L’aventure incroyable du Grand Central : mais ce centre n’existera pas en France.

Le centre, en France, cela n’a jamais été un succès franc et massif, comme on dit. Pour la géographie cela marche peut-être, mais on ne dispute pour le situer, pour la politique cela ne marche pas vraiment et pourtant certains y croient, et pour le chemin de fer le réseau n’a pas du tout marché, car on n’a jamais pu ni y croire ni le situer.

La « Compagnie du chemin de fer Grand-Central de France », ou plus simplement « Grand-Central » (GC), est tout à fait représentative de notre histoire de France, notre histoire du chemin de fer, ceci sous un Second Empire innovateur et dirigiste qui veut créer des compagnies ferroviaires à monopole de longue durée desservant des régions définies avec précision et cohérence.

Cette compagnie du Grand Central, exceptionnelle à tous les sens du terme, n’existera que pendant quatre années, de 1853 à 1857. Sans tête de ligne à Paris, sans grande ligne importante, tracée d’une manière transversale de la Saône et du Rhône jusqu’à l’Atlantique, faisant de Clermont-Ferrand la capitale ferroviaire de la France, le Grand-Central est un réseau isolé dans une région accidentée et aux débouchés économiques limités, et il sera surtout balayé par la crise financière de 1856. Sa situation le conduit à son démantèlement en 1857, au grand dam de Pierre Magne, député de la Dordogne, ministre des Travaux publics et ministre des Finances, et aussi d’Eugène Rouher, député du Puy-de-Dôme, vice-président du Conseil d’État en 1852, ministre des Travaux publics, et notamment de Charles de Morny, député du Puy-de-Dôme, président du Corps législatif, propriétaire de la sucrerie de Bourdon à Aulnat (Clermont-Ferrand) et accessoirement demi-frère de Napoléon III.

Au centre de cette affaire de « tontons flingueurs » ferroviaires, Charles de Morny (« un voluptueux au pouvoir » selon le mot de Jean-Marie Rouart, voir en bibliographie) est au cœur de cette aventure peu courante. Né sous le signe du mystère pour une première fois à Saint-Maurice en Suisse le 17 septembre 1811, et né aussi pour une deuxième fois à Paris le 22 octobre suivant, il est déclaré sous le nom de Demorny qui sera ultérieurement coupé en un De Morny pour faire de lui un comte puis un duc de Morny. Après une vie intense et, pour le moins, riche en échecs, il meurt relativement jeune à Paris le 10 mars 1865.

Carte du réseau ferré français en 1852. Nous avons ajouté, d’une façon approximative, ce que le Grand Central a apporté : en rose, les espoirs et projets, en rouge, les lignes en service. Noter l’existence d’innombrables petites compagnies qui seront, peu à peu, « mangées » par les cinq grandes compagnies Est, Nord, Ouest, PO et PLM.
Les sept grandes compagnies françaises vers 1900 : l’Est qui a perdu l’Alsace et la Moselle, le Nord petit mais riche réseau du charbon et de l’acier, l’Ouest au destin incertain et très déficitaire, l’État racheteur de réseaux en faillite et qui rêve d’entrer à Paris, le solide PO qui a percé en Bretagne sud, le timide Midi qui tente aussi sa percée vers Paris, le vaste PLM qui s’étale royalement mais perd de l’argent. Le situation ira en se dégradant pour tous jusqu’à ce que le Front Populaire obtienne la nationalisation : la SNCF héritera de l’ensemble de la question.

La face cachée du système ferroviaire du Second Empire.

De Morny prend sa place comme homme d’affaires dans un Second Empire qui favorise la formation de nombreux réseaux ferrés à arborescence régionale et à ligne principale complétée par des embranchements.  Cette doctrine de réseaux « structurants », comme on dirait aujourd’hui, est exposée par Charles de Morny en 1852, lors du débat sur la loi relative au réseau du Lyon-Méditerranée qui sera ultérieurement la partie sud du PLM. Ce système joue sur la concurrence entre des postulants argentés en éternelle conquête de nouvelles concessions pour mener, au meilleur coût, le grand programme ferroviaire du Second empire tout en contrôlant étroitement les compagnies. Notons que cette politique est contraire à celle de la monarchie de Juillet qui craignait la création de compagnies puissantes pouvant constituer un danger pour l’État.

