Les trains du Transsibérien, trains de toutes les Russies.

(Note de l’auteur : cet article a été écrit en 2021, donc bien avant l’agression russe contre l’Ukraine).

Les trains ont toujours été, pour les Russes, le seul moyen de lutter contre leurs deux plus anciens ennemis : la neige et la distance. Certes, elles ont parfois été des alliées en temps de guerre, mais il est tout aussi vrai qu’elles ont toujours gêné le développement économique du pays, avec des interminables routes boueuses en été et enneigées pendant les immenses hivers. Mais les tsars épris de progrès à l’européenne veulent construire un réseau ferré, car le chemin de fer ne craint ni l’une ni l’autre. Dorsale de ce réseau, la ligne du Transsibérien, incontestablement, prend la dimension d’une légende et d’un mythe.

Un train sur la ligne du Transsibérien. Musée de Khabarovsk.

Le train au cœur de l’âme russe.

Avec le train des grandes scènes d’Anna Karénine ou du Docteur Jivago, la gare d’Astapovo où Tolstoï meurt, celle de Leningrad où Lénine arrive à bord de son célèbre train, le train est une partie prenante de la culture russe. En dépit de ce goût pour le chemin de fer, la Russie est en retard au début de notre siècle. Cet immense empire de 22 434 392 km², dont un peu plus de 5 515 054 km² sont en Europe, ne compte que 0,14 km de voie ferrée par km². La Russie d’Europe atteint encore à peine 0,52 km : le chiffre est moins désastreux dans la mesure où cette partie de l’empire possède la presque totalité du réseau russe, mais que dire de cela quand on sait que, à la même époque, la Belgique compte 17 km/km², l’Angleterre 10,3, l’Allemagne 7,9 ou la France 7.

La décision de 1890.

Cette année-là, le Tsar Alexandre III prend enfin la décision de construire la ligne dite du Transsibérien, non seulement pour accélérer le développement de la Sibérie, mais aussi pour amener plus rapidement ses troupes sur un front de l’est que la crainte d’une guerre avec le Japon laisse entrevoir. Les travaux sont estimés à 130.495.580 roubles, mais la note finale dépassera 600 millions de roubles ! Le tracé adopté est celui qui suit le 55e parallèle en traversant la zone à la fois la plus peuplée et la plus riche de la Sibérie. La construction de la ligne est entreprise en 1891 et simultanément à ses deux extrémités, Vladivostok et Tcheliabinsk. En 1900, soit neuf années après le démarrage des travaux, 5400 km sont posés, soit une moyenne de 600 km par an. Mais la progression a été très lente : le Tsar, pour des raisons d’économie, a vidé les prisons et les bagnes pour trouver des ouvriers à bon compte, mais ceux-ci, peu motivés, font lentement un très mauvais travail. Il faudra bien mettre le prix pour embaucher des ouvriers spécialisés et des ingénieurs européens, et mettre à contribution le savoir-faire des grands pays industrialisés pour fournir les locomotives.

Gare de Kamichet, sur le Transsibérien. Le style est celui des anciennes gares russes de l’époque des Tsars.
Un aiguilleur et son abri, lors des débuts du Transsibérien.
Emigrants en voyage sur le Transsibérien vers 1920.
Gare standard pour villes importantes sur le Transsibérien vers 1910.
Inspection des voies sur le Transsibérien à l’époque de sa construction vers 1892. Noter la signalisation très primitive sur la droite du cliché. Doc. Autochrome Lumière, Library of Congress.USA.
Gare de Borodino en 1907 Doc. Autochrome Lumière. Library of Congress. USA
Gare d’Irkoutsk, sur le Transsibérien, vers 1905.
Gare d’Omsk, sur le Transsibérien, vers 1905.

Au début du siècle : un voyage encore très lent sur une ligne inachevée.

En 1900, alors que la ligne est loin d’être achevée, les émigrants se pressent pour aller jusqu’à Vladivostok. Une trentaine de gares spéciales sont aménagées pour les recevoir et les placer à bord du train, avec nourriture et soins médicaux gratuits. Entre 1893 et 1899, le nombre d’émigrants transportés par le Transsibérien s’élève à  971 000 personnes.

Mais le tiers de la ligne n’est pas encore construite :  la traversée du lac Baïkal (64 km) se fait en hiver sur une voie provisoire posée sur la glace en attendant la fourniture d’un brise-glace spécial pouvant accepter à son bord un train entier… De même, on doit parcourir 2 240 km en bateau à vapeur le long de la Chilka et de l’Amour, entre Sretensk et Khabarovsk, cette dernière ville n’étant plus qu’à 966 km de Vladivostok. Le voyage demande deux semaines et demie environ.

