De toutes façons, la vapeur devait mourir.

Nous avons tous aimé la locomotive à vapeur, tant ceux qui l’ont connue comme l’auteur de ce site-web et ses lecteurs, que ceux qui, plus jeunes, n’ont pas eu cette chance. En 1970 tout service voyageurs disparait du réseau SNCF (c’est sur la banlieue Nord) et en 1974-1975, la dernière locomotive à vapeur circule sur le réseau SNCF, alors que la traction électrique a commencé dès le début du siècle, mettant pratiquement 70 années à « tuer la vapeur » comme on disait: la mise à mort et l’agonie furent longues.

La 242 A1, ex 241 101 État de 1932, devait être, en 1946, l’accomplissement de l’œuvre de Chapelon par une transformation de cette locomotive qui devait donner plus de 4200 ch., dépassant celle des 2D2 électriques de l’époque, ce qui poussa la SNCF à produire des 2D2-9100 encore plus puissantes avec 4900 ch. En 1957, la 242 A1, longuement essayée et restée unique, fut discrètement garée.
La cabine de la 242-A1.
Entre 1946 et 1957, plus d’une dizaine d’années d’essais un peu partout sur le réseau SNCF et en tête de trains pouvant atteindre 850 tonnes, la 242-A1 prouve ses qualités et performances. Mais les dirigeants de la SNCF ont l’esprit ailleurs : l’électrification est le seul salut possible.

André Chapelon (1892-1978) fut l’un des plus grands ingénieurs de l’histoire des chemins de fer: les historiens des chemins de fer du monde entier le reconnaissent, et les auteurs anglais, comme le très réputé Geroge Carpenter, l’ont appelé: « The genius of french steam », le génie de la vapeur française. Il était passionné par la locomotive à vapeur dont il fit sa raison d’être. Il a cru en elle jusqu’au bout, il était le dernier grand partisan dans l’avenir de la traction vapeur et, quand la SNCF électrifie ses lignes dès les années 1940, André Chapelon a encore de fantastiques projets. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il est le dernier grand ingénieur à croire en l’avenir de la traction vapeur. Il se retrouve seul… Et lorsqu’il prend sa retraite, la SNCF, qui a beaucoup de respect pour lui et qui ne veut pas le choquer, tourne discrètement la page des recherches et des essais en traction vapeur.

On ne peut que comprendre la profonde tristesse et la grande déception d’André Chapelon.  Mais si l’on considère, d’une part le prix de l’énergie fourni par les centrales électriques, prix qui n’a cessé de baisser, et, d’autre part, le prix de la main d’œuvre, prix qui n’a cessé de monter par le fait d’une nécessaire évolution économique et sociale déjà amorcée depuis le lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on comprendra à quel point la locomotive électrique, consommant de l’énergie nucléaire, conduite par un seul agent, économique en maintenance, ne pouvait que supplanter la vapeur partout où des besoins en transports intenses existaient.

André Chapelon pouvait-il prévoir l’essor de l’énergie nucléaire en France, la cherté croissante de la main d’œuvre, la perte de compétitive du charbon comme source d’énergie traction, les chocs pétroliers, facteurs qui ont tous, tour à tour ou ensemble, apporté des atouts à la traction électrique ? Ni les performances remarquables de la traction vapeur sont en cause, ni sa fiabilité exemplaire avec un taux d’incidents de l’ordre de un pour un million de km : les meilleures locomotives électriques en sont à 15 pour un million. C’est bien le coût seul qui a joué: coût non des locomotives (elles sont moitié moins chères que leurs équivalents électriques ou Diesel) mais de leur charbon, de leur maintenance, de leur conduite.

La 2D2 9100 est la locomotive électrique dont la puissance, enfin, surpassera celle, insolente, de la 242 A1 de Chapelon. Cette belle électrique, réussie, peut donner 4900 ch, et donc faire mieux que les 4200 ch de la plus puissante des locomotives à vapeur de la SNCF. Les 2D2 vont exceller entre Paris et Lyon, enlevant des trains de plus de 600 t à 140 km/h, « franchissant «  »se tapant le Blaisy » avec une allégresse surprenante en tête des trains de luxe les plus lourds. Paris-Lyon en 4 h 15 ; ce sont elles qui accomplissent l’exploit.

La traction vapeur, économiquement non rentable.

L’origine du débat est le prix du charbon chèrement importé pour les locomotives à vapeur des réseaux français dont le haut niveau de performances et les caractéristiques techniques exigent un charbon de qualité, malgré un rendement dérisoire au crochet de traction qui n’a jamais dépassé 7 % pour les meilleures locomotives à vapeur. Mais tant que la machine à vapeur est techniquement la seule possible et la seule puissante dans le gabarit restreint du chemin de fer, le problème de la comparaison avec d’autres modes de traction ne peut se poser, et laisse la locomotive à vapeur, entre 1830 et 1930, dans un état de quasi-monopole sur le réseau français.

Tout est dans ce document SNCF de 1950 : le rendement d’une locomotive à vapeur. C’est assez édifiant, pour ne pas dire affligeant, avec 5 % au crochet de traction du tender, laissant 95 % de l’énergie du charbon « partir en fumée », c’est le cas de le dire.

Mais une industrialisation croissante et très consommatrice de charbon enlève au chemin de fer sa position de seul grand consommateur d’un produit dont les coûts d’extraction et de transport ne peuvent maintenir indéfiniment cette situation favorable : à partir du Second Empire le chemin de fer n’est plus seul à faire les prix et l’industrie, demandeuse de charbon, fait de ce dernier un produit qui devient cher, et les prix montent, et continuent à monter, surtout au début de notre siècle. Le prix de 1930 et de 20,9 % supérieur à celui de 1913 et la consommation annuelle est passée de 7 300 000 tonnes à 10 650 000 tonnes, même si la consommation par 1000 t/km a diminué de 9 % grâce aux progrès techniques de la locomotive à vapeur et à la qualification croissante du personnel de conduite. Une consommation accrue de plus de 30 % d’un produit coûtant 20 % de plus donne une facture plus lourde de 36 %, ceci d’après les chiffres donnés dans notre travail de thèse en Sorbonne en 1993.

Les premières grandes électrifications françaises des réseaux Midi puis PO seront bien menées par des réseaux « pauvres » et auront pour première visée l’économie de charbon, même si, vers la fin des années 1930, la locomotive électrique essaie de développer une image de marque de puissance et de vitesse qu’elle doit ravir à la locomotive à vapeur. Mais la pression des coûts n’est pas suffisante pour vaincre rapidement la résistance au changement que comporte un complexe technique aussi lourd que le chemin de fer et, à la création de la SNCF, la vapeur assure encore 80 % du kilométrage parcouru annuellement par les trains, les 20 % restants se répartissant par moitiés entre la traction électrique et la traction à combustion interne (locotracteurs à essence ou diesel et autorails). Et pourtant cette pression des coûts est l’objet d’une véritable campagne nationale de la part des pouvoirs publics et les revues ferroviaires ou les bulletins professionnels de cheminots font preuve d’une « intégration psychologique » de cette donnée jusqu’à en faire une véritable obsession.