Le souci de Napoléon III est d’abord la construction du grand axe Le Havre-Paris-Lyon-Marseille qui, dans les faits, sera plutôt un Lille-Paris-Lyon-Marseille, déplaçant vers l’est la richesse française qui, avant la Révolution, était en Touraine et le bassin de la Loire, et dans l’ouest du pays.

En avril 1850, les parlementaires votent le principe de deux concessions entre Paris et la Méditerranée (Paris-Lyon et Lyon-Avignon). En peu d’années, le réseau du Paris-Orléans (PO), mené de main de maître par François Bartholony, est devenu l’arbitre des combinaisons pour la desserte du centre de la France, avec une perspective de desserte du Massif-central par Clermont-Ferrand et Limoges. En contrepartie, le PO doit renoncer au sud-est de la France et à toute fusion avec la « Compagnie du chemin de fer de Lyon à Avignon » et la « Compagnie du chemin de fer de Marseille à Avignon » futurs « Lyon-Méditerranée ». En outre, son expansion vers le sud se trouve bloquée par la création de la « Compagnie du Midi » aux mains des frères Emile et Isaac Pereire, grands banquiers visionnaires dont l’un, Emile, a déclaré « j’inscrirai mes idées sur le sol ».

Le gouvernement souhaite satisfaire les demandes de concession pour la desserte du centre de la France et le sud pyrénéen, tout en s’affranchissant des influences du « Lyon-Méditerranée », aux mains du très entreprenant Paulin Talabot, et de celles du Paris-Orléans (PO) de Bartholony, dont l’importance grandit de fusion en fusion.

Charles de Morny (1811-1865) : « un voluptueux au pouvoir » ?.

Le « Grand Central » sur le terrain des projets.

Charles de Morny veut créer en France quatre grands réseaux (dits Ouest, Nord, Est et Sud) entre laissant le réseau du Midi libre de se rattacher au Sud ou d’agir seul, et il aide François Bartholony à faire de Clermont-Ferrand le point fort d’une « Compagnie des chemins de fer du Sud », et le pousse même à fusionner le PO, le Lyon-Méditerranée et le Paris-Lyon en une seule compagnie qui aurait pu desservir l’ensemble du sud de la France en étant centré sur le Massif Central.

Bien entendu, les bassins miniers du Massif central soutiennent ce projet en vue de disposer de voies ferrées pour l’acheminement de leurs produits, les plus enthousiastes étant les mines de l’Aveyron qui sont très peu satisfaits de la lenteur et du faible débit des voies navigables jusqu’à Bordeaux. Ils soutiennent un projet de ligne reliant Clermont à Toulouse par Montauban, et desservant les mines du Massif-central. Ils proposent à Morny la présidence de la compagnie chargée de la construction de la ligne. Morny y ajoute une ligne Limoges-Agen dont Bartholony ne veut pas et ajoute une ligne Bordeaux-Lyon, par le sud du Massif central. Ainsi le PO perd, dans ce « bonneteau », une ligne Lyon-Moulins-Saint-Germain-des Fossés-Roanne, mais les frères Pereire prennent le contrôle des jonctions entre les compagnies du Paris-Lyon, du Lyon-Méditerranée et du PO, ce qui plaît à Napoléon III qui craint de voir se construire un réseau du Sud par Bartholony (PO) et Talabot (Lyon-Méditerranée).

François Bartholony (1796-1881)
Paulin Talabot (1799-1885)

Le « Grand Central » sur le terrain des créations, ou presque…

La « Compagnie du chemin de fer Grand-Central de France » est donc créée en juillet 1853. Elle résulte d’un accord entre Magne et Morny pour la concession de trois grandes lignes : Clermont-Montauban (en fait, le prolongement de Paris-Clermont vers Aurillac, Montauban, Toulouse et Foix), puis Limoges-Agen (prolongement de Paris-Limoges vers Périgueux et Agen et visant les Pyrénées) et enfin Lyon-Bordeaux, pour relier le grand port à la Suisse, l’Italie du Nord et l’Allemagne.  Cette troisième ligne emprunterait les sections déjà en service Bordeaux-Coutras, Saint-Étienne-Lyon et Aurillac-Lempdes de la ligne de Clermont à Montauban.

