Les trains de nuit : nés avec le chemin de fer.

Le train de nuit revient… Et il revient de loin. Il a failli mourir, du moins sur le sol français et européen, alors que dans le reste du monde, il continuait à rouler, rendu indispensable par les conditions économiques et sociales, et surtout les grandes distances. Mais un bouleversement social récent fait redécouvrir, aujourd’hui, ce que nos aïeux ont inventé il y a si longtemps.

On pourrait penser que le chemin de fer a inventé, ou du moins, permis le voyage de nuit. En lisant les mémoires de Chateaubriand, on apprend qu’il voyageait beaucoup de jour et de nuit, roulant sans cesse dans sa calèche. Diplomate à Rome, il devait, en principe, consacrer deux pénibles longues semaines, sinon trois, pour faire le trajet Paris-Rome par la route, au gré des chevaux et des relais-postaux, mais que rouler de nuit lui permettait de diviser par deux le temps de trajet. Rouler de nuit était un luxe qui demandait beaucoup de personnel se relayant pour la conduite des chevaux, pour veiller sur le maître endormi sur deux sièges dans la voiture cahotante, pour assurer la sécurité, non seulement contre les attaques des voleurs, mais aussi pour précéder, en marchant, une lanterne à la main, l’attelage quand il était engagé sur de mauvais chemins caillouteux et dangereux.

Les relais étaient ouverts jour et nuit et le grand feu, dans la cheminée, ne s’éteignait jamais, offrant une soupière toujours pleine et chaude pour les voyageurs qui choisissaient de ne pas prendre une chambre, mais seulement de se restaurer et de changer de chevaux. Mais le voyage de nuit était une aventure risquée et bien des versements de calèches ou de carrosses ont eu lie dans un fossé profond qui guettait, dans l’obscurité, sa victime. Les diligences publiques, elles, s’arrêtaient dans le dernier relais rencontré « avant le coucher du soleil », comme indiqué dans les guides et les horaires.

Mécanicien de train de nuit, en traction vapeur, vu en 1964 sur la région Nord. Heureux de faire son travail… Cliché Néel.
Mécanicien d’un train de nuit au départ. Document Bulletin PLM.
Signaux de nuit, code 1885, sur l’ancien réseau de l’Est vus vers 1930. Document l’Illustration.

Le rail, lui, est présent jour et nuit pour guider les trains.

La nuit, pour le chemin de fer, n’existe pas. Dès les débuts du chemin de fer, la plus grande partie des trains, vu les distances considérables et les faibles vitesses, roule de nuit sur une partie de son trajet, sinon la totalité. Un trajet Paris-Marseille, par exemple, demande 20 heures sous le Second Empire (contre 20 jours du temps des diligences et des coches d’eau) : le trajet se fera forcément de nuit, pour une partie.

Le chemin de fer a ses lampistes pour éclairer les gares et les signaux, et surtout ne demande pas plus de personnel autre pour le voyage de nuit par rapport au voyage de jour, puisque les rails et les signaux sont jour et nuit pour rendre permanents le guidage et la sécurité, et quel que soit le nombre de voyageurs. C’est pourquoi, dès sa création, le chemin de fer transforme les conditions du voyage de nuit. Il permet à tous d’y accéder. Le voyage de nuit en chemin de fer devient, d’ailleurs, une obligation liée à la construction, dès les années 1850, des grandes lignes à longue distance reliant Paris aux grandes villes de province jusqu’aux frontières, puisque les distances considérables, désormais couvertes, puis les temps de trajets demandent jusqu’à douze ou quinze heures, impliquent forcément que tout voyage commencé dans la journée doive finir tard dans la nuit.

Aujourd’hui, la SNCF ne promet sans doute pas la lune aux voyageurs à la bourse légère et au sommeil lourd, mais elle a promis Lunéa, et, pour le moins, la SNCF garantit un certain confort. Jadis, lors des débuts du chemin de fer, il fallait vraiment avoir du courage pour tenter de dormir pendant un voyage de nuit en place assise et ce n’était qu’au petit matin que, vaincu par la fatigue, le voyageur s’effondrait, la tête en avant, et ratait la gare pour laquelle il avait veillé toute la nuit… Les conditions de voyage nocturne sont rudes, dans ces voitures du XIXe siècle, pour la simple raison qu’elles sont, tout simplement, celles du jour : la règle est de voyager assis, et de vaciller de droite à gauche et d’avant en arrière quand, tout simplement, on ne s’écroule pas sur la dure banquette de bois si l’on n’est pas retenu par l’épaule du voisin.

