La double traction : quand deux locomotives ne valent pas toujours le double d’une.

La double traction est une pratique née dès les débuts du chemin de fer, ceci devant l’accroissement imprévu des charges et une demande de transport insoupçonnée par les ingénieurs et les économistes du XIXe siècle. Mais cette escalade des charges remorquées ne cesse de croître et d’être devant les possibilités de traction des locomotives, ce qui fait que la double traction reste en vigueur jusqu’à la fin de la vapeur, et persiste aujourd’hui en traction diesel pour les mêmes raisons, à ceci près que le nombre de locomotives diesel en tête d’un train peut atteindre six ou huit aux États-Unis, sans compter d’autres locomotives réparties dans le train !.

Quadruple traction pour les locomotives SD 40 de ce train californien et « double stack » pour les conteneurs chargés sur deux niveaux représentant la pratique américaine du « freight train » actuel. Cliché de Pierre Julien.

La première catastrophe ferroviaire pourrait bien avoir été provoquée par la double traction. Nous sommes sur la ligne de Paris à Versailles par la rive gauche (voir l’article consacré à cette catastrophe sur ce site-web). Le 8 mai 1842, un train, chargé de 770 personnes placées dans 17 voitures et long de 127 m, ramène à Paris des participants d’une fête donnée à Versailles. La double traction est nécessaire : une locomotive à deux essieux, de type ancien déjà, et une locomotive à trois essieux plus récente. Au passage à niveau du Pavé des gardes, à Meudon, la première locomotive, poussée trop vite par la seconde, déraille. Les deux locomotives versent et enflamment les voitures pulvérisées derrière elles, le feu se communiquant à toutes les voitures du train. Le bilan est impressionnant, avec ces voitures brûlant à grand feu et dans lesquelles meurent des voyageurs… parce qu’ils sont enfermés à clé ! La catastrophe fait 164 victimes, dont 55 morts. L’explorateur Dumont d’Urville fait partie des tués : sa mort dans un simple train de banlieue, à quelques kilomètres de Paris, devient le symbole même des incertitudes de la vie, car ce grand navigateur a bravé les plus effroyables tempêtes à l’autre bout du monde, et a vécu chez les cannibales les plus cruels…

Il semble que la cause de la catastrophe soit bien une rupture d’essieu de la première locomotive, trop faible par rapport à la seconde et poussée par cette dernière à une vitesse trop grande. La double traction sera désormais l’objet d’une certaine suspicion. En attendant, on cesse d’enfermer les voyageurs à clé…

Au début du XXe siècle, le débat continue.

La question est toujours posée, en 1903 : la double traction, pensent les ingénieurs, entraîne un risque de déraillement pour la deuxième locomotive du fait de la surcharge du premier essieu et du délestage du dernier essieu. Les débats sont très vifs, et sont repris dans deux numéros de la « Revue Générale des Chemins de Fer », avec des pages remplies d’équations, pour démontrer que la double traction ne présente aucun danger, sous la condition formelle que chacune des deux locomotives utilisées puisse atteindre seule, sur la ligne considérée, la vitesse atteinte en double traction.

Pourtant, le préjugé persiste, et, lors de déraillements, on incrimine souvent un coup de frein malheureux que le mécanicien de la deuxième locomotive aurait donné, créant alors une brusque tension des attelages entre les locomotives et une réaction violente au niveau des attelages du train. Il faut du doigté pour conduire en double traction, et il faut bien synchroniser les mouvements, le deuxième conducteur se réglant sur ceux du premier comme des danseurs dans un ballet ou des sportifs de haut niveau en équipe.

Il n’y a pas forcément un gain, en matière d’effort de traction, qui consisterait à cumuler les puissances des deux locomotives. Un plus un ne font pas forcément deux… En effet, les caractéristiques de deux locomotives ne s’ajoutent pas arithmétiquement, et souvent une locomotive moins bonne absorbera plus de l’énergie de l’autre, qui est meilleure, qu’elle n’en fournira elle-même ! C’est pourquoi la double traction ne peut se faire, de préférence, qu’avec des locomotives identiques et dans des états d’usure et d’entretien semblables.