Ferry-boat sur le lac Baïkal, avant 1905. Le contournement du lac sera construit et ouvert en 1905, notamment à cause de la paralysie des bateaux en hiver.
Train de travaux en voie étroite servant pour la construction des lignes comme le Transsibérien.
De nombreux trains de marchandises sur le Transsibérien, dès sa mise en service.

L’avancement du chantier en trois étapes fondamentales.

En 1891: Le chantier part simultanément de Zlatooust (près de Sverdlovsk) et de Vladivostok.

En 1900 : Deux tronçons totalisant 5.400 km sont achevés, l’un jusqu’à Khabarovsk (à 1000 km de Vladivostok) et l’autre s’étendant sur 4.500 km. Le contournement sud du lac Baïkal n’est pas encore réalisé. Il manque 2.400 km entre Sretensk (ville à mi-chemin entre Irkoutsk et Sovorodino) et Khabarovsk.

En 1905 : Le contournement sud du lac Baïkal (277 km) et la ligne directe par la Mandchourie (1.536 km) sont ouverts. La ligne est totalement en service, mais par la Mandchourie, en quittant le territoire russe. Vladivostok est à 8.682 km de Moscou.

Carte du Transsibérien tel qu’il est prévu en 1905. En pointillé : le « raccourci » initialement construit en 1905 à travers la Mandchourie, qui restera toujours très problématique puisque situé hors du territoire russe. Il faudra se résoudre à construire le long itinéraire par Khabarovsk.
Sur la ligne du Transmandchourien, ouverte en 1905, permettant un trajet direct de Moscou à Vladivostok de « seulement » 8682 km.

Si Philéas Fogg avait pu…

Le héros du « Tour du monde en 80 jours » de Jules Verne a effectué son fabuleux voyage en 1873, avant l’ouverture du Transsibérien, et il s’est aventuré par les océans et a traversé les Indes par divers moyens de fortune, et les États-Unis en train. Ce voyage lui coûte une fortune… sans le ruiner, car il est très riche. Mais la dépense est lourde malgré tout, puisqu’il est obligé d’aller jusqu’à acheter, sans conditions de prix, tout ce dont il a besoin pour se déplacer, y compris un navire pour traverser l’Atlantique et dont il brûlera toutes les superstructures en bois pour alimenter la chaudière forcée à sa puissance maximale ! Les livres Sterling sont dépensés par milliers… En 1905, il aurait pu aller au Japon sans problème en partant de Londres, par la Manche, l’Europe du Nord et la Russie pour 40,12 £, ou par le Canada pour 68,15 £, et effectuer un tour du monde confortable en cumulant les deux voyages successifs, mais pour une dépense s’élevant alors à 109,74 £, et une durée bien inférieure à 80 jours.

La promotion commerciale d’un train qui n’existe pas encore…

En 1900, le fameux train de luxe qui s’appellera « Transsibérien Express » n’existe pas encore, mais il est présent à la grande Exposition universelle de Paris. La Compagnie Internationale des Wagons-lits (CIWL), qui tient à faire les choses en grand et à bien s’implanter sur le territoire russe, présente des voitures dans un grand nombre de pavillons de pays européens. Ces voitures étaient très luxueusement aménagées, certaines avec soieries tendues et piano à queue ! Dans le pavillon français, on pouvait manger dans une voiture-restaurant dont les fenêtres donnaient sur un paysage russe peint sur des toiles qui se déroulaient, donnant l’impression du vrai voyage à travers la Sibérie.

Le confort du premier train sur le Transsibérien. 

En 1905 le train « Transsibérien Express » circule régulièrement sur toute la longueur de la ligne Moscou – Vladivostok enfin terminée et la Compagnie Internationale des Wagons-Lits peut assurer une circulation hebdomadaire de ses voitures qui forment, alors, le plus confortable des hôtels roulants du monde, mais concurrencé par les trains russes partant de St-Pétersbourg et rejoignant eux aussi Vladivostok pour un prix moindre.

Un train du Transsibérien en gare de Minsk, vers 1905. Robuste locomotive russe type 040, lente et apte surtout aux trains de marchandises, mais fiable. La « philosophie » russe est de privilégier la robustesse par un généreux dimensionnement mécanique du matériel roulant.
Voiture-chapelle, sur le Transsibérien, pour les ouvriers construisant la ligne. Inutile de préciser que c’est avant l’époque soviétique !