La traction électrique « réhabilitera » le chemin de fer devant l’opinion publique.

De nombreux articles de la grande presse des années 1950 (l’exemple de l’excellence suisse, toujours !…) décrivent l’électrification comme étant une sorte de condition de la « réhabilitation » du chemin de fer devant la nation en se référant, entre autres, au réseau d’un pays modèle à tous points de vue qu’est la Suisse, ou à ceux de certaines compagnies américaines. Et pendant la guerre une intensification de la campagne tourne à la « propagande » avec des affiches, placées jusque dans le moindre dépôt, disant : « Pas plus que ton pain, ton charbon n’est à gaspiller ». Morale ouvrière et sacralisation du pain rejoignent la cause du charbon…

Au lendemain de la guerre, l’obsession du coût reste très vive, et la pression des pouvoirs publics se fait encore plus forte. Un véritable « seuil psychologique » est fixé aux équipes de conduite : ne pas dépasser 30 kilogrammes de charbon par kilomètre parcouru par machine (ou 30 kg/km/mne selon les « unités » d’époque) et si l’inexpérience de nombreux chauffeurs hâtivement recrutés pendant la guerre laisse ma moyenne nationale à 32,06 kg/km/mne en mars 1945, elle tombe dès avril à 28,86, puis en mai à 26,50 et en juin à 24,25. Les locomotives 141 R n’arrangent pas les choses quand elles arrivent sur le réseau français en 1945 : d’une construction américaine robuste, mais peu fine, ces machines sont excellentes Mais elles sont gourmandes et en sont à 39,92 kg/km/machine à leur mise en service en 1945, mais à seulement 22,04 kg/km/machine six mois plus tard.

Les 141-R débarquent en masse en 1945-1946 grâce au plan Marshall et assurent près de 80 % du trafic national pendant des années. Robustes, simples, mais gourmandes, elles ne plaident guère, tout compte fait, en faveur de la traction à vapeur dont elles illustrent, en les soulignant, les qualités et surtout les inconvénients.

Mais surtout, à partir de 1938 et 1939, il semble qu’une autre offensive vienne se joindre à la première : celle des partisans du pétrole. Elle gagne les milieux mêmes de la SNCF et un inspecteur du Service de l’Organisation Technique de la SNCF signe, en 1939, un article donnant les chiffres suivants pour les sorties de devises :

  • Train de 120/150 t + locomotive ancienne : 12 kg de charbon/km : 270 000 fr.
  • Autorail 500/600 ch + remorque : 0,65 kg gas-oil/km :  22 000 fr.
  • Train rapide léger 4 voitures + Pacific : 12 kg charbon/km : 270 000 fr.
  • Rame diesel 3 éléments type « TAR » : 1,1 kg gas-oil/km : 37 000fr
  • Train rapide 9 voitures + Pacific : 13 kg charbon/km :  292 000 fr.
  • Train rapide 9 voitures + locomotive diesel 2000 ch : 1,92 kg fuel/km : 59 000 fr.
  • Train rapide lourd 12 voitures + Pacific : 14kg charbon/km : 315 000 fr.
  • Train rapide lourd  12 voitures + locomotive diesel 3000 ch : 2,52 kg/gas-oil/km : 77 000 fr.

Le très fort argument du déficit en devises est pleinement utilisé, mais on voit aussi, sur le plan des politiques et des techniques de traction, que l’argument se déplace sur le champ de la comparaison entre deux modes et que le sauvetage du chemin de fer passe nécessairement par une refonte technique complète de la traction, aussi bien dans les cas de trains légers pour lignes secondaires que de trains lourds rapides pour grandes lignes.

Mais il faudrait ajouter à l’objectivité de ce tableau que le jeu des taxes vient le fausser : si, pour le charbon, les taxes n’en augmentent le prix que de 15 % rendu dans le tender, pour les carburants pétroliers, le prix rendu s’élève à 7 fois le montant des devises sorties pour l’essence, 8 fois pour le gazole, et 2,5 fois pour le fuel-oil. Et à ceci, il faut ajouter les coûts de conduite (avantageux pour la locomotive diesel avec un agent), d’entretien (désavantageux pour la locomotive diesel), et de l’amortissement (désavantageux pour la locomotive diesel deux fois plus chère et bien moins durable). L’économie nationale est moins évidente et faire rouler un train en traction diesel en 1939 est certes faire de l’État un encaisseur de taxes. Mais c’est aussi tabler sur un mode de traction qui est loin d’avoir atteint sa maturité technique.

Mais maintenir la vapeur, c’est certes maintenir une importation de charbon qui est pour 1937, par exemple, de 30 876 000 tonnes correspondant à une dépense de 4,850 milliards de francs, soit 40 % du charbon consommé sur le plan national : la France est le plus gros importateur de charbon du monde ! Effectivement la France, durant les années 1930, importe en moyenne le 1/5ᵉ du charbon circulant dans le monde et les chemins de fer français consomment plus du 1/6ᵉ de cette importation, soit 820 millions de francs.

Et pourtant la vapeur est maintenue : en 1938 elle assure 417,3 millions de kilomètres sur les 540,9 millions totalisés par les trois modes de traction sur les réseaux français et, dix ans plus tard, en 1948, elle assure entre 348,5 sur 480,2 La régression générale du trafic est nette, passant de 600 millions de kilomètres en 1930 à 540,9 en 1938 et à 480,2 en 1948 : le chiffre de 1938 ne sera retrouvé qu’en 1970 et cette régression générale ne fait qu’augmenter le coût de chaque tonne-kilomètre et pose donc, dans une « spirale » particulièrement injuste et pernicieuse, le problème de l’augmentation des coûts au fur et à mesure que le trafic diminue, étranglant le chemin de fer au prix de sa vie.

Les arguments en faveur de la vapeur ne manquent pas en 1946, notamment en matière de gain de la puissance, depuis la locomotive de Marc Seguin jusqu’à la 242-A1 reconstruite par André Chapelon.
L’évolution technique des locomotives à vapeur montre, sur ce document SNCF datant de 1940, une diminution exemplaire de la consommation de charbon, alors que les puissances et les vitesses augmentent.

L’électrification, « moderne » par nature, commence son règne.

Dans le cadre d’un débat national qui se soldera par la loi du 5 juillet 1949 défavorable au chemin de fer, dans une ambiance de suspicion et de défiance planant au-dessus de lui, le chemin de fer français voit dans l’électrification de ses grandes lignes une réponse et un espoir, et une manière de prouver sa modernité grâce à une vitrine technologique spectaculaire.

Produit « moderne » par excellence, créateur autour de lui d’un nouveau système technique et d’une nouvelle économie, d’un nouvel esprit même, l’électricité a bénéficié d’un grand engouement dans le monde des chemins de fer français au lendemain des deux guerres mondiales. Que cela soit après 1918 ou après 1945, on trouve, en effet, dans un désir de « modernité » et de « paix retrouvée », de grands programmes nationaux d’électrification, qu’il s’agisse des lignes du grand Sud-Ouest (réseaux du Midi et du PO) ou de l’électrification Paris-Lyon-Marseille. Mais le système électrique national connaît, selon le terme de l’historien de l’économie Alain Beltran « un développement heurté » : aux grands travaux de 1920-1925 succède une surproduction en électricité en 1925 impliquant alors une politique de construction de barrages destinée à équilibrer la production. Or la demande double tous les 10 ans en moyenne : il faut prévoir. Dès 1928 la demande rejoint l’offre, mais en 1935 la consommation industrielle baisse de 50 %. En 1936 les pouvoirs publics craignent que les possibilités de stockage et les réserves soient insuffisants et le gouvernement Ramadier lance son fameux « plan des 3 milliards » en 1938 dans un pays où 60 % de la puissance installée est thermique Mais où le charbon est rare, cher et insuffisant.

Ce développement trouve naturellement dans le chemin de fer un amortisseur et un consommateur obligé : effectivement le chemin de fer peut résorber, par son trafic de nuit, les crêtes de surproduction. Et si l’électrification du réseau du Midi des premières années est bien une vraie électrification utilisant une source d’énergie disponible et proche des lignes pyrénéennes, les électrifications qui suivront, sur les grandes lignes Paris-Vierzon, ou Paris-Le Mans, par exemple, sont faites grâce au réseau électrique interconnecté national et sont bien des électrifications de circonstance imposées par les pouvoirs publics à des réseaux pauvres et déficitaires à la recherche de solutions techniques économiques.

1946 : l’heure des grandes décisions a sonné.

Au lendemain de la guerre, c’est l’heure des grandes décisions nationales engageant l’avenir d’un pays dont le gouvernement ne contrôle pas efficacement ni la production ni la consommation, et dont la reconstruction est la première des priorités. Cette reconstruction, après une remise en marche de l’économie, se mue peu à peu en volonté de rénovation complète. Il faut « rattraper le retard français » qui se mesure en une production par travailleur de 992 dollars contre 1125 au Royaume-Uni et surtout 3 840 aux USA. Engagée dans un certain nombre de secteurs clés, et en particulier celui de la production d’énergie, la production de charbon et d’électricité absorbe la moitié des ressources d’investissements du premier plan. La nationalisation de l’électricité et la création d’EDF, la création du Commissariat à l’énergie atomique, les grands travaux de Génissiat sont autant de faits qui montrent que, désormais, l’État est seul capable de mettre en place une véritable politique énergétique nationale dite « à la française » à l’époque et dont les enseignements de la guerre ont démontré les vertus de l’indépendance énergétique nationale et la non-dépendance, notamment, de voies d’approvisionnement que l’ennemi peut couper à son gré et de pays exportateurs qui sont autant de fournisseurs aléatoires en cas de conflit.

Le prix exorbitant du charbon, encore lui.

Grand consommateur de charbon de première qualité qu’il faut importer à prix fort, le chemin de fer français demande de plus en plus d’énergie pour faire face à une demande de transport croissante. La consommation de charbon s’accroît et incite les pouvoirs publics à développer la production nationale plutôt que d’en importer encore plus. En 1913 il fallait déjà importer 5.000.000 tonnes de première qualité (criblés ¾ gras et tout-venant gras) pour une consommation de 7.600.000 tonnes, soit 66 % importés. En 1930 on arrive à réduire cette proportion à 55 %, mais elle est en valeur absolue plus importante avec un tonnage de 6 250 000 tonnes : sur 27 années, la chute n’est que de 10 % dans les proportions, mais la quantité brute au augmenté de 1 250 000 tonnes. Le gain est illusoire et, malgré des progrès remarquables en matière de rendement, la locomotive à vapeur ne laisse plus espérer une réduction sensible des consommations de charbon.

Et en 1949 l’importation de charbon est tombée à 2.840.000 tonnes pour un total de kilomètres parcourus revenu au niveau de 1920, puis en 1950 cette importation est tombée à 350 000 tonnes : c’est l’électrification des lignes de chemin de fer qui est à l’origine de cette différence.

À partir de 1921, suite à un voyage d’études de ses dirigeants aux USA, le chemin de fer français, en apparence, se déclare en faveur de l’électricité : la consommation d’électricité est multipliée par 50 en 30 années, passant de 26.000.000 kWh en 1921 à 50 en 1926, 270 en 1930, 691 en 1939, 932 en 1948 et 1 290 en 1951. Mais dans les faits cet accroissement par 50 ne montre pas que, en 1946 par exemple, la SNCF n’assure que 21 % de son trafic en traction électrique, ceci sur seulement 3 518 km de lignes se situant pratiquement toutes dans le Sud-Ouest, plus les liaisons Sud-Ouest – Paris et Paris-Le Mans, et la banlieue ouest. La région Sud-Ouest, qui comprend 3 208 des 3 518 km électrifiés, assure, quant à elle, 75 % de son trafic en traction électrique et peut servir de référence pour les partisans de l’électrification qui vont jusqu’à présenter l’électricité d’origine hydraulique comme « gratuite », et surtout pouvant être stockée.

Le fait est que cette énergie, peu coûteuse certes si l’on fait abstraction du prix de l’électrification des lignes, a pour inconvénient, à l’époque, de demander des productions d’appoint par centrales thermiques pour les années dites « à faible hydraulicité » ou pour l’alimentation satisfaisante des lignes très éloignées des lieux de production. Cela fait que certaines années voient une SNCF excédentaire en électricité avec 1.300.000.000 kWh pour un besoin de 1.000.000.000 en 1946, tandis qu’en 1949 on voit des locomotives à vapeur circuler sur des lignes électrifiées par suite d’une production insuffisante.

Parc à charbon sur l’ancien réseau du PLM qui était, notamment avec Ange Parmentier qui était un de ses dirigeants, le réseau le plus partisan de la traction vapeur en France. Le prix du charbon posera au PLM un problème perpétuel, mais le réseau n’électrifiera pas, pour autant, sa grande ligne impériale Paris-Marseille : la SNCF le fera dans les années 1950.
Toboggan à charbon, sur le PLM, à Nevers. Le rendement de ce type d’installation dit « élévateur-culbuteur » est exceptionnel : c sont les wagons de charbon qui sont élevés et culbutés. Document RGCF de 1929.

Pourtant l’électrification n’est pas encore vraiment très au point…

L’électrification n’est donc nullement une réponse totale à tous les problèmes que connaît le chemin de fer des années d’entre les deux guerres, et les plus grands réseaux français que sont le Nord et le PLM, mais aussi l’Est, n’électrifient pas leurs lignes et restent fidèles à la traction vapeur.

La principale incertitude technique est celle des performances et de la stabilité : au moment de l’ouverture de la ligne Paris-Vierzon à la traction électrique, en 1926, le PO dispose de 200 machines type BB dont les performances sont modestes : 65 km/h et en tête de trains de 650 tonnes, et 90 km/h en vitesse maximale. Ces machines sont, par contre, stables, et très endurantes en service. Du côté des machines pour trains rapides, les machines 2BB2 hongroises, construites par Ganz pour le PO, sont décevantes, tout comme la 2CC2 de la General Electric américaine : instables, comportant de graves défauts mécaniques et électriques, ces locomotives font trop parler d’elles. Il fallut reconstruire la 2CC2 en 1929, et retirer les 2BB2 hongroises.

Un beau ratage, en 1925, malgré un aspect extérieur superbes, de la traction électrique du le PO, avec les « belles hongroises » produites par Ganz.
Un autre ratage, à la même époque, et qui contribuera à maintenir la sérénité du règne de la traction vapeur : la 2CC2 de la General Electric américaine essayée sur le PO, et même reconstruite et transformée.
Sans doute, ce sont bien les modestes « Biquettes » du Midi, des petites BB légères, souples, mais encore peu puissantes, qui sont les premières locomotives électriques françaises vraiment au point dès 1927 et qui feront de la conception Midi une référence nationale dont le PO saura profiter. Ici la E-4002 de la Cité du Tain de Mulhouse.

Rien n’est donc totalement joué en matière de traction électrique et de locomotives de vitesse durant les années 1920, et le PLM, à tort, ne trouve donc rien de totalement encourageant dans les politiques de traction électrique type PO ou Midi, ou, plutôt, y trouve de quoi alimenter ses réticences. Ajoutons que la traction électrique en France n’a pas encore fait ses preuves sur des lignes à très fort trafic de type industriel lourd : bref, il manque à son tableau d’honneur un exploit comme un Valenciennes-Thionville dont on sait le futur rôle déterminant de véritable vitrine du monophasé durant les années 1950 et 1960.

Si la SNCF peut, en 1949, ne consommer que 6.800.000 tonnes de charbon contre 11.300.000 en 1930 pour un trafic légèrement supérieur, elle doit ce progrès à la traction électrique en partie seulement : la chauffe au fuel de locomotives à vapeur, l’utilisation intensive d’autorails et de locotracteurs à moteur à combustion interne, voilà autant de réducteurs efficaces de consommation de charbon : la traction diesel fait son entrée dans le monde ferroviaire d’une manière définitive et massive à partir des années 1935. La SNCF héritera de cet état de fait en 1938.

La traction diesel moins chère que la traction électrique, comme un vélo est moins cher qu’une auto…

C’est avec la traction diesel que l’on s’aperçoit qu’un pur débat sur les coûts est illusoire en matière de traction ferroviaire. Effectivement la traction diesel montre que, si elle parvient à être moins chère à première vue, elle l’est au prix d’une qualité de service moindre. André Cossié nous a souvent dit que la traction diesel est moins chère que la traction électrique comme une bicyclette serait moins chère qu’une automobile : les services rendus en traction diesel, la qualité du transport, le débit du trafic sont moindres. Et pourtant les «décideurs » extérieurs au chemin de fer et qui ne raisonnent qu’en termes de coûts comparés n’ont pas manqué d’être séduits par la traction diesel.

Entre les deux guerres la France a dû, bon gré mal gré, « se mettre au pétrole » avec le triomphe des transports routiers et aériens malgré le peu d’enthousiasme des pouvoirs publics pour tout ce qui repose sur une importation, donc sur une dépendance vis-à-vis d’autres pays : la pénurie de charbon de 1919 est encore dans les souvenirs. Le chemin de fer des années 1930 intervient plutôt comme un acteur de second plan, un consommateur de produits issus du raffinage des carburants « nobles » destinés à l’automobile et à l’avion, que comme un élément dynamisant à la pointe de l’utilisation de techniques nouvelles. La traction diesel n’est pas l’affaire du chemin de fer et seul le PLM a une expérience dans ce domaine, acquise surtout sur le réseau algérien.

Charles Tourneur, le « monsieur Diesel ».

Un grand article de Charles Tourneur, un ingénieur qui jouera un rôle de tout premier plan dans l’histoire de la traction diesel à la SNCF, est consacré à ce mode de traction dans le « Bulletin PLM » de l’époque.  Le bilan de l’expérience du PLM algérien apparaît comme considérable. Les essais de la locomotive destinée au réseau algérien, type 2C2 ou 232-ADE-1 de 930 ch entre Paris et Marseille, le 11 août 1933 avec vitesse commerciale record de 95,8 km/h et pointes à 120 km/h, laissent penser que ce mode de traction a un avenir en France tout autre que les manœuvres ou les embranchements industriels. « Les divers essais ainsi réalisés avec nos locomotives diesel ont nettement mis en lumière les qualités intéressantes de ces engins, et on peut maintenant envisager la construction d’unités plus puissantes, susceptibles de remorquer, de bout en bout, sur la principale artère de notre réseau, des trains rapides de plusieurs centaines de tonnes. »

C’est la 2C2+2C2 qui s’annonce, locomotive de puissance que le PLM mettra en service dès 1935 entre Paris et Menton en tête de trains lourds de 600 tonnes. Cette locomotive, réalisée sous la forme de deux prototypes, est capable de fournir 4 400 ch (mesures d’époque) et de couvrir, sans ravitaillement, les 1 100 km que représentent Paris-Menton à une vitesse moyenne de 100 km/h et maximale de 130 km/h.

La 2C2-2C2 du PLM marque, en 1935, le départ de la « grande traction » Diesel en France sur le parcours Paris-Nice sans arrêt. Un exploit très remarqué. Mais l’engin est lourd, complexe, peu souple : tout est à refaire, à repenser. La vapeur est encore tranquille !
La traction diesel de ligne nait surtout sur l’étoile de La Rochelle avec les 060-DB (futures CC-65000) remorquant en souplesse des trains de voyageurs lourds à partir de 1955. Les CC-85500, elles, se chargent des trains de marchandises lourds, notamment sur la grande ceinture de Paris.
Arrivées des USA dès 1946, les A1A-A1A 62000, surnommées les « Baldwin » se montrent très fiables, mais, lentes, peu puissantes, ces sympathiques locomotives n’assurent que des tâches de second plan, aux manœuvres ou en tête des trains de connexion transitant, à pas lents, par la petite ceinture.
La traction diesel chasse la vapeur jusque dans les gares les plus prestigieuses, comme à Cannes, et en tête des plus beaux trains comme le Train Bleu. Cette modeste BB-66000 et son affreux fourgon-chaudière prennent la pose dans un décor célèbre ou, jadis, les « Coupe-Vent » ou les 241 PLM se faisaient admirer et photographier.

Le PLM a aussi acquis une solide expérience en matière de locomotives diesel de ligne à puissance modérée, avec la mise en service, entre 1932 et 1934, de quatre prototypes à disposition d’essieux différents : types A1A-A1A, B1B, BB et 1D1. Ces locomotives sont complétées par des BB à cabine unique centrale en 1938, tandis que le réseau algérien reçoit les prototypes 2C2 dont nous avons fait mention dans le paragraphe précédent.

Mais, pour ce qui est des autorails et des locotracteurs si répandus sur l’ensemble des réseaux, la traction diesel est plus une bouée de sauvetage que l’affirmation d’une volonté de progrès technique. La traction diesel est bien née et exploitée sous le signe du moindre coût imposé. Le moteur diesel, utilisant un sous-produit issu du raffinage qui est industriellement nécessaire, se pare des vertus de l’économie maximale puisque consommant un produit obligatoirement disponible ! Venu d’un monde extérieur au chemin de fer qu’est la marine, le moteur diesel n’a pas les caractéristiques les plus adaptées (encombrement, couple, puissance) pour donner le meilleur de lui-même dans une locomotive et ne peut s’intégrer, à l’époque, dans la grande traction. Donnant de bons résultats dans le traction pour lignes secondaires ou, à la rigueur, dans la traction légère il reste le type même du moteur de traction pour les autorails. Présent sur la scène ferroviaire par suite de considérations de coûts, le moteur diesel est imposé au chemin de fer et excelle là où, presque, il n’est bientôt plus question de chemin de fer.

Alors, évidemment, les chiffres peuvent parler.

Passant de 2 à 436 exemplaires entre 1930 et 1935, puis à 791 en 1939, les autorails montrent que là où un train omnibus remorqué par une locomotive à vapeur consomme 37 grammes de charbon par place offerte et par kilomètre, un autorail de 300 ch ne consomme que 7 grammes de « gazole », soit 9,6 grammes de charbon en équivalent de calories. L’économie en énergie est de l’ordre de 70 % si l’on tient compte des gaspillages inhérents à la traction vapeur comme le temps de préparation et de mise sous pression, le temps de stationnement sous pression, le temps de refroidissement après le service qui sont autant de longues périodes de pertes caloriques. Le moteur diesel démarre instantanément et peut-être mis en service après un très bref temps de montée en température, et les stationnements prolongés peuvent se faire moteur coupé.

En 1938, année de la création de la SNCF, le prix moyen de la tonne de « gazole » est de 335 F, livré en wagon-citerne depuis la raffinerie. La tonne de charbon propre à la traction revient à 225 F en moyenne. La consommation du train à vapeur cité ci-dessus revient à 0,83 centimes par place/km et l’autorail ne demande que 0,23 centimes. Parcourant 53 400 000 km en 1938 avec une moyenne de 40 places occupées, les autorails français économisent 1,2 milliards de francs à raison de 0,60 F par place/km. À titre de comparaison, le réseau PLM en 1937 dépense 2,9 milliards et encaisse 2,8 milliards : c’est dire l’importance de l’économie apportée par la traction diesel en matière de coûts de traction – si, toutefois, l’on ne considère que ceux-ci. En effet, les autorails connaissent une moyenne de 23 pannes aux 1.000.000 km, ce qui les met très loin en dessous de la fiabilité des locomotives à vapeur qui en sont à 4 pour 1.000.000 km, et pratiquement ignorent incidents et pannes en ligne et peuvent presque toujours rentrer au dépôt en cas d’avarie.

Passons à la pompe !

La « politique du pétrole » dans laquelle la France s’est lancée en 1939, interrompue du fait de la guerre, reprend en 1945 et donne à la traction diesel toutes ses chances. Pourtant, cette politique est loin d’être saluée à l’unanimité dans les milieux ferroviaires : « Nous avons démontré que la fameuse « politique du pétrole » préconisée à grand fracas avant-guerre est une politique de temps de paix dont la condition essentielle en temps de guerre résidait dans la possibilité du maintien de nos liaisons maritimes. Il est vain de prétendre à l’autonomie maritime, nos obligations continentales ne nous permettent pas d’être forts sur terre, sur mer et dans l’air à la fois, nous succomberions sous le poids de telles charges. En conclusion, une politique spécifiquement française du pétrole nous est pratiquement interdite et la solution de l’emploi intensif de combustibles liquides en dépend. Ils peuvent être utilisés, mais ne peuvent être préconisés en remplacement du charbon. ».

Le gouvernement invite la SNCF, peu après la fin de la guerre, à transformer pour la chauffe au fuel lourd 320 locomotives à vapeur type 141 R fraîchement importées des USA et auxquelles s’ajouteront 300 locomotives identiques Mais équipées d’origine de cette chauffe. Cela constitue une fort parc de 620 machines consommant non plus du charbon Mais 1.000.000 t de fuel annuellement. Dans la même politique, la mise en service de nouvelles locomotives diesel de ligne et de manœuvres, de nouveaux types d’autorails unifiés marque ces années 1946-1950 durant lesquelles la SNCF se convertit progressivement à la traction diesel. Elle voit dans ce mode de traction celui qui se substituera à la traction vapeur sur les lignes dont le trafic ne justifie par une électrification, c’est-à-dire que, pour elle, la traction diesel n’est pas du ressort des choses immédiates. Et elle laisse échapper l’opportunité de l’utilisation d’un pétrole encore à très bas prix qui fera la joie de ses concurrents.

La SNCF hésite et André Cossié explique pourquoi.

La SNCF hésite à se lancer dans une politique intensive de la traction diesel. Elle a, c’est vrai, un parc important de locomotives à vapeur neuves ou récentes, et performantes, et qu’il faut utiliser. La commande massive des 1 323 locomotives à vapeur type 141 R au lendemain de la guerre, signée par un Louis Armand pourtant partisan de la traction électrique, peut-elle apparaître comme une erreur économique privant la SNCF de l’opportunité offerte par un pétrole abondant et bon marché ? N’aurait-il pas fallu commander 1323 locomotives diesel de performances équivalentes qui existaient déjà sur les catalogues des constructeurs américains ?