Double traction sur le PO avec deux locomotives type 130 série 1811-1831. Elles remorquent l’express Bordeaux-Clermont-Ferrand sur les dures rampes du Massif-Central. Carte postale Tucks anglaise : elles étaient très célèbres entre les deux guerres.
Les dernières double traction vapeur de la SNCF se font sur la région Nord, ici avec une 231-K et 141-R dans les années 1960.
La double traction diesel française des années 1960 à 1990 se retrouvera principalement en tête de trains lourds sur les lignes dont l’électrification n’est pas rentable. Les BB-67000 seront concernées.
Comme les BB-67000, les BB-66000 assureront la double traction d’un grand nombre de trains de voyageurs (encadrant un fourgon-chaudière) ou de marchandises de la même époque. Ici, nous sommes à Chartres.

La petite locomotive et la double traction.

Les réseaux britanniques ont été, du temps de la vapeur, de grands pratiquants de la double traction. Cela vient du fait qu’ils ont été les tenants d’une politique de la petite locomotive à deux ou trois essieux moteurs au maximum, pensant qu’il est plus facile d’ajuster l’effort de traction et la consommation à la demande en multipliant, s’il le faut, les locomotives dans un train. Les ingénieurs britanniques pensaient qu’une grande locomotive risquait souvent d’être sous-utilisée dans la mesure où les trains pouvaient être courts. C’est ainsi qu’en Angleterre, on voit, au XIXe siècle, de grands express tractés par deux petites locomotives de type 220, alors qu’en Europe, le type Pacific domine.

En Europe continentale, on pense différemment et on construit des grandes locomotives pour les grandes lignes, et des petites pour les autres. En trafic marchandises, l’accroissement du poids des trains est tel que souvent, on voit deux grosses locomotives en tête, comme ce fut souvent le cas avec les 141 R en France. La traction diesel, par manque de puissance, connaît les mêmes problèmes, même pour les trains de voyageurs.

Petites locomotives (type 120) et double traction, plus grande vitesse, sur le « London & North Western Railway » britannique des années 1890 : chose très courante au Royaume-Uni et jusque dans les années 1920.
Spectacle très courant et non dénué de charme par la couleur : nous sommes sur le « Midland Railway » dans les années 1920 : deux petites « Midland Compound » type 220 assurent la traction des grands trains pour un réseau qui ignore encore les « Pacific ».

Savoir conduire à deux équipes.

D’après les règlements des compagnies et les ouvrages techniques et autres manuels de conduite du début du XXe siècle, la double traction est usitée soit en cas de surcharge d’un train, soit pour éviter la circulation des machines haut-le-pied, soit comme renfort sur les rampes.

Sur les rampes, les renforts sont souvent donnés, par une machine de pousse en queue, à des trains de marchandises, qui peuvent déjà avoir une ou déjà deux machines en tête. Les trains de voyageurs, d’après le décret du 1ᵉʳ mars 1901, ne peuvent avoir plus de deux locomotives (sauf en cas de secours), mais on estime qu’il n’y a pas d’inconvénient à autoriser, pour ces trains comme pour ceux de marchandises, le renfort en queue.

Le mécanicien placé en tête règle la marche du train. Le mécanicien de la deuxième locomotive doit rester attentif aux signaux et à la voie, ce qui lui permet d’anticiper sur ce que va faire le premier mécanicien et de comprendre la situation. En somme, et contrairement à ce que l’on peut penser, le mécanicien de la deuxième locomotive ne conduit pas « en aveugle », se bornant à fournir un maximum de puissance. Quand un train lourd circule, il n’a pas besoin, en permanence, de toute la puissance des deux locomotives, et même, il se produit qu’en pente, il n’a besoin de la puissance ni de l’une ni de l’autre. C’est pourquoi il faut des doigts de fée… En ouvrant sans précaution le régulateur de la machine d’un train de marchandises, on risque d’en rompre les attelages, et le risque est encore plus grand si l’on ouvre en môme temps les régulateurs de deux machines attelées au même train.

En cas de double traction, la vitesse doit être bien régulière et dépasser le moins possible la moyenne prescrite. La seconde machine reçoit la poussière soulevée par la première, ce qui l’expose aux chauffages des bielles ou des boîtes d’essieu. Le graissage doit donc en être particulièrement surveillé.

Avec le renfort en queue, à la traversée de certains tunnels en courbe et en rampe, le personnel de la seconde machine risque de respirer de l’air fortement vicié. C’est pourquoi la pratique de la double traction, sur les lignes de montagne, a conduit les ingénieurs à concevoir un appareil respiratoire et à en munir les machines, cet appareil étant composé d’un réservoir dont on aspire l’air par un tuyau flexible fixé sur le nez.

Magnifique image de la double traction en Suisse avec de petites « D4/4 » sur les rampes à 27 pour mille du Saint-Gothard en 1885. L’art de la conduite ne se résume pas à « ouvrir le manche à fond » et à « attendre que ça vienne » en croisant les bras. Il faut doser, surtout pour éviter les pertes d’adhérence de l’une des locomotives qui alors peuvent gagner l’autre. Ne parlons pas des pentes et du freinage…
Profil en long du Saint-Gothard vers 1885.

Savoir freiner aussi.

Le freinage est, en matière de conduite, l’opération la plus délicate qui réclame le plus de doigté. A deux locomotives et deux équipes de conduite, c’est encore plus compliqué.

Quand les deux machines sont munies du frein Westinghouse, c’est le mécanicien de tête qui en est maître de la situation. Le robinet de manœuvre de la seconde locomotive doit être placé dans la position neutre. Toutefois, si la seconde machine porte un robinet à décharge égalisatrice, la conduite générale ne se trouverait pis convenablement isolée du réservoir principal de cette machine, à cause de la présence de la soupape commandée par le piston et sensible aux différences de pression. Un robinet d’arrêt, placé entre le réservoir principal et le robinet à décharge égalisatrice, doit être fermé sur la seconde machine en cas de double traction, et la poignée du robinet du mécanicien de la seconde machine doit être placée sur la position de la marche.

Normalement, la pompe à air de la seconde machine est arrêtée. Avec le frein automatique et modérable à double conduite, pour laisser l’appareil entre les mains du conducteur de la première machine, le mécanicien de la seconde ferme les robinets qui sont montés à l’origine des conduites sur le réservoir principal d’air comprimé, et place le robinet de manœuvre du frein modérable dans la position correspondant au serrage à bloc pour laisser passer toute la pression d’air fournie par la première locomotive.

Puissante 050 en pousse sur le réseau roumain des années 1960 : les dures lignes des Balkans demandent de la puissance et les pays du bloc de l’Est électrifieront leurs lignes.

Les « Unités Maurienne » : les « Biquettes » vont deux par deux dans la montagne.

Le double traction électrique est beaucoup plus rare qu’en traction vapeur ou diesel, car les efforts de traction ne s’ajoutent pas, ici non plus, arithmétiquement, et, pour des locomotives en triphasé par exemple, les vitesses des moteurs sont liées aux phases et ajouter des locomotives les unes aux autres ne procure pas forcément un gain. Il y a eu, pourtant, de rares tentatives et il est vrai que Fernand Nouvion nous avait dit, au début des années 1990, qu’il avait eu un projet de train à grande vitesse dans les années 1960 comprenant des rames modulables non articulées composées de voitures DEV modifiées pour la grande vitesse, et de quatre locomotives type CC-7100 carénées placées deux par deux à chaque extrémité de la rame. Ce projet ne fut pas accepté.

Une autre exception a été bien réalisée, sur la ligne de la Maurienne. Depuis sa création au milieu du XIXe siècle, cette difficile ligne ne manque pas de poser, tant par l’importance de son trafic international que par son profil très sévère avec des rampes de 15 à 30 pour mille, d’importants problèmes de traction. La vapeur fait ce qu’elle peut jusqu’à l’arrivée de la traction électrique dès le milieu des années 1920. Mais la curieuse technique des « Unités Maurienne » est utilisée par la SNCF à partir de 1961 et donnera encore plus d’originalité et de piquant à cette ligne qui n’en manquait déjà pas.

Tout commence avec le réseau très innovant du Midi qui conçoit, en 1924, une locomotive type BB à usages multiples pour son réseau 1500 v continu. Il s’agit d’une machine légère, simple, pouvant donner  800 kW avec 4 moteurs fonctionnant à pleine tension, ce qui lui permet de remorquer 200 t à 50 km/h sur les petites lignes de montagne des Pyrénées.