La gare PO de Bordeaux-Bastide aurait été, pour Morny, son entrée triomphale dans la belle ville. Le sort, et surtout Bartholony, en décideront autrement.

Le tout fait 627 km qui seront (nous insistons sur le futur) construits selon la loi du juin 1842, une dépense évaluée de 70 millions de francs pour l’État (infrastructure) et 50 pour la Compagnie (superstructure : voie et matériel). Une convention du 30 mars 1853 est approuvée par décret impérial du 21 avril 1853, et la compagnie est formée par acte notarié du 28 juillet 1853 et autorisée par un décret impérial du 30 juillet 1853. Le capital de 90 millions est représenté par 180 000 actions de 500 francs dont 80 000 placées en Grande-Bretagne et 100 000 à placer par le Crédit mobilier, le tout étant souscrit tant à Paris qu’à Londres avec succès. Le Grand Central existe, du moins sur le papier, et la compagnie fait état de prospectives prometteuses vers les Pyrénées et l’Espagne pour rassurer ses actionnaires. L’expression « châteaux en Espagne » vient peut-être de là…

En juin 1855, Morny, qui a le vent en poupe, part en guerre contre le PO et le redoutable Bartholony en fusionnant dans son Grand-Central la Compagnie du Chemin de fer de Montluçon à Moulins (85 km), concédée le 16 octobre 1854, et en visant un Bourges-Chalon-sur-Saône desservant plusieurs mines et établissements métallurgiques, soit 44 000 actions de plus à solliciter. Enfin, le Grand-Central achète la Compagnie minière et métallurgique du bassin d’Aubinet et de Seraincourt (fondée par Morny, cela tombe bien) pour s’assurer la fourniture de rails, ceci au prix de 90 000 obligations. 

Fort de ces nouvelles concessions, Morny souhaite se débarrasser des Pereire et du Crédit Mobilier. Le Syndicat du Bourbonnais lui offrant la possibilité d’une entrée sur Paris, il revendique l’attribution qui lui serait faite du réseau pyrénéen pour former un grand réseau de Paris au sud de la France.

Plusieurs compagnies sont sur les rangs pour la concession du réseau pyrénéen, dont le Midi des Pereire. Déjà en juillet 1854, Morny avait sollicité une ligne Agen-Tarbes. Malgré l’appui de Rouher, l’affaire ne se fait pas. En janvier 1855, l’administration des Ponts & Chaussées envisage de créer un syndicat réunissant le Midi et le Grand-Central et le réseau pyrénéen. Napoléon III ne veut pas confier aux Pereire un nouveau réseau alors qu’ils disposent déjà, en plus du Midi, de l’Ouest, de l’Est et aussi les Pereire ont des intérêts dans le Nord et le Paris-Lyon. De leur côté, Rothschild et Talabot (PLM) s’inquiètent de ce projet. Le mordant Bartholony (PO) est également sur les rangs. Devant l’intérêt d’un éventuel débouché du Midi sur Paris (nous reviendrons, dans ce site, sur ce fantôme qui a hanté le réseau du Midi), les Pereire relancent une combinaison associant le Grand-Central, le Midi et le réseau pyrénéen, mais y renoncent en raison des lourds investissements nécessaires pour la construction des lignes en montagne et surtout de la forte opposition de leurs adversaires. Sagement, ils ont les yeux à la dimension de leur ventre.

Agen : encore une belle gare qui a échappé à Morny !

Pour gagner dans le Midi, il faut faire des châteaux en Espagne.

Pour convaincre le gouvernement, Morny se lance dans des projets espagnols en faisant miroiter une possible connexion du réseau pyrénéen avec l’Espagne. En août 1854, le « Grand-Central » s’accorde avec l’espagnol Salamanca pour lui racheter la concession Madrid-Alicante, une avance de trois millions de francs est faite après accord entre Morny et Rothschild. En janvier 1856, Morny, Delahante et le comte Le Hon (administrateur du « Grand-Central ») se portent candidats à la concession du Madrid-Saragosse en sollicitant une subvention de 240 000 réaux par kilomètre. Les Pereire sont candidats également mais, très malins, ils optent pour une subvention inférieure. Finalement, la ligne est accordée, parmi cinq candidats, au « Grand-Central » en mars 1856 pour une subvention de 209 999 réaux/km contre 235 500 réaux/km aux Pereire. Le financement est assuré à parts égales entre le « Grand-Central » et Rothschild. Ultérieurement, la ligne est réunie à celle d’Alicante pour former la « Compagnie de chemin de fer de Madrid à Saragosse et Alicante » (le célèbre MZA). Mais c’est du temps perdu : Napoléon III reste sourd aux projets espagnols de son demi-frère Morny dont il se doute que s’est uniquement en vue de l’attribution du réseau pyrénéen.

Pour « monter » à Paris, il faut mettre l’argent sur la table.

Morny sollicite, en avril 1856, une ligne Paris-Vendôme-Tours-Limoges pour disposer ainsi d’une tête de ligne indépendante à Paris. À cette fin, Morny se rapproche de la « Compagnie du réseau du Sud-Ouest » qui s’était constituée pour l’étude d’une ligne Paris–Tours par Dourdan, Châteaudun, Vendôme et Châteaurenault, un projet resté dans les tiroirs.

Histoire d’avancer ses pions sur l’échiquier sinon brouiller les cartes, Bartholony (PO) demande une seconde ligne Paris-Dourdan-Vendôme-Tours en prolongement du Paris-Orsay que Bartholony vient d’ajouter à son tableau de chasse. Le projet de Morny d’un grand réseau de Paris au sud du pays et à l’Espagne ne peut se réaliser qu’en conflit ou par une fusion avec le PO et le Midi. Toutefois, Napoléon III sait que la situation financière du Grand-Central est médiocre et que la compagnie ne peut construire de nouvelles lignes, n’ayant réuni que 45 millions sur un capital de 90 et traînait un fardeau de 109 millions d’obligations.

Le « Grand-Central » enfin en travaux.

Le « Grand-Central » est la première compagnie à pénétrer dans ce redoutable massif montagneux, et elle payera cher son audace. Jusqu’alors, les chemins de fer n’ont que peu pénétré dans le Massif central avec des courtes lignes comme Saint-Étienne-Andrézieux, Saint-Étienne-Lyon, La Grand’Combe-Alais. Ces chemins de fer ont avant tout la vocation du transport de la houille. Malgré la mise en service de la voie ferrée Clermont-Brassac, la navigation sur l’Allier permet encore d’acheminer une quantité importante de la houille de Brassac qui n’arrive pas à concurrencer, à Moulins ou Nevers, la houille venant de Saint-Étienne.

Les travaux sont menés simultanément sur les trois sections : Clermont-Arvant (ouverte par étapes entre juillet 1855 et mai 1856), Coutras-Périgueux (ouverte en juillet 1857), Montauban-Capdenac (ouverte en août 1858 après des travaux considérables).

L’ancien BV de Clermont-Ferrand, construit en 1855, devait être la grande gare centrale du « Grand-Central ». Le style du bâtiment est à la hauteur du rôle à jouer. Deux ans plus tard, le PLM s’y installe et en fera une magnifique gare… disons régionale, à l’écart des grandes lignes du réseau.
Vue intérieure de la superbe gare de Clermont-Ferrand à la Belle Époque.

Le Grand Central fait feu de tout bois.

Pas très loin du théâtre de ces opérations, la ligne Nevers-Roanne est en cours de construction sous la direction du PO et elle reste une ligne PO jusqu’à sa reprise, en tant que ligne dite du Bourbonnais par le PLM en 1857. La section Saint-Germain des Fossés-Clermont est en service dès le mois de mai 1855 et elle est remise par le PO entre les mains du « Grand-Central » selon les clauses de la création de ce dernier réseau.

