de chemin de fer.

Mais le télégramme ne « couvre » en rien le train, et peut ne pas être reçu, ou être oublié. Il est « effaçable », « fugitif », temporaire, et n’intervient nullement dans le système même du chemin de fer. L’électricité, disent les ingénieurs de l’époque, peut « tout au plus accompagner le mouvement » et « reste tout juste bonne à faire tinter des sonnettes ». Voilà l’électricité « habillée pour l’hiver » dans le monde des chemins de fer au XIXe siècle !

Le bâton-pilote est certes, lui aussi, un simple accompagnateur, mais il a pour avantage d’être matériel, d’exister en permanence, d’être perceptible, lourd, et de garantir par sa présence, s’il est seul sur la ligne, qu’il est bien là, posé à bord de la locomotive, arroché en évidence devant l’équipe de conduite, et certainement donc pas ailleurs.

Toutefois, tout n’est pas si idéal quand on se sert du bâton-pilote et l’inconvénient majeur de ce système apparaît immédiatement si l’on y réfléchit bien : tous les mouvements des trains doivent être symétriques, c’est-à-dire qu’un train allant de la gare A à la gare B ne peut être suivi d’un second train A-B : il faudrait qu’un train B-A ramène à temps le bâton pilote en gare de A.

Ce système est, en fin de compte, utilisable sur une ligne sur laquelle la fréquence des circulations est si faible qu’une seule locomotive allant et venant, seule en tête de son train, est suffisante. Ce système du bâton-pilote seul n’est donc utilisable que sur de très petites lignes secondaires.

Prise du bâton-pilote, dans les années 1920 et en pleine marche, par un mécanicien de locomotive sur un réseau britannique. Il ne fut pas « rater son coup », sinon il faut freiner, s’arrêter, rebrousser et prendre le bâton calmement en voyant la prime au temps gagné s’envoler ! Noter la présence d’un grand anneau censé faciliter la prise en mains.
Cet individu au sourire en coin inquiétant n’est qu’un appareil récepteur Webb & Thomson de bâtons-pilotes anglais dans les années 1920.

Le système à bâton-pilote et ticket.

C’est pourquoi on a imaginé que, quand plusieurs trains se suivent dans la même direction A-B, sans qu’aucun train ne revienne à la gare d’origine A, seul le conducteur du dernier train porte le bâton-pilote, les mécaniciens le précédant ayant chacun seulement un « ticket » extrait d’un carnet à souches rempli par le chef de gare de A. Ce carnet à souches est à l’intérieur d’une boîte spéciale fermée par un verrou et ce verrou ne peut être ouvert que par une clé intégrée à l’extrémité du bâton pilote. Le système du verrou est ainsi fait qu’il ne peut être fermé qu’avec le bâton pilote et ce dernier ne peut être retiré de la serrure que si la serrure est fermée. Il est donc impossible qu’un train ne quitte la gare B en direction de A s’il n’a pas le bâton-pilote remis par le dernier train de A à B.

Ce système, toutefois, s’il interdit bien le mouvement de deux trains l’un vers l’autre, n’assure par l’espacement de deux trains roulant dans le même sens. Un arrêt intempestif d’un train en ligne peut provoquer le tamponnement par l’arrière de la part du train suiveur. C’est pourquoi il faut compléter le système avec un bloc-système classique (s’il n’existe pas déjà), et prévoir des gares de croisement ou de garage dotés de bâtons-pilote intermédiaires. Cela commence à se compliquer… et, surtout, à coûter cher pour des lignes déjà peu rentables ou carrément déficitaires pour cause de faible trafic.

Dans ce cas, les serrures diffèrent selon les directions pour éviter des confusions, les bâtons ne pouvant être utilisés que dans une direction donnée ou sur une portion de ligne donnée. Notons aussi que chaque ticket ne peut être utilisé qu’une fois, et à la fin de chaque parcours, les tickets sont signés et conservés par le chef de gare à l’arrivée, qui les remet ensuite à l’inspecteur chargé de la vérification de la régularité des mouvements. Voilà la hiérarchie en marche…

Si deux locomotives circulent en double traction, le deuxième mécanicien prend le bâton pilote. Sur certaines lignes, le bâton-pilote est placé sur la locomotive, à l’extérieur, pour permettre un contrôle visuel de la part des agents postés sur les voies, et l’absence de bâton signifie que le train est porteur d’un ticket.