En 1912, quand la ligne est complètement terminée et passe par le territoire russe en contournant la Mandchourie, il y a trois trains par semaine entre Moscou et Vladivostok si l’on compte à la fois deux Transsibériens russes et un « Transsibérien – Express » de la Compagnie Internationale des Wagons – Lits. Celui de la CIWL est le plus confortable et il comporte 4 voitures offrant des places en 1ère et 2e classes pour 82 voyageurs. Il offre un meilleur service, de la salle de bains du fourgon jusqu’au bar où l’on peut lire les dépêches des agences de presse (recueillies au passage dans les gares). Une voiture avec salle de bains, douche, salle de gymnastique fait partie de la composition du train. La moyenne est de 25 km/h et l’on paie un supplément… pour la vitesse élevée du train ! Le trajet dure deux semaines environ, et quand il n’y a pas de déraillements dus au mauvais état des voies.

Les voitures-restaurant sont décorées en style Louis XVI avec des lambris en acajou délimitant des petits salons de 12, 18 et 24 places selon les types de voitures. La voiture-salon lits comprend, à une extrémité, 4 compartiments à 2 places couchées séparés par des compartiments toilettes intermédiaires, un salon à 15 places décoré en style Empire et, à l’autre extrémité, un « fumoir oriental » (sic). La voiture-salon est destinée à être placée en queue du train, le fourgon se trouvant en tête. Elle comprend un grand salon laqué en blanc, style Louis XVI, « très décoré » d’après les notices de l’époque. Parmi les nombreux meubles du salon se trouve un piano qui, au cas où aucun voyageur n’est pianiste (même d’un doigt…), peut jouer mécaniquement. Elle comprend aussi une salle de bains en sycomore vert avec baignoire de forme spéciale évitant les projections d’eau (sage prudence, vu la qualité des voies russes), un salon de coiffure, un salon de gymnastique avec haltères et « vélocipède de chambre » (sic), et enfin une terrasse en queue de train.

Voiture-salon à bord d’un train russe sur le Transsibérien, vers 1910.
A bord d’une voiture-lits, probablement d’un train russe, sur le Transsibérien. Le train de la CIWL avait un type de voiture-lits avec de vrais lits.
Voiture-salon CIWL sur la ligne du Transsibérien. Les très hautes cheminées d’aération, avec anémomètres à cuillères faisant tourner les ventilateurs des plafonds, sont caractéristiques du matériel engagé par la CIWL en Russie. A l’extrémité sur la gauche : le système de chauffage nécessairement très efficace.

Connaissant le climat russe, la compagnie dote ses voitures-lits de bouillottes composées d’une «bûche électrique» (selon la presse d’époque). Celle-ci contient un bâton de silicium graphitoïde contenu dans une ampoule en verre et soumis à un courant électrique. Un lit est chauffé moyennant une consommation de 33 watts. La CIWL fait breveter un système d’air forcé utilisant des anémomètres à cuillères placés sur le toit du train et entraînant, quand celui-ci roule, des ventilateurs placés au plafond des cabines grâce à un axe commun traversant le toit. C’est simple et astucieux, mais guère efficace à l’arrêt.

La carte de la ligne.

Moscou n’est pas à l’origine de la ligne : la ville est le point de départ du train Transsibérien. La ligne a été construite à partir de 1891, et seulement à partir de Zlatooust (2.145 km de Moscou), ville située près de Sverdlovsk, sur le versant oriental des montagnes de l’Oural.

La ligne se compose de deux grandes parties de part et d’autre du lac Baïkal :

  • Le Cisbaïkal (longueur : 3.313 km) reliant Moscou à Irkoutsk
  • Le Transbaïkal (longueur : 1.190 km) reliant Irkoutsk à la frontière de Mandchourie, prolongé par la ligne dite de l’Est chinois ou encore le Transmandchourien qui atteint directement Vladivostok mais en traversant un territoire non russe.
  • Le parcours complet (9288 km) entièrement russe est possible seulement à partir de 1916 avec la construction d’un pont sur l’Amour. La ligne comprend alors 990 gares, toutes à l’heure de Moscou pour des questions de sécurité dans la gestion des mouvements des trains très nombreux.
Carte du réseau de l’Union Soviétique en 1940.
Carte de la ligne (en rouge) en 1954.
Carte de la ligne en 1975 (en vert). En rouge : la ligne dite du Nord Sibérien.