Avant sa fusion avec le Midi, le PO reçoit, à son tour, ses BB. Pouvant rouler à 60, 90, ou 105 km/h (pour les machines aptes à un service voyageurs), ces locomotives ont, comme leurs devancières du Midi, des performances modestes. Les moteurs sont à suspension dite « par le nez », une solution simple d’origine tramway, et entraînent les roues par l’intermédiaire d’engrenages. Les puissances sont de 1000 à 1200 kW selon les types. Les carrières de ces BB sont très longues et certaines circulent en tête de trains de marchandises jusque durant les années 1980.

Mais quel rapport existe donc entre ces petites locomotives du Midi, surnommées les « Biquettes », et la majestueuse et difficile ligne de la Maurienne, une des plus importantes lignes des Alpes ? Certaines de ces locomotives vont terminer leur carrière en beauté sur cette ligne, qui manque de locomotives au début des années 1960.

Une électrification intéressante et originale.

La traction vapeur ne se montrant pas assez puissante sur la ligne, le PLM, malgré le peu d’engouement de ses ingénieurs pour la traction électrique, se décide à électrifier la ligne entre 1925 et  1930. Le PLM investit avec prudence et réticence, en adoptant, pour des raisons d’économie et de respect du gabarit imposé par les très nombreux tunnels de la ligne, le système éprouvé du 3ᵉ rail latéral, que la compagnie, en outre, juge moins exposé aux dégâts naturels qu’une caténaire.

Ce système entraîne la construction de locomotives inédites, principalement des machines lourdes à disposition d’essieux types « 2BB2 », ou « 1ABBA1 », « 1CC1 » et « 2CC2 », qui sont des machines puissantes. Leur remplacement en fin de carrière, durant les années 1960, obligera la SNCF à équiper des locomotives ordinaires de son parc avec des frotteurs spéciaux pour le 3e rail : ce sera le cas de certaines « CC-7100 », mais aussi de « BB-1 à 80 » (fonctionnant en unités multiples dites « Unités Maurienne »), puis des « CC-6500 » durant à partir de 1971. Enfin, en 1976, la pose d’une caténaire est terminée sur toute la ligne, et c’est la fin des frotteurs et du 3ᵉ rail, donnant, jusque-là, le curieux spectacle de locomotives électriques circulant pantographe baissé et se passant de caténaire !

Pour en revenir à la Maurienne, et à l’époque du troisième rail, on avait donc, en gare de Modane, le spectacle inhabituel de locomotives fonctionnant sous deux systèmes complètement différents, l’un au sol avec le troisième rail latéral en courant continu, l’autre en l’air avec la caténaire double du triphasé, et donnant une grande complexité aux installations fixes.

Une ligne internationale très active.

En dépit de vitesses relativement modestes (120 km/h en marchandises, 160 km/h pour les voyageurs), la ligne connaît un tonnage impressionnant avec plus de 8 000 000 tonnes transitant chaque année : des automobiles, des produits électroménagers dans les deux sens, des produits agricoles ou des minerais dans le sens Italie-France, etc, ces échanges ne concernant pas seulement les deux pays limitrophes, mais toute l’Europe jusqu’au Royaume-Uni inclus. De très nombreux grands trains internationaux passent par la Maurienne comme le « Palatino » (Paris-Rome), le Barcelone – Milan (rame Talgo), les TGV Paris – Milan, les rames pendulaires Lyon – Turin – Milan, et à ces relations de prestige s’ajoutent de nombreux trains régionaux et de sports d’hiver.

Devant le manque de matériel moteur et l’accroissement des demandes de transport en marchandises, la SNCF est obligée, à la fin des années 1950, de trouver des solutions palliatives. La réunion, deux par deux ou en couplages, de locomotives type BB anciennes dont la construction remonte à 1924 est une solution intéressante : elle se fait avec un démontage des équipements des deux cabines des extrémités attelées en permanence, et avec la création d’une liaison permanente entre les deux locomotives. Un des deux pantographes d’origine de chaque locomotive est déposé, et son emplacement est occupé par un coffret de résistances supplémentaires pour le freinage. Le tout donne alors une puissance de 1600 kW pour un poids total de 144 t, ce qui est, malgré tout, seulement acceptable, mais moins performant que le rapport poids/puissance des locomotives à vapeur ou électriques de l’ancien PLM, par exemple. Dès l’arrivée des CC 6500 spéciales Maurienne vertes en 1971 qui se suffiront elles-mêmes seules en tête des trains, les « couplages Maurienne » commenceront à disparaître de la scène.

Couplage de BB 1 à 80 circulant sur la Maurienne.
Une « Unité Multiple » (UM) formée de deux BB 1 à 80.

Quelques autres exemples de fausses grandes locomotives électriques sous la forme d’une double ou triple traction cachée.

Les cas ne sont pas rares dans le monde. Notons qu’en URSS, il y a eu, aussi, une double traction avec des couplages de locomotives électriques « VL » construites à partir de 1953 sous la forme de robustes et lourds ensembles de deux BB accouplées en permanence et possédant une cabine de conduite par élément. Pesant environ 184 tonnes, ces premières locomotives, les « VL-8 », circulent sous une caténaire alimentée en 3 000 v continu selon la formule initialement adoptée par l’URSS.

Locomotive « VL » sur la ligne du Transsibérien vue dans les années 1970. Ce sont, dans les faits, deux locomotives type BB accouplées en permanence.
Locomotive « BB+BB » russe série N8 vue en 1960. Cette formule de la double BB sera assez répandue sur le réseau soviétique.

En Suisse, aussi, cette technique de la double traction sous forme d’un couplage de locomotives électriques (présentées comme étant une seule locomotive) a été essayée en 1931 avec deux immenses engins, longs de 34 mètres, pesant près de 240 tonnes, et dont la disposition d’essieux est, en quelque sorte, une suite de roues motrices et porteuses alternées, les roues porteuses pouvant, par un dispositif pneumatique, prendre appui avec plus ou moins de force sur le rail et soulager plus ou moins les essieux moteurs. Elles sont de disposition « 1B1B1+1B1B1 ».

La première locomotive, la N°11801, construite par BBC, comporte 8 moteurs lui donnant un effort de traction de 7.500 kW en puissance unihoraire. Le deuxième prototype, la N° 11851, est construit par Oerlikon, mais est doté de 16 moteurs lui donnant 8.800 kW. Enfin, en 1939, un troisième prototype, N° 11852, est construit par Oerlikon et comporte 16 moteurs lui donnant 11.400 kW en puissance unihoraire. C’est un record mondial, mais nous avons affaire à deux locomotives en une… En rampe de 27 pour 1000, cette locomotive arrache des trains de 770 t à 70 km/h, et ne parlons pas des 2.000 tonnes enlevées en palier à 60 km/h, ou même de trains de voyageurs de plus de 1.000 t à 110 Km/h en palier…. La double traction semble donc fonctionner, mais de nombreux problèmes se poseront et limiteront ces essais à trois prototypes seulement.

Locomotive double suisse type 1B1B1+1B1B1 ou « Ae8/14 » N°11801 de 1931. Une seule locomotive ou deux ? Impressionnantes, en tout cas, avec ses huit essieux moteurs et ses huit transmissions Buchli.
Une autre locomotive double suisse type 1B1B1+1B1B1 ou « Ae8/14 », mais c’est la N°11852 de 1939 avec pas moins de 16 moteurs lui donnant quelque 11 400 kW. Un record mondial pour « une » (?) locomotive à l’époque.

N’oublions pas la Suède, par exemple, qui établit un record du monde dans le genre avec de la triple traction présentée comme une locomotive, la « Dm », sur la non moins fameuse ligne du cercle polaire. L’origine de ces locomotives est une 1C1 connue en Suède sous le nom de série « D » et qui donna naissance, en 1940, à une locomotive type 1D par remplacement d’un bissel par un essieu moteur supplémentaire et suppression de l’une des cabines de conduite. Chaque locomotive de type 1D était prévue pour fonctionner accouplée en permanence, par l’extrémité sans cabine, avec une autre locomotive 1D identique, ceci donnant en fait une locomotive double du type 1D+D1. Ces 1D+D1 ainsi formées reçurent le nom de série « Dm » formant un parc de 19 exemplaires, sans compter quatre autres exemplaires identiques affectés au réseau norvégien et fonctionnant sur la même ligne.