Harnais de soutien pour pouvoir dormir assis pendant les (longs) voyages de nuit, aux USA, vers la fin du XIXe siècle. Succès mitigé… vu la rareté des documents le concernant.
Du danger de s’assoupir en voyage, selon un dessin du célèbre caricaturiste Daumier (1808-1879). Le voyageur voulant atteindre Poissy où il est invité à souper, se réveille à Rouen. Il pourra rejoindre Poissy pour le petit-déjeuner.
« Voyageurs en chemin de fer» endormis. Dessin de Daumier.
Train de nuit anglais, vu vers 1860. Les petites locomotives sont en double traction, selon la pratique de l’époque au Royaume-Uni, dès que le train est lourd, mais doit rester rapide.

Les durs débuts des premiers voyages de nuit.

Dans la réalité des faits, cet inconfort des premiers voyages ferroviaires de nuit est très bien accepté. Il n’y a pas de traces, de la part des témoins des années 1850 à 1870, qu’ils soient écrivains ou auteurs de lettres, d’un mécontentement. La raison est que, jusque-là, on voyageait en diligence ou à cheval, et que force était de s’arrêter, pour les voyageurs prudents, au coucher du soleil et de repartir à l’aube.

Les raisons de l’absence de tout déplacement nocturne sont l’état des routes qui sont de dangereuses fondrières ou d’insondables bourbiers, l’absence de tout moyen d’éclairage autre qu’une vacillante flamme de lanterne à bougie ou à huile, et, surtout, le danger représenté par les voleurs qui savent que, la nuit, tous les chats sont gris et que la maréchaussée dort bien au chaud dans son lit. Le chemin de fer met fin, d’un seul coup, à ces longues étapes nocturnes qui représentent, on s’en doute, un temps perdu considérable. Le voyage de Paris à Marseille, par exemple, demande, en diligence et avec de la navigation sur la Saône et le Rhône, une vingtaine de jours à l’époque où l’on construit la ligne de chemin de fer, et les premiers trains, eux, demanderont un trajet d’une vingtaine d’heures, soit pratiquement 24 fois moins. 

Grâce au chemin de fer, on échappe aux accidents dus à l’obscurité, aux aubergistes félons et aux voleurs encore plus félons… Et c’est pourquoi passer une nuit sur un rude banc de bois ciré, dans une voiture à la caisse du même matériau, sonore et vibrante comme un tambour parce que suspendue sur des ressorts à lames, apparaît comme une solution tout à fait intéressante pour les voyageurs, surtout par l’énorme gain de temps réalisé. Mais, il est vrai, et comme le savent les commerciaux actuels de la SNCF, les clients se lassent de tout et font monter le niveau d’exigence. À l’économie de temps, à la sécurité, il faut désormais ajouter le confort. Les premiers lits apparaissent dans les voitures dès les années 1840.

Essais en France, dans les années 1840, de compartiments avec divans transformables en lits. Noter que les voitures sont encore appelées des « malles », terme venant tout droit du monde des diligences et des routes royales.
Premiers essais d’aménagement de lits confortables mais dépliants dans les compartiments des voitures de 1ʳᵉ classe anglaises, ceci dès 1842. La place à l’intérieur des voitures, notamment plus généreuse que dans les diligences, permet ces perfectionnements tant attendus.

Les immigrants, eux, voyagent couchés.