André Cossié fait faire un calcul par l’auteur de ce site-web, alors en stage de doctorat avec lui, à Tarbes, en 1990. Il se trouve que, durant les années 1960, pour un train de voyageurs constitué de matériel d’époque, pesant un peu plus de 400 tonnes, et devant affronter des rampes courantes comme 4 pour mille, nous pourrons mettre en tête une Pacific ex – PLM à vapeur, une BB électrique de conception récente, et une BB diesel de conception récente elle aussi. Nous prendrons donc, pour chaque mode, l’engin de traction le plus courant offert.

a) Traction vapeur : une 231 ex – PLM. Elle peut remorquer un train de 420 tonnes à 100 km/h de moyenne sur notre ligne comportant des rampes de 4 pour mille. Avec son tender chargé, elle pèse 164 tonnes, et, pour 5 daN par tonne, elle offre une résistance au roulement de 820 daN. La résistance au roulement du train, avec le matériel courant de l’époque, sera de six daN par tonne, soit au total, de 2 730 daN. Le total de la résistance au roulement sera de 3 550 daN demandant un effort à la jante de 986 kW.

La locomotive peut fournir cet effort, mais ce qui compte est l’accélération du train (effort accélérateur restant), condition « sine qua non » d’une bonne vitesse commerciale. L’accélération en rampe est surtout la meilleure garantie sur un réseau comme celui de la SNCF qui ne compte pas que des lignes en palier.

Avec 1,16 comme majoration pour l’accélération des masses tournantes de la locomotive (roues, mécanisme ou mouvement) et 1,04 pour celles des voitures, la masse fictive à accélérer est de;

(164×1,16)+(460×1,04) = 668,64 tonnes.

La résistance à la pesanteur (rampe de 4 pour mille) sera de :

(164 000 kg + 420 000 kg) x 9,81 x 4/1000 = 22916 N = 2291 daN.

L’effort total sera :

820 = 2730 + 2291 = 5841 daN ou ;

5841 x 100/360 = 1 622 kWh

Cet effort est, pratiquement le maximum que l’on puisse demander à cette locomotive, même choisie sous sa forme la plus évoluée (23I K). À une ouverture de 45 % d’admission aux cylindres HP (usage courant) on peut attendre d’elle un effort de 1 288 kW au crochet à 100 km/h. En ouvrant à 55% on peut atteindre 1 568 kW ce qui veut concrètement dire qu’aucune accélération n’est à escompter au-delà de 100 km/h, la locomotive étant capable de développer l’effort nécessaire à la vitesse d’équilibre de la résistance au roulement en rampe de 4 pour mille, si elle a bien abordé la rampe à cette vitesse.  Si elle a abordé la rampe à une vitesse inférieure, avec la formule P = F.V., il se produira une décélération du train pouvant aller jusqu’à l’arrêt si la rampe est longue. La consommation de charbon sera de 4,4 kg par kWh pendant cette opération.

b)Traction diesel : une BB 67000. Construite durant les années 1960 pour la substitution à la traction vapeur, elle est capable, avec un moteur SEMT de l 470 kW, d’un effort de 4 500 daN à 100 km/h sur le rapport d’engrenages correspondant au régime voyageurs, ceci en théorie et en considérant la puissance aux arbres des moteurs diesel (puissance dite UIC). En fait il faut déduire un tiers de cette puissance maximale théorique pour les pertes dues à l’alternateur, au redresseur, aux auxiliaires (ventilation, air comprimé, chauffage éventuel du train) pour déterminer l’effort réellement donné à la jante, soit environ 985 kW.

Par rapport à la locomotive à vapeur, nous gagnons sur le poids : ici la locomotive pèse 80 tonnes contre 96,5 pour la Pacific et, en outre, on économise purement et simplement celui du tender qui représente 68 tonnes à pleine charge. La locomotive diesel aura une résistance au roulement spécifique de l’ordre de 5 daN/t. En conservant la résistance au roulement de 2 730 daN pour le train, la résistance totale à vaincre sera de 3 130 daN.

Par contre l’accélération des masses tournantes comprend non seulement le moteur diesel, mais la génératrice de courant et les moteurs de traction électriques, soit 1,40 environ. En conservant 1,04 pour les essieux du train toujours, on aura une masse fictive à accélérer de :

(80 x 1,4) + (420 x 1,04) = 590, 4 t.

La résistance due à la pesanteur (rampe de 4 pour mi11e) sera de :

(80 000 kg + 420 000 kg) + 9,81 x 4/1000 = 19 620 N ou 1961 daN.

L’effort tota1 sera de :

3 130 + 1 962 = 5 092 daN ou :

5 092 x 100/360 = 1 414 kW.

Cet effort est au-delà de ce que la locomotive peut fournir à régime maximal à 100 km/h et la vitesse d’équilibre, sur la rampe abordée à 100 km/h se stabilisera aux environs de 85 km/h si nous consultons le diagramme «Variation de l’effort en fonction de la vitesse» donné dans la notice descriptive des BB 67000. La consommation, dans ces conditions, est de 700 l/h, soit 0,7 l/kWh sur la base de 980 kW à la jante.

c)Traction électrique : une BB 9200. Cette locomotive est le type même de la locomotive des années 1950 à la SNCF et assure un service voyageurs, avec 3 850 kW aux arbres des moteurs et une vitesse maximale de 160 km/h. À cette vitesse l’effort à la jante peut atteindre 14 500 daN. La locomotive pèse 82 tonnes.

14 500 – 5 109 = 9 391 daN.

L’effort décroîtra certes en raison inverse de la vitesse, mais pour 100 km/h nous pouvons calculer que l’effort résultant (en Newtons) divisé par la masse totale en mouvement donnera une accélération de :

93 910  : 502 000 = 0,18 m/s2 ou 18 cm/s2

La vitesse d’équilibre dans la rampe sera toujours déduite de la formule :

P= F.V.

      360

(R en kW, V en km/h et F en daN)

On obtient une vitesse d’équilibre de 147 km/h. La consommation est de 3 850 kWh, les moteurs tournant à leur maximum.

Les choix de la SNCF lors des années 1950, toujours expliqués par André Cossié.

Nous voyons nettement apparaître les conditions du choix de l’ingénieur SNCF dans cette période des années 1950/1960. Ne parlons pas encore des coûts puisque, d’abord, les performances importent. La locomotive diesel n’est pas performante : elle a pour elle ce qui n’apparaît pas dans notre cas d’espèce : une mise en œuvre facile et rapide, une conduite simple à un seul homme, l’absence d’installations fixes coûteuses. Mais elle demanderait, pour être performante, une marche en unités multiples à l’américaine dans le cadre d’une politique de traction du type grande traction marchandises en tête de trains de marchandises immenses ou de trains de voyageurs rares et lourds, ce qui ne correspond, en fait nullement à la disposition géographique du réseau ferré français, ni à ses équipements, ni au savoir-faire professionnel des cheminots. Et encore avons-nous choisi une locomotive diesel apparue en 1964, c’est-à-dire déjà bien plus performante que les premières locomotives de ligne type CC 65000 des années 1955-56 qui se contentent d’un modeste 970 kW aux arbres, ou 650, kW à la jante, et qui existent au moment où se font les grands choix. Nous avons favorisé la traction diesel en prenant une locomotive future Mais qui existait déjà dans les cartons de la SNCF.