Mais l’accroissement du poids des trains demande encore plus de puissance et, au début des années 1960, les chemins de fer suédois construisent de nouvelles locomotives toujours identiques au 1D précédentes, mais sans cabine de conduite et sans bissel porteur. Intercalées entre deux 1D, elles donnent des locomotives triples du type 1D+D+D1 formant la série « Dm 3 ». Essayée d’abord sur 3 locomotives 1D+D1, cette solution fut étendue à l’ensemble de la série pour former, donc, un parc homogène de 19 locomotives. La puissance fournie atteint  7 200 kW, ce qui est sans nul doute un record européen, et ne manque pas de poser des problèmes de résistance des attelages qui doivent alors « encaisser » un effort de traction dépassant  93 000 daN. Des essais avec des attelages automatiques de type russe ont été entrepris pour cette raison. Ces locomotives exceptionnelles fonctionnent jusqu’en 2004.

Locomotive.1DDD1 suédoise. Série « Dy » N°977.Caisse acier.1960.
Locomotive suédoise « Dy » 1222. Caisse acier. Construite en 1960. Elles peuvent fournir 7 200 kW quand même…

Le « Virginian » et le « Norfolk & Western » américains triplent ou sextuplent les locomotives électriques.

La triple traction électrique sera une spécialité ferroviaire américaine, une de plus, avec de massives locomotives électriques à bielles circulant immanquablement par groupes de 3 formant, au milieu des années 1920, un spectacle inoubliable de quelque 580 t de lourde ferraille se déhanchant, toutes bielles dehors, sur les inégales voies de la ligne de Roanoke du « Virginian Railroad ». Mais à l’intérieur des caisses copieusement rivetées, il y a d’autres originalités comme un convertisseur mono-triphasé et un moteur de traction unique.

Les 12 premières locomotives remplacent 33 locomotives à vapeur, et les séries suivantes sont capables de donner un effort de 80 t au démarrage, développant alors 3 000 kW. La ligne voit passer jusqu’à 54 000 000 t de charbon chaque année. Mais en 1925, le réseau du « Virginian » imite le « Norfolk & Western », et commande une série de 1D1 (ou 1BB1 selon les auteurs et si l’on tient compte ou non de l’accouplement des essieux) fonctionnant par unités de trois engins accouplés en permanence. Ces « triplettes » du « Virginian » sont, à l’époque, les locomotives les plus puissantes du monde – si l’on totalise le tout, bien sûr. L’effort de traction maximal, au démarrage, est de 120 t, soit plusieurs fois ce que peuvent fournir les locomotives européennes actuelles.

Avec 3 locomotives en tête et 3 en queue, des trains longs de 1 500 à 1 800 m, et pesant jusqu’à 5 400 t, sont remorqués aisément à 23 km/h. Certains trains atteignent le poids de 11 000 t. Absorbé par le « Norfolk & Western», le « Virginian » abandonne la traction électrique en 1962, au profit du diesel. Les performances seront moindres.

Triple traction avec les 1BB1 à bielles du « Virginian » aux USA dans les années 1910.
La fierté du personnel du « Virginian » américain qui, en 1915, pose pour la postérité et sait déjà que l’électrification, aujourd’hui encore un siècle plus tard, est la meilleure solution pour le chemin de fer.

La traction diesel aux États-Unis : quand des trains de locomotives tirent des trains de wagons.

La traction diesel, elle, pourra pratiquer la double traction très couramment, et multiplier le nombre des locomotives en tête des trains. C’est bien aux États-Unis que naît cette nouvelle pratique : la traction diesel par unités multiples, permettant, en quelque sorte, une puissance « modulable » réalisée en accumulant des locomotives de faible puissance en tête d’un train. En Europe, le choix se porte plutôt sur la locomotive de forte puissance capable d’assurer seule, ou en double traction exceptionnellement, son travail. Mais, aux États-Unis, la conception de la traction est tout autre : en accumulant les locomotives en tête des trains, on assure, sur de longs trajets sans aucun recours, la régularité de la marche et la certitude de rouler sans panne, données essentielles pour un immense réseau surchargé et qui doit tourne rond jour et nuit.