Aux États-Unis, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, d’innombrables immigrants et hommes d’affaires s’entassent dans les trains qui traversent le continent en direction de l’ouest et de son rêve de prospérité. Il ne s’agit plus d’un voyage d’une vingtaine d’heures et d’une nuit entre deux journées comme en Europe, mais bien d’un voyage d’une semaine, avec plusieurs nuits à bord du train.  Divers réseaux américains, desservant l’ouest, procèdent à des essais de lits classiques (étroits) disposés dans des voitures à la place des sièges. Certains réseaux, et avant que George Mortimer Pullman ne s’y mette, inventent des systèmes de lits relevables qui, dans la journée, sont repliés dans le plafond et la nuit sont descendus au-dessus des sièges. Ces derniers, eux aussi, se transforment en lits, le tout donnant donc deux niveaux de places couchées séparées par des rideaux. Le gros avantage du système est la rentabilité, puisque, sans place perdue, tous les voyageurs assis, aussi nombreux que dans une voiture classique, peuvent être couchés, ce qui n’était pas le cas des voitures-lits précédentes à lits classiques inamovibles. Les rideaux toutefois n’assurent qu’une protection relative de l’intimité des dames – ceci à la grande joie des voyageurs de commerce ou des marchands de bétail un peu rustres comme on l’est à l’ouest du Mississippi… Pullman, lui, apportera un perfectionnement avec la solution des compartiments ou « roomettes » à parois fixes, ce qui fera perdre des places certes, mais gagner beaucoup plus d’argent.

Immigrants dans un train américain vers 1870. Les voyageurs couchés sont logés sur des lits rabattables au-dessus des sièges. Certains voyageurs semblent y rester jour et nuit.
Voiture-lits américaine de la fin du XIXe siècle, peut-être une voiture Pullman.

George Mortimer Pullman : une petite idée qui rapporte gros.

C’est lui, l’homme du voyager couché. Né en 1831 à Chatauqua dans l’état de New York, George Mortimer Pullman va donner à son nom une renommée mondiale synonyme de confort. La caisse en bois grinçante et cahotante dans laquelle il faut voyager assis jour et nuit sur un rude banc en bois, ce n’est pas pour lui. Il veut un vrai lit dans une voiture confortable et silencieuse : il invente la voiture Pullman et, comme dans toutes les belles histoires américaines, meurt milliardaire et respecté.

Modeste entrepreneur, George Pullman voyage beaucoup pour ses affaires, comme tous ses concitoyens américains, mais trouve que les trains américains de ce siècle sont inconfortables, bruyants, grinçants même, cahotants sur d’affreuses voies posées en hâte à même le sol ! Passe encore qu’Indiens et brigands attaquent les trains de temps à autre, mais endurer une telle souffrance nuit et jour, brisé de fatigue, endormi la tête appuyée sur la vitre ou tombant en arrière, voilà qui, pour Pullman, relève du scandale le plus inacceptable. Et comme tout bon Américain se doit d’urgence transformer une cause de scandale en source de profit, Pullman se rappelle cet excellent précepte moral et se consacrera désormais à sa nouvelle vocation : faire voyager couché.

Nuits mouvementées et tenues de nuit somptueuses à bord des premiers trains de nuit américains vers 1880. Aujourd’hui, avec les trains de nuit SNCF, c’est beaucoup plus calme, mais moins pittoresque pour ce qui est des rares pyjamas observés.

Pullman construit dans son atelier, en 1863, une voiture à voyageurs nommée « Pioneer ». Garnie de sièges se transformant en lits la nuit, isolable en petits compartiments par des rideaux entourant les lits, la voiture coûte quatre fois le prix d’une voiture ordinaire à sièges fixes, et un tel prix laisse les compagnies de chemin de fer sceptiques : la rentabilité leur semble impossible. Pullman, alors, loue la voiture à la compagnie du « Michigan Central » qui veut bien faire l’essai et moyennant un supplément correspondant à celui d’une nuit d’hôtel, les voyageurs peuvent y accéder et dormir dans un lit.  Mais Pullman a compris l’importance du silence pour la qualité du sommeil et il soigne la qualité des bogies dont le roulement est silencieux et doux. De nombreux ressorts, des roues isolant les bruits et vibrations du roulement, des matériaux isolants dans les planchers et les caisses permettent un repos réel.

Pour en revenir à la « Pioneer », le succès est immédiat et la « Pioneer » ne désemplit pas. Il faut vite construire d’autres voitures. Quand Pullman meurt en 1897, la « Pullman Sleeping Company » possède 2.500 voitures transportant annuellement 6 millions de voyageurs, employant 15.000 ouvriers, et produisant 313 voitures-lits, 626 voitures à voyageurs ordinaires, et 940 voitures pour tramways par an. 

