Decauville : le petit train de la grande bataille de Verdun.

Les transports militaires par temps de guerre sont un vaste sujet dont les trains en voie de 60, nés pour les exploitations agricoles ou forestières, ont fait partie malgré eux. Voulus par des hommes épris de paix et de prospérité économique, les chemins de fer ont dû partir à la guerre de Crimée en 1855, à peine vingt-cinq ans après l’ouverture de la première ligne moderne entre Liverpool et Manchester, et ainsi apporter leur puissance de transport au service d’une stratégie alors complètement repensée. Ils vaudront aussi au Nord sa victoire sur le Sud lors de la Guerre de Sécession américaine, ou à l’Allemagne sa victoire lors de la guerre franco prussienne de 1870.  

Un wagon plat Decauville chargé de pièces d’artillerie. L’exploit réside non seulement dans le poids transporté sur une voie de 60, mais aussi dans l’art, d’une précision très militaire, du chargement ! Les quatre pièces d’artillerie sont très savamment imbriquées et voyagent roues contre roues.

Tout commence avec la guerre de Crimée.

Dès 1842, l’Allemagne a intégré les chemins de fer dans sa stratégie et construit des lignes en ce sens. La même année, le Royaume-Uni promulgue le « Railway régulation act » qui organise le transport des troupes par les temps de guerre à venir. En 1846, les corps d’armée prussiens, avec 12.000 hommes et leur armement, voyagent par le rail jusqu’à Cracovie, ville alors indépendante, mais devenue très rapidement allemande avant que personne ne puisse réagir !

Mais la première ligne stratégique construite sur un champ de bataille est bien celle de la guerre de Crimée, menée conjointement par les armées anglaise et française. Le sol gelé et boueux empêche l’utilisation des transports par des véhicules hippomobiles ou à dos de mulet, et l’armée anglaise songe même à faire une route en troncs d’arbres couchés pour empêcher l’enlisement des chevaux et des hommes. Plutôt que de réinventer, sinon le chemin de fer, du moins ses traverses, les généraux trouvent plus intéressant d’espacer les troncs d’arbres et de poser dessus des rails… Longue d’une dizaine de kilomètres, la ligne demanda cinq mois de travaux infernaux. Le problème était surtout l’inadaptation totale des wagons pour les besoins militaires : il restait à inventer un matériel roulant spécial.

Des centaines de tonnes à déplacer.

Pour ce qui est du chemin de fer militaire en voie de 60, le matériel remorqué spécial doit affronter des charges considérables. Si un « petit » canon de 194 mm peut tirer un obus de 50 kg à 18 km, du côté des plus grosses pièces, un canon de 400 mm, par exemple, peut envoyer un obus de 900 kg à 16 km ou de 432 kg à plus de 40 km. Mais si le canon de 194 mm pèse environ 60 t, le canon de 340 ou 370 mm pèse environ 200 t. On comprend qu’une telle pièce ne peut circuler sur la route, surtout à l’époque où les véhicules sont encore rudimentaires et les routes rapidement changées en champs de boue. La voie ferrée reste alors la seule solution. Il n’est plus question d’utiliser de simples wagons plats pour trains de marchandises : il faut concevoir tout autre chose, notamment en multipliant les roues, les bogies, et en posant sur eux des châssis très lourds.

Le même type de wagon plat Decauville mais plus modestement utilisé pour un travail privé.
Peu de gens se souviennent que, sur les Champs-Elysées et lors de la magnifique exposition « Train Capitale » en 2003, il y avait, à côté des TGV, aussi du matériel Decauville en voie de 60 comme ce wagon plat surbaissé.

Le triomphe de Decauville, grand constructeur ferroviaire.

Fondée en 1853 et installée en 1913 à Corbeil, la firme Decauville a bien produit toutes sortes de véhicules ferroviaires en voie normale comme des locomotives à vapeur, des voitures, des wagons et des autorails, surtout pendant les années 1930. Le nom Decauville est pourtant tout aussi connu, du grand public, pour ses trains en voie de 60 cm utilisés sur les chantiers, dans les carrières, les exploitations agricoles, les usines, ou sur d’anciens réseaux d’Afrique et d’Asie, et notamment lors de la Première Guerre mondiale sur le front. La célébrité de ces trains fut telle que l’on appela « Decauville » tout petit train circulant sur une voie étroite, même si d’autres fabricants et d’autres pays s’y mirent aussi, et dans des écartements de 400, 500, 600, 610, 700 et même 760 ou 800 mm.

Le principe est que les voies sont transportables par deux hommes et peuvent rapidement être posées. De petites locomotives à vapeur ou des locotracteurs diesel ou à essence peuvent ainsi emmener des munitions, de l’armement, des matériaux, des vivres, et même les hommes. Un véritable réseau stratégique en voie de 60 a donc desservi le front, notamment celui de Verdun. Le matériel roulant était conçu pour être facilement démontable et transformable pour s’adapter instantanément à toutes sortes de transports.

Locomotive-tender pour voie de 60 militaire type Péchot, inventée par Prospère Péchot et Charles Bourdon pour les besoins spécifiques de l’armée. Mise au point en 1888 avec l’aide de Decauville, puissante, la « Péchot » fut aussi la reine de la ligne Maginot, après la Première Guerre mondiale.
Une locomotive Péchot-Bourdon vue par le détail. On voit que, en cas de versement sur les voies inégalement posées à même le sol, l’un des hommes à bord pouvait rester coincé sous la locomotive couchée, et la mort était quasi certaine. Notons qu’une locomotive Péchot-Bourdon a été engagée sur le réseau intérieur de l’exposition de 1889, mais n’a pas donné satisfaction, n’étant pas faite pour ce travail. Elle restera en réserve pendant toute l’Exposition.
Une locomotive Decauville 020+020T de ce type, N°75 « Dumbarton », fut présentée sur un stand de l’exposition universelle de 1889. Système Mallet, compound 4 cylindres, elle pesait 9,3 tonnes à vide et 12,3 tonnes en ordre de marche.
Transport d’un fût de canon de 12 tonnes en voie de 60 Decauville avec 8 bogies : poids total : 48 tonnes.
Le « maillage » (on dirait aujourd’hui « desserte fine du territoire ») du front, en 1914-1918, en voie Decauville, à partir d’une ligne classique en voie normale. Tout un savoir-faire ferroviaire en voies provisoires a été mis au point.
Douloureuse scène de guerre en 1917 : les blessés sont évacués, couchés sur des brancards posés sur les ridelles de wagons-tombereaux Decauville. On espère que le tracteur n’est pas en train de poser des problèmes ?
Tracteurs miniers ou bien militaires Deutz de 1924. Les enseignements de la Première Guerre mondiale sont mis à profit pour l’industrie.
Locotracteur de guerre. Le diesel ne fume pas, contrairement à la vapeur, et permet de passer inaperçu.
Tracteur diesel Decauville en voie de 60 du 5ᵉ Génie lors d’une exposition à Versailles : les locomotives à vapeur avaient pour principal inconvénient de se faire facilement repérer par l’ennemi avec leurs fumées et leurs panaches.
Toujours sur le site du 5ᵉ Génie à Versailles : exposition actuelle de matériel roulant en voie de 60.

Le premier succès de Decauville : le réseau intérieur de l’Exposition Universelle de 1889.

Le train Decauville, ou officiellement « Chemin de fer intérieur de l’Exposition universelle de 1889 », est une des premières grandes réussites de ce constructeur de matériel ferroviaire très connu pour son matériel roulant en voie normale crée pour les grands réseaux français, et même pour le métro de Paris.

Il est peu connu qu’une ligne Decauville est installée en 1878 sous la forme d’une ligne de service dans l’Exposition universelle de Paris avec 2000 m de voie de 50 utilisés pour la mise en place des exposants. Ensuite, une fois l’exposition terminée, Decauville propose de transférer installation au Jardin d’acclimatation sous la forme d’une voie circulaire de 1 500 mètres posée à l’intérieur du jardin. Malgré un succès atteignant jusqu’à 3 000 passagers certains dimanches, et à 15 km/h, le réseau est très rapidement démonté. En 1880, une nouvelle ligne relie le jardin à la porte Maillot, avec des baladeuses tractées par des poneys. Des tracteurs les remplacent vers 1910. Vers 1930, la ligne est raccourcie à chacune de ses extrémités. Depuis, elle continue à relier la porte Maillot au jardin d’acclimatation, comportant le seul passage à niveau (gardé par un agent de police) de Paris.

Revenons à l’exposition de 1889. Un chemin de fer en voie de 60 est de nouveau utilisé lors de l’Exposition Universelle de Paris du 6 mai au 31 octobre 1889 : il part de l’esplanade des Invalides pour rejoindre l’avenue de Suffren, ceci sur une longueur d’environ 3000 m. La ligne est à double voie avec une entre-voie de deux mètres

L’Exposition universelle de 1889 occupe, il faut le dire, un terrain trop vaste pour être parcouru à pied uniquement, notamment entre les pavillons de l’esplanade des Invalides et ceux sous la tour Eiffel. Le départ de la ligne se fait près du pont de la Concorde, devant le ministère des Affaires étrangères, sur le quai d’Orsay. On traverse l’esplanade des Invalides et on suit les quais de la Seine, mais à l’intérieur de l’Exposition, où il y a trois arrêts. On traverse ensuite le boulevard de La Tour-Maubourg par un passage à niveau gardé, puis on prend un tunnel de 106 mètres sous les avenues Rapp et Bosquet, on traverse l’avenue de La Bourdonnais puis, par un passage souterrain près de la tour Eiffel, on gagne l’avenue de Suffren en tournant à gauche et on la suit jusqu’à la Galerie des Machines.

Les trains partent toutes les dix minutes de 9 h à minuit depuis les terminus, ce qui donne 6 trains par heure ou 90 trains par jour dans chaque direction. Le dimanche, on atteint jusqu’à 150 trains dans chaque direction.

Bien que la ligne soit en site propre, la vitesse maximale de 10 km/h est la règle, mais la vitesse est réduite à 4 km/h sur les passages à niveau, où « chaque train est précédé d’un signaleur ». La longueur des trains est de 50 mètres maximum.

Un signal disque est télécommandé à chaque arrêt, et ne peut donner la voie libre que lorsque la barrière est fermée. Tous les trains sont annoncés par des sonneries électriques et il y a un service téléphonique dans chaque station.

Sur le réseau Decauville de l’Exposition Universelle de 1889.
Intéressante vue du réseau Decauville en 1889. Les 10 locomotives en service sont, apparemment, des 030 de 8,5 tonnes.

Le réseau en voie de 60 de la Normandie.

Il y eut quelques autres réseaux « civils » en voie de 60 en France. En ce qui concerne les chemins de fer d’intérêt local en voie étroite en Normandie, par exemple, le département du Calvados développe le plus grand réseau en voie de 60 connu en France, comprenant 244 km de lignes. La société Decauville ouvre un ensemble de lignes en 1892 autour de Ouistreham qu’elle relie à Luc (9 km), Benouville (4 km) puis prolongée jusqu’à Dives (15 km) et Caen-St-Pierre (10 km) ouverte en 1893-1898. La Société des Chemins de fer du Calvados ouvre, entre 1899 et 1904, un important réseau comprenant 13 lignes rayonnant autour de Caen vers Courseulles, Caen à Falaise (32 km), Caen à Bayeux par Arromanches (40 km), ou autour de Bayeux à La Besace (25 km) ou Port-en-Bessin (11 km), etc. dont les longueurs peuvent être lues par le détail sur la carte Pouey illustrant cet article. La ligne de Luc à Courseulles aura trois files de rails donnant l’écartement normal et la voie de 60.

Toujours en Normandie, la Compagnie du Chemin de fer de Caen à la Mer (16 km) ouvre, dès 1875, une ligne en voie normale, tout comme celle de Moult à Fresne-d’Argences (4 km) en 1912, ou de Cormeilles à Glos-Montfort (15 km) en 1904. La concurrence automobile et, pour une partie, la Seconde Guerre mondiale, auront raison de tout le réseau d’intérêt local normand, voie normale ou de 60.

Très jolie scène vue en 1889 à Ouistreham : le train de Luc-sur-Mer arrive. Petite locomotive Decauville de 5,5 tonnes et baladeuses.
Sur le chemin de fer de Caen à la mer, en 1910. Gare Saint-Pierre à Caen. Le train part pour Douvres et la côte.

Le réseau en voie de 60 de Royan.

Une particularité du réseau du département de la Charente est le réseau en voie de 60 des tramways de Royan, établi entre St-Georges-de-Didonne et le carrefour du Paradou (3 km) puis touchant Pontaillac (4 km) complété par un embranchement pour la gare de Royan (1 km). Une autre ligne est ouverte jusqu’à la Grande Côte en 1897, ensuite Ronce-les-Bains en 1924. La carte Pouey, pour 1933, limite la ligne à St-Palais. Formant un magnifique réseau urbain et touristique, ce réseau disparaît peu avant la Seconde Guerre mondiale.

Le tramway de Royan en 1910. Petite locomotive tender Decauville type 021 et villas cossues à l’arrière plan. La foule ne manque pas pour prendre d’assaut les étroites baladeuses de la voie de 60..

Le réseau en voie de 60 de la Somme et du Pas-de-Calais.

La gare de Quend, dans la Somme, se voit dotée de deux lignes d’un vapeur à voie de 60 qui dessert les deux stations balnéaires que sont Quend-Plage et Fort-Mahon. La première ligne est ouverte en 1898, et la seconde en 1903, mais elles ferment provisoirement en 1914, les rails ayant été récupérés pendant la Première Guerre mondiale pour les besoins militaires. Toutefois, les voies sont reposées en 1920-21 et le service reprend en juillet 1921, mais guère pour transporter les touristes qui préfèrent l’automobile. Transportant désormais seulement des betteraves, les deux lignes ferment définitivement à la fin de la saison betteravière de 1931. En 1934, année très sévère pour les petites lignes françaises, les deux lignes sont déclassées par arrêté du 26 février : elles ont donc « officiellement » disparu à jamais, les terrains, plateformes des voies et des installations fixes pouvant être mise en vente.

Deux vues du tramway de Quend vers 1900.
Un train MV (marchandises-voyageurs) sur le réseau de Quend, vers 1900.

Pas très loin de là, et pour le Pas-de-Calais, en voie de 60, tout un étonnant réseau existe dans les stations balnéaires, entre Dannes-Camiers et la plage (3 km) en 1898, ou reliant en 1910 le casino au golf de Paris-Plage (qui ne veut plus s’appeler Le Touquet, mais cela reviendra surtout en 2017 !…). Le tout a disparu avant la Seconde Guerre mondiale.

Pour faire plaisir au président de la République actuel : le tramway en voie de 60 du Touquet.
Très belle vue du tramway du Touquet, vers 1910. Le conducteur (ou « wattman ») vous mène, en casquette et grande tenue, à la plage.

Ce qui reste aujourd’hui de la voie de 60 en France.

Aujourd’hui, il est possible de voir des trains Decauville et autres en voie de 60, notamment en se rendant sur le site du chemin de fer des Chantereines, tout près de Paris, où l’on verra, en autres pièces très intéressantes, une 030 Decauville type « Progrès » classée monument historique. Construite en 1920, portant le N° 1770 puis rachetée par un particulier en 1970, elle a circulé sur différents réseaux touristiques en région parisienne (Saint Eutrope, CIP, MTVS) avant d’arriver en 1987 sur le Chemin de Fer des Chanteraines.

Le lieu culte de la voie de 60 se situe à Pithiviers (Loiret) où est née l’association pionnière de la préservation de matériel ferroviaire en France. La ligne de Pithiviers à Toury est ouverte en 1893 et concédée à la société Decauville qui voulait, en quelque sorte, créer une « vitrine technologique » dirait-on aujourd’hui, de ses chemins de fer « portables ». Longue de 30,620 km lors de l’ouverture, cette ligne transporte des betteraves vers les sucreries et même assure un trafic voyageurs par train puis par autorail Crochat jusqu’en 1952. La desserte des sucreries s’effectuait au moyen d’un véritable réseau comprenant 50 km d’embranchements, longueur variant selon les saisons puisque les voies étaient portables et démontables. Toute activité a cessé après la saison betteravière de 1964, mais, sans perdre de temps, une importante association est créée dès 1966 : les démarches furent entamées par la Fédération des Amis des Chemins de fer Secondaires (FACS) et l’Association du Musée des Transports Urbains (AMTUIR) permettent de sauver un tronçon de ligne, la gare et le dépôt principaux du réseau, des installations et des dizaines de locomotives, voitures et wagons et matériel roulant divers de la plus haute valeur historique. Grâce à un accueil favorable du Conseil général du Loiret, l’exploitation a pu commencer le 23 avril 1966, ainsi que l’ouverture du musée des transports de Pithiviers dans les locaux de l’ancien dépôt. Les circulations se firent dès lors sur un tronçon de 3,2 km entre Pithiviers et les Ormes, prolongé quelques années plus tard vers le bois de Bellébat. L’association du musée des transports de Pithiviers (AMTP) gère le musée et le réseau. Pithiviers reste aujourd’hui la capitale mondiale de la voie de 60 et présente une richesse insoupçonnable.

Locomotive Decauville sur le réseau de Pithiviers en 1974. Cliché H.Renaud.
Une des innombrables locomotives Decauville au dépôt de Pithiviers.
Journée de fête à Pithiviers.
D’impressionnantes locomotives type 040 Franco-Belge ou KDL, avec leur grand gabarit en largeur et en hauteur, peuvent être vues à Pithiviers

Notons qu’il existe aussi un chemin de fer touristique et historique, appelé « P’tit train de la Haute Somme », créé et géré depuis 1971 par l’« Association Picarde pour la Préservation et l’Entretien des Véhicules Anciens » (APPEVA) située à Froissy (La Neuville-lès-Bray, près d’Albert, dans la Somme. On pourra voir et même rouler à bord de trains à voie de 600 mm, sur une ligne de 7 km reconstruite à partir réseau ferré de l’ancienne sucrerie de Dompierre, lui-même issu des chemins de fer militaires de la Première Guerre mondiale.

Le très intéressant réseau de Froissy-Dompierre.
Sur le Froissy-Dompierre actuel : une impressionnante 040 Vulkan allemande à tender séparé. La voie de 60 joue dans la cour des grands… ou presque.

Album photographique : d’innombrables petits réseaux industriels, forestiers, miniers en voie de 60.

Document l’Illustration, vers 1910.
Locomotive Orenstein & Koppel allemande, sur un embranchement industriel, peut-être, devant la gare d’Aulnay-sous-Bois vers 1900.
Locomotive Decauville 030 sur le site, toujours actif sous forme de chemin de fer touristique, à Abreschviller en Moselle.
Un autre site touristique actuel très animé, à visiter pour les amateurs de voie de 60 : celui du Tacot des Lacs, à Grez-sur-Loing, près de Fontainebleau, proche de Paris.
Le chemin de fer Decauville des mines de fer, très anciennes, de La Ferrière-aux-Etangs (Orne) vu vers 1920.
Un train Decauville dans une carrière, comme il y en eut des centaines en France, ici à St-Vincent-des-Landes.
D’autres constructeurs français, comme Weidknecht, ont construit des locomotives en voie de 60 comme cette 021 « La France » dont le gabarit en largeur atteint, quand même ; 1950 mm, soit plus de trois fois la voie.

Le grand réseau en voie de 60 du Maroc : une exception mondiale.

Une autre réussite française en voie de 60 s’est faite au Maroc. Le programme ferroviaire primitif, à l’époque qui précède le Protectorat français, est régi par des événements qui aboutissent à la conclusion du Traité d’Algerisas en 1906. L’établissement du Protectorat français en 1912 et la Première Guerre mondiale imposent alors la construction de lignes plus importantes. Voilà pourquoi, au lendemain de la Première Guerre mondiale, il existe au Maroc deux réseaux juxtaposés, dont l’un est en voie de 60 et l’autre à voie normale.

La France commence par étendre le réseau algérien jusqu’au Maroc, à Oujda exactement, ville marocaine située à 15 km au-delà de la frontière. La ligne est posée en utilisant l’écartement très curieux de I m. 055, déjà utilisé en Algérie et qui devait devenir aussi, pensait-on, l’écartement du réseau du Maroc. Commencé le 27 février 1911, ce tronçon est ouvert à l’exploitation le 14 octobre de la même année et constitue l’amorce de la future ligne de Fez. Mais la convention franco-allemande qui régit le protectorat du Maroc, dont beaucoup de conséquences sont malencontreuses pour les Français, en empêche la réalisation avant l’achèvement de la ligne de Tanger à Fez. C’est pourquoi les Français décident le construire la ligne Oujda-Fez comme ligne militaire à voie de 0 m. 60, ce qui est une manière de dire qu’il ne s’agit pas véritablement d’une ligne de chemin de fer, surtout parce qu’elle n’est pas définitive. Elle atteint Masoum, à 201 km, en 1914, et elle est retardée par la mobilisation.  Pendant la Première Guerre mondiale et après, elle n’avance que très graduellement. C’est le 21 juillet 1921 que l’on effectue sa jonction avec la ligne venue de l’ouest, au village de Dar Caïd, à 334 km. du point de départ, et qui se trouve en deçà de Fez. Pendant ce temps, on a converti en voie de 1 m. 435, le tronçon primitif d’Oujda, afin de ne pas intercaler un troisième écartement entre la ligne algérienne à voie normale et. la ligne marocaine en voie de 60. On construit également un embranchement militaire de 132 km depuis Guercif (jonction) vers le sud, jusqu’à Outat-el-Hadj qui est atteint le 19 janvier 1924, ainsi que Ksabi.

En ce qui concerne le Maroc occidental, les lignes en voie de 60 sont commencées en 1911 par le 5ᵉ régiment du Génie qui se rendra célèbre par ses chefs-d’œuvre ferroviaires partout où l’armée française se trouvera engagée. Ces lignes comprennent la ligne de Casablanca à Rabat, longue de 88 km et ouverte à l’exploitation en novembre 1912.  Il y a aussi la ligne de Casablanca à Ber-Rechid, en direction de Marrakech, longue de 42 km et ouverte en octobre 1912, et qui atteint Caïd-Tournzi à 109.6 km. en 1915, pour être successivement prolongée jusqu’au moment de son achèvement, le 1ᵉʳ juillet 1920. La ligne du port de Kenitra-Dar-Bel-Hamri à Meknès est achevée en mai 1913 et Fez est atteinte en 1915.

Ceci laissait subsister deux hiatus. Le premier, entre Rabat et Salé, est provoqué par la présence du large estuaire de l’Oued Bou-Regred. On finit par le franchir au moyen d’un pont (octobre 1917 au 16 août 1919).  Le second s’étendait entre le réseau occidental et le réseau oriental de Fez à Taza. On construit le tronçon manquant de mai 1917 à juillet 1921. Ceci établissait l’intercommunication à travers tout le Maroc entre Casablanca à l’ouest et l’Algérie à l’est, au moyen d’un chemin de fer à voie de 60.  Des embranchements sont faits de Guercif (jonction) à Outat-el-Hadj, dans la vallée de la Moulouya, ceci dans un but exclusivement militaire, et aussi  de Ber Rechid à l’oued Zem, un embranchement qui est établi rapidement pour permettre le transport des phosphates.

Le réseau en voie de 60 du Maroc (en rouge) en 1925.


Les caractéristiques techniques du réseau marocain en voie de 60.

Comme il s’agit d’un des plus importants réseaux du monde à voie de  60, il est intéressant de donner quelques renseignements sur la façon dont on l’établit et sur le matériel dont on l’équipe. Malgré l’exiguïté de la voie, il présente une capacité de trafic très respectable, ce qui fait adopter la même largeur de voie pour certaines lignes d’autres colonies.

Les rampes maximum sont de 20 pour mille sur le réseau de l’est, et davantage encore à l’ouest. Le rayon minimum des courbes est de 100 mètres et peut descendre à 50 mètres. Exceptionnellement. La voie employée au début est surtout de la voie militaire « Péchot », avec des rails rivés de. 9,5 kg/m, et des traverses métalliques. On utilise pourtant concurremment des rails ordinaires de 10 kg/m. Ultérieurement, on a renforcé les tronçons à gros trafic avec des rails de 15 kg/m.

Le ballast est du gravier de rivière à l’est, et de la pierre concassée à l’ouest. Celui-ci, d’ailleurs, ne convient pas pour les traverses métalliques de la voie de 60 et impose des traverses en bois. Les ponts sont en maçonnerie, en bois, en acier ou en béton armé, et sont calculés pour des locomotives de 18 tonnes et de la voie de 60. Une exception est faite pour le pont du Bou-Regreg, que l’on construit dès l’origine en vue de la conversion future de la voie à l’écartement de 1435 mm. Les premiers ponts sont de simples ponts militaires à béquilles. Les ponts les plus importants sont le pont du Bou-Regreg qui est en béton armé, système Hennebicque, et qui mesure 174 m. 50. Pour desservir le port, il porte une route à côté de voies de 60 et de 1435 mm.

Le matériel roulant est qualité de très hétéroclite par les observateurs, parce qu’une partie du matériel est livré avant la guerre, et le surplus pendant et depuis la guerre, suivant ce qui est disponible sur le marché. Les premières locomotives sont des Decauville de 10 tonnes, des « Mallet » de 16 tonnes et des Weidknecht de 12 tonnes qui, sur rampes de 20 pour mille, remorquent respectivement 58, 88 et 55 tonnes. On y ajoute des Baldwin de 12 tonnes et, depuis l’armistice, des locomotives à cinq essieux couplés ayant presque le même effort de traction que les « Mallet » et qu’on emploie pour le trafic des phosphates. L’eau est généralement mauvaise et l’on a établi des stations d’approvisionnement d’eau tous les dix kilomètres environ.

Le service des voyageurs est assuré par des automotrices anglaises de 20 ch., offrant une contenance de douze voyageurs, plus neuf dans leur remorque. Leur vitesse de marche est de 35 km à l’heure, qui se réduit à 25 km en rampe.  Le matériel à voyageurs est du type Decauville à bogies. Les voitures pèsent 5,1 tonnes vides et offrent les trois classes, emportant jusqu’à une quarantaine de voyageurs en troisième classe. Tous les wagons ont une capacité de 7 t. 7. La tare des wagons plats est de 3 t. 4, celle des tombereaux de 3 t. 7 et des wagons couverts .de 4 t. 6. Le matériel américain acquis depuis la guerre en diffère quelque peu.

Le réseau est exclusivement militaire au début, puis on ouvre les lignes à l’exploitation publique en janvier 1915, mais elles restèrent entre les mains des autorités militaires jusqu’au 27 mars 1916. À ce moment, on organisa le réseau, comme tout autre chemin de fer d’État, sous la dénomination de « Régie des Chemins de fer à voie de 0 m. 60 ».  Le Département de la Guerre paye les frais d’exploitation jusqu’au janvier 1920 mais, depu.is ce moment, le réseau est. exploité par le Gouvernement chérifien.  Le réseau jouit de l’autonomie administrative. Il y a un directeur général à Rabat, et des chefs de service du trafic, de la traction, de la voie, de la construction, des approvisionnements, de la comptabilité et des finances. En 1922, le personnel comprend 1,700 Européens, 4,500 indigènes et 450 militaires.

Quoique la construction de lignes en voie de 60 soit économique, leur exploitation est coûteuse et on les remplace graduellement par des lignes à voie normale, construites parfois, mais pas toujours, suivant le même tracé. Les voies de 60 qui ont été déposées servent .de nouveau
ailleurs ce qui permet d’ouvrir de nouvelles régions au trafic à relativement peu de frais. La dernière ligne en service est celle de la Moulouya qui a été fermée et déposée en 1935. L’extension maximale de ce réseau a pu être estimée à environ 2500 km, mais ce n’est qu’une difficile estimation, car les lignes étaient continuellement déplacées ou prolongées.

Curieuse locomotive-tender type 220 utilisée sur le réseau marocain en voie de 60.
Travaux de voie en 1935 sur le réseau en voie de 60 du Maroc.

3 réflexions sur « Decauville : le petit train de la grande bataille de Verdun. »

  1. Ce document est une pure merveille historique. Le texte, les photos, le contexte, tout est au maximum de précisions.
    Un grand merci à Clive.

    1. Merci infiniment, Nuidra, pour votre appréciation qui me touche beaucoup. Bien à vous, Clive

      1. Niudra c’est Arduin dans l’autre sens !!!

Commentaires fermés

En savoir plus sur Train Consultant Clive Lamming

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading