La coordination de 1934 : mère cachée de la SNCF.

La création de la SNCF, en 1937, n’est qu’une étape d’une évolution commencée en 1931-1932, et elle cache une mère, la coordination de 1934, qui n’a d’autre but que d’introduire et de réglementer la concurrence entre le fer, la route et la voie d’eau. L’avion, ce sera pour plus tard. Le bilan a déjà été fait dès les premières années 1930 : le chemin de fer doit se sacrifier, abandonner son empire et sa prééminence, et désormais partager avec ceux qui veulent sa mort. « C’est joli, ce que tu as, on partage ? », lui dit-on en lui mettant le couteau sous la gorge… Le chemin de fer est coupable par son coût jugé exorbitant, par son inefficacité, marque d’une longue incompétence accumulée par des « fonctionnaires déconnectés de la réalité » (NB : les cheminots n’ont jamais été des fonctionnaires), par un rendement qui est démontré que sur quelques lignes à haut trafic. Bref, il urge de réformer et l’ouverture à la concurrence, annoncée en 2006, ne semble pas avoir éclairci la situation aux yeux du grand public en 2021.

En 1938, malgré l’effondrement financier des réseaux, on reste optimiste : les dirigeants de la toute nouvelle SNCF essaient les « Michelines » qu’un an plus tard, ils abandonneront, faute de carburant et ne pneus : la guerre est là. Robert Le Besnerais a quitté la direction de la prospère compagnie du Nord pour celle, moins reluisante, d’une SNCF placée sous le signe des coupes budgétaires.
Les dirigeants des réseaux français en 1930 : Raoul Dautry, à gauche, directeur du réseau de l’Etat, jouera un grand rôle dans la création de la SNCF, fin connaisseur du chemin de fer et de son organisation..

Pourtant, un siècle plus tôt, au sein d’un pays à l’économie libérale, le réseau français, dès sa création, n’est pas laissé entre les mains des intérêts privés. Les pouvoirs publics en organisent le financement et mettent en place des mécanismes encadrant et accompagnant l’action des compagnies (loi du 11 juin 1842, conventions de 1883).

Devant les pertes financières, le débat de la nationalisation s’instaure assez rapidement et dure, dans le monde politique, depuis 1878 et jusqu’en 1937, où, en quelques semaines, un Front Populaire, très motivé en matière de nationalisations, clôt énergiquement le débat et fait naître ce que René Mayer appellera la SNCF : seuls les pouvoirs publics, semble-t-il, peuvent mener à bien la gestion d’un grand service public que le privé, mû par des intérêts à court terme, ne peut assumer. C’est ainsi que le « Front Popu » voit les choses et fait disparaître d’un coup de baguette magique les « compagnies », toutes mal aimées et soupçonnées d’être à la solde d’un capitalisme qu’il importe de pointer du doigt devant le peuple. C’est ainsi que l’on aurait dit en URSS, à l’époque.

La nationalisation, point final apporté à une longue agonie.

Effective dans certains pays européens depuis le début du siècle, comme en Suisse dès 1898, la nationalisation française est prévue dans le détail dès le début des années 1930, et elle est plus le terme d’une longue évolution que le début d’une nouvelle ère quand la SNCF apparaît. Cette nationalisation n’est pas une révolution : elle est une conclusion.

La convention du 31 août 1937, qui a été conclue entre l’État et les compagnies de chemins de fer existant à l’époque en France (compagnies de l’Alsace-Lorraine, de l’Est, du Nord, de l’État, du PO-Midi et du PLM) crée la SNCF, et pour une durée de 45 ans, par le fait de la fusion de tous les réseaux en un réseau unique, placé sous la responsabilité de l’État, et devant équilibrer ses recettes et ses dépenses.

Le capital est réparti entre l’État (pour 51 % des parts) et les anciennes compagnies concessionnaires (pour 49 %). Au terme de cette période, la loi d’orientation des transports intérieurs du 30 décembre 1982 crée un établissement public industriel et commercial (EPIC) qui succède à la société créée en 1937. La SNCF a les droits d’exploiter et, éventuellement, de construire des chemins de fer. Le Conseil d’administration définit la politique générale et détermine les orientations du groupe. Le Président, désigné pour cinq ans par décret en Conseil des ministres, sur proposition du Conseil, met en œuvre cette politique et dispose, soit réglementairement, soit par délégation, de tous les pouvoirs nécessaires pour assurer la bonne marche de l’entreprise. Car, ne l’oublions pas, c’est une entreprise.

Il est à noter que la loi d’orientation de 1982 réaffirme « la vocation de service public de la SNCF » sans pour autant faire que la SNCF soit un service public, et lui assigne des objectifs novateurs en matière technique, commerciale et financière, de même que dans le domaine du développement régional et de la décentralisation. La SNCF, établissement public, demeure soumise au contrôle technique, économique et financier de l’État.

À son tour, la loi de 1996 créant Réseau Ferré de France (RFF) modifie profondément l’organisation des chemins de fer : L’EPIC RFF est propriétaire des infrastructures, il est responsable de son exploitation et de sa maintenance, mais celle-ci est déléguée à la SNCF. Celle-ci se trouve désormais dans une position comparable à celle de la plupart des réseaux européens, perdant un monopole de fait sur les transports ferroviaires, avec un statut d’entreprise devant équilibrer son budget, soumise à la concurrence d’autres moyens de transports bien sûr, mais également à terme d’autres opérateurs ferroviaires.

Le réseau, comme les infrastructures des autres modes de transport (routes, autoroutes, aéroports) est construit et entretenu par l’État (via RFF) et utilisé moyennant un péage. Toutefois, en France du moins, contrairement à ce qui s’est produit en Allemagne, la dette accumulée pour le développement du réseau (et notamment la construction de certaines lignes TGV), n’a pas été reprise par l’État. RFF voit donc ses comptes obérés par les charges de remboursement correspondantes, et est contraint de ce fait de fixer à un niveau plus élevé qu’il ne devrait l’être le montant des péages.

Cette situation, qui n’est pas dans la ligne des recommandations de la Commission Européenne, ne met pas le secteur ferroviaire dans la situation d’égalité des conditions de concurrence que cette évolution structurelle est censée permettre, et pénalise d’autant les chances de reconquête de parts de marché, dans le secteur du fret en particulier. Un regard sur l’histoire de la naissance de la SNCF peut expliquer cette situation actuelle, notamment le rôle joué par la « mère » de la SNCF et pourra éclairer l’ouverture à la concurrence annoncée dès 2006, mais qui ne reste pas, pour autant, comprise par tous en 2021.

L’ombre de la coordination plane désormais sur le réseau ferré français.

À partir de la veille de la Première Guerre mondiale et jusqu’à la fin des années 1920, la concurrence de la part du camion, et dans une moindre mesure de l’autocar, est restée dans des limites à peu près acceptables pour les réseaux de chemin de fer en France, mais l’inquiétude, avec les crises économiques de 1929 et des premières années 1930, ne manque pas de gagner les dirigeants des compagnies. La Revue Générale des Chemins de Fer (RGCF) commence son numéro de septembre 1933 par un très important article de soixante pages qui fait, pour l’ensemble des réseaux européens, le tour de la question, et d’une manière très détaillée et experte, comme il se doit à la RGCF.

Il faut dire que le nombre de véhicules routiers a été multiplié par 18, puisqu’il est passé de 90 000, en 1913, à 1 700 000 en 1932, et pour cette dernière année, on peut dénombrer pas moins de 500 000 camions ou utilitaires en service. La RGCF rappelle quelques vérités bien senties, notamment le fait que, pour 1932 par exemple, le monde automobile paie, d’une manière générale, 3 500 millions de francs d’impôts alors que le réseau routier a coûté plus de 4 500 millions !

En 1933 : un autocar « Pullman » construit par Berliet, et équipé de sièges inclinables permettant de dormir pendant le long trajet à 40 km/h de moyenne, durant une grande nuit entière entre Paris et Lyon par les nationales étroites, dangereuses et bombées : le chemin de fer, avec ses 6 h 40 en tout pour le même trajet, n’a plus qu’à trembler de peur.
Pendant ce temps, toujours au début des années 1930, la banlieue parisienne est prise en charge par les autocars Citroën sur les mêmes routes étroites et bombées, et Sens, par exemple, n’est plus qu’à quatre heures de Paris, si le chauffeur « tient » une moyenne, disons, de 30 km/h, arrêts compris à Montereau, Fontainebleau, Melun, Villeneuve-St-Georges et on passe sur les embouteillages déjà nombreux. Les trains de banlieue PLM, 2 h 20 de trajet en tout, vont voir ce qu’ils vont voir…
En 1928, les camions Bernard, honorable marque française, aux camions d’une rare beauté certes, assurent un Paris-Marseille en 24 heures, nids de poule et poules écrasées incluses, sans compter la bouteille de pinard promptement descendue à Saulieu plus une autre à Tain l’Hermitage.
Années 1930: le « dix tonnes » Renault (soit une charge utile égale à un demi-wagon de chemin de fer) pointe son museau impressionnant et garantit que le routier, sympa (du moins cela viendra) se dévouera corps et âme pour arriver au petit matin, alors que les « fonctionnaires » du chemin de fer font la grasse matinée.

Inutile de dire que, pendant ce temps, le chemin de fer, lui, construit et finance intégralement ses voies et ses installations fixes, soit 2 300 millions de francs. Les chemins de fer de l’époque paient une taxe de 32,5 % sur les billets et de 5 à 10 % pour les marchandises, alors que les transporteurs routiers paient une taxe de 2 % sur leur chiffre d’affaires, fixent librement le prix de leurs services, et remanient librement leurs tarifs, contrairement au cas du chemin de fer. Dès 1928, la perte subie par les réseaux du fait de la concurrence routière est de 400 millions de francs, soit l’équivalent de 10 % de leurs recettes environ pour l’année en question, en attendant que, d’année en année, on arrive à des pertes insurmontables créant un déficit endémique entraînant la nationalisation de 1937.

Les réseaux ne restent pas les bras ballants, et prennent des mesures énergiques. La qualité du service, comme la vitesse, la ponctualité, est augmentée, avec la création de tarifs spéciaux, de trains à prix réduits, de l’accélération du service des marchandises avec, ici aussi, des tarifs spéciaux, des prix fermes, des délais garantis, des groupages, des tarifs au wagon-kilomètre, l’emploi de cadres, de conteneurs, et même l’essai de solutions nouvelles comme les premiers conteneurs rail-route, ou le transport des wagons par la route sur ce qui n’est pas encore appelé « le dernier kilomètre ».

Et pourtant, comme ici à Blois en 1928, c’est le chemin de fer qui a créé, pour le « dernier kilomètre », le transport routier et les camionneurs attendent dans les gares de quoi vivre et remplir leur camion. Peu à peu, il leur viendra à l’idée de transformer le « dernier kilomètre » en « tous les kilomètres », les progrès du camion aidant, notamment en matière de puissance, ou de pneus.
Le « porte à porte » en 1933: le chemin de fer de l’époque est innovant, et imaginent que les wagons assurent le « dernier kilomètre » en roulant sur les routes et les chaussées des rues en ville.
La faiblesse du chemin de fer est le nombre de manipulations, comme ici le pittoresque transbordement des oranges espagnoles à Cerbère exigé par les écartements différents. Une foule immense de « gros bras » travaille pour le chemin de fer : les cheminots, quant à eux, sont environ au nombre de 500.000, ce qui « n’arrangera pas leur cas » en face de l’opinion publique manipulée par le lobby routier. Trop de monde, ce sont forcément des « flemmards » et des « nantis » derrière un statut enviable. « Le déficit va croître désormais au rythme quotidien de près de 18 millions, soit 750 000 F par heure, 12 500 F par minute, 210 francs par seconde ! » (voir le texte ci-dessous).

Le Comité de Coordination du Rail et de la Route.

La question est importante, à l’époque, car c’est bien en 1932, que se crée, en France, le Comité de Coordination du Rail et de la Route, sous la présidence d’André Lebon, directeur du PLM. Il faut dire que, dès 1931, les réseaux français avaient suggéré la création d’un comité de coordination et Jules Moch avait déposé un projet de loi tendant à la coordination générale des transports. Ce n’est pas la route qui a créé les malheurs du chemin de fer : ce dernier s’en est bien chargé.

De 1930 à 1934, les déficits accumulés de l’ensemble des réseaux français représentent une facture de 15 milliards de francs que personne ne veut ou ne peut payer. Voulant aider le chemin de fer et lui assurer une chance de survie, ces travaux aboutissent aux décrets-lois de 1934 qui freinent l’expansion de la navigation intérieure et du camionnage (limitations de tonnages, empêchement de création de nouveaux itinéraires, etc.) et qui accroissent l’autorité de l’État dans tout ce qui est transports, attribution de parts de marché, création de lignes ou d’itinéraires. Un même itinéraire ne peut plus être desservi par deux moyens de transport différents, et si le chemin de fer ne peut assurer une desserte d’une manière satisfaisante, l’entreprise routière peut le faire, mais à un tarif imposé, empêchant « toute concurrence déloyale ». Mais défendre à tout prix le chemin de fer ou l’automobile, ou bien tuer l’un ou l’autre, n’est pas une solution et c’est bien la coordination des transports qui est réclamée par les réseaux de chemin de fer.

La situation financière des réseaux ferrés français entre 1897 et 1918: inutile de préciser que la descente aux enfers redoublera d’intensité après la Première Guerre mondiale avec la crise de 1929. Les chiffres des excédents financiers sont en millions de francs.
Les trafics annuels des compagnies de chemin de fer françaises entre 1884 et 1937 : le chemin de fer, pour le moins, prouve qu’il sert à quelque chose et s’en tire plutôt bien. Les réseau du Nord et de l’Alsace-Lorraine sont en tête, ceux du Midi et de l’État sont à la traîne, et le PLM et le PO se contentent d’un « peut mieux faire », mais s’en tirent très bien, comme les autres, question services et qualités offertes, notamment le PLM.

Cachée derrière la SNCF : la coordination qui l’a créée.

Le numéro de la RGCF d’octobre 1937 est consacré à la naissance de la SNCF, mais nous rappelle aussi une donnée importante qui est depuis quelque peu oubliée :  le Journal Officiel du 1ᵉʳ septembre 1937 comporte une publication intitulée « Réorganisation du régime des chemins de fer » qui comporte deux décrets en date du 31 août réorganisant ce régime avec une convention passée avec le Ministre des Travaux publics, d’une part, et, d’autre part, mettant en place ce que l’on appellera la « Coordination des Transports » et un « Conseil Supérieur des Transports ». Contrairement à ce que peu de personnes savent aujourd’hui, la SNCF est bien née autant sous le signe de la coordination des transports que sous celle du changement purement ferroviaire.

Dès 1931, les réseaux français avaient suggéré la création d’un comité de coordination et Jules Moch avait déposé un projet de loi tendant à la coordination générale des transports. Il faut dire que, de 1930 à 1934, les déficits accumulés de l’ensemble des réseaux français représentent une facture de 15 milliards de francs que personne ne veut ou ne peut payer. On comprend dans quel climat de contrainte et de pénurie de moyens la toute nouvelle SNCF entreprend sa mission et pourquoi, en ce qui concerne sa politique de traction et ses techniques de traction, elle se contente de « sauver les meubles » en reprenant celles des compagnies qui l’ont précédée. Mais ceci mènera rapidement à une situation qui permettra à un certain M. Pomaret, rapporteur du budget des chemins de fer de 1937, cité par l’Illustration du 11 septembre 1937, de déclarer : « Le déficit de nos grands réseaux, qui s’augmentait à la cadence de 10 à 12 millions par jour pendant la période 1933-1936, va croître désormais au rythme quotidien de près de 18 millions, soit 750 000 F par heure, 12 500 F par minute, 210 francs par seconde ! »

Crée en même temps que la SNCF, le Conseil Supérieur des Transports vient donc jouer, en arrière-plan pour ne pas dire dans la pénombre, un rôle qui ne sera certainement pas des plus appréciables pour le chemin de fer. Il est chargé de mettre en place ce que l’on appellera les « Plans de Transport » que les Conseils Généraux devront présenter, après approbation du Ministre. Les choses sont menées rapidement – quand il faut fermer des lignes SNCF, les choses vont toujours vite – et dès 1938, un nombre considérable de petites lignes disparaissent (voir la carte ci-dessous) avant que la guerre, avec la pénurie de carburant et de pneus, ne vienne arrêter ce mouvement.

La carte des canaux en 1938: l’excellent réseau de voies navigables, commencé par la monarchie de Juillet, a pu faire que le chemin de fer n’en soit, à l’origine, que le complément. Les rôles vont s’inverser dès le Second Empire.
Le réseau national en 1930. Cette carte de Vidal-Lablache montre que tout ce qui est « large » est hors de danger. La désertification, si déplorée actuellement, frappera entre les grandes lignes.
La France des petites lignes, en voie normale (en noir) et en voie métrique (en rouge), en 1939. C’est surtout le réseau en voie métrique qui va être détruit.
Les lignes fermées aux voyageurs (en rouge) dès 1938: c’est un des premiers actes d’automutilation imposés à la SNCF. Près de 10.000 km de lignes sont rayées de la carte. La grande désertification commence.
En 1958: deuxième acte de la fermeture des petites lignes : ici, il s’agit de toutes les petites lignes, voyageurs et marchandises.
Petites lignes d’une France « profonde » et paisible en 1948 : le tout sera détruit et livré à l’automobile : « ils n’auront qu’à acheter une 4 cv Renault ou une 2 cv Citroën, soit 10 mois de salaire quand même pour un ouvrier ou un instituteur.

Les effets de la loi du 5 juillet 1949.

Peu après la fin de la guerre, l’offensive contre le réseau de la SNCF reprend de plus belle. Si la France d’avant-guerre a vécu sous le régime d’une coordination autoritaire des transports, ce régime glisse de plus en plus vers une libéralisation laissant faire, par le simple jeu des bilans économiques, d’une concurrence entre le rail et les autres moyens de transports, tous étant en lutte entre eux.

De fait, on aboutira à une répartition du trafic entre les différents moyens de transport donnant un coût total le plus faible possible sur le plan national. Ce mouvement est particulièrement net vers la fin des années 1940 où une simple réglementation par les tarifs fixés en fonction des prix de revient joue à plein son rôle de coordinateur, mais d’une manière immédiate, à court terme, laissant se créer des situations « sauvages » localement très préjudiciables au chemin de fer, et, à plus long terme, préjudiciables à la collectivité nationale. Il n’est plus question d’interdictions, d’autorisations préalables, d’une politique autoritaire et responsable sur le plan collectif, mais, au contraire, de prix de revient et de ce que l’on appellerait aujourd’hui une « vérité des prix », ou un « réalisme de vues ».

Concrétisée par le plan proposé par René Mayer, un des créateurs de la SNCF (dont il a trouvé le nom et le sigle) et devenu ministre des Finances du gouvernement Schuman en 1947, cette politique poursuit l’œuvre de suppression des subventions amorcée au début de 1947, permet aux lois du marché d’exercer librement leurs effets pour aboutir à une stabilisation des prix du transport qui contribue, en 1948, à un retour à une économie marquée par un ralentissement de l’inflation. Pour l’historien François Caron, « le plan Mayer semble avoir été au point de départ de la nouvelle croissance dans la mesure où il s’est orienté vers une solution libérale préférable en tout état de cause au dirigisme de privilèges qui sévissait dans la France de l’époque et n’a pas entièrement disparu aujourd’hui ».

Cette très importante année 1949 marque bien, de la même manière et dans la même politique, la fin de l’âge de la domination du chemin de fer dans le monde des transports. À partir de 1949, il est désormais écrit et réglé que le chemin de fer ne sera qu’un moyen de transport comme les autres, soumis aux mêmes contraintes de coûts et de tarifs, et qu’il cessera de voir dans les autres moyens de transport, notamment terrestres, de simples prolongements de parcours ferroviaires ou de comblements de lacunes du réseau ferré.

René Mayer (1895-1972). Homme d’affaires avisé et visionnaire, il se lance dans une carrière politique et proposera une SNCF calquée sur son précédent chef-d’œuvre qu’est Air-France. Le SNCF contient les mots « société » qui fait très social et gomme le détesté « compagnie », le mot « national » dont il n’y a pas à avoir honte à l’époque alors qu’aujourd’hui, il faut s’en excuser, « chemin de fer » qui est le meilleur pour désigner l’ensemble du système technique, et « français » dont, ici aussi, il n’a pas à s’excuser (bis) et qui rallie tous les suffrages d’une France cohérente et qui la foi en son avenir.

Un réseau SNCF, pourtant, en pleine expansion technique.