Pendant ce temps, sur l’ancienne compagnie du « Rhône et Loire », les travaux de reconstruction de l’ancienne ligne du Lyon-Saint-Etienne sont terminés en 1857 par le PLM qui ouvre aussi la courte section Roanne-La Palisse l’année suivante. Ces sections tombent aussi dans l’escarcelle du « Grand-Central » hérite aussi du parc de locomotives de l’ex-Rhône-et-Loire lui-même venu des trois compagnies primitives qui sont le Saint-Étienne – Andrézieux, le Lyon-Saint-Étienne et l’Andrézieux – Roanne. De nouvelles locomotives sont étudiées par les constructeurs Houel et Caillet sous la direction de Phillips ingénieur en chef du Grand-Central qui commande aux constructeurs Cail et Koechlin de nombreuses autres machines dont les fameuses 030 « Bourbonnais » dont certaines rouleront pendant presque un siècle, reprises par le PLM après la disparition du Grand Central.

Pour le matériel roulant remorqué, le « Grand-Central » dispose de 309 voitures à deux essieux et 41 fourgons qui seront repris par le PLM et 223 voitures et 29 fourgons qui iront au PO ainsi que de nombreux wagons de marchandises. La chute du « Grand-Central » sera donc une bonne affaire pour ces deux compagnies.

Le genre de locomotive que le « Grand-Central » fait construire et que le PLM récupérera en 1857 et sera obligé de transformer ultérieurement. De modestes petites machines à deux essieux.
Les fameuses locomotives type 030 dites « Bourbonnais » se font connaître sur la ligne portant ce nom et deviendront, pour le PLM qui les récupère lors de la disparition du « Grand-Central », une de ses meilleures machines pour trains de marchandises. Certaines dureront presqu’un siècle.
Locomotive dite « Bourbonnais » du PLM.

Le ciel s’assombrit pour Morny.

Malgré les efforts de Morny, la situation du « Grand-Central », bien que cumulant 1240 km de lignes projetées ou partiellement construites, n’est pas viable. Le réseau ne peut progresser en direction du nord, ne pouvant entrer dans Paris, et, au sud, par manque de réseau pyrénéen. Les dépenses réalisées sont de l’ordre de 100 millions de francs, mais les travaux restant à faire sont estimés à 300 millions. En 1856, c’est le coup de poignard dans le dos pour Morny « lâché » par un gouvernement (son demi-frère doit regarder ailleurs en sifflotant) qui refuse, pour l’année, l’émission d’actions et d’obligations nouvelles. Les travaux de construction des lignes du Grand Central sont arrêtés durant l’été de 1856. La crise commerciale et financière en France, venue des États-Unis, est désormais là en 1857. « Rien ne va plus, faites vos jeux… » dirait un croupier.

Rouher et Franqueville (directeur général des Ponts & Chaussées et des chemins de fer) tournent le dos aux projets de Morny dont les multiples demandes de concessions remettent en cause le concept de réseau de Napoléon III et bousculent le principe de « monopole régional » des compagnies. Morny était pourtant, en 1852, partisan de cette conception régionale des réseaux, mais, le succès et l’appétit aidant, il a peu à peu renié ses croyances originelles. Il est coincé, car il veut sauver son Grand-central et se refuse à priver le centre de la France des lignes que les nombreuses promesses politiques ont fait espérer. Pour ne rien arranger, dans ce ciel assombri, des élections sont prévues pour les mois de juin et juillet 1857.

Les faucons tournent au-dessus du mourant.

François Bartholony est le premier de ceux-ci. Son puissant PO est la compagnie la plus concernée par le destin du « Grand-Central » avec trois points de contact à Coutras, Limoges et Nevers. Bartholony voit venir une fusion possible entre le « Grand-Central » et le « Midi » et prenant les devants en bon roi de la communication, il annonce cyniquement le projet d’une fusion entre le PO et le « Grand-Central » dès 1856.

Le réseau du Midi des frères Pereire craint (déjà !) d’être marginalisé. Alors les Pereire demandent-tout simplement la cession au « Midi » du « Grand-Central »et du Bourbonnais, ou « au moins une entrée sur Paris ». Napoléon III n’a pas changé d’idée et refuse énergiquement d’importantes compagnies puissantes qui refuseront de payer, si l’État le demande, une compensation pour le financement de lignes non rentables.

Mais le gouvernement propose d’accepter la fusion du « Grand-Central » avec le PO si ce dernier prend en charge le financement du réseau pyrénéen. Clairvoyant et habile financier, François Bartholony refuse, car il sait qu’il n’aura pas ni subvention ni garantie d’intérêt en contrepartie.

Alors, en 1857, le ministre Rouher propose le partage du « Grand-Central » entre le PO, le « Paris-Lyon »et le « Lyon-Méditerranée » qui, en échange, fourniraient chacun un tiers de la somme de 24 millions initialement prévue pour le réseau pyrénéen. Mais Rouher a « oublié » un découvert de 91 millions que le « Grand-Central » n’a pas en caisse : il est discrédité. Alors Bartholony reprend la main et propose de construire le réseau pyrénéen en contrepartie d’une subvention de 16 millions payée par les deux compagnies du « Paris-Lyon » et du « Lyon-Méditerranée » qui, elles, sont en train de fusionner pour donner le PLM.

Le partage des « os dispersés » du géant.

Le 11 avril 1857, le traité est passé entre le PO, le « Paris-Lyon » et le « Lyon-Méditerranée ». 

Le PO reçoit les lignes concédées suivantes : Limoges-Agen, Coutras-Périgueux, Périgueux au Lot, du Lot à Montauban avec embranchement sur Rodez, d’Arvant par Aurillac au chemin de Périgueux au Lot, de Montluçon à Moulins auxquelles sont ajoutés les forges, mines et ateliers de la régie d’Aubin ainsi que les droits aux embranchements de Cahors, Villeneuve d’Agen et Tulle.

Les « Paris-Lyon » et le « Lyon-Méditerranée » (futurs PLM) reçoivent les lignes suivantes : Saint-Germain-des-Fossés-Clermont, Clermont-Arvant, Arvant -Saint-Étienne par Le Puy et un tiers du Bourbonnais appartenant au PO ainsi que le tiers appartenant au Grand-Central.

La subvention de 78 millions encore consentie au Grand-Central est répartie entre 72 millions pour le PO et 6 millions pour les deux réseaux Paris-Lyon et Lyon-Méditerranée.

Le 11 juin 1857, le Grand-Central tient sa dernière assemblée générale. Morny est absent. C’est la fin du Grand-Central. Tout est fini.

Notons que le Grand-Central a connu un sort que beaucoup d’autres compagnies ont connu, parce que trop petites pour vivre par elles-mêmes. En général, elles seront « mangées » par grand réseau voisin. La liste est longue : Cie de Lyon à Genève, Cie de Saint-Rambert, Cie des Ardennes, Cie des Dombes, Cie du Nord-Est, etc.  

Le Grand Central n’est pas oublié pour autant. Un imprimeur toulousain A. Chauvin et fils publie en 1869 un guide touristique « Les Merveilles du Grand-Central » qui décrit les lignes Toulouse-Albi, Tessonnières-Lexos, Montauban-Rodez, Capdenac-Périgueux, Figeac-Arvant et Niversac-Agen. C’est le tout dernier hommage rendu à l’œuvre audacieuse de Morny qui ne pourra la lire, puisqu’il est mort en 1865.

Aujourd’hui, le mot de Grand Central est très présent… mais à New-York pour la plus importante gare du continent américain qu’est celle du « Grand-Central », tandis que les Britanniques avec leur « Great Central » et les Belges avec leur « Grand-Central » ont eu des réseaux puissants et durables. Le nom, donc, ne portait pas forcément malheur.