La locomotive à vapeur est performante, ou, du moins, plus que la locomotive diesel. Ici aussi, on peut faire mieux, et Chapelon le démontrera avec des prototypes pouvant aller jusqu’à talonner notre BB 9200 en matière d’effort. Mais il y a des aspects négatifs qui n’apparaissent pas ici non plus : une conduite difficile, pénible même, à deux hommes, de longues périodes d’immobilisation et de soins dans les dépôts donnant, en fin de compte, une disponibilité très restreinte concrètement.

Techniquement, et aussi en matière d’exigences d’exploitation ferroviaires, la locomotive électrique distance complètement ses deux concurrentes. Infiniment plus performante, capable d’efforts (et même de surcharges) laissant loin, derrière elle les deux autres modes, légère (puisque la seule à ne pas avoir le «sac à dos» de ses réserves de combustible), totalement disponible, facile à conduire et avec un seul homme aux commandes, facile à entretenir, elle offre un plateau d’avantages incontestable même pour l’ingénieur le plus réfractaire à l’électrification du réseau. La locomotive électrique est disponible, en heures, 23 pratiquement sur 24. Mais existe-t-il des trafics correspondants permettant d’utiliser aussi pleinement le parc de locomotives électriques d’un réseau national ? Il est certain qu’une électrification n’est rentable que si le trafic permettant d’utiliser à plein les possibilités est offert et est maintenu. Donc calculer des prix de revient comparatifs entre les différents modes de traction, ceci en termes de performances en tête d’un train, n’a aucun sens économique si le temps d’utilisation d’une locomotive électrique reste faible. Dans les périodes d’incertitude quant au trafic escompté, donc de faibles investissements en faveur du chemin de fer, la locomotive diesel, qui ne demande que des installations fixes sommaires, qui ne coûte concrètement rien quand elle ne travaille pas, et est immédiatement disponible, et offre, sur le plan financier, des arguments incomparables. Son succès sur les réseaux du continent américain, ou des autres continents, notamment en Afrique et en Asie s’explique ainsi : on diésélise là où il y a incertitude.

Pas moins de 22 années d’efforts séparent ces deux cartes: l’électrification est une oeuvre ingrate et de longue haleine qui aura duré près d’un siècle sur le réseau français.

Faisons un test « Que choisir ? » entre la traction vapeur, électrique et Diesel.

Il reste le problème des coûts. La comparaison mérite d’être faite, même si leur évocation ne reflète pas la qualité du service rendu. La locomotive à vapeur consomme, dans notre cas, 4,4 kg de charbon au kWh. La tonne de charbon est vendue, au début des années 1950, pour un prix de 5 100 F rendu au tender. Le prix de l’énergie entre pour 42 % de la traction à vapeur. La locomotive diesel consomme 0,7 litres de carburant par kilowatt·heure, et la tonne revient environ à 1300 F rendus au réservoir de la locomotive. Le prix du carburant entre pour 23 % en traction diesel. La locomotive électrique consomme 3 850 kWh, et le prix du kWh haute tension livré à la sous-station est de l’ordre de 4,5 F au début des années 1950. Ce prix entre pour 42 % en traction électrique.

Nous aurons, dans notre cas, un prix au kWh de :

  • Traction vapeur : 4,4 x 5 l00 / l000 x 100/47 = 47,74 F
  • Traction électrique : 4,5 x 100 / 42 = 10,71 F
  • Traction diesel : 0,7 x 1 300 / 100 x 100 / 23 = 3,95 F.

Notre prix ne tient pas compte, pour 1a traction électrique, des installations fixes (sous-stations, caténaires, etc.) et des travaux de modification des ouvrages d’art ou de la signalisation nécessaires à toute électrification. Ces coûts sont fixes et indépendants du trafic, et se réduisent considérablement au fur et à mesure que ce trafic augmente. Par contre, les coûts d’entretien des installations fixes, proportionnels au trafic, sont bien inclus pour 8 % du prix de revient dans le bilan d’une ligne.

Le prix du pétrole brut est stable, au lendemain de la guerre, et, reste à un bas prix, soit $ l,80 le baril jusque vers janvier 1970, sauf pour l’affolement de la guerre de Corée où le prix est voisin de celui de 1974, soit 11 $ le baril. Mais peut-être cet affolement donne-t-il déjà un avertissement aux dirigeants de la SNCF, démontrant en pleine décennie des années 1950, de quoi les années 1970 et 80 seront faites ? Avec l’économie énorme faite sur l’absence de toute installation fixe, on comprend que la traction diesel ait ses chauds partisans à l’époque, mais l’instabilité même des prix du pétrole, la dépendance d’événements même minimes, les affolements des bourses et des marchés ne sont guère des éléments séduisants pour les gens du chemin de fer qui ont l’habitude d’investir sagement et prudemment pour longtemps.

Le prix en traction vapeur est dissuasif dans les conditions difficiles de notre cas. Bien sûr : faire rouler une locomotive en palier en tête d’un train facile tasse la courbe des consommations puisque l’on ne demande qu’un effort minime. Mais enlever un train en rampe rend la locomotive à vapeur exigeante, et l’éloigne des consommations type «vitesse stabilisée» chères aux catalogues des firmes d’automobiles.

Le prix en traction électrique, même dans les conditions difficiles de notre cas, reste très bas, presque cinq fois moins que celui de la traction vapeur et montre que, dans les cas les plus difficiles, la locomotive utilise au mieux son énergie, laissant à la machine à vapeur d’en gaspiller un maximum, ou à la locomotive diesel de ne pas se sortir de la situation avec efficacité, malgré un prix dérisoire du combustible.

Bien sûr, il faut électrifier, donc….

Bien sûr : il faut électrifier. Et force nous est, dans ce cas, de nous réfugier dans une argumentation à la Alfred Sauvy et de refuser, à cette échelle et à ce niveau d’intérêt collectif, un calcul de type entreprise privée – du moins pour lancer les travaux, car, comme nous le verrons dans cette partie, les électrifications ont, semble-t-il, été très rentables et d’autant plus que le trafic a fortement augmenté durant ces décennies.  Dans un pays comme la France où l’énergie primaire est pratiquement absente, excepté un charbon cher, on comprend qu’un prix à la traction aussi modique incite la SNCF et les pouvoirs publics à se lancer dans des investissements d’électrification du réseau ferré qui, à la longue, seront de véritables placements quand le pétrole commencera ses quadruplements de prix.

En outre nous n’avons considéré qu’un train de 420 tonnes sur une rampe de 4 pour mille, la pratique courante fait que des trains bien plus lourds (600, 800 tonnes pour des trains de voyageurs) affrontent des rampes bien plus sévères (8 pour mille est une norme admise pour les grandes lignes françaises). Les efforts de traction croissent d’autant et dans des proportions immédiatement telles que, soit les vitesses s’effondrent en traction vapeur ou diesel, soit elles restent maintenues en traction électrique, et toujours pour un prix énergétique modique et une qualité de service incomparable.

Déjà capable de remorquer des trains de 1 000 tonnes en palier à 160 km/h ou de 700 tonnes en rampe de 8 pour mille à 130 km/h, notre BB 9200 des années 1950 n’est pourtant qu’au début des séries de locomotives électriques modernes de la SNCF. Des locomotives électriques encore plus puissantes et plus rapides prendront le relais et, grâce à un schéma encore plus simple et fiable, à des composants plus sûrs (redresseurs à thyristors, moteurs synchrones, etc.), feront chuter encore le coût de la traction par réduction de l’entretien à un minimum. Ajoutons à ces progrès des locomotives les progrès en matière d’installations fixes : en comparant l’électrification de Paris-Lyon achevée en 1952 et celle de Lyon-Marseille achevée l0 ans plus tard avec le même système et le même type de courant, on a pour la deuxième électrification 21 sous-stations là où pour la première, il en aurait fallu 35, et ces 21 sous-stations coûtent moitié moins cher que leurs devancières grâce aux techniques des redresseurs monoanodiques scellés et ventilés, au lieu de redresseurs polyanodiques à pompe à vide et refroidissement par eau.

Pour Paris-Lyon seulement le trafic passe de 31.000.000 t/km en 1952 à 70.000.000 km en 1962 donnant à l’opération un rendement global financier de 8 % l’an dès la première année. En une douzaine d’années l’investissement est remboursé.

En 1954 on estime, à la Direction du Matériel et de la Traction, que le seuil de la rentabilité d’une électrification est atteint avec une consommation par kilomètre de ligne et par année de 600 à 700 tonnes de charbon, ou de 80 à 95 m³ de combustible diesel, soit l’équivalent de 300 000 à 350 000 kWh. On retrouve bien les mêmes proportions entre les prix, proportions que les événements internationaux se chargeront bien de bouleverser. C’est dommage pour la traction diesel, car c’était à ce moment-là qu’il fallait diéséliser les lignes à faible trafic.



La fin de la traction vapeur sur le réseau français. Nous sommes en 1966. . En rouge: les lignes encore « fumantes »…. Tout sera terminé en 1971, la dernière circulation vapeur officielle sur le réseau de la SNCF se faisant sur la banlieue nord avec une 141-TC et sa rame réversible circulant sous des caténaires neuves.
La BB-12000 sera conçue par l’ingénieur Fernand Nouvion qui sait qu’elle sera conduite par des équipes issues de la traction vapeur. Le poste de conduite, bien que central, comporte donc des organes proches de ceux des 150 Est, y compris une roue à manivelle dite « coupe-jambon » pour la commande des crans de marche ! Nouvion veut des locomotives simples, robustes, fiables :’Faites-moi des équipements électriques avec un câblage à un seul fil ! » demande-t-il aux ingénieurs. Cliché Odile Jacob.
Adieu à la vapeur, avec les « Cigare » du PLM, reine de la ligne Impériale, et la signalisation mécanique. C’était si beau. (Cliché R.Floquet).

4 réflexions sur « De toutes façons, la vapeur devait mourir. »

  1. Si nostalqique !

  2. Bonjour Clive,

    Nostalgique, oui et je me souviendrai tte ma vie des fois où je suis resté sur le pont face à l’entrée nord de la gare de Rochefort pour me faire « doucher » par la fumée de la 141 R, ce qui me valait d’amers reproches maternels…

    Le choc entre électrique et diesel, je l’ai ressenti en novembre 1969, la première fois que je suis « monté » à Paris : entre la rame « Poitiers-La Rochelle » composée de « métallisées Ouest » remorquée par une « grognante » CC 65000 et le train qui nous a amenée de Poitiers à Paris (BB 9200 et DEV inox) et qui semblait glisser sur les rails, j’ai senti un gouffre…Les « trente glorieuses », c’était cela aussi…

    Chapelon ne peut laisser indifférent, c’est entendu. Il a été un véritable prodige de la thermo-dynamique appliquée à la traction vapeur…Mais, trop tard! Même des engins aussi perfectionnés et performants que la 242 A1 ou la 160 A 1 étaient d’une maintenance délicate et compliquée face aux machines électriques contemporaines. J’ai bcp d’admiration pour André Chapelon. Mais je me refuse à figurer dans les rangs de ses nostalgiques à tous crins!

    A plus tard, mon cher Clive et merci pour cet article si éclairant, chiffres à l’appui!

  3. Merci Clive pour cet excellent et érudit article.
    Je voudrais cependant partager avec toi quelques réflexions ( je n’ai pas forcément la réponse à toutes)
    -un des gros inconvénients de la vapeur , c’est de transporter une masse importante d’eau, de charbon… Lorsque vers 1840, on a voulu mettre au point un chemin de fer atmosphérique, c’était en partie pour dissocier la production de l’énergie de son utilisation, et réduire le poids. C’est aussi un des intérêts de la traction électrique.
    – peut être que le « péché » originel de la vapeur a été le choix d’une chaudière à tube de fumées et un échappement à l’atmosphère plutôt qu’une chaudière à tubes d’eau avec condensation. Avec une chaudière à tubes de fumées et échappement atmosphérique, on est obligé de renouveler l’eau régulièrement, l’eau ne peut pas être traitée aussi sérieusement qu’on le devrait, et la pression de vapeur et le rendement sont obligatoirement limités
    J’ai l’impression que c’est la principale raison du rendement très médiocre des locomotives à vapeur

    Amitiés

    O Cazier

    1. Merci, cher Olivier. En effet la question du « sac à dos » des engins moteurs autonomes (eau+charbon pour la vapeur, carburant pour le dit « thermique » (terme inexact, d’ailleurs) a toujours hanté la volonté de créer des modes de traction avec l’énergie au sol. J’en ai déjà parlé dans la RGCF et sur mon site. Cossié me disait bien de ne pas, pour autant, sous-estimer le « poids » de l’externement de l’énergie en traction électrique : si l’on tient compte de tout ce qui est au sol (production et distribution de l’énergie), c’est bien le diesel qui s’affranchit le mieux de toute contrainte coûteuse, mais comme il le me disait, avant de monter dans sa modeste 104 Peugeot pour rentrer chez lui, le vélo, comme le Diesel, est moins cher… « mais faut voir ce qu’on a… » On en revient toujours à la question du prix. Chapelon, que j’ai bien connu et rencontré plusieurs fois, disait la même chose. Je reviendrai sur Chapelon, d’ailleurs; C’est un vrai bonheur, pour moi, d’écrire en toute liberté sur ce site, et de correspondre avec tant de gens de valeur, comme toi, Olivier. Bien cordialement, Clive.

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