Voiture « Pullman » américaine, années 1910.
Magnifique cabinet de toilette à bord d’une voiture-lits américaine de 1895. Noter les deux places, et aussi les robinets à pompe au-dessus des lavabos.
Vues diverses et en coupe d’une voiture « Pullman » américaine des années 1890.
George Mortimer Pullman a eu des concurrents, comme le sénateur Wagner, sans doute mécontent du montant de ses indemnités parlementaires et voulant arrondir ses fins de mois.

Même les morts rapportent, puisqu’ils voyagent couchés.

Pullman sait que bien faire sans bien vendre ne sert à rien. Il sera un véritable génie de la publicité. Pullman sait créer un mythe pour ses voitures-lits, et quand, par exemple, le Président Lincoln meurt, il obtient de Mme Lincoln que la voiture funéraire soit une Pullman : même mort, Lincoln roulait pour Pullman et faisait de la « pub » posthume pour les nuits des vivants.

Nagelmackers, disciple de Pullman, mais seulement pour les voyageurs vivants.

Pendant la seconde moitié du XIXe siècle, Georges Nagelmackers voyage aux États-Unis en voiture-lits Pullman et, comme tout grand romantique tourmenté certes par des sentiments profonds, il sait penser, malgré tout, à court terme, à son bien-être matériel, et, à long terme, à sa fortune. Il savoure le confort des sleepings et des voitures-restaurants et songe à les introduire en Europe où l’on voyage dans des voitures de chemin de fer étroites, inconfortables, raides et austères.  Il prend des notes, fait des croquis, et publie un livre à compte d’auteur intitulé : « Projet d’installation de wagons-lits sur les chemins de fer du continent ». On comprend qu’aucun éditeur n’ait voulu du manuscrit : cela n’annonce guère un prix Goncourt ! Et pourtant ce livre contenait un véritable trésor : la description d’une invention qui fera la fortune de son auteur. Nagelmackers saura le prouver. Laissant la littérature pour l’action, Nagelmackers construit sa voiture-lits et réussit à l’imposer sur la ligne Paris-Vienne en 1872 : c’est le début de la grande aventure de la « Compagnie Internationale des Wagons-Lits ».  Et cependant rien ne fut simple pour Nagelmackers. L’Europe de son époque n’en est pas encore à l’Euro, lui de là. Elle est cloisonnée, frileusement blottie, chaque pays vivant enfermé derrière ses frontières. Faire circuler des trains directs d’un pays à l’autre est une utopie. Dès 1883, encouragée par le succès de son fabuleux train « Orient-Express », la compagnie commence la construction d’un immense réseau de bureaux qui sont autant d’agences de voyages au service des hommes d’affaires, des diplomates, des touristes. Georges Naglemackers ne verra pas l’essor de sa compagnie, car il meurt en 1905, mais il a su magnifiquement jouer ses atouts et fonder une compagnie solide, et définir, en Europe, la notion même de train de luxe international

Le premier « Orient-Express » de Georges Nagelmackers et de sa CIWL. N’oublions pas que ce train ne sera composé que de voitures-lits d’une voiture-restaurant et de fourgons : pas de voitures salons, contrairement à ce que laissent supposer les « Orient-Express » actuellement reconstitués.
Voiture-lits CIWL du « Simplon-Orient-Express ». Ce train, lui aussi, n’était composé que de voitures lits, outre un wagon-restaurant et des fourgons.

Amoureux, mais réaliste.

