Beaucoup de projets révolutionnaires existent, vers la fin du XIXème siècle, pour transformer un chemin de fer déjà vieux, et le rendre à la fois plus simple techniquement et plus rapide. Ces projets portent notamment sur le système roue-rail, et l’ingénieur Charles Lartigue (1834–1907) – qui n’est pas à confondre avec son contemporain Henri Lartigue (1830-1884) inventeur des électro-sémaphores Nord – se fait le champion d’un système dit « monorail » avec roues inférieures de guidage qui est essayé en Algérie, mais aussi en Irlande, ou en France, entre Feurs et Panissières, dans le département de la Loire. C’est ce dernier train qui nous intéresse ici et dont le souvenir en France a disparu depuis un bon siècle.
Entre tous les systèmes ingénieux ou bizarres, il y a le monorail. Il est essayé sous de nombreuses variantes comme le monorail Brennan (voir l’article paru sur ce site), modifié par Scheri (1907), à rail véritablement unique et dont l’équilibre est assuré par un système gyroscopique tournant dans le vide, ou encore le monorail Boynton (1893) qui comporte en réalité deux rails, l’un au sol, l’autre aérien, entre lesquels le véhicule est suspendu, et surtout le monorail Palmer qui le pionnier du genre.

Palmer, l’inventeur du monorail.
Tout commence avec un Anglais, bien entendu, sous la forme d’un monorail inventé par Henry Robinson Palmer, et qui est véritablement l’ancêtre des monorails les plus connus et effectivement mis en service. Les très rares gravures disponibles laissent croire que c’est un véritable monorail (à un seul rail, donc) avec des wagons à deux caisses roulant en équilibre, suspendues sous une seule roue, et maintenues ainsi en position horizontale grâce à des contrepoids disposés très bas, de chaque coté, bien en dessous du niveau du rail unique. En 1821 Palmer a fait publier son brevet concernant un monorail construit à Cheshunt en Angleterre pour le transport de briques et mis en service le 25 Juin 1825. Les wagons sont tirés par un cheval.
Le chemin de roulement, ou rail porteur, est placé au sommet de pieux enfoncés dans le terrain. Les deux caisses des wagons sont chargées aussi également que possible, et Palmer destine son système aux chantiers de travaux publics, aux terrassements, car le système de pieux était très aisé à installer sur terrain marécageux, ou sur des dénivelés dès les chantiers, et il est plus facile de constituer des charges équilibrées avec des matériaux de construction identiques entre eux. Ce système jouit d’une certaine vogue lors de son invention en 1825. On forme des trains de plusieurs véhicules et ceux-ci finissent même par être munis de deux roues en tandem venant assurer une stabilité dans le sens de la longueur. La traction est humaine ou animale, quoiqu’un certain Luke Hebert aurait émis l’idée originale de propulser les wagonnets à la voile et de transporter ainsi la marée de Brighton à Londres.

Mais Lartigue regarde par-dessus l’épaule de Palmer.
Vers 1875, l’ingénieur français Charles Lartigue reprend l’idée de Palmer et substitue le fer au bois pour la construction des chevalements qui prennent la forme d’un triangle bien plus rigide que les pieux verticaux du procédé primitif. Pensant qu’un monorail à trois rails est meilleur qu’un monorail à un rail, il ajoute des rails inférieurs assurant, par guidage, la stabilité du wagon désormais muni de roues basses assurant des guidages horizontaux. L’inclinaison variable à volonté de ces triangles permet de donner du dévers et d’annuler ainsi l’effet de la force centrifuge. L’application du bogie facilite l’inscription en courbe et permet à des véhicules d’un certain empattement de s’inscrire dans des rayons de 15 à 25 mètres.
La traction à vapeur devient possible et les premières réalisations démontrent amplement les avantages incontestables du système, comme des déraillements impossibles (si la voie tient bon… voir ci-dessous !) la réduction des travaux de constriction, la pose facile de la voie, l’absence de drainage, le nivellement aisé des voies sur terrain accidenté. Un premier essai dans une importante exploitation d’alfa en Algérie est satisfaisante, malgré l’étourderie des nomades qui démontaient une travée ou deux pour frayer passage à leurs troupeaux et négligeaient de les remonter ensuite, d’où des déraillements spectaculaires.

Selon un Français, les Français sont « des individus réfractaires à la nouveauté…”
Charles Lartigue se doit de réussir en son pays d’origine, c’est-à-dire chez les Français. Ce sera une « chose malaisée chez des individus réfractaires à la nouveauté, peu soucieux de faire les frais d’innovations audacieuses. Telle est du moins notre réputation nationale et nous contribuons par nos dires à l’accréditer » écrit Albert Peuvergne, un historien des chemins de fer primitifs, qui décrit la ligne de Feurs à Panissières en 1947 dans Loco-Revue. Voilà les Français rhabillés pour l’hiver.
Ami de Lartigue, le sénateur Reymond surmonte les hésitations du Conseil général de la Loire qui désire un chemin de fer départemental du type classique, ceci pour relier Panissières à l’industrie textile florissante et le gros bourg de Feurs, déjà notoire par le deuxième atelier de construction de locomotives françaises, après celui des frères Séguin et Lyon. Un crédit de 600.000 Fr. est voté et Messieurs Lartigue et Lescaux, concessionnaires du chemin de fer monorail de Feurs à Panissières, se mettent à l’œuvre en 1893 ou 1894.
La longueur de la ligne prévue est de 16.800 mètres et le tracé, en palier au départ de Feurs, devient très accidenté au bout de 5km. Les passages à niveau routiers sont l’une des complications du système, et Lartigue juge bon de les éviter par des sauts de mouton, seuls vestiges actuels du chemin de fer, et, aujourd’hui toujours, on voit, avec étonnement, ces culées de pont et de ces talus dispersés sur le terrain plat au départ de Feurs.

“De coquettes locomotives jumelles”…
La construction étant peu coûteuse, les crédits ne sont pas épuisés, chose exceptionnelle dans l’histoire des chemins de fer et des travaux publics !… Le constructeur Biétrix, de Saint-Etienne, établit de « coquettes locomotives jumelles », semblables à leurs sœurs irlandaises. Les wagons sont moins élégants, et sont surnommées « cages à poules » avec leur impériale. Les locomotives ont des « tuyaux de poêle vertigineux qui devaient dépasser les 3 m »… Pour passer d’un côté à l’autre, de petits escaliers permettaient au chauffeur de charger successivement les deux foyers, et, dans les voitures ces mêmes escaliers « permettent aux curieux d’admirer les deux côtés du paysage, fort pittoresque ».
L’examen des photos montre cependant que les roues auxiliaires, dont l’axe était vertical sur le monorail Palmer, roulent dans une gouttière verticale, selon le système Lartigue. Les “coquettes locomotives” sont à adhérence totale, pourvues de deux cylindres égaux et de deux chaudières à foyer Crampton. De volumineuses sablières coiffent les chaudières.




Pas prévu par les autorités : une inauguration ratée et un préfet le nez dans l’herbe.
Le jour de l’inauguration : M. le Préfet de la Loire et une nombreuse escorte se risquent dans le premier train qui roule de Peurs à Panissières, où une foule enthousiaste les attend. On peut lire dans la presse : « La première partie du trajet, en plaine, se passe fort bien. Le convoi allait d’un train de sénateur, le temps était beau, quoique chaud, et tout en relisant à mi-voix les phrases pompeuses qui devaient célébrer l’esprit laïque et républicain du Conseil général, son amour du progrès et ses solutions hardies, la gloire des deux villes reliées par une merveille jalousée des Yankees, nos orateurs songeaient au petit vin blanc des coteaux de Panissières. D’autres ronflaient ou s’adonnaient aux douceurs de la manille. Un cahot violent interrompit rêveries et discussions. A l’une des premières rampes, le chevalement avait cédé sous le poids du convoi et avarié la machine. »
L’accident se produit à Charpassonne. La voie a cédé sous le poids du train. On retrouve Monsieur le Préfet le nez dans l’herbe, en train de découvrir et de flairer les réalités du terrain selon une méthode directe non enseignée à Sciences-Po ou à l’ENA. On rentre à pied, sous une chaleur estivale qui donne soif, et en invectivant le malheureux Lartigue… « La perspective d’un accueil goguenard, la pensée des élections proches, le banquet évanoui rendirent le chemin du retour peu triomphal ». Comme d’habitude, on nomme une commission d’enquête qui conclut par la nécessité de démolir le chemin de fer qui est vendu pour la somme de 53.000 fr. en mai 1905.
Lartigue : le succès ? Non, et voici pourquoi.
IL faut reconnaître que le monorail Lartigue n’était pas exempt d’incohérences techniques. La pire des absurdités était que les charges devaient être équilibrées dans chaque demi-wagon : si un agriculteur souhaitait envoyer une vache au marché, il lui fallait aussi envoyer deux veaux dans le même wagon, mais de l’autre coté, pour contrebalancer le poids de la vache, la vache et ses deux veaux devant être chargés simultanément sur les côtés opposés d’un même wagon.
Passons des vaches aux humains, que, à la SNCF, on nomme des « voyageurs ». Ils sont soumis aux mêmes règles (maïs, voyons, ce n’est plus le cas aujourd’hui) , ce qui fait qu’un fort gras champion de « sumo » japonais a intérêt à monter dans une voiture en même temps qu’une dame aux rondeurs telles dont on dirait, aujourd’hui (restons corrects pour ne pas être carbonisés par la bien-pensance) qu’il ne faut pas la « discriminer » en faisant preuve de « grossophobie ». Pardon, Madame, mais montez dans l’autre demi-wagon en face du Monsieur et en même temps. Et il fallait éviter que les maris soient avec leur belle-mère, ou que les traders soient avec un inspecteur des contributions, ou sur les curés soient avec un instituteur laïc et républicain.
Mais monter dans une voiture de monorail Lartigue n’a rien d’une partie de plaisir, et ceux qui râlent contre les deux marches à affronter pour monter dans un TGV actuel sont priés de lire la suite: afin de résoudre la problème de franchissement en gare du rail central surélevé, il fallut installer une passerelle en double escalier permettant aux voyageurs de passer par-dessus la voie, mais seulement après que le chef de gare ait réparti les voyageurs en deux groupes sensiblement de nombre sinon de poids égal. Une fois installés (pour ne pas dire chargés), les voyageurs étaient priés de ne pas vouloir changer de côté pour aller admirer un autre paysage que celui qui leur était attribué par le chef de gare. Ah, mais !…
Pour les trains de marchandises, au moins une passerelle mobile devait être acheminée dans un wagon séparé pour résoudre les problèmes posés aux agents manutentionnaires lors d’un arrêt en gare non équipée.
Ajoutons que le système Lartigue interdisait l’utilisation d’appareils de voie classiques posés au sol, et il fallait, partout, des ponts-tournants mais qui ne pouvaient pas tourner en supportant le poids du matériel roulant : il fallait positionner ces appareils de voie à l’avance et à vide. De même il était impossible de construire des passages à niveau classiques : il fallait un pont levant pour que la chaussée soit à la hauteur du champignon du rail supérieur.
Malgré une telle avalanche de problèmes techniques, économiques, humains, l’ingénieur Lartigue ne se décourage pas pour autant et, comme tous les visionnaires (politiques compris) il persiste à promouvoir sinon à perfectionner son système. La traction électrique est envisagée et, de concert avec l’ingénieur allemand Behr, un projet très étudié de véhicule monorail à grande vitesse est présenté à l’Exposition de Bruxelles en 1898, avec un matériel très moderne à bogies moteurs à attaque directe et une caisse profilée en acier monobloc.

Il y eut cependant quelques chemins de fer Lartigue que l’on installa, au début des années 1880, dans la Somme, en France, pour le transport de produits agricoles, et aussi près de St-Petersburg, en Russie, à des fins militaires. Enfin l’ingénieur Lartigue put faire construire, en 1884 à Londres, près de Westminster, très exactement à Victoria Street, un circuit de démonstration comportant deux voies en circuit fermé. D’autres installations sont connues ou citées, notamment un monorail électrique dans une mine du versant espagnol des Pyrénées et une ligne expérimentale à Waterport aux Etats-Unis, avec prise de courant par un fer isolé fixé sur les chevalets, le retour se faisant par les roues.


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