La « France profonde » de la voie métrique : oubliée, elle aussi.

On a oublié que, avant cette période de « désertification » de la France rurale, pas encore dite « profonde » ou « d’en bas », il y avait plus de 12.500 gares de chemin de fer en France contre 3000 aujourd’hui (en 1933, très exactement, par exemple), et beaucoup de lignes de chemin de fer en tous sens pour assurer un service public de transports jusque dans le moindre village le plus reculé. La voie métrique assurait alors une part non négligeable de ce service à l’intérieur des mailles du réseau national en voie normale. Ce choix ne s’est pas fait en un instant et dans le consentement général.

Voie normale, ou bien voie métrique, voire voie de 60 ? Le débat occupera le devant de la scène ferroviaire dans le monde entier quand, à partir des années 1870, le chemin de fer passe à un deuxième stade en matière de construction des lignes : la desserte des régions peu peuplées, peu industrialisées, que ce soit dans les pays industrialisés ou non, qu’il s’agisse de métropoles dont il faut compléter le réseau grandes lignes ou d’empires coloniaux qui attendent leur premier grand réseau souvent d’ordre continental. La question fondamentale, désormais, est de savoir comment on peut construire pour le coût le moins élevé.

Scène idyllique, vue sur les hauts plateaux de l’Ardèche, où des vaches (normales, et pas métriques) regardent passer le train du réseau du Vivarais.

La logique du prolongement dans le même écartement.

Pour ce qui est des pays industrialisés, il est certain, comme l’a démontré la fameuse guerre des écartements au début du XIXe siècle au Royaume-Uni avec le cas du Great Western Railway, que toute extension d’un réseau existant devait se faire naturellement dans le même écartement que ce qui existait déjà. Donc prolonger le réseau d’intérêt général par un réseau d’intérêt local ne pouvait logiquement se faire que par des voies de même écartement. Cette règle naturelle s’impose aux ingénieurs et aux « décideurs » des pouvoirs publics aux débuts du régime de 1865 qui, en France, établit les conditions de construction des lignes d’intérêt local.

Mais une enquête préalable, faite en 1861, démontre qu’il existe dans les pays européens des modes d’exploitation économiques, donc, particulièrement, l’utilisation de l’accotement routier pour y établir des voies en écartement réduit. Le gros avantage de ce système, utilisé dans un certain nombre de pays allemands, est de supprimer le très important poste budgétaire de l’acquisition des terrains, d’une part, et, d’autre part, d’utiliser des routes sans apporter une gêne en ces heureux temps d’avant l’automobile.

Toutefois, un débat technique et économique s’amorce à partir des années 1870, celui de la gêne, de la perte de temps et d’argent, et de la perte de performances du fait d’un transbordement coûteux des marchandises aux point de contact entre les réseaux à voir étroite et à voie normale.

La double peine du transbordement.

L’erreur est le choix d’un écartement différent de celui des grands réseaux nationaux, donc la présence, à chaque point de contact de ces réseaux métriques avec le réseau en voie normale, d’un quai de transbordement pour les marchandises. Les voyageurs, eux, ont des jambes et peuvent changer de train et aller attendre, sous le vent et la pluie, sur l’autre quai dans la gare dans les cas les meilleurs, ou traverser la cour de la gare pour passer d’un système à l’autre qui s’ignorent mutuellement. Les marchandises doivent être transbordées, en ces temps où n’existent pas encore les conteneurs et autres aspects de ce que l’on appelle aujourd’hui le « multimodal », et, le matin, de nombreux hommes viennent voir à la gare « s’il n’y a pas un wagon ». Ce sont des journaliers, des hommes à tout faire, heureux de gagner quelques sous. Ils déchargeront un tombereau à la pelle ou à la main, s’il y a du charbon, des pierres, des matériaux de construction, ou un wagon couvert pour des fruits, des légumes, de la messagerie.

Pour leur faciliter la tâche, le quai de transbordement est conçu pour que le wagon-tombereau à vider domine le wagon-tombereau à remplir: le plancher du wagon le plus haut est à la hauteur des rebords des ridelles du wagon le plus bas, et les hommes poussent le chargement avec une pelle. Pour ce qui est des wagons couverts, le transbordement se fait avec les deux wagons au même niveau, et en utilisant des diables, ou la simple force des bras et des épaules : c’est ce que l’on appelle le « coltinage ».

La perte de temps est immense… et pendant ce temps le camion, s’il a enlevé la commande, roule directement d’un fournisseur à un client sans transbordement, sans souci d’écartement, « gagnant du temps sur le temps » comme on dira, à la SNCF, un demi-siècle plus tard. Tous ces réseaux en voie métrique et à transbordement ont fait, à tous les sens du terme, un boulevard pour les camions.

Le quai de transbordement, ici dans le sens de la voie normale (A) vers la voie métrique (B). Il reste à supposer que, pour le transbordement en sens inverse, il y a un quai équipé pour le sens B-A, avec la voie métrique dominant la voie normale, à moins que certains quais aient été équipés de deux voies à trois files de rails ?

Les illusions du truck-porteur.

Pour éviter le transbordement, des esprits éclairés inventent le truck-porteur. Ce système, qui a connu un certain succès en Europe centrale, en Allemagne, Autriche, Suisse, mais a été peu pratiqué en France, consiste à faire rouler un wagon de type voie normale en glissant sous ses roues des petits chariots équipés d’essieux en voie métrique. Ainsi « chaussé » après un passage sur un appareil de voie complexe comportant une fosse pour les trucks-porteurs, le wagon en question peut rouler sur une voie métrique, mais, il faut le dire, avec des précautions et une surveillance très sévères, car le wagon, déjà très large par rapport à la voie métrique, se trouve en hauteur sur ses « trucks » et offre une bonne prise aux vents et un risque sur les voies à dévers. Rappelons que le gabarit du wagon, soit 3,10 m en largeur, est trois fois l’écartement de la voie métrique.

Installation de mise en place des wagons voie normale sur un truck-porteur voie métrique.. Document RGCF, en 1941.

Les illusions de la voie à trois files de rails.

Toujours pour éviter le transbordement, on a pratiqué la voie à trois files de rails dite « à gabarits confondus » : la voie métrique, en quelque sorte, se prolonge dans la voie normale dont elle occupe la plateforme et les traverses. Cette solution reste très sûre sur le plan de la stabilité puisque se passant de trucks-porteurs, chaque matériel roulant trouvant naturellement sa voie. Elle a été très pratiquée en Belgique, un pays doté d’un important réseau en voie métrique, et aussi en France, rarement en longue distance pour des lignes entières comme Guingamp-Paimpol, et plutôt pour des embranchements particuliers et industriels. Sur le réseau en voie métrique du Vivarais, on a pu voir une intéressante pénétration de la voie métrique sur les voies normales des gares de La Voulte ou de Tournon, mais la règle générale reste bien la séparation complète des écartements et des quais.

Quant aux rares sections de lignes à gabarits confondus, les différences entre les systèmes de freinage, ou les organes de choc et les attelages font que, évidemment, on ne pratique pas le mélange des genres et, bien que la voie soit commune, les trains restent chacun dans leur écartement et ne sont composés que de matériel roulant, soit en voie normale, soit en voie métrique.

La gare de La Voulte en 1904. La voie normale du Lyon-Nîmes avec embranchement et traversée du Rhône vers Livron est en rouge. La voie métrique du réseau du Vivarais (La Voulte-Le Cheylard) est en vert. La zone des gabarits confondus est située dans une succession de tunnels dans la ville de La Voulte, très encombrée et resserrée: noter l’existence de garages salutaires pour l’un ou l’autre des écartements !
Voie à quatre files de rails (à gauche, sur le cliché), la voie métrique étant alors placée au centre de la voie normale, sans aucun rail commun aux deux écartements.
Pénétration d’une voie métrique dans une voie normale, vue il y a quelques années, en gare de Tournon.
Train en voie métrique, réseau du Vivarais, s’apprêtant à quitter la voie normale, en gare de Tournon. Notons, à voir la courbure en ogive sur le rail métrique, que la secousse doit être assez rude quand on quitte la voie normale ! Cette installation a disparu, au grand regret des amateurs du genre.
La ligne de Guingamp à Paimpol, à l’époque des gabarits confondus voie métrique et voie normale, entre 1924 et 1952. La ligne est en voie métrique de 1894 à 1924, puis le troisième rail est posé en 1924. Le rail assurant le métrique disparaît en 1952. Aujourd’hui la ligne existe toujours, mais en voie normale seulement.

L’erreur de la courte vue financière, avec Georges Ribeill.