Personnage attachant et épique, tel que seul le 19ᵉ siècle finissant sait encore les faire, Georges Naglemackers semble sorti tout droit d’un roman de Jules Verne, mélangeant le romantisme, une vision personnelle de l’avenir, un sens très aigu des affaires, et un courage sans bornes. Son chef-d’œuvre porte un nom mythique que l’on peut toujours lire aujourd’hui : la « Compagnie Internationale des Wagons-lits », et qui fut aussi, pendant un certain temps,  « et des Grands Express Européens », inscrite en lettres de laiton poli sur les voitures les plus belles du monde. Gorges Nagelmackers, né en 1845, est un fils de famille fortuné. Mais il est amoureux de sa cousine. Il est expédié, en 1867, en bateau à voile et vapeur, vers les Amériques, dûment chaperonné par un ami de la famille, le comte de Berlaymont, à qui incombe la charge de surveiller le désespoir amoureux du jeune homme, et de l’en guérir par le spectacle des beautés de la nature du Nouveau Monde. Le remède avait déjà fait ses preuves avec Chateaubriand….Pendant dix mois le jeune Georges, âgé de 22 ans, voyage en Amérique, chassant le buffle, et, hélas, les jolies femmes. Le brave comte de Berlaymont ne sait plus faire la part de la maladie ou du remède.

Intérieur somptueux d’une voiture-lits type LX (1929) de la CIWL.
Cabinet de toilette pour chaque compartiment d’une voiture-lits LX de la CIWL.

Le lits-salon : pour les entre-deux chaises.

Une catégorie sociale intermédiaire, formée de bourgeois trop pingres pour s’offrir les fastes des voitures-lits de la CIWL mais refusant une nuit à la dure sur une banquette, utilise, des années 1880 jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la solution des « lits-salon » dont le PLM ou le PO semblent s’être fait les champions à partir de la Belle Époque pour les villes touristiques ou thermales nombreuses sur leurs réseaux. Il s’agit de compartiments, en général de 1ʳᵉ classe, où l’on trouve des fauteuils dont la partie inférieure, formant siège, peut se déployer pour offrir un appui intégral pour les jambes. On voyage, et l’on compte dormir, dans une position semi-allongée qui ne semble pas, d’ailleurs, être la panacée.

Voiture-lits-salon PLM à lits escamotables. Années 1930.
Grande voiture-lits PLM de 1910 : l’époque des lits-divans est révolue.
Train classique du PLM des années 1890 : nous en sommes encore aux lits-divans repliables.

Du coté des âmes simples et modestes…

Mais la démarche d’un Pullman et d’un Nagelmackers ne change rien, il faut le dire, aux éprouvantes conditions de voyage des gens simples et modestes qui ont tout juste de quoi payer un billet de 3ᵉ classe en Europe ou de « coach »  aux États-Unis. Que ce soit dans le nouveau monde ou l’ancien, une infime minorité de « happy few » fortunés voyage en Pullman ou dans les somptueuses voitures de la CIWL.

Comment font les autres, ceux qui n’ont pas d’argent pour payer la voiture-lits ? Ils somnolent, la tête calée tant bien de mal dans le coin de l’appuie-tête de leur place assise. Les plus audacieux (ou les plus mal élevés, ce qui revient souvent au même…) s’étalent sans vergogne sur une banquette entière, et font même, de leurs mollets, un obstacle à enjamber quand il s’agit d’occuper la travée entière d’une voiture à couloir central. Les militaires deviennent des spécialistes reconnus et respectés de l’occupation abusive et nocturne des banquettes à 4 places des voitures de 3ᵉ classe puis de 2ᵉ classe à partir de 1956, ce qui donne deux occupants par compartiment, et certains, portés sur l’acrobatie, dorment allongés dans les filets à bagages, ce qui porte le nombre d’occupants du compartiment à quatre. D’autres dorment dans le couloir, la tête reposant sur une valise ou un sac : le chemin des toilettes vers le bout du couloir prend, lui aussi, un aspect de parcours du combattant, y compris pour les contrôleurs.

Aux États-Unis, toutefois, les compagnies assurant de grandes relations voyageurs, pratiquent la formule du fauteuil « coach » à la fois très large et confortable, et inclinable. Disposée dans des voitures à salle unique et au gabarit généreux, la place est généreusement accordée, et il est possible à tout voyageur, à partir des années 1920, de pouvoir étendre ses jambes, incliner son fauteuil, et dormir de jour comme de nuit. Dès le soir venu, le personnel du train distribue gratuitement une couverture et un petit oreiller, et cette tradition s’est toujours maintenue jusqu’à aujourd’hui sur les trains Amtrak.

En Europe, il y a bien des voitures avec couchettes dès les années 1910, mais elles n’envahissent pas les trains de nuit. En fait, rien de suivi et de généralisé n’est fait avant les années 1930 où, pour parler de la France par exemple, le PLM met en service ses trains de voitures-couchettes de 3ᵉ classe en direction de la neige des Alpes, désormais à portée des « congépés » de 1936 qui se précipitent dans les gares à une époque où l’automobile est encore un privilège bourgeois. Le PO-Midi en fait autant, soucieux de la desserte à longue distance des Pyrénées ou des stations balnéaires du grand sud-ouest. Le confort reste très simple, mais au moins, on est couché, bercé par les roulements sonores des bogies Pennsylvania au passage des joints de rails et réveillé par les chocs sur les pointes de cœur. Les voitures DEV de la SNCF des années d’après-guerre popularisent encore plus les couchettes, week-ends et vacances obligent, mais toujours avec un confort assez rudimentaire dans des voitures au roulement sonore et musclé : les pharmaciens des gares, grands vendeurs de boules Quies, ont encore un avenir professionnel assuré. C’est vraiment avec la douceur de roulement des voitures Corail, et avec une politique de prix modérés jointe à une offre abondante, que la couchette devient, pendant les années 1980, une véritable alternative à la nuit en place assise.

La voiture-lits « P » : dernier acte de la légende du train de nuit classique.

Les voitures-lits type P (ou pour la CIWL, dites WLA P, n° 4501 à 4580) ont été livrées en 1955 et 1956 en 80 exemplaires par leurs constructeurs Nivelles, Carel et Fouché, Ansaldo et Fiat. Elles ont été utilisées par les réseaux SNCF, SNCB, NS et ÖBB. Leur appellation « P » est l’initiale du nom d’Albert Pillepich, ingénieur en chef des services techniques de la CIWL. Destinées à une clientèle haut de gamme que les trains de nuit espèrent encore conquérir, elles proposent 20 compartiments en 1re classe, d’une place, mais imbriqués sur deux niveaux et prenant des formes assez surprenantes… Ces voitures se font remarquer par leur belle caisse en acier inoxydable (technologie Budd). Elles roulent sur des bogies Schlieren type N et elles sont autorisées à 140 km/h.

Elles sont utilisées sur les trains de nuit Paris-Dortmund, Paris-Coire, Paris-Milan. En 1992, la CIWL qui croit encore aux trains de nuit, modernise 17 voitures dans ses ateliers d’Ostende qui parvient à aménager 30 places réparties en 10 compartiments de 3 lits, tandis que l’équipement en bogies Schlieren 27 autorise le 160 km/h. Elles deviennent alors les WLAB 305 de la CIWL, utilisées entre Amsterdam et Vienne.

Voiture-lits type « P » à la Cité du Train Patrimoine SNCF à Mulhouse.
La disposition des compartiments imbriqués et des lits dans la voiture P : ce sont les débuts de l’art de l’entassement…
Les derniers grands trains de nuit de l’époque classique de la SNCF. Il est certain que la grande vitesse est le signal de leur disparition rapide, comme annoncé dans la légende de ce document SNCF.

2 réflexions sur « Les trains de nuit : nés avec le chemin de fer. »

  1. André & Joelle Nouguier 13 octobre 2021 — 21 h 44 min

    Bonjour Clive, Il semble que la documentation des WL et CIWL soit plus riche que celle accessible. Je suis agréablement par la qualité de ces extraits. Juste pour ma gouverne perso, est-ce tout ou peut-être il y a d’autre détails concernant ces wagons ? Cdt, andré

    Garanti sans virus. http://www.avast.com

    1. Cher André, toute cette documentation c’est 60 ans de collection, d’achats (parfois cher) de vieux papiers, vieux livres, et surtout de maniement d’un logiciel industriel très compliqué capable, notamment avec de l’intelligence artificielle, de reconstituer des photos anciennes très tramées et « granuleuses » pour en faire des clichés. C’est aussi un savoir longuement accumulé (voir ma page Wikipédia) et 27 ans de travail pour la SNCF. Bien à vous. Clive.

Commentaires fermés

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