L’inconvénient du système réside dans le fait qu’il faut, si le graphique des mouvements n’est pas symétrique, réexpédier le bâton de la gare B en A après la circulation du dernier train de A à B, en fin de journée.

Le système à tablettes circulaires.

L’exploitation par le système dit, en anglais, du « tablet » a été imaginé par Tyer en 1876 et fonctionne d’une manière analogue au précédent : il comprend un disque en acier de 12 cm de diamètre, ou « tablet », introduit dans une poche de cuir munie d’une grande boucle en métal, ceci pour faciliter le fonctionnement et le passage du sac par un agent à un mécanicien d’un train en marche. Le chef de gare ou l’aiguilleur peut ainsi remettre mécanicien du train la poche de cuir contenant la tablette sans que le mécanicien ne s’arrête : il lui suffira de tendre la main en dehors de la locomotive et de saisir la grande boucle en métal au passage. Une réelle habileté manuelle, digne d’un acrobate de cirque, est demandée aux équipes de conduite.

Il y a de nombreux types d’appareils porte-tablette : celui qui est le plus employé comporte outre sa réserve de tablettes, deux voyants (un pour chaque direction), un bouton-poussoir , un commutateur, une manivelle, un indicateur de courant  et un tiroir pour faire sortir les tablettes. Il y a en outre une sonnerie à chaque poste. Chacun des deux voyants peut occuper deux positions : « tablet in » (tablette en place) ou « tablet out » (tablette sortie). Lorsque la section de voie est dégagée et qu’il n’y circule aucun train, les voyants correspondants occupent la position « tablet in ».

Supposons, par exemple, que la gare A ait à expédier un train vers B. Le chef de gare de A demande une tablette à son collègue de la gare B au moyen d’une sonnerie en appuyant sur son bouton. Si le chef de gare de B est prêt à recevoir le train, il appuie également sur son bouton-poussoir. Cette opération a comme conséquence de déclencher une sonnerie à la gare A en même temps qu’elle lui permet de tourner son commutateur de droite â gauche, ce qui a pour effet de faire occuper au voyant correspondant la position de « tablet out » et d’autoriser l’agent à faire sortir une tablette en retirant le tiroir.

En même temps, le voyant correspondant du poste B passe à la position « tablet out ». Les deux appareils deviennent alors hors phase et il est impossible de retirer un autre « tablet » soit en A, soit en B, tant que le premier « tablet », qui a été retiré, n’a pas été remis eu place dans l’un quelconque des appareils des gares extrêmes. Lorsque le train arrive en B, le mécanicien remet la tablette au chef de gare. Ce dernier retire le tiroir, qui est vide, après avoir manœuvré la manivelle. Il introduit la tablette pour le refermer ensuite. Il appuie en même temps sur son bouton-poussoir pour actionner la sonnerie de la gare A. Le chef de gare de A ferme alors son commutateur de gauche à droite et appuie sur sou bouton-poussoir, ce qui a pour effet de renverser le voyant correspondant de B en lui faisant occuper sa position normale « tablet in». L’agent de B répond à son tour en appuyant sur son bouton-poussoir, ce qui remet égale le voyant correspondant de l’appareil A dans la position de « tablet in ». Les deux appareils occupent alors leur position normale et sont de nouveau prêts à fonctionner.

Le système « tablet » est employé sur de nombreux réseaux britanniques, notamment par le London & South Western Railway sur ses petites lignes du sud de l’Angleterre, tout comme le Midland, le Cambrian sur leurs petites lignes d’Écosse, et par les cinq grandes compagnies écossaises aussi. Il est employé en outre sur quelques lignes du Great Western Railway au Pays de Galles, etc. Il est reconnu que les « tablets » offrent une grande sécurité sont beaucoup plus maniables que les autres systèmes. Il est décrit dans un certain nombre d’articles de la Revue Générale des Chemins de Fer des années 1880 et 1890.