Des ingénieurs comme Marnot, les ingénieurs des Ponts et Chaussées, et des hommes politiques comme Varroy ou Krantz militent pour l’écartement normal, alors que, en 1870, Émile Level, le directeur des compagnies d’Enghien à Montmorency et d’Achiet à Bapaume, militant pionnier des chemins de fer à voie étroite et à transbordement, considère que cette < solution radicale, il est vrai », jusqu’alors peu pratiquée sous le régime de 1865, s’impose du fait « de la situation géographique et financière d’un grand nombre de départements » selon l’historien Georges Ribeill qui note que d’autres ingénieurs centraliens, comme Faliès, Foussé, Chabrier et d’autres ingénieurs civils plaident la cause de la voie étroite que certains ont adoptée sur les réseaux qu’ils exploitent. Des constructeurs de matériel roulant comme Fairlie au Royaume-Uni ou comme Decauville en France se positionnent sur des « niches » hors marché, et proposent du matériel roulant en voie de 610 mm (deux pieds) sur la petite ligne du Festiniog au pays de Galles, ou en voir de 600 mm dite « voie de 60 » dans les pays dits « du reste du monde » comme la France, démontre son utilité et dégage même des bénéfices considérables pour l’époque. La France s’engouffre donc dans la brèche de la voie de deux pieds et du « narrow gauge » britannique.

De grands dirigeants de réseaux français, comme Albert Sartiaux, du Nord, démontrent, dès 1876, que le quart seulement du réseau ferré français en voie normale et en exploitation rapporte plus de 5,5 % d’intérêt, et que près du tiers du réseau rapporte moins de 2 %, et un dixième seulement ne paie que ses frais d’exploitation. Pour pallier cette « situation très grave et peu encourageante pour les capitalistes » selon les mots mêmes de Sartiaux, «il faut trouver une solution qui proportionne la dépense à la recette » et ce grand dirigeant propose l’adoption du chemin de fer à voie étroite, limitée, bien entendu, aux chemins de fer locaux d’embranchement non destinés à devenir par la suite, des chemins de transit ».

En 1889, le directeur du PLM, Paul Noblemaire estime qu’il faut construire des lignes dont les investissements sont proportionnés au trafic, depuis la voie de 60 jusqu’à la voie normale, d’où son fameux slogan, « les petits chemins de fer aux petites compagnies ». Dans son cours professé à l’École des Ponts et Chaussées en 1894, Eugène Bricka (l’inventeur d’un système de notation des enclenchements bien connu) souligne que, plus que le trafic, c’est le relief qui détermine le choix: «L’économie qui résulte de l’emploi de la voie étroite provient surtout de la flexibilité du tracé qu’elle permet d’obtenir, elle dépend donc des facilités qu’elle donne pour suivre le relief du terrain, et par conséquent des conditions topographiques, elle est à peu près insignifiante en pays plat, et peut devenir très importante en pays de montagne.»

Des différences par rapport aux grands réseaux, mais un air de famille.

Alors, sous le Second Empire, et jusqu’à la fin de la Belle époque, ou voit naître un chemin de fer nouveau, et bon marché, souvent établi le long du bas-côté d’une route nationale ou départementale dès qu’il quitte le centre des grandes agglomérations de la banlieue, il pousse parfois l’imitation du « grand » chemin de fer jusqu’à se séparer de la chaussée, ceci par une infrastructure comprenant des petites gares avec une halle accolée, parfois, mais rarement des viaducs et des tunnels, et à se permettre de jouer au vrai train en venant traverser la route avec toute l’arrogance d’un passage à niveau non gardé arrêtant voitures et camions à grands coups de sifflet.

Des chemins de fer ? Non, pas vraiment, car ils sont bien, administrativement, des tramways dans la mesure où ils circulent sur la voie publique, au moins pendant une partie de leur itinéraire, sinon en totalité, d’un terminus à l’autre. Et ils sont techniquement des tramways dans la mesure où l’armement des lignes est léger :  le poids des rails se situe dans les environs de 15 kg au mètre contre jusqu’à 60 pour le « grand » chemin de fer, les dimensions des traverses sont plus petites avec 1,8 à 2 m contre 2,70 m, et le ballast bien moins épais, pour ne pas dire très mince, confinant à l’inexistence…. Les signaux sont rares, pour ne pas dire totalement absents comme pour les tramways urbains de l’époque : la marche à vue est de règle, à une vitesse modeste, la main prête à actionner le frein à la vue du moindre piéton parisien ou du moindre poulet ou âne campagnard sur la voie… Rien à voir avec la marche d’un express de 600 tonnes lancé à 120 Km/h sur une ligne du PLM, du PO ou du Nord !