Un exemple de restes du « Grand-Central » : certaines gares devenues PLM, comme celle de Gannat ou de Clermont-Ferrand, ou Saincaize, portent encore les marques du « Grand-Central » car elles ont deux dépôts : un PLM et un PO.
Peu après la fin du « Grand-Central », la construction du réseau français est toujours aussi active et menée efficacement. Ici le réseau de 1865 comprend six grandes compagnies : pratiquement toutes les petites compagnies ont disparu, « mangées » par les grandes. On notera l’importance du PO (ici en bleu clair).
Le réseau français en 1878 : c’est le début de l’âge d’or avec désormais sept compagnies. Le Grand-Central n’en fit plus partie et il est oublié.

Bibliographie recommandée :

A. AUDIGANNE, « Les Chemins de fer aujourd’hui et dans cent ans chez tous les peuples… » [archive], Paris, Capelle, 1862.

Jean AUTIN, « Les Frères Pereire, le bonheur d’entreprendre », Paris, Librairie Académique Perrin, 1984, 428 p.

Marcel BLANCHARD, « La Politique ferroviaire du Second Empire », dans Annales d’histoire économique et sociale, Paris, Armand Colin, 1934, 18 p.

Maurice BLOCK, « Statistique de la France comparée avec les autres États de l’Europe », volume 2 [archive], Paris, librairie d’Amyot, 1860.

Raymonde CARALP-LANDON, « Les Chemins de fer dans le Massif central : Études des voies ferrées régionales », Armand Colin, 1959, 489 p.

François CARON, « Histoire des chemins de fer en France : 1740-1880 », t. I, Paris, Fayard, 1997, 700 p. Ouvrage magistral paru avec trois tomes couvrant la période 1740-1997

Jean-Claude FAURE, Gérard VACHEZ et les Amis du rail du Forez (ARF), « La Loire, berceau du rail français », Saint-Étienne, Amis du Rail du Forez, 2000.

Bertrand GILLE, « Histoire de la maison Rothschild », Volume 2, 1967 (diffusion librairie Droz à Genève).

Bertrand GILLE, « Paulin Talabot : recherche pour une biographie », in « Revue d’histoire des mines et de la métallurgie », tome II, no 1, 1970 (diffusion librairie Droz à Genève).

Louis GIRARD, « La Politique des travaux publics du Second Empire », Paris, Armand Colin, 1952.

Louis-Joseph GRAS, « Histoire des premiers chemins de fer français et du premier tramway de France », Saint-Étienne, Théolier, 1924, 488 p.

Pierre GUILLAUME, « La Compagnie des mines de la Loire » (1846-1854) : Essai sur l’apparition de la grande industrie capitaliste en France, Paris, PUF, 1966, 254 p.

Yves LECLERCQ, « Les Transferts financiers. État-compagnies privées de chemin de fer d’intérêt général (1833-1908) », dans la Revue économique, volume 33 n°5, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1982

Yves LECLERCQ, « L’État, les entreprises ferroviaires et leurs profits en France (1830-1860) », dans Revue Histoire, économie & société, volume 9 n°1, Paris, CDU & SEDES

François PALAU et Maguy PALAU, « Le Rail en France : Le Second Empire (1852-1857) », t. 1, Paris, Palau, 1998, 216 p. réédité en 2001 et 2004

Isaac PEREIRE, « La Question des chemins de fer », Paris, Motteroz, 1879, 213 p.

Alfred PICARD, « Les Chemins de fer français : Étude historique, la constitution et le régime du réseau, débats parlementaires, actes législatifs, réglementaires, administratifs. », t. 2 : période du 2 décembre 1851 au 4 septembre 1870, Paris, J. Rothschild, 1885

Jean-Marie ROUART, « Morny, un voluptueux au pouvoir », 1995, Paris, Gallimard.

Jean-Pierre VERGEZ-LARROUY, « Les Chemins de fer Paris-Orléans », 1995, 240 p.

Lucien Maurice VILAIN, « L’évolution du matériel moteur et roulant de la Cie Paris-Lyon-Méditerranée (PLM) des origines (1857) à la S.N.C.F. (1938) », voir la 2e édition des éditions Dominique Vincent et Cie, 1973.

1 réflexion sur « L’aventure incroyable du Grand Central : mais ce centre n’existera pas en France. »

  1. Magnifique, on revit étapes par étapes une histoire inoubliable que l’on a presque revue avec le réseau TGV…

Commentaires fermés

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