Système de bâton-pilote utilisé aux USA et décrit par la RGCF en 1908.

L’arrivée du bâton-pilote en France.

D’après Olivier Cazier (directeur honoraire du département « Innovation et Process SNCF »), il faut savoir qu’en Angleterre la première solution de « signalisation » pour les voies uniques est le fonctionnement en navette : une seule machine avait le droit de s’engager sur la voie unique, puis, dans le milieu des années 1850, on utilise la « locomotive pilote » : à l’entrée du tronçon de voie unique, la locomotive pilote est attelée au train, en sortie de la zone, on la décroche…. Et elle pouvait soit se raccrocher à un train en sens inverse, soit revenir au point initial.

La pratique française a donc, comme point de départ, ce stade. C’est vers 1855 qu’en France, on décide de ne pas utiliser la locomotive « pilote » pour utiliser un employé « pilote », un accompagnateur humain. Si le pilote n’était pas présent sur la machine, il n’est pas question de la laisser s’engager dans la section de voie unique… sauf si le graphique de circulation prévoyait plusieurs trains dans un sens avant qu’il n’y ait un train en sens contraire : dans ce cas l’employé pilote autorisait expressément l’aiguilleur ou le cantonnier à laisser passer chaque train… et montait dans le dernier train (Ordre général du Paris Orléans n° 22, 1857)

À la compagnie de l’Est, on a un peu compliqué la procédure : pour être sûr que le pilote était bien le « bon pilote » et non pas un imposteur, on lui a donné un signe distinctif : un bâton muni d’un drapeau vert sur lequel était brodé « laissez-passer » : les aiguilleurs et cantonniers avaient la consigne de ne laisser s’engager en voie unique qu’une machine ayant à bord l’employé pilote montrant son drapeau.

Olivier Cazier aimerait pouvoir dire combien de temps, il a fallu pour que quelqu’un s’aperçoive que le drapeau (bâton-pilote) suffisait, mais malheureusement, il n’a pas pu fixer avec précision la date du premier « vrai » bâton pilote en France… Mais probablement, ce serait avant le milieu des années 1860, car c’est vers cette période que les voies uniques en Écosse ont été exploitées par un « vrai bâton-pilote » (voir le « Cours d’exploitation » de Jaquemin, paru en 1867) de type « Staff and Ticket » permettant d’expédier plusieurs trains à la suite dans un sens avec des tickets, le dernier train emportant le bâton pilote.

Mais, pour en revenir aux sources de l’auteur de ce site-web, c’est bien la Revue Générale des Chemins de Fer qui décrit, pour la première fois et dans son numéro de novembre 1900, page 818 et suivantes, un système de bâton-pilote inventé par A. Chassin et utilisé par l’important réseau des Chemins de Fer du Sud de la France, qui possède 879 km de lignes en voie métrique exploitées entre 1885 et 1926, principalement dans le département du Var, des Alpes-Maritimes, mais aussi dans l’Isère et même la Côte-d’Or. En 1926, elle cède la place au Chemins de Fer de Provence qui exploite toujours, aujourd’hui, la ligne de Nice à Digne, seule survivante de ce grand et beau réseau.

Le réseau Sud-France en 1950. La ligne, alors fermée, de Meyragues à Nice, est la plus longue du réseau. Elle est en voie unique.

Entièrement en voie unique, mais parcouru par des trains nombreux, ce réseau est soumis à la problématique de la voie unique et des évitements ou des croisements en gare. L’ingénieur Chassin imagine un système utilisant l’électricité, non pour communiquer et téléphoner, mais pour permettre le verrouillage ou le déverrouillage simultanément, dans les deux gares extrêmes d’une ligne en voie unique, de deux appareils électriques reliés par quatre conducteurs électriques. Chaque gare extrême a donc son propre appareil comportant quatre « serrures » de couleurs différentes (rouge, verte, blanche et noire). Si une « clé » (le terme utilisé par la RGCF est « broche ») est retirée d’un appareil, il est impossible de retirer une clé identique de la même couleur dans l’autre appareil qui est immédiatement verrouillé à distance. Chaque appareil a donc quatre serrures de formes différentes en fonction des couleurs, et chaque « clé » (broche) a une forme qui correspond à la « serrure » qui fait que cette dernière ne peut recevoir qu’une broche de sa propre couleur.

L’appareil Chassin décrit par la RGCF en novembre 1900. Dessins centraux: à gauche, l’appareil en gare A avec ses deux broches noire et blanche, et à droite l’appareil en gare B avec ses broches rouge et verte. Dessins intermédiaires: les serrures à broches. Dessins extrêmes : les téléphones.

Le principe d’un « cycle » de fonctionnement est, au départ, que dans la gare terminus A, un appareil présente deux broches, une noire et une blanche, et dans la gare terminus B, un autre appareil a aussi deux broches, une rouge et une verte. Si un mécanicien retire une broche en A (ou si le chef de gare la donne), il est le seul à l’avoir sur lui, et aucune autre broche ne peut être retirée en A ou en B. Une sonnerie retentit dans les gares de la ligne et annonce le départ du train. À l’arrivée en gare B, le mécanicien (ou le chef de gare le fait pour lui) va remettre sa broche dans l’appareil de cette gare, ce qui permet le départ d’un autre train soit de A, soit de B, dans n’importe quel sens. Bien entendu, et selon les principes de la sécurité du chemin de fer, la position repos ou panne de courant est, par défaut, le blocage des appareils et des broches.

Ce système Chassin a donné satisfaction et n’a jamais fait parler de lui. Il n’y a jamais eu d’accident dit « nez à nez » sur le réseau du sud de la France. Mais il a pour inconvénient de limiter le nombre de trains en circulation

L’enclenchement électrique et ses témoins.

Au Royaume-Uni, l’électricité est mise à contribution sur de nombreux systèmes. Le système du « token » (témoin) est utilisé, vers 1920, par le Great Western Railway en remplacement du système électrique Webb & Thomson, lui-même proche du système Tyer et autres. Le « token » est un petit bâton que le mécanicien glisse directement dans la rainure d’un appareil électrique qui est relié à un autre appareil à l’autre extrémité de la ligne. Ici aussi le système n’autorise la présence que d’un seul train à la fois sur une section de voie unique. La sécurité est assurée par le verrouillage électrique effectué immédiatement et en temps réel sur les appareils, interdisant la prise d’un témoin dans un sens donné tant que le témoin pris précédemment n’est pas restitué dans un appareil.

Mais ici aussi se pose le problème de la dissymétrie des circulations des trains, et il est possible qu’une accumulation de témoins se fasse en fin de journée dans une seule gare terminus. Il faut alors qu’un agent spécial, muni d’une clé et d’une autorisation, vienne ouvrir l’appareil et prenne l’ensemble des témoins pour les rapatrier, à bicyclette ou par le dernier train, vers la gare qui est démunie.

Aujourd’hui, presque un siècle plus tard, le problème reste posé. Mais les liaisons radio sol-train, les liaisons et la surveillance par satellite avec aide informatisée permettent de trouver des solutions donnant un maximum de sécurité. Le réseau des États-Unis, par exemple, comporte des dizaines de milliers de kilomètres en voie unique formant la presque totalité du réseau et pourtant sûres. Il suffit de traverser l’intégralité des États-Unis dans un magnifique train comme le « California Zephyr » reliant Chicago à San-Francisco pour constater que la quasi-totalité du trajet se fait en voie unique.

1 réflexion sur « Le bâton-pilote : la hantise en voie unique. »

  1. Au Train à Vapeur de Rille ou je suis chef de gare, la règle s’applique à un train comme à plusieurs et c’est une sécurité.

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