Encore appelés « chemins de fer économiques », ou « lignes secondaires », voire « chemins de fer vicinaux », ils sont passés à la postérité sous le nom de « tortillards », car c’est ainsi que leurs usagers, en général peu satisfaits de leur confort et de leurs performances, les surnommaient. 

A l’époque où les métriques envahissent les accotements des routes, à la fin du XIXe siècle, en 1895.. Ici le Voiron-St-Béron quitte son site propre et son tunnel et rejoint la route qui, elle, a suivi le méandre de la rivière.
En 1910, un train du réseau en voie métrique des Côtes-du-Nord arrive à Saint-Brieuc par la route, le wagon de marchandises en tête du train, selon la tradition des métriques. Noter le style des ouvrages d’art de l’ingénieur Harel de la Noé.

La loi Migneret démarre l’aventure.

La France des années 1850 à 1870 vit alors une époque d’intense « fièvre des chemins de fer ». Cette maladie, ainsi officiellement appelée, se traduit, chez les électeurs, par le désir d’une gare jusque dans la moindre commune, pourvu que ce soit au frais de l’état, et, chez les élus et les notable, par une vaste frénésie de construction de lignes de chemin de fer dans toute la France. Le moindre candidat à la moindre élection, le moindre maire d’un hameau breton jusqu’au locataire de l’Élysée inclus, promet force locomotives et wagons, et des lignes de chemin de fer amenant la prospérité et la civilisation jusque dans le territoire le plus arriéré de notre glorieuse république. On en fait tellement, de ces chemins de fer, que, vers 1890, pas le moindre lieu habité est à l’écart du plus fantastique réseau mondial desservant en finesse le pays parmi l’un des plus riches du monde – car il l’est encore pour un temps. Oui, mais… qui paiera ?

Les lignes d’intérêt général sont celles qui, vu leur importance, sont à la charge de l’État. Les lignes d’intérêt local sont sous la responsabilité directe des départements qui prennent l’initiative de les construire et de les exploiter. Les compagnies exploitant les lignes sont soit « concessionnaires », c’est-à-dire qu’elles assument tous les risques financiers, soit simplement « fermières », assurant une simple exploitation par délégation de la part du département qui conserve la maîtrise de la situation et en assume les conséquences.

La loi Migneret votée le 12 juillet 1865 vise la création d’un système de transports publics locaux à la fois valide et cohérent et dont l’état est le coordinateur. Elle établit la notion de chemin de fer d’intérêt général et d’intérêt local, le tout format le réseau de ce que l’on appellera « les chemins de fer secondaires » en France. Les lignes d’intérêt général sont celles qui, vu leur importance, sont à la charge de l’État. Les lignes d’intérêt local sont sous la responsabilité directe des départements qui prennent l’initiative de les construire et de les exploiter. Les compagnies exploitant les lignes sont soit « concessionnaires », c’est-à-dire qu’elles assument tous les risques financiers, soit simplement « fermières », assurant une simple exploitation par délégation de la part du département qui conserve la maîtrise de la situation et en assume les conséquences.

La loi Migneret n’atteint pas son objectif qui est la création d’un système de transports publics locaux à la fois valide et cohérent. Vers 1880, le total des lignes construites est de l’ordre de 3.500 Km, comprenant aussi bien des lignes à voie normale (écartement de 1435 mm) qu’à voie métrique (écartement de 1000 mm) ou, plus rarement en voie étroite (60 mm). Il faut donc aller plus loin.

La loi du 11 juin 1880 : une moyenne de 15 km/h à la portée du peuple.

La demande de transports est si forte que, le 11 juin 1880, une nouvelle loi est votée pour hâter la construction des lignes d’intérêt local. Elle ajoute une nouvelle catégorie aux deux précédentes : les tramways. Ceux-ci ont pour principale différence, par rapport aux lignes d’intérêt local, d’utiliser les bas-côtés des routes départementales qui, justement, appartiennent aux départements – ce qui résout le problème de l’acquisition des terrains ou de leur expropriation.

Cette loi autorise quatre écartements, dont les deux premiers seront sont courants, le troisième étant peu pratiqué en France, et un quatrième vraiment exceptionnel : 1.435 mm, 1.000 mm, 750 mm, et 600 mm.  Les deux derniers, ceux de 750 mm et de 600 mm sont plus particulièrement recommandés pour les « tramways » établis sur les bas-côtés des routes, à une époque où les routes n’étant pas encore envahies par l’automobile, peuvent accepter ce genre de pratique. Le cahier des charges autorise une largeur des véhicules de 2,50 m en voie métrique et de 1, 60 m en voie de 750 ou de 600 mm. Pour les voies métriques, on admet une formule dite des «trois 15» : des locomotives de 15 tonnes, roulant sur des rails de 15 kg par mètre, et assurant une vitesse moyenne de… 15 Km/h !

