Faut-il abandonner le chantier de la très contestée ligne de Lyon à Turin qui consiste à passer sous les Alpes au lieu de les escalader ? La Suisse a pu, elle, construire dans le consentement, le bon sens (à tous les sens du terme) et la paix politique et civile, des tunnels de base permettant le franchissement de ses grandes percées alpines que sont le Saint-Gothard (15003 m), le Lötschberg (14612 m), la Furka (15381 m) ou le Zimmerberg (9400 m) et elle se prépare à en faire autant et même plus long encore pour le Simplon. Ces tunnels de base rapportent des économies considérables en évitant à des trains pesant des centaines de tonnes d’aller faire de l’escalade, sinon du « crapahutage » dans les montagnes. Alors : une fois encore, en France, nous avons perdu cette précieuse ressource nationale, le BSP, ou « bon sens paysan », et le fameux «ça eut payé » ?
Ah ! Mais, disent les opposants au tunnel : il existe déjà une ligne passant par Chambéry et la vallée de la Maurienne et il suffirait de s’en servir. Il est temps de s’en apercevoir, le chantier contesté ayant déjà 20 ans d’âge…

Revenons, d’abord, sur cette ligne déjà existante, dite de la Maurienne.
La ligne de la Maurienne fut d’abord la première grande ligne de montagne en France. Cette grande ligne internationale relie la France à l’Italie en 1866, empruntant, entre Chambéry et Modane, la vallée de la Maurienne, en suivant le cours de l’Arc. Très particulière techniquement tout au long de son histoire, cette ligne a souvent fait parler d’elle: quelques catastrophes, des systèmes de traction électrique originaux, des paysages superbes, du matériel international, voilà quelques-unes des raisons de cette célébrité.
Le site ne fait aucun cadeau à l’entreprise humaine, et la nature lutte pour recouvrer ses droits: éboulements nombreux, chutes de rochers, inondations, affouillements dus aux eaux, coulées de boue, tout se ligue pour rendre cette ligne très dure non seulement à construire, mais aussi à exploiter. Les incidents et accidents sont fréquents et soulignent, à une époque où les ingénieurs n’ont pas encore entièrement maîtrisé le problème, les difficultés du freinage des trains lourds dans les fortes et longues pentes. La catastrophe de décembre 1917, fait 427 morts dont 425 soldats rentrant indemnes de la Première Guerre mondiale à bord d’un train trop lourd, imposé, contre l’avis du mécanicien, par les autorités militaires : les freins lâchent, et la vingtaine de voitures à essieux se précipite dans un ravin, et la catastrophe endeuille la ligne à jamais, la gratifiant d’un triste record ferroviaire français. Une des raisons du choix de la traction électrique par le PLM dans les années qui suivront sera, outre la plus grande puissance de traction, la possibilité offerte par la locomotive électrique de retenir le train en faisant travailler ses moteurs à courant continu comme génératrices.
La construction de la ligne.
Les premiers projets remontent aux années 1850 avec une ligne qui desservirait Chambéry, la vallée de la Maurienne, et qui irait jusqu’en Italie. La Savoie n’est pas encore française, et c’est la société piémontaise des chemins de fer du Victor-Emmanuel qui commence les travaux et ouvre en 1860 une voie unique entre Culoz et Saint-Jean de Maurienne, puis, peu de temps après, une nouvelle section jusqu’à Saint-Michel de Maurienne. À l’époque, la traversée en diligence, entre Saint-Michel et Suse, sur le versant italien, demande 13 heures d’un périlleux voyage, avec départ à 14 h et arrivée à 3 heures du matin, en pleine nuit, en longeant les précipices sur une route incertaine et étroite et passant par un col situé à 2.283 m d’altitude… À Suse, on retrouvait, avec le soulagement que l’on devine, le chemin de fer et la ligne de Suse à Turin et à Milan. Le voyage de Paris à Milan durait 40 heures.
En 1868 un chemin de fer spécial en voie étroite et rail d’adhérence central, inventé par l’ingénieur anglais Fell met fin au service des diligences. Utilisant le principe de roues horizontales couchées sous la locomotive et enserrant un rail central pour augmenter l’adhérence et l’effort de traction, ce système constitue le premier chemin de fer spécial pour les hautes montagnes et trouvera d’autres applications dans le monde. La rampe est de 80 pour mille, et la voie suit le bas-côté de la route napoléonienne dont elle épouse le tracé, sauf pour les virages en épingle à cheveux où il faut avoir recours à de courts tunnels pour augmenter le rayon des courbes. Des tunnels en tôle protègent certaines sections de la voie contre la