Le Transsibérien moderne

L’Union soviétique croît dans l’avenir des chemins de fer et voit en eux plus un serviteur de l’industrie lourde qu’un transporteur de personnes, mais, néanmoins, développe un service de trains de voyageurs assez étendu et efficace dès les années 1930. La CIWL est évincée d’une URSS où elle a perdu la quasi-totalité de son matériel roulant du fait de la Première Guerre mondiale et de la Révolution. L’URSS met en place son propre système de trains et la ligne du Transsibérien n’est nullement négligée, non seulement pour son rôle prioritaire de transporteur industriel et militaire, mais aussi pour le transport des voyageurs et surtout des fonctionnaires administrant l’immense Sibérie, des nombreux ingénieurs et techniciens mettant en valeur les richesses naturelles du pays. L’agence Intourist, créée en 1935, propose de nouveau des voyages sur la ligne.

À partir de 1939, la ligne est enfin à double voie sur l’ensemble du trajet. Le trafic marchandises est tellement intense, avec des trains de 10.000 tonnes tirées par d’immenses locomotives à 6 ou 7 essieux moteurs, qu’il faut songer à doubler la ligne qui est saturée : ce sera l’interminable construction du Baïkal-Amour (ou BAM) doublera la ligne sur une partie du parcours, ouverte seulement en 1984.

Une puissante locomotive à vapeur type 152 « Stalin » symbolise, même sous une caténaire, la puissance et l’enthousiasme de l’URSS en faveur de la modernité et de l’industrialisation.
Locomotive soviétique type FD (F. Dzerjinski) symbole du chemin de fer soviétique au service de l’industrie.
Le Transsibérien « moderne », époque soviétique : trains au tonnage lourd, et traction électrique. Les « Camarades » ont su investir dans la ligne emblématique.

Pour les voyageurs, le trajet est réduit à 9 jours jusqu’à Vladivostok, et 11 jours jusqu’à Tokyo, ce qui reste toujours plus rapide que par le bateau pour un Européen se rendant au Japon. L’électrification de la ligne commence au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et se termine durant les années 1970. Les voitures russes du Transsibérien, bien qu’anciennes, sont confortables : leur caisse en acier riveté et aux fenêtres basses est aménagée avec des tapis et des velours rouges, des boiseries, des bronzes. Les compartiments aux lourds rideaux contiennent deux ou quatre lits. Les samovars, dans le couloir, permettent de se servir en thé chaud, et la voiture-restaurant sert des repas qui, pour le moins, nourrissent et réchauffent bien, mais ne plaisent guère aux clients occidentaux des trains de luxe qui n’aiment guère le poisson peu cuit et le chou. Aujourd’hui, en dépit de services aériens nombreux et bon marché, le Transsibérien n’a pas perdu ni son charme ni sa clientèle internationale ou locale et il circule toujours. Parmi des voitures plus récentes construites en RDA du temps du communisme, les anciennes voitures russes des années 1930 sont toujours en service dans les premières années postsoviétiques. Aujourd’hui le trajet se fait en six jours et de nombreux trains (« Rossya », « Baïkal », etc) assurent un service de qualité.

Image du Transsibérien des années 1980-1990 : une puissante locomotive électrique VL-80 et des voitures lourdes et confortables.
Puissante CC russe sur le Transsibérien actuel. La ligne est électrifiée en 3000 v continu, solution qui avait été envisagée en France pour la ligne du PLM. Les Russes ont fait mieux en appliquant cette technique française et en achetant aussi des CC-7100 Alstom. Cliché Matolet.
Traction diesel actuelle sur une ligne d’embranchement du Transsibérien. Cliché Matolet.
Entre Irkoutsk et Pékin, sur une ligne d’embranchement du Transsibérien.
La plaque du train « Baïkal », le plus prestigieux des trains de voyageurs du Transsibérien. Rappelons que « Transsibérien » n’est pas le nom d’un train, mais d’une ligne (c’est-à-dire une voie ferrée), en dépit des habitudes prises par le grand public.
Plaque du train Moscou-Pékin qui utilise, sur une partie de son trajet, le Transsibérien.
Un train sur le Transsibérien en 2008. La ligne est à voie double et entièrement électrifiée depuis l’ère soviétique.

2 réflexions sur « Les trains du Transsibérien, trains de toutes les Russies. »

  1. Il serait intéressant de savoir comment a été choisi l’écartement de voie russe.

    1. Deux thèses possibles : erreur de transcription avec 1534 au lieu de 1435 mm (mais je n’y crois pas, car l’écartement russe est de 1524 ramené à 1520 mm) ou choix d’un chiffre rond en « verstes » russes. Je reviendrai sur ce sujet. Bien cordialement.

Commentaires fermés

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