De 1890 à 1914, on se met à construire ces lignes par milliers de kilomètres, et peu avant la Première Guerre mondiale il existe plus de 300 compagnies concessionnaires. Mais déjà les difficultés financières s’accumulent et, en réponse à cette situation, en 1913 est votée une loi qui supprime toute participation de l’État (mais pas des départements) aux dépenses d’exploitation de ces lignes… ce qui relève d’une conception du service public qui ne déplairait pas aujourd’hui !

Vers 1924, année de l’apogée du réseau des chemins de fer secondaires en France, tant d’intérêt général que local et dans ces quatre écartements, atteint 22.000 Km : le total des lignes projetées aurait dû dépasser 30.000 Km, soit autant que le réseau des grandes compagnies toutes réunies. Mais, à partir de la fin des années 1920, l’automobile ajoute ses effets aux désastres de la Première Guerre mondiale met à mal ce réseau secondaire et le fait disparaître en une trentaine d’années. Les parlementaires de 1913 avaient vu juste : ce n’était pas la peine de prolonger artificiellement la vie d’un mort-vivant.

Scène habituelle sur un réseau en voie métrique: ici à Vierzon. Dans les agglomérations, le « tortillard » se mue en un utile tramway urbain.

Les installations fixes de ces « tramways ».

Le terme est issu du « grand » chemin de fer et prend une tournure très pompeuse pour désigner, avec nos modestes tramways, des voies établies à l’économie et des gares aux bâtiments très simples. Les voies sont établies sur ce que l’on appelle à l’époque un « accotement réservé », c’est-à-dire sur une bordure d’une route ou d’un chemin interdit à tous les autres véhicules. Les piétons peuvent y circuler, à condition de décamper rapidement et sans fierté quand ils entendent siffler le train.

En général on prévoit, de chaque côté du gabarit du matériel roulant, une bordure de 30 cm coté chaussée, et une banquette de 110 cm coté fossé. On laisse 6 mètres pour la largeur de la chaussée, qu’il s’agisse de départementales ou de nationales. Les rails sont saillants et posés sur des traverses. Ils sont légers, et ne pèsent que de 15 à 30 kg au mètre, les rails les plus petits étant sur les voies métriques. Là où la place manque, comme dans le cas des traversées des villes et des villages, il faut alors que la voie vienne s’installer sur la chaussée même, utilisant des rails plats type tramway urbain.

Gare typique d’un réseau en voie métriques, ici à Aigrefeuille, en 1908, avec sa halle accolée au BV.
Un BV très modeste, réduit à une simple halte sans logement ni bureau pour le chef de gare qui doit dormir dans le village voisin. Réseau du Morbihan, vers 1910. Le chemin de fer, en tout cas, a de nombreux admirateurs, à moins que ce ne soit le photographe et l’occasion de « poser pour la postérité »…
Rare scène vue sur un tramway en voie de 60, dite Decauville : c’est la solution minimale, occupant la moindre place sur la chaussée, mais aussi la moindre vitesse et le moindre confort. Réseau normand dit de Caen à la mer. La gare est un modeste mais élégant pavillon, à gauche sur le cliché.

Les locomotives : elles portent parfois des jupes.

La locomotive à vapeur de ces tramways ruraux est la très classique petite locomotive-tender à deux ou trois essieux moteurs, reproduisant, en plus petit, les locomotives de manœuvres des gares du « grand » chemin fer, ramenées à un poids d’une quinzaine de tonnes. Elles peuvent rouler à 20 ou 25 Km/h en tête d’un train mixte « MV » (marchandises-voyageurs) formé de deux ou trois wagons à marchandises placés en tête du train, suivis d’une ou deux voitures à voyageurs, le tout pesant moins d’une centaine de tonnes. Elles circulent, comme toutes les locomotives-tender, indifféremment dans les deux sens de marche et emportent sur elles leur réserves d’eau et de charbon – réserves assez maigres pour n’accorder qu’une autonomie modeste.

Les performances de ces locomotives restent malgré tout assez modestes, aussi modestes certes que le type classique de dimensions équivalentes, mais leur maintenance est rendue complexe par la présence de ces plaques de tôle qu’il faut continuellement démonter, en atelier, pour la moindre intervention.

Mais très vite elles disparaîtront des tramways urbains, dès le début de notre siècle, au profit de motrices électriques propres, silencieuses et performantes. Par contre, pour ce qui est des trains secondaires circulant sur les bas-côtés des routes, on verra encore des locomotives à vapeur dotées de jupes, ceci jusque durant les années 1940.

Locomotive-tender à jupes du réseau du Loir-et-Cher, vers 1890.
Locomotive à jupes dans la traversée d’Argenton, sur le réseau d’Indre-et-Loire. Le train devient tramway et la « proximité », comme on dirait aujourd’hui, va jusqu’à faire le service des terrasses des cafés !

La répartition des chemins de fer à voie métrique ou étroite en France.

À la veille de la Première Guerre mondiale, la moyenne nationale, pour tous les types de chemins de fer réunis, est de 11,5 km de lignes pour 100 km² de superficie. Les départements les mieux pourvus sont situés globalement dans la moitié nord et est du pays, près des frontières et aussi dans les sites bien pourvus en industries lourdes. Rapportée à la population de l’époque, la réalité de la densité ferroviaire globale montre que la moitié nord du pays, sauf la Bretagne et le Nord-Pas-de-Calais, s’oppose par ses fortes densités ferroviaires à la moitié sud. Toutefois, dans le sud, on trouve de brillantes exceptions comme les Landes (328 km pour 100 000 hab.), ou aussi les Basses-Alpes dont la forte densité ferroviaire (208) n’est due qu’à la faiblesse de la population (107 000 habitants), de même que, dans une moindre mesure, en Lozère (195) ou dans le Lot (184).  Les grandes densités ferroviaires se trouvent dans le bassin parisien, avec des valeurs de 200 à 350, ou sur l’axe des Ardennes jusqu’à Lyon. Aussi bizarre que cela puisse paraître, le Nord avec seulement 96, ou le Rhône avec 82, se trouvent relativement peu pourvus en voies ferrées alors que ce sont des départements très peuplés et très industrialisés, de même que le Puy-de-Dôme qui est très peuplé à la veille de la Première Guerre mondiale, mais n’a que 99 km de lignes pour 100 km². Entre les deux guerres, ces départements seront ensuite massivement équipés, notamment le Nord.

Les chemins de fer secondaires français les plus connus, établis en voie métrique, sont dans la vallée de Chamonix (Saint-Gervais-Vallorcine), en Cerdagne (Villefranche-Vernet-les-Bains-La Tour-de-Carol), en Provence (Nice-Digne), tous encore en service, mais aussi d’autres aujourd’hui disparus comme le Vivarais (Tournon et La Voulte-Dunières), ou le réseau de Provence (Meyrargues-Nice).

Les autres, moins connus, forment souvent un ensemble de quelques lignes rayonnant autour d’une grande ville, comme c’est le cas à Blois, Grenoble, Le Mans, Rennes, Toulouse, Vesoul, ou autour d’une petite ville comme Carhaix dans le Finistère, ou Villefranche-sur-Saône, dans le Rhône. La quasi-totalité des autres lignes en voie métrique sont en correspondance avec le réseau d’intérêt général à partir duquel ils assurent des parcours de prolongement et de desserte locale. Toutes les régions ont certes des réseaux métriques, mais pas avec une même densité. Bien qu’ils soient très dispersés, ils apparaissent comme relativement plus concentrés et nombreux dans le grand Ouest, dans le nord du pays entre la mer du Nord et la Champagne, mais aussi en Alsace, en Franche-Comté et dans la région lyonnaise, ainsi que dans la région toulousaine et en Languedoc.

D’autres parties du territoire national manquent presque totalement de réseaux en voie métrique ou étroite, comme les parties sud de la Champagne et de la Lorraine, la Normandie, la partie est de l’Aquitaine avec les départements de la Dordogne, du Lot-et-Garonne et du Gers, ou encore comme dans le sud du Massif central et surtout dans les Alpes.

L’ère de l’autobus sur rails : 1920-1930.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale un certain nombre de constructeurs d’automobiles s’intéressent aux chemins de fer secondaires et vicinaux dont les petites lignes à voie métrique connaissent un trafic en chute libre. L’automobile, devenue fiable, économique, et rapide remplit les routes et vide les trains, surtout sur de courtes distances et pour le transport porte-à-porte.

De Dion, ou surtout Berliet, construisent alors des engins à quatre roues, avec un moteur de type automobile donnant 40 à 80 ch, et une carrosserie inspirée de celle des autobus de l’époque. L’autorail pour lignes secondaires est né, mais ne se montre guère performant sur le plan mécanique: un moteur, un embrayage et une boîte de vitesses de type automobile ne peuvent guère, en effet, « encaisser » durablement les longs et lents démarrages du type ferroviaire, les longues marches à bas régime. La situation est telle qu’il faut bien songer, vers les années 1930, à une solution définitive autre que le rail pour desservir les campagnes.

Autobus sur rails De Dion-Bouton essayant de mériter le nom d’ « auto-rail »
Le même genre d’engin et de la même marque, version 1938, donc un peu plus « moderne ».

L’époque classique des autorails en voie métrique avec Billard et Renault.

Ces constructeurs sont, sans nul doute, ceux qui innovent le plus et conçoivent, pour les réseaux métriques français, un engin tout à fait spécifique, et dont les caractéristiques techniques sont pensées en fonction des contraintes de la traction ferroviaire, d’une part, et, d’autre part, de la circulation sur voie ferrée.

L’autorail Billard est adopté par la grande majorité des réseaux secondaires de la fin des années 1930. D’abord, c’est un engin circulant sur des bogies, ce qui lui garantit une bonne inscription en courbe même à faible rayon, et une grande douceur de roulement, une excellente stabilité, même sur des voies médiocres et mal nivelées. Il est conçu comme un autorail et non comme un autobus: doté de cabines de conduite aux deux extrémités, comportant même une version articulée à 2 caisses sur 3 bogies, ce type d’autorail est mû par un moteur diesel d’environ 170 kW et a une transmission mécanique.

Renault construit 49 autorails de 8 types légèrement différents, ABH1 à ABH8, et livrés à partir de 1935 aux réseaux de Provence, des Côtes-du-Nord, de Corse, plus un autorail livré en Indochine. Très puissants et très stables, ces autorails durent jusqu’à aujourd’hui et certains d’entre eux circulent encore sur le réseau de Provence ou sur le réseau corse, offrant d’emblée un prix de revient de l’ordre du 1/3 de celui de la traction vapeur: leur succès double le nombre des voyageurs.

Le constructeur d’autocars Verney fournit, en 1950, les derniers types d’autorails de cette période classique, et les réseaux du Blanc à Argent et du PO-Corrèze les utiliseront. Longs de 18,53 m, pesant moins de 18 t, ces engins roulent à 80 km/h si les voies le permettent, et leur moteur diesel Willème de 140 ch actionne une transmission mécanique.

Autorail et remorque Billard en 1938 sur le réseau du Vivarais. Ces excellents engins, notamment par la qualité de leurs bogies pemrttant de bonnes vitesses, sont réellement conçus pour la voie métrique et non des adaptations d’autocars.
Autorail Billard A80 en voie métrique, devant le magnifique BV de la gare de Valençay, château et tourisme obligent…

Une électrification aurait elle sauvé ces réseaux ?

Beaucoup pensent que, à l’instar de la Suisse qui a conservé l’intégralité de ses réseaux en voie métrique parce qu’ils étaient électrifiés et « modernes », les réseaux métriques français auraient été sauvés s’ils n’avaient pas conservé leur traction à vapeur, leur matériel roulant obsolète et usé, leurs voies peu entretenues, leur manque de confort et de performances.

Rien n’est moins certain: la Suisse est un pays dense, où un permis de construire est refusé et où il est interdit de construire dans un lieu non accessible par les transports en commun, et où le chemin de fer est une habitude tant dans les mentalités que dans la pratique quotidienne des déplacements.

La France est un tout autre pays, où les distances sont longues, où la liberté de déplacement individuelle est aussi sacrée que la liberté de penser. Et, aussi, il a existé des réseaux en voie métrique électrifiés qui ont disparu (Haute-Vienne, Savoie, etc) et des réseaux en voie métrique non électrifiés qui existent toujours (Provence, Corse).

Cet important réseau métrique électrifié, ouvert entre 1888 et 1932, ferme pourtant en 1949, ayant perdu toute utilité économique malheureusement, avant d’être partiellement rouvert par des amateurs qui en font une ligne touristique. de qualité.
Le réseau de la Haute-Savoie, électrique, relie Annemasse à Samoens et à Sxit, plus d’autres lignes plus courtes autour de Bonneville ou Marignier, dès,1891. Mais il ferme à partir de 1959. Ici, des automotrices électriques vues au début des années 1960.
Le réseau métrique de la Camargue, vu ici en 1921. Ouvert à partir de 1892, électrifié en 1920, et desservant l’ensemble de cette région sur les départements des Bouches-du-Rhône et le Gard,, il ferme, faute d’utilité publique, en 1958. Son électrification est remarquable, très « moderne », car menée en courant monophasé 6600 volts: cela ne l’aura pas sauvé pour autant.

L’impossible gestion des réseaux en voie métrique ou étroite.

C’est bien Eugène Bricka, homme influent et professeur à l’École des Ponts et Chaussées, qui crée ce principe de justification de la voie métrique ou étroite par l’économie à la construction, principe qui occultera malheureusement toutes les difficultés apparaissant à l’exploitation, notamment celles du transbordement, qui finiront par mettre à mort la plupart de ces lignes. C’est ainsi que l’ingénieur Morandière en viendra, selon Georges Ribeill, à préconiser l’emploi des équipes volantes accompagnant les trains de marchandises pour faire le chargement dans les gares, ou encore des hommes d’équipe se transportant d’une gare à l’autre pour prêter main-forte suivant les besoins ou les jours de marché, ou même « l’utilisation des facteurs de la poste, venant à la gare quelques instants avant le passage du train et distribuant les billets… » Bien entendu, ces suggestions sont faites à une époque où la main d’œuvre est abondante et bon marché dans les campagnes françaises….

Les chemins de fer métriques devront, au lendemain de la Première Guerre mondiale, apprendre aussi à se passer des hommes d’équipe, et de diminuer leur personnel au point que, dans les gares, il ne subsistera qu’un chef de gare seul en face d’innombrables tâches, tandis que, dans les gares de transbordement, il n’y aura bientôt plus personne pour assurer cette tâche pénible et lente. La cherté de la main d’œuvre sera, elle aussi, une des causes de la mort du réseau en voie métrique ou étroite. 

Mis en sursis dans l’entre-deux guerres, mais ruinés par les transports routiers, ces réseaux ferment à la fin des années 1930, et les rares survivants trouvent un réveil inattendu pendant la guerre du fait de la pénurie d’essence et de pneumatiques « clouant au garage » les voitures particulières, les autocars et les camions. Mais, dès la fin des années 1940, le retour en force des transports routiers, de la fête libérale, du tout pétrole, aura rapidement raison des derniers « tortillards » qui disparaissent avant les années 1960, sauf quelques exceptions comme la ligne de Cerdagne (Train jaune), la ligne de Savoie (Chamonix), la ligne de Provence (Nice-Digne).

Dans une tout autre optique, d’autres réseaux retrouveront une brillante existence comme chemin de fer touristique comme, par exemple, le réseau de la Baie de Somme ou celui du Vivarais, ou encore celui de La Mure, comme de nombreux autres aujourd’hui jouant la carte de la nostalgie de ces temps heureux tout en sachant jouer, aussi, celle du « Patrimoine », mot magique qui, aujourd’hui, sait faire renaître et rendre utiles de belles choses oubliées.

Le très modeste BV de Sorinières, vu vers 1912, en Loire-Inférieure. Pardon : plus rien ne peut être dit « inférieur »: donc, disons en Loire-Atlantique. Notons un trafic marchandises encore important, à voir la composition du train MV, marchandises en tête, bien entendu.

4 réflexions sur « La « France profonde » de la voie métrique : oubliée, elle aussi. »

  1. Toujours aussi passionnant .
    Une ligne à voix étroite qui ceinture la baie de Somme : Le Crotoy, Noyelles-St Valery- Cayeux , est toujours en service à titre touristique . Mais je l’ ai connue dans les années 50 ( où je n’ avais pas de voiture comme beaucoup à cette époque) où elle était en exploitation normale .
    Avant la guerre et peut -être pendant la guerre j’ ai vu fonctionner une ligne secondaire qui longeait le canal Guines-Calais . ( je ne sais plus si elle était à voie étroite ou non . )
    Amitiés
    Michel

    1. Merci, Michel. Je reviendrai sur quelques unes de ces lignes, y compris la Baie de Somme. Bien à vous, Clive.

  2. Lecture très agréable et instructive, je regrette de ne pas avoir connu cette époque. Les photos d’illustration sont un délice. Merci pour le temps que vous avez consacré à cet article.

Commentaires fermés

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