Les manœuvres : en 1923 on apprend à reculer en avant et à avancer en arrière.

Avec cet article, l’auteur de ce site-web ne va pas se faire des « copains » sur le réseau Nord et, lors de son prochain week-end à l’hôtel Westminster (cinq étoiles) dans la ville désormais présidentielle du Touquet, il aura son lit en portefeuille.

Voilà : ayant eu la chance de travailler pendant 27 ans pour la SNCF (1975-2003) et d’avoir eu de très nombreux cheminots en formation pour devenir des instructeurs du CFA de la Direction du Matériel, j’ai souvent été gâté par la communication d’anciens documents qui dormaient dans les greniers ou les armoires des ateliers du Matériel, souvent des photocopies elles-mêmes déjà très vieillies par le temps. Un jour, je fus gratifié par un document datant de 1923, émanant des « Grands Réseaux des Chemins de fer Français » qui est un prélude à la création de la SNCF, et concernant un problème posé par une modification de la signalisation (code 1885).

Mais, sur le réseau du Nord, en la personne de son directeur Paul Javary (1866-1945), on voit d’un très mauvais œil le remplacement des termes « tirer » et « refouler » par ceux de « en avant » et « en arrière ».

Le débat de 1923 fut très cru, et à une époque où le « politiquement correct » n’existait pas, les termes utilisés par Javary pour parler des compétences des excellents cheminots du Nord qui ont bâti la renommée de leur réseau, font que, aujourd’hui, il vaut mieux en rire, tout en se disant que les Bretons ou les Méridionaux, voire les Alsaciens ou les Auvergnats, ou certains Corses, n’étaient pas logés à une meilleure enseigne. La France des « pourtours » a toujours posé des petits problèmes d’allergie au centralisme éclairé et bienfaiteur, mais parisien.

Le problème, selon Paul Javary, est dans la cheminée.

Grand « patron » d’un réseau qui excelle notamment par les performances de ses trains et leur grande propreté, avec des locomotives prestigieuses constamment astiquées à chaque arrêt, Javary ne mâche pas ses mots et estime que la non-unification des termes employés dans les règlements de la signalisation, pour les manœuvres, utilise aussi bien « en avant » et « en arrière » que « tirer » et « refouler ». Il dit clairement (c’est souligné sur la page 2 du document) que « des milliers d’agents, de manœuvres et de mécaniciens de machines de gare, Picards et Flamands, à cerveau un peu frustré » (sic) seront désorientés par cette diversification des termes.

Pour Javary, c’est un « progrès à rebours » car il se souvient très bien que lorsque l’on pousse une brouette, les notions de « tirer » et « pousser » sont claires et que lorsqu’il était enfant, il avait une brouette-jouet, donc il sait de quoi il parle et sans doute a-t-il appris qu’une brouette se tire ou se pousse, mais que le tireur ou le pousseur fait demi-tour et évite, dans les deux cas, de marcher à reculons. En somme, Javary devait jouer au train, vu sa vocation certaine et prouvée pour le chemin de fer, mais il marchait toujours avec la cheminée en avant, alors qu’en réalité une machine de manœuvres, en gare, peut effectuer son service avec la cheminée en bien avant ou en bien arrière, selon les cas et en utilisant les voies en tiroir.

Cela revient à dire que le même mouvement peut, pour le mécanicien, correspondre tout aussi bien aux termes « avancer » ou « reculer ». En somme, on ne sait pas, a priori, si l’ordre « en avant » se traduira par un avancement ou un recul pour la machine : le mécanicien est, par définition, à son poste de conduite, posté devant la « devanture » de la chaudière, regardant en direction de la cheminée. Le mécanicien est toujours censé être posté « cheminée en avant ». Mais la locomotive, elle, peut être orientée dans un sens ou dans l’autre…

Notons, pour être un peu plus complets, qu’il y a eu sur le PLM, le Nord et l’Est de belles locomotives-tender type 242 qui avaient, dans leur abri, deux postes de conduite, un pour chaque sens de marche, mais c’est l’exception qui confirme la règle. La quasi-totalité des locomotives-tender de manœuvres n’avaient qu’un seul poste de conduite « regardant » vers la cheminée.

Le problème est aussi dans les signaux sonores.

Or, dans les gares, le « chef de manœuvres » fait des signaux sonores, dits « acoustiques » faits au sifflet ou à la corne (voir les tableaux du code de 1885 ci-dessous), et l’agent chargé d’atteler ou de dételer les wagons les entend comme le mécanicien. Il y a un évident risque de danger, pour l’atteleur, devant l’incertitude d’un coup de sifflet ou de corne commandant, par exemple, le « en avant » dans le sens de la cheminée et qui pourrait se traduire par un mouvement qui serait un « en arrière » pour l’atteleur.

La solution possible : la « réunionnite », déjà ?

Javary ajoute que, dorénavant, avant chaque manœuvre, il faudra organiser une réunion sur le quai (ce n’est pas encore la mode en cette heureuse époque) pour harmoniser les pratiques et les opinions, et que, vu que des locotracteurs diesel apparaissent sur le réseau, récupérés du front de la Première Guerre mondiale, il faudra affubler des locotracteurs d’une cheminée « postiche » (voir le bas de la page 3 et le haut de la page 4). Rires dans le bureau directorial.

Locomotive de manœuvres type 040T série 4400 du réseau du Nord à l’époque où il est question du « tirer » et du « refouler ». Ici la locomotive, si elle « tire », ce sera avec l’ordre « en arrière », puisque la cheminée est du côté des wagons.
Locotracteur datant de 1922, donc de la période à laquelle se réfère Javary, et photographié dans les années 1980. Le problème de 1923 pour Javary : il n’y a pas de cheminée… donc comment distinguer l’avant et l’arrière ? La question semble ne gêner personne parmi les cheminots présents sur ce cliché.

Cerveaux « frustes » du nord contre cerveaux « subtils » du sud ?

Monsieur le Commissaire du Gouvernement qui préside la réunion fait remarquer à Paul Javary que le réseau du Nord est trop compliqué dans sa réglementation et sa signalisation des manœuvres, que le réseau du Nord de 1923 n’est pas meilleur que celui de 1884, et, tertio, que d’autres réseaux comme celui du Midi, ont adopté sans problème le « en avant » et le « en arrière ».

Alors, si le Commissaire du Gouvernement le dit… et Javary s’incline et reconnaît que les agents du réseau du Midi « ont certes des cerveaux subtils » (sic).

Voilà les cheminots du réseau du Nord « habillés pour l’hiver » ! Ajoutons que, pour faire bon poids, nous avons aussi en stock un document de 1948 qui concerne, pour les cadres de la SNCF, la manière très pédagogique dont il faut parler pour se faire comprendre des Alsaciens. C’est pour plus tard sur « Trainconsultant».

Nous présentons nos excuses pour la mauvaise qualité des anciennes photocopies ci-dessous jointes. Si des lecteurs du site « Trainconsultant » les désirent dans un format de qualité meilleure, nous les enverrons sur simple demande.

Ce que dit le code de 1885 au sujet des manœuvres.

1 réflexion sur « Les manœuvres : en 1923 on apprend à reculer en avant et à avancer en arrière. »

  1. Jean-Pierre Arduin 21 juillet 2021 — 10 h 08 min

    Il ne faut pas en rire pour de vrai, car pour avoir fait ces commandes au triage de Juvisy, c’est dangereux, mais on peut en rire pour de faux, comme dans ce magnifique document.

Commentaires fermés

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