Durant la période des années 1950 et 1960, le réseau de chemins de fer français est à la fois intensément électrifié et modernisé, mais aussi intensément amputé. L’électrification, à l’époque, est bien l’habillage de l’amputation. Entrant bon gré mal gré dans cette mouvance, la SNCF électrifie certes, mais voit son réseau ferré passer de 40 589 km, en 1949, à 37 268 km, en 1963. Le mouvement continuera jusqu’en 1980 avec 34 482 km, soit, en 30 ans, une perte de 6 000 km de lignes environ qui sont, pour la quasi-totalité, des lignes locales ou régionales. On découvrira bien trop tard que ces fermetures de lignes ont « désertifié » des régions entières que, pour reprendre toujours le langage technocratique, il urgera de « désenclaver » (voir le tableau de l’évolution de l’étendue du réseau ferré en France, ci-dessous).

Les grandes électrifications du réseau de la SNCF après la Seconde Guerre mondiale. Qui a dit que « l’électrification est l’habillage de l’amputation » ?
Etendue kilométrique du réseau ferré français
AnnéeLongueurObservations
187017440 
187821427(sans Alsace-Lorraine)
188831741 
189836144 
190038382 
191339168(dont 800 en voie étroite)
191930079(AL comprise)
193042197(dont 902 en voie étroite)
193842700 
194940589 
196337268 
197434830 
198034482 
199034070 
200033412 
201031154 
201529273 

L’article de Roger Guibert dans la RGCF : « Politique des transports et politique ».

La Revue Générale des Chemins de fer publie, en 1974, un article purement et simplement intitulé « Politique des transports… et politique » signé de Roger Guibert, Directeur Général Honoraire de la SNCF qui introduit le sujet en rappelant un anniversaire que « personne, semble-t-il, n’a songé à célébrer cette année-là, celui du décret du 19 avril 1934, qui, il y a un peu plus de 40 ans, inaugura une politique de coordination des transports ayant fait l’objet jusqu’à ce jour, et pour le seul problème rail-route, de 30 lois, décrets lois et ordonnances, 203 décrets, 326 arrêtés, et 663 circulaires ».

Ce long article de 11 pages fait le point sur l’intervention dirigiste de l’État en matière de chemins de fer, ces « règlements de partage » (guère appliqués) élaborés durant les années 1938-1939, du contingentement routier en vigueur jusqu’en 1949, suivi d’une coordination tarifaire et d’une coopération faisant l’essentiel du décret de 1949.

Roger Guibert dénonce, page 634, la « poussée de libéralisme » qui se produit durant les années 1960 et 1970, non seulement en France, mais dans le cadre européen, puisque la CEE décrète dans l’article premier de son règlement que « les États membres suppriment les obligations inhérentes à la notion de service public », tout en laissant aux États la possibilité d’obligation pour « garantir la fourniture de transports suffisants » (cité par Roger Guibert). Pour l’auteur de l’article, ces mesures libérales « sont largement prématurées » et laissent à la route de pouvoir se développer largement au détriment du chemin de fer.

Mais l’auteur de l’article tire les conclusions suivantes de ce regard en arrière historique :

  • C’est à l’époque de l’économie la plus libérale que le chemin de fer a été le plus réglementé, et c’est sous un régime non socialiste que le chemin de fer français a été nationalisé. Depuis la guerre, au contraire, une politique interventionniste de l’État très lourde a pris place alors que l’économie générale s’orientait vers une économie de marché.
  • Depuis le décret-loi de coordination de l934, toutes les formes de coordination ont été essayées par l’État : d’abord réglementaire avec planification méticuleuse, puis par contingentement des transports à longue distance, puis contingentement pour les transports de voyageurs privés, puis coordination fiscale, et enfin tarification routière obligatoire.
  • Enfin, la loi du 5 juillet 1949 pose les principes de l’organisation des transports en se plaçant du seul point de vue collectif.
  •  « En première approximation, on peut conclure qu’un régime non socialiste n’exclut aucune forme de coordination », mais la méconnaissance des prix nets réels, auquel le transport routier revient à sa clientèle, rend difficile toute pratique de concurrence par la SNCF.

Toutefois, Roger Guibert semble penser qu’une politique très planificatrice qu’il appelle « socialiste » faciliterait une coordination rationnelle par une plus rapide égalisation des conditions de concurrence, par une planification permettant de transformer la concurrence, source de gaspillages, en « complémentarité » des modes de transport, et par une plus large attribution de crédits pour les investissements ferroviaires. Un gouvernement luttant fermement pour une discipline chez les transporteurs routiers (tant tarifaire que sociale) et une harmonisation sociale des conditions de travail reste donc un vœu, à condition qu’il n’y ait pas « perte de l’émulation » par excès de planification, et que la compétitivité soit bien maintenue, la compétitivité étant « la comparaison des coûts pour la collectivité à qualité égale de services d’une même prestation de transport faite, soit par le rail, soit par la route ».

Alfred Sauvy et le rapport Guillaumat.

Le 7 novembre 1978, Alfred Sauvy fait une conférence à l’occasion du centenaire de la RGCF et qui paraît dans le numéro de mars 1979 (p.117 à 128). Ce grand esprit ne manque pas de rappeler le nombre de fois où, malgré sa compétence d’économiste, de statisticien et de penseur reconnu, il a été écarté par le « lobby routier » des commissions, des conférences, des journées d’études, et autres consacrés aux transports.

Il faut dire qu’il n’a pas, non plus, épargné le fameux rapport Guillaumat dont la commission a bien pris soin de ne pas inviter l’ardent défenseur du chemin de fer qu’il est : « Une Commission a été récemment créée pour étudier Ies problèmes des transports terrestres et a remis récemment son rapport. Faut-il s’étonner ou bien trouver dans la logique des circonstances que la présidence, et pratiquement le rapport, aient été confiés à un « pétrolier » ? Il s’agit d’un homme de grande valeur qui a certainement rempli son rôle avec conscience. Mais enfin, il n’en a pas moins, pour la route, les yeux de Rodrigue pour Chimène. Et qu’aurait-on dit, si la présidence avait été confiée à un cheminot ? La Commission ne comprenait ni cheminots, ni routiers professionnels. Mais, sur les personnalités consultées, 13 étaient des routiers et 6 des ferroviaires. Ainsi, il ne faut pas s’étonner de trouver des déviations du reste extrêmement bien présentées ».

Et, dans ce rapport qui ignore tout de l’environnement, de l’espace, de son encombrement, et qui demande, pour faire des économies, de supprimer 8000 km de voies ferrées, de remettre en cause le transport des marchandises par wagons isolés, tout en préconisant la construction de 8500 km d’autoroutes et de 20.000 km de routes d’intérêt national, il conclut : « Depuis 50 ans, et même plus, j’ai vu bien des rapports de commission ou de comité, mais je ne me souviens pas en avoir vu un qui ait dévié, avec une telle habileté, hors de l’intérêt public »

Publié en novembre 1978, ce rapport passe pour être au service des ambitions libérales du gouvernement Barre et ne manquera pas d’entraîner des protestations et une grève.

Le ministre des Transports d’alors, Joël Le Theule, dit « Le service public n’est pas un service gratuit, ce n’est pas parce que dès l’origine le transport par fer a été considéré comme un service public que cette notion doit se perpétuer ».

Alfred Sauvy, lors de sa conférence de 1979 faite pour la RGCF, explique qu’en 1954, Jean-Louis Servan-Schreiber, directeur de l’Express, reçoit Louis Armand qui lui fait des révélations assez brûlantes sur la question des transports en France. Il reçoit, après la publication de l’article, tant de menaces (désabonnement, cessation de contrats publicitaires, etc) qu’il jura ne plus jamais revenir sur la question des transports en France.

Alfred Sauvy (1898-1990). Economiste qui voyait clair, il a dit que le chemin de fer est comme un pont que l’on interdirait aux usagers parce qu’il a couté trop cher.
Le fameux tout premier macaron des locomotives, mythique et magnifique, de la SNCF, mais qui a fait dire « CNCF » à toute la France.

1 réflexion sur « La coordination de 1934 : mère cachée de la SNCF. »

  1. Tout d’abord, mes félicitations pour ce magnifique article….

    Sans doute pas par hasard ( cela fait quelques décennies que je te lis…) nous avons quelques sujets d’intérêt en commun et c’est aussi un sujet sur lequel j’avais écrit quelques pages… pas si différentes que cela, mais un autre angle quand même

    Amitiés

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