Pour les réseaux européens, traction diesel est réservée aux manœuvres, ceci jusque durant les années 1950. Le monde des ingénieurs européens est fermé à la grande traction diesel alors que leurs collègues américains ou anglais n’hésitent pas à se lancer dans une élimination systématique de la traction vapeur. Peut-être une certaine hostilité à toute influence extérieure (contrairement à ce qui se pratique aux USA notamment), peut-être aussi l’absence d’une incitation de la part des constructeurs français ou européens de locomotives diesel, et, sûrement, le poids du très important parc de locomotives à vapeur encore très récentes, voilà ce qui joue en défaveur de la grande traction diesel au début des années 1950 encore en Europe. La France, elle, connaît aussi un cas très intéressant avec le cas des autorails qui se généralisent sur les réseaux français à partir des années 1930 : il y eut des cas de « double traction » sous la forme soit du « couplage » (un seul conducteur pour les deux appareils) soit du « jumelage (les deux appareils conservant chacun leur conducteur qui devaient donc communiquer par signaux sonores).

Aux États-Unis, les constructeurs de locomotives sauront se muer en représentants de commerce et vendre, à tous les sens du terme, ce nouveau mode de traction à des réseaux attachés à la traction vapeur. La locomotive à vapeur américaine des années 1940 est très performante parce qu’à la fois très simple mécaniquement, très robuste et rustique, mais aussi parce qu’elle est très perfectionnée avec des équipements qui en augmentent le rendement, et en simplifient la maintenance et la conduite, comme la chauffe mécanique et automatique pour les locomotives utilisant le charbon, l’extension importante de la chauffe au fuel, comme la présence de roulements dans l’embiellage et sur l’ensemble des essieux, et surtout la banalisation complète des locomotives qui font qu’elles roulent presque sans arrêt, les équipes se relayant. Ignorant pratiquement les pannes ou les détresses, ne demandant qu’une maintenance minimale, ces locomotives à vapeur sont de véritables « longs courriers » que les immenses distances faites d’une traite n’effrayent pas.

C’est dire si la traction diesel aura un très difficile défi à relever. En face d’un réseau américain possédant, à la fin de 1960, quelque 28295 locomotives diesel sur 29087 engins de traction tous modes confondus, constituant 97,3 % du parc, la France, par exemple, dispose, fin 1961, d’un total de 1694 engins de traction thermique plus 1061 autorails, soit 2755 engins sur un parc total de 9504 engins de traction, soit 28,9 % du parc seulement.

Sur le réseau du « Southern Pacific » en 1939 : la traction diesel courante se fait avec deux, ou trois, sinon quatre locomotives couplées en permanence en tête du train dont seule la première est équipée d’une cabine de conduite.
Vision classique d’un grand train transcontinental sur le réseau de l’Union Pacific à partir des années 1940. Pas moins de quatre locomotives « EMD » de chez « General motors » série F7 sont en tête du train et assurent cependant des moyennes à peine supérieures à celles de la traction vapeur qu’elles remplacent. Mais le rendement financier est meilleur. Ceux qui trouvent que le train est trop lent prendront, maintenant, l’avion.
Multiplication de locomotives type « GP40 » en tête d’un train de marchandises près de la Nouvelle Orléans dans les années 1990.

Puissance et coûts de traction avec le diesel américain.

Les ingénieurs européens pensent que, en traction diesel, là où une grande puissance est nécessaire, une locomotive unique et puissante est moins coûteuse que plusieurs locomotives de puissance moyenne travaillant en unités multiples en tête d’un même train. Si la variation du coût du combustible est la moins sensible, le coût en capital décroît d’une manière intéressante, et, surtout, c’est le coût en maintenance qui décroît le plus.

Une locomotive unique, de puissance équivalente à celle de trois locomotives travaillant en unités multiples, ou de puissance équivalente à celle de deux locomotives autres travaillant aussi en unités multiples, peut engendrer des économies de l’ordre de 10 % ou de 5 % respectivement sur le combustible, de presque 40 % ou respectivement 20 % sur le capital, et de 50 % ou de 25 % sur la maintenance.

Bien que connaissant ces chiffres et partageant ce point de vue, les ingénieurs américains choisissent une option contraire, celle consistant à privilégier la fiabilité et la robustesse avec des locomotives à moteur unique et peu poussé (d’une puissance de seulement 1800 à 2000 ch), et à doser la puissance en multipliant les locomotives en tête d’un train, ou en les répartissant tout au long du train en deux ou trois groupes.

C’est ainsi que l’on peut voir des trains traversant les Montagnes Rocheuses avec cinq locomotives en tête, cinq au milieu, et cinq en queue, soit quinze locomotives donnant alors les quelque 25 000 à 30 000 ch nécessaires pour hisser un train de 10 000 t sur les rampes à 25 pour mille de ces lignes transcontinentales. La conduite en unités multiples, avec une seule équipe dans la première locomotive commandant toutes celles du train, est, bien sûr, la condition sine qua non de la rentabilité d’une telle politique de traction, puisque la main d’œuvre et son coût, avec une équipe pour quinze locomotives, est purement et simplement divisée par le nombre de locomotives !

Six locomotives type « SD-40-2 »en tête d’un train de marchandises lourd sur le « Southern Pacific » dans les années 2000. À six locomotives, il est certain que, sur de très longues distances, cinq ou quatre marcheront encore… Car la circulation de trains privés sur d’autres réseaux privés fait que les pannes et incidents ne doivent pas se sentir, surtout financièrement : de lourdes indemnités sont à payer pour les retards.
Sept locomotives en tête d’un train, plus autant au milieu et encore autant en pousse sont nécessaires pour faire franchir les Rocheuses à d’interminables trains de « freight » (comme on dira jusqu’en France) dépassant 10.000 tonnes.

Les autres raisons du choix de la traction diesel en unités multiples aux Etats-Unis.

Mais d’autres raisons viennent jouer en cette accumulation de locomotives diesel en têt des trains américains. Le parc de locomotives diesel de l’ensemble des réseaux des États-Unis est de l’ordre de 19 000 locomotives, sur un total mondial de 90 000, chaque pays européen ayant un parc se situant entre 1000 et 2000 locomotives, la Chine ayant environ 6 500 machines et la Russie 4500.  C’est donc un marché national immense pour les deux entreprises américaines qui construisent ces locomotives pour les réseaux des États-Unis que sont General Motors et General Electric qui l’ont accaparé en utilisant des méthodes commerciales issues de la vente des automobiles ou de l’électroménager, et en jouant sur un certain protectionnisme empêchant, pratiquement, la présence de tout matériel étranger sur ces réseaux.

Les vastes ressources en hydrocarbures dans toutes les zones d’extraction de pétrole, d’une part, et, d’autre part, une volonté politique de faire reposer la prospérité américaine sur le « tout pétrole » n’ont pas laissé d’autres choix aux réseaux, et même électrifier des lignes pouvait paraître saugrenu : les États-Unis sont un des pays les moins électrifiés au monde, sur le plan ferroviaire, avec seulement 2000 km électrifiés sur un réseau qui compte 270 000 km, soit moins de 8 %, alors qu’en Europe la moyenne est de 50 %.  Les lignes électrifiées américaines sont surtout des lignes voyageurs assurant 1 % du trafic ferroviaire national, ce qui fait moins du tiers de celui de la SNCF, par exemple.

Mais aussi, les deux grandes firmes américaines fournissent environ le tiers du marché mondial en locomotives diesel, la traction diesel occupant déjà les deux tiers de l’ensemble des commandes de locomotives dans le monde. Derrière les deux grands géants américains vient l’industrie européenne avec « Adtranz » et « Alstom » avec 25 % (dont une grande partie en traction électrique), ensuite, on a les constructeurs japonais avec 15 %. La firme « General Motors » ainsi produit 20 % des locomotives diesel du monde entier, et « General Electric » approximativement 15 %. Les réseaux américains restent les meilleurs clients de ces deux grandes firmes nationales, avec des commandes pouvant atteindre jusqu’à 1400 locomotives – un record battu en 1980 – et chaque année, ce sont toujours plusieurs centaines de locomotives commandées. On comprend qu’au cœur d’une telle dynamique nationale, les chemins de fer américains ne peuvent qu’aimer passionnément et pratiquer la traction diesel ! Ils n’ont pas le choix et ne se risqueraient pas à refuser un produit d’une industrie nationale qui, par ailleurs, les fait vivre en leur assurant des transports dans de multiples domaines.

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