Essieux orientables, radiants, convergents : les courbes posent problème.

La locomotive allemande à essieux radiants système Luttermoller, conçue en 1936. Le problème est que les bielles, qui transmettent la force motrice aux roues, doivent rester droites, parallèles aux roues et aux rails. Les roues doivent donc rester alignées, chose possible seulement quand les rails sont droits. Des jeux latéraux, des transmissions articulées permettent, au prix d’une peu désirable complexité, de résoudre partiellement le problème.

L’inscription en courbe à faible rayon : voilà le problème des courbes qui est posé dès les années 1840 aux ingénieurs d’un chemin de fer qui commence sa conquête du monde. A la naissance du chemin de fer, le matériel roulant moteur ou remorqué se limite à des véhicules très courts et à deux essieux qui, solidaires du châssis, font comme si on ne devait toujours rouler qu’en ligne droite – ou, pour respecter le terme exact, en alignement.

Le chemin de fer n’aime pas les rampes et les pentes ? Eh bien, aussi, il n’aime pas les courbes. Mais, à l’époque, le problème de l’inscription en courbe ne se pose pas avec une grande acuité.  Les premières lignes anglaises des années 1820, parcourues par du matériel directement issu de la conception minière avec des wagons à marchandises de moins de 10 tonnes et très courts, sont souvent établies avec des tracés sinueux à faible rayon de courbure, ceci pour éviter la construction d’ouvrages d’art ou de grands déplacements des terres, pour éviter des indemnisations pour les grands propriétaires terriens dont on traverse les réserves de chasse.

En outre, puisqu’il y a guidage des essieux par la face interne des rails, il n’est pas question que, à l’instar des essieux avant des véhicules routiers, les essieux du matériel roulant ferroviaire puissent pivoter par leur centre, puisqu’une mise en biais de l’essieu par rotation ferait que les points d’appui des boudins de roues ne serait plus exactement là où ils doivent être, et que l’écartement des roues ne correspondrait plus à l’écartement des rails. En outre une position en biais des roues par rapport aux rails créerait un angle d’attaque qui risquerait de laisser la roue passer par dessus le rail. Donc, en alignement comme en courbe, les essieux du matériel roulant sont et restent rigoureusment dans une position transversale par rapport à la voie.

Toutefois en courbe, et tout comme sur la route, la roue située à l’extérieur de la courbe parcourt une distance plus longue que celle qui est à l’intérieur. Sur les véhicules à chevaux de l’époque, les roues sont montées “folles” sur l’essieu. Avec l’automobile et ses roues motrices, il faudra inventer un très ingénieux système dit “différentiel” qui, actionnant les roues motrices en transmettant la force par des pignons coniques (ou “satellites”), assure une répartition de la force motrice entre les deux roues d’un essieu.

Le chemin de fer, lui, est tout autre: les roues, y compris motrices pour les locomotives, sont emmanchées à force sur le corps d’essieu qui tourne avec elles, ceci pour garantir la permanence de l’écartement, la robustesse du système, la stabilité et le guidage du matériel roulant. Le problème de la différence de trajet des deux roues d’un même essieu lors du franchissement d’une courbe a été réglé d’une manière à la fois élégante mécaniquement et très efficace.

La conicité actuelle, avec une pente de 1/40, vue en coupe. Le rail est incliné vers l’intérieur d’une pente de 1/20.

La naissance de la conicité.

La conicité des tables de roulement des roues, nécessaire pour l’inscription en courbe sans frottements en jouant sur les différences de rayons pour créer une sorte de  « différentiel » d’essieu automobile, n’est pas encore à l’ordre du jour sur le matériel ferroviaire des débuts, qui est encore très simple et primitif.  C’est la logique du faible investissement financier propre aux entreprises privées visant à court terme. Les lignes britanniques construites pendant le début du XIXe siècle se feront dans le même esprit, et seules quelques grandes lignes d’intérêt national seront tracées d’une manière plus élaborée dans la mesure où une politique de hautes vitesses commence à être payante.

A considérer les plans de matériel roulant de l’époque, et aussi les gravures qui se veulent précises, tout comme le matériel (d’origine ou construit en tant de réplique) des musées britanniques, semble bien confirmer que les premières roues sont de type purement du charronnage routier, avec un moyeu, des rayons, et une jante entièrement en bois, et la jante étant cerclée d’un fer. Ce cerclage diffère du cerclage de type routier avec son rebord en saillie (ou “boudin”) obtenu par forgeage, semble-t-il. C’est l’ingénieur anglais Sessop qui imagine, en 1789 (d’après l’ouvrage de Marc Seguin “De l’influence des chemins de fer” paru en 1839) de transférer le rebord des rails plats sur les roues, ceci pour éviter l’accumulation de boues et de cailloux que l’on constatait sur les rails. Le cerclage offre une table de roulement qui est plate, sans aucune conicité.

On voit sur les locomotives des années 1830 apparaître des roues en fonte dont les tables de roulement pourraient offrir de la conicité, dans la mesure où, déjà, l’expérience de l’inscription en courbe a montré des glissements qui sont préjudiciables et qui font entendre des crissements. Mais il n’est pas certain que la conicité soit utilisée.

Marc Seguin a vu venir le problème des courbes et les évite.

En France, à la même époque et lors de la conception de sa ligne de St-Etienne à Lyon ouverte à partir de 1830, Marc Seguin veut voir loin et, prévoyant la circulation de trains longs et lourds à l’avenir, établit sa ligne avec un tracé le plus rectiligne possible, sinon des courbes à très grand rayon, et des faibles déclivités.

Il engage le chemin de fer français dans une toute logique que celle d’outre-manche : celle d’une logique de service public, de développement d’une industrie et d’un commerce national, et de longue durée dans le temps. Mais c’est une logique chère car elle demande de plus lourds investissements et elle recule d’autant plus loin le seuil de rentabilité. Elle aura pour avantage d’éviter au réseau français les problèmes ardus d’inscription en courbe que connaîtront d’autres réseaux européens avec l’allongement du matériel roulant et l’accroissement des vitesses.

Toutefois, à la page 156 de son ouvrage, Marc Seguin traite de la question de la conicité: “Pour prévenir les inconvénients qui résultent du parallélisme des essieux dans les courbes, on donne quelquefois à la jante des roues une forme légèrement conique. Par ce moyen, la gravité, rejetant le wagon sur la courbe extérieure, le fait rouler sur une partie [de la roue] dont le rayon est d’autant plus grand qu’elle est rapprochée du bord intérieur de la roue”.

Seguin ne se réfère pas explicitement à la pratique anglaise, mais cite des ingénieurs français comme Laignel ou De Pambour qui ont publié des ouvrages à ce sujet, Laignel imaginant même des jantes “à gradins” de diamètres différents et un surécartement des rails permettant de rouler sur le gradin le plus grand d’un coté et le plus petit de l’autre, solution très compliquée à réaliser, alors que le chemin de fer réclame du simple et du robuste. Seguin est surtout préoccupé par la question des rampes et pentes qui doivent être les plus douces possibles, et résout la question des courbes par le plus grand rayon possible.

Mais le prix croissant des terrains, la durée des travaux retardant d’autant plus l’ouverture de la ligne donc l’arrivée des premiers bénéfices, l’obligation de tracer des lignes dans des milieux de plus en plus urbanisés donc encombrés et imposant parfois des tracés sinueux si l’on ne veut pas payer le prix fort, voilà autant de raisons expliquant le retour, vers le milieu du XIXe siècle en France, d’une tendance, pour les nouvelles lignes secondaires ou périurbaines, à renoncer aux tracés rectilignes et plans pour revenir à des tracés qui suivent les courbes de niveau des terrains et qui passent là où c’est encore possible sur des terrains inoccupés donc moins chers. Mais les véhicules se sont allongés, et l’empattement séparant les essieux est passé de 3 ou 4 mètres à des valeurs atteignant 6 ou même 8 mètres. C’est alors qu’un certain nombre d’inventeurs déposent des brevets pour des essieux dits « convergents », « rayonnants » ou « radiants » à l’époque, termes utilisés notamment dans les articles de la Revue Générale des Chemins de Fer.

Un demi-siècle d’essieux orientables sur la ligne de Sceaux (1846-1891).

La ligne de Sceaux est l’aspect le plus spectaculaire de ce revirement. Aujourd’hui toujours, à Paris, la façade courbe de la gare de l’ex-ligne de Sceaux devenue RER B, située sur la place Denfert-Rochereau, reste le dernier témoin d’un très curieux système Arnoux qui a été, en France, un des premiers à utiliser les essieux convergents, ceci pendant une cinquantaine d’années. Cette gare avait été construite pour épouser la forme de la voie en boucle de retournement : les trains du système Arnoux pouvaient ainsi pénétrer dans la gare terminus et faire un demi-tour immédiat en parcourant la boucle à rayon de 25 m seulement, sans changer de sens de marche et sans manœuvres.

Le polytechnicien Jean-Républicain (c’est son prénom) Arnoux est directeur des ateliers des Messageries royales et, s’intéressant aux chemins de fer, il propose, pour les voitures et wagons des trains, un système d’essieux orientables inspiré de celui du train avant des diligences. Ce système d’essieux orientables permettrait le tracé de courbes à très faible rayon, ce qui diminuerait le coût de construction des lignes de chemin de fer par le simple contournement des propriétés ou le suivi des courbes de niveau du relief. Grâce à l’appui de Thiers, d’Arago et de Laplace, le système Arnoux est choisi pour la construction de la ligne de Sceaux. Cette ligne est inaugurée le 23 juin 1846, mais dans un écartement spécial porté de 1435 à 1750 mm, ceci, sans doute, pour pouvoir loger, entre les roues, le système de galets et de tringlerie de guidage et aussi le système de pivotement de l’essieu orientable.

Une locomotive de la ligne de Sceaux. Les essieux porteurs extrêmes seuls sont orientables et commandent l’orientation de tous les essieux du train? Noter les roues motrices dans boudin !
Le matériel remorqué de la ligne de Sceaux: l’orientation de tous les essieux du train est commandée par les galaets directeurs de la locomotive prenant appui sur les faces internes des rails.
La gare parisienne de la ligne de Sceaux en 1846: la boucle à très faible rayon permet le redémarrage immédiat des trains, et sans rebroussement ni manoeuvres.
La gare parisienne de la ligne de Sceaux en 1900: aujourd’hui toujours, devenue station du RER B, elle témoigne, par ses “rondeurs”, de l’existence du système primitif d’Arnoux.
La partie sud de la ligne de Sceaux: zigs-zags, courbes et contrecourbes (rayon 50 m) à volonté, mais inutiles, juste pour la promotion du système Arnoux.

Jusqu’à Bourg-la-Reine la ligne est à tracé direct. Entre Bourg et Sceaux, la ligne accumule courbes et contre-courbes à titre de démonstration : sur une distance à vol d’oiseau de 600 m, la ligne parcourt réellement une distance plus de 4 fois supérieure en totalisant 2600 m. Les courbes sont au rayon de 50 m. La vitesse des trains est de 40 km/h. Comme la ligne connaît un grand succès avec 2 500 voyageurs par jour, elle est prolongée quelques années plus tard jusqu’à Orsay puis Limours. Mais, victime de système et de son écartement spécial (1751 mm) demandant un matériel roulant spécifique et coûteux, victime aussi du fait que les essieux radiants ne permettent pas des vitesses supérieures atteintes couramment vers 1880 par le matériel classique, la ligne est reconstruite avec un tracé et un écartement normaux entre 1883 et 1891. C’est donc bien sur un problème de coût (achat et maintenance du matériel) et de performances que le système Arnoux échoue.

Allemagne 1886 : les « essieux convergents de l’Union »

En 1886 l’Union des chemins de fer allemands normalise jusqu’à 7 types d’essieux convergents utilisés sur le matériel remorqué à 2 ou 3 essieux : c’est dire si, en Allemagne, l’essieu orientable est d’une grande actualité. Il s’agit beaucoup plus d’intégrer (ou d’éviter) les normes désormais imposées en matière d’empattement et de rayons de courbure, et qui ne conviennent pas à tous les réseaux allemands de l’époque. L’unification ferroviaire allemande, il faut le dire, doit venir à bout d’une grande hétérogénéité du matériel roulant, surtout pour les normes d’inscription en courbe. Le matériel à essieux orientables est donc une réponse possible à ce problème.

L’Union hésite entre les essieux à convergence forcée (ou essieux couplés) et à convergence limitée (ou essieux libres), chaque type posant ses propres problèmes pour le freinage. L’expérience prouvera que les véhicules à essieux libres « prennent une allure agitée au-dessus de 60 km/h » (selon la RGCF de  septembre 1888)  tandis que les véhicules à essieux couplés, de comportement meilleur jusqu’à 80 km/h, retrouvent les mêmes problèmes au fur et à mesure que les organes s’usent. Toutefois les voitures à 3 essieux conservent leurs qualités initiales même à grande vitesse. Enfin il est prouvé que les véhicules à grand empattement ont une meilleure tenue de voie et un roulement plus doux : ce dernier point encouragera l’Allemagne à poursuivre la construction de voitures et de wagons à grand empattement, quitte à faire des recherches sur les problèmes d’inscription en courbe et à essayer des solutions au moyen d’essieux convergents.

En Alsace-Lorraine, alors allemande, on fait des essais (selon la  RGCF de novembre 1893) le 24 février 1892 en faisant circuler des voitures à 2 essieux libres et dont l’empattement est de 8,40 m. Construites chez de Dietrich à Niederbronn, ces voitures sont, en fait, des voitures à 3 essieux dont on a retiré l’essieu central, et dont les deux essieux extrêmes ont été dotés de jeux de 30 mm entre les plaques de garde et les boîtes à graisse, plus un jeu transversal de 20 mm. Les menottes de ressorts sont réglées de façon différente d’une voiture à l’autre pour assurer le rappel en position normale avec plus ou moins de force. Des appareils enregistreurs sont disposés pour mesurer les mouvements longitudinaux et transversaux des essieux.

Il apparaît que, même dans des courbes à rayon de 300 m seulement, les positions des essieux sont plus favorables au roulement que dans le cas de véhicules traditionnels à essieux fixes et avec un empattement moindre. Mais, parmi les deux voitures essayées, la voiture à rappel plus faible donne une convergence de l’essieu avant moins parfaite. La stabilité des voitures reste excellente, même placée en queue d’un train et roulant à 85 km/h. L’effort de traction demandé est moindre qu’avec une voiture à essieux fixes (de 18,7 à 28%). Nous n’avons pas trouvé trace d’autres expériences du même genre dans la RGCF des décennies suivantes.

La voiture prussienne à trois essieux est, par excellence, la voiture type pour les trains omnibus allemands du XIXe siècle, et jusque dans les années 1930. En cas de bris d’un corps d’essieu ou d’une roue, la voiture reste toujours sur les quatre autres roues et ne déraille pas. Mais, en courbe, les problèmes se posent: il faut soit ménager des jeux latéraux, soit faire que l’essieu central commande, en se déplaçant latéralement, la rotation des deux essieux extrêmes.

Sur les locomotives à vapeur allemandes de la fin du siècle : les systèmes Klose et Klien-Linder.

Les ingénieurs allemands ont essayé d’appliquer aux locomotives à vapeur le principe des essieux convergents, ceci au prix de nombreuses difficultés techniques dans la mesure ou ces essieux sont reliés entre eux par des bielles. Sur une locomotive à vapeur classique, les essieux sont rigoureusement parallèles et solidaires des longerons du châssis, et les bielles les réunissant ont un mouvement accompagnant avec précision celui des roues et des essieux. Ces bielles ont, par la force des choses, une longueur constante – même si l’action de la suspension demande des jeux et des articulations – et interdisent toute position radiale des essieux moteurs. Etablir, sur une locomotive à vapeur, des essieux moteurs radiants demande une ingéniosité technique remarquable.

Adolph Klose, ingénieur allemand au service des chemins de fer du Wurtemberg en 1887, doit résoudre le problème posé par les lignes de montage à rayon de courbure très serrée, construites à l’économie. Même les locomotives les plus courtes s’inscrivent mal en courbe. En 1893 il propose un système pour locomotives type 030 dans lequel les bielles de liaison entre les 3 essieux moteurs peuvent varier en longueur par l’inclinaison de parallélogrammes accompagnant leur mouvement, ce qui permet un positionnement radiant des essieux extrêmes pour leur meilleure inscription en courbe. Un parc de 47 machines utilisant ce principe fut mis en service par Klose, et les résultats furent, on le pense, satisfaisants si l’on se fie au nombre de machines et à l’absence de commentaires négatifs dans la presse spécialisée de l’époque.

Le système Klose, de 1893. Si l’on fait tourner la came “A” vers la gauche, le renvoi d’angle “B” pivote ainsi que la manivelle centrale de l’embiellage “C” placée sur la roue motrice centrale. La bielle de liaison reliant la roue centrale aux deux roues extrêmes s’allonge donc, sans cesser d’entrainer les roues extrêmes. Les essieux extrêmes peuvent ainsi s’orienter en pivotant légèrement lors de l’inscription en courbe.
Dans le système Klien-Lindner, les essieux (en rouge) sont creux, roulent sur les rails, ne sont pas solidaires du châssis, et sont entraînés intérieurement par une sphère portée par l’arbre moteur (vert) à manivelles qui est solidaire du châssis. Cela donne une légère possibilité de jeu en tous sens pour les roues, et le jeu en translation transversale permet d’inscrire l’essieu dans la courbe, son axe géométrique passant par le centre de ka courbe.. Voir aussi l’illustration en fin d’article.

Le système à essieu creux Klien-Linder, aussi ingénieur que le système Klose, permet la position radiale des essieux extrêmes d’une locomotive à vapeur en dédoublant l’axe moteur : d’une part, un essieu principal est solidaire du châssis et de l’embiellage, et d’autre part, un essieu secondaire creux, concentrique au précédent, porte les roues motrices et il relié à l’essieu principal au moyen d’une articulation à sphères concentriques. Le système est appliqué, entre autres, à une série de locomotives type 140 des chemins de fer de Saxe en 1902. Ces locomotives sont capables de remorquer de lourds trains de plus de 1 300 t à 50 km/h en palier, et d’attaquer des rampes de 10 pour 1000 à 25 km/h avec plus de 600 t. Elles forment une série de 50 locomotives très perfectionnées avec le compoundage, la surchauffe, le séchage de la vapeur. Mais l’essieu creux Klien-Linder se popularisera surtout sur les locomotives à voie étroite allemandes, montrant que cette pratique est assez répandue en Allemagne.

L’aventure discrète et peu remarquée du bissel.

La présence massive de locomotives du type 220 à la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis montre les qualités de guidage par le bogie avant. Le bissel, un bogie simplifié et très léger, suffit pour les locomotives des trains de marchandises.

Un ingénieur talentueux, Lévi Bissel, dépose un brevet en 1857, concernant un «bogie à un seul essieu » dont le déplacement latéral se fait par simple pivotement avec rappel en ligne: c’est le bissel. Ce système n’est pas destiné aux locomotives de vitesse dont le bogie avant a encore devant lui des décennies de règne absolu, tellement il est indispensable. Le bissel est destiné aux locomotives pour trains de marchandises dont il assure un guidage moins contraignant, dans la mesure où une vitesse moindre donne des sollicitations latérales moins fortes de la part de la locomotive sur la voie.

Mais tant que des locomotives à deux essieux moteurs peuvent encore suffire pour la remorque des trains de marchandises lents sur des lignes peu sinueuses comme on le voit couramment sur les premières lignes de l’ouest américain, on n’a guère besoin du bissel. Par contre, dès qu’il faut trois essieux moteurs, le bissel est avantageux, car il permet d’obtenir une locomotive ayant les mêmes poids et dimensions que les 220, mais avec un essieu moteur supplémentaire à la place du deuxième essieu porteur avant. C’est ainsi que le type 130 équivaut au type 220, dans la mesure où l’on totalise quatre essieux en tout, mais la différence est bien d’un essieu moteur en plus.

Le « bogie-bissel » Zara.

Lévi Bissel s’est, semble-t-il, arrêté en chemin. La preuve est qu’un grand perfectionnement sera opéré sur son bissel, mais à l’autre bout du monde, en Italie, peu après 1900. C’est l’invention du bogie-bissel qui tente, avec succès, de réunir les avantages des deux systèmes : le bogie et le bissel. Du au talent de l’ingénieur Giuseppe Zara, ce système mixte consiste à rendre solidaires un essieu porteur avant et le premier essieu moteur, le tout pouvant pivoter légèrement lors des entrées en courbe, grâce à un jeu latéral accordé au premier essieu moteur. On a donc bien, dans les faits, un « bogie » avant, mais au prix de seulement un essieu porteur avant (le bissel) au lieu de deux. C’est ce que l’on appelle un bogie-bissel . En Italie on parle de « bogie italien ». D’autres pays, comme la France avec ses 141-TA du réseau Paris-Orléans par exemple, ou la Suisse avec ses locomotives électriques à bissel à une extrémité, adopteront le « bogie-bissel » Zara.

Toute la valeur de d’une locomotive ainsi équipée d’un bogie-bissel est qu’elle vaut une 230, par sa stabilité sur la voie, alors qu’elle n’est qu’une 130. Le bogie avant est, pour les ingénieurs du monde entier, la condition sine qua non pour l’établissement des locomotives de vitesse et l’on se méfie du bissel qui, s’il est certes plus léger, semble ne pas garantir aussi bien le rappel des mouvements de lacet et l’inscription en courbe. Le bogie-bissel permet de concilier l’inconciliable.

Le bogie-bissel Zara italien: la roue porteuse avant est couplée avec le premier essieu moteur, puisque montée sur le même chassis mobile. Le premier essieu moteur est doté d’un jeu latéral et les bielles motrices sont articulées.

Locomotive type 130 italienne, équipée d’un bogie-bissel Zara: on voit le châssis mobile commun à l’essieu porteur avant et au premier essieu moteur.

Une solution intermédiaire en Suisse en 1939 : les bogies à essieux orientables.

Il est intéressant de noter que certains réseaux ont pratiqué, entre les deux guerres mondiales, une solution combinant les avantages du bogie et de l’essieu orientable. C’est le cas de la Suisse, avec la fameuse automotrice électrique « Flèche du Jura » mais dont peu de ses admirateurs savaient, à l’époque ou aujourd’hui toujours, que ses bogies avaient des essieux orientables ou dits « rayonnants ».  Notons qu’en Suisse et sur d’autres réseaux européens un certain nombre de réseaux de tramways urbains utilisent à l’époque des véhicules à deux essieux orientables, mais dont la rotation est commandée mécaniquement par les déplacements latéraux d’un petit essieu porteur central. Il ne s’agit pas, ici, de ce système.

Dit « Bogie SIG/VRL » par la Société industrielle suisse à Neuhausen et la Compagnie internationale d’exploitation des inventions Liechty pour véhicules sur rails à Neuchâtel. cet appareil comprend un châssis principal dont les longerons peuvent être extérieurs ou intérieurs aux roues,  et deux châssis individuels pour chaque ensemble formé d’un moteur et d’un essieu moteur.  Un ensemble de bielles relie les châssis individuels au châssis principal sur des pivots placés sur les traverses extrêmes de ce dernier. Les deux châssis individuels sont aussi reliés entre eux par un pivot relié, à son tour, par d’autres tringles à la caisse de l’automotrice. Quand un bogie forme, par rapport à la caisse de l’automotrice, un certain angle (entrée en courbe), le système de tringlerie impose aux deux châssis individuels une position oblique correspondant aux rayons de la courbe.

Les constats des CFF, à l’époque, sont une forte diminution de l’usure des boudins et des tables de roulement, une suspension très confortable du fait de l’adjonction d’un étage de suspension supplémentaire au niveau du châssis individuel, une diminution des mouvements de lacet du fait d’un empattement beaucoup plus grand (admissible avec les essieux orientables), un meilleur comportement aux grandes vitesses, et enfin un espacement des opérations de maintenance du fait des faibles usures. Nous n’avons pas, malheureusement, de document technique illustré sur ce système.

Anatole Mallet : un Suisse qui sait inscrire les locomotives en courbe serrée.

Si Anatole Mallet est un ingénieur d’origine suisse, il ne songe pas à son pays quand il invente les locomotives qui portent son nom et le rendront célèbre dans le monde entier, mais plutôt à la France où il a fait ses études et où il teste ses premières locomotives articulées. Célèbre et adulé aux Etats-Unis ou le nom de Mallet est devenu un nom commun désignant les immenses locomotives articulées de ce pays au chemin de fer hors du commun, l’ingénieur est aussi prophète en son pays, car la Suisse avait besoin de locomotives Mallet pour ses lignes de montagne.

Le problème général des locomotives à vapeur des années 1880 à 1900 est l’augmentation de puissance devant l’augmentation générale du poids des trains à la fin du XIXe siècle. Augmenter la puissance demande, évidemment, que l’on augmente les dimensions de l’appareil producteur de vapeur constitué par le foyer et la chaudière, mais le gabarit étroit des chemins de fer, contrairement au cas de la marine par exemple, interdit cette augmentation des dimensions, sauf, à la rigueur, dans une seule : la longueur. Mais allonger les locomotives, c’est compliquer leur inscription en courbe – exactement comme un camion de grande longueur ne peut contourner le coin d’une rue dans une ville étroite et ancienne. On ne peut rectifier le tracé des lignes et en augmenter le rayon des courbes, sinon au prix d’un travail ruineux et très long de reconstruction intégrale, et, dans un pays de montagnes comme la Suisse, une telle gageure est impossible à tenir : les courbes à faible rayon sont nécessaires, à moins, comme aujourd’hui, de faire de très longs tunnels de base rectilignes sous des chaînes entières de montagnes ! A l’époque de la traction vapeur, une telle solution n’est pas possible, tant pour des raisons techniques (fumées) qu’économiques. Il faudra donc bien jouer non sur le tracé des voies, mais sur la conception des locomotives.

Anatole Mallet reprend le problème à zéro et imagine la locomotive articulée dont les essieux, à l’instar des wagons et des voitures à bogies, sont réunis sous des trucks (ou châssis indépendants) articulés pouvant pivoter dans les courbes.

L’invention d’Anatole Mallet.

Le principe de la locomotive Mallet consiste à utiliser deux trains moteurs comprenant chacun deux, trois ou même quatre essieux, le premier train étant articulé, avec déplacement latéral et pivotement, le deuxième restant solidaire de la locomotive par le foyer. Outre la souplesse d’inscription en courbe, ce système apporte à la locomotive une grande puissance du fait d’un nombre de cylindres doublé, utilisant au mieux l’expansion de la vapeur : la vapeur travaille d’abord dans le premier groupe de cylindres solidaire de la locomotive en réalisant une détente à haute pression, puis passe dans le deuxième groupe de cylindres du truck articulé, réalisant alors une deuxième détente à basse pression. On obtient ainsi une double détente du type dite compound.

On gagne donc sur la puissance de traction et l’économie de combustible, d’une part, et, d’autre part, sur les qualités de roulement en courbe :  ces deux qualités conjuguées destinent particulièrement ces locomotives aux lignes de montagne où la puissance et la souplesse sont nécessaires.

Il est vrai que les ingénieurs des réseaux à voie normale européens n’aimèrent pas les locomotives articulées : elles sont complexes, font craindre des difficultés de maintenance ou un manque de robustesse. Et puis, il faut bien le dire, toute nouveauté, tout bouleversement, est très mal accueilli dans le milieu des ingénieurs européens de l’époque qui préfèrent un conservatisme prudent et timoré car ils sont, sur leurs épaules, la lourde responsabilité de faire que les trains roulent jour et nuit sans aucune panne. Seules les solutions sûres et éprouvées sont reconnues et utilisées – et, dans une certaine mesure, on ne peut leur en faire le reproche.

Par contre ceux des Etats-Unis  en font un usage assez suivi, notamment pour les trains de marchandises très lourds. Sans doute le poids professionnel et moral est moins grand sur leurs épaules, et le goût du risque et de l’innovation est plus développé dans le Nouveau monde.

En Europe, ce sont bien les ingénieurs des réseaux de montagne, en voie normale comme sur le Saint-Gothard, et surtout en voie étroite, qui ont le plus grand recours à la locomotive Mallet car ils n’ont pas d’autre choix.

Locomotive Mallet aux USA, avec trois châssis-moteurs dont deux sont articulés.

S’intégrer dans les débuts de la traction vapeur en Suisse.

En attendant d’être la championne du monde de la traction électrique avec un réseau totalement électrifié à la veille de la Seconde Guerre mondiale, la Suisse, à la fin du XIXe siècle, n’a pas encore électrifié ses grandes lignes dans la mesure où la traction électrique en est encore à ses débuts et n’est considérée que comme intéressante pour les lignes urbaines, les tramways, ou les lignes de montagne à crémaillère. Il faut bien, donc, utiliser la locomotive à vapeur et ceci pose de nombreux problèmes de traction sur des lignes à profil sévère, sans compter d’autres comme la nécessité d’importer du charbon.

Mais une industrie suisse de la locomotive à vapeur se développe, et les solutions les plus innovantes sont employées comme celle des locomotives Mallet sur les lignes de montagne. C’est pourquoi le Central Bahn Suisse peut commander, à la société de constructions de Winterthur, une série de douze locomotives type 020+020 à tender séparé pour la traction des trains de marchandises.

Les Mallet suisses du Saint-Gothard.

Cette ligne, qui relie Lucerne à Chiasso, point de passage en Italie, se compose de tronçons à profil relativement facile, n’offrant pas de déclivités supérieures à 10 pour mille., et de sections où les rampes dépassent 26 pour mille. Entre Lucerne et Erstfeld les déclivités les plus fortes sont de 10 pour mille, puis la voie s’élève alors vers Gœschenen par une série de rampes de 26 pour mille avec une inclinaison moyenne de 21,9 pour mille. Dans le grand tunnel long de 14 984 mètres, on trouve une longue rampe de 5,8 pour mille suivie de pentes de 0,5 et de 2 pour mille. Puis la voie se dirige vers Bellinzona par une suite ininterrompue de pentes dont l’inclinaison moyenne est de 18,6 pour mille entre Airolo et Biasca, et 8 pour mile de Biasca à Bellinzona. Entre cette dernière ville et Lugano, les rampes atteignent 26 pour mille dans un sens et 21 dans l’autre. Elles sont de 16,7 pour mille entre Lugano et Chiasso.

Sur les sections à profil accidenté, la vitesse maxima des trains les plus rapides, entre deux stations, ne dépasse pas 34 km/h : encore faut-il recourir à l’emploi de la double traction, combinée avec le poussage en queue dès que le poids des trains express dépasse 90 tonnes, valeur très faible, même pour les pratiques de l’époque.

La Compagnie du Gothard est donc amenée à faire étudier des locomotives assez puissantes pour que l’on puisse augmenter la vitesse moyenne sur les sections difficiles, tout en évitant la double traction. Ces machines devaient également pouvoir atteindre sur les lignes de niveau une vitesse assez élevée pour permettre la suppression des relais d’Erstfeld et de Biasca a pied des grandes rampes.

Locomotive 030+030T type Mallet en voie métrique sur le réseau du Vicarais, en France.
Locomotive 030+030T du type Mallet pour la ligne suisse du St-Gothard.

Outre des locomotives du type 230 pour les trains de voyageurs et de messageries, la compagnie fait construire, chez Maffei en Allemagne, des locomotives à six essieux moteurs et à adhérence totale (donc sans essieux porteurs) qui sont, à l’époque, les plus puissantes d’Europe. Construites en 1890, ces machines se montrent capables de répondre au cahier des charges du réseau, et remorquent des trains d’une centaine de tonnes à 20-25 km/h sur les rampes les plus sévères de la ligne. Mais, dès les années 1910, ces charges sont insuffisantes, tellement la demande de transport est forte. Il faudra toutefois attendre la traction électrique des années 1920 pour résoudre le problème.

Schéma du système Klien-Lindner pour illustration du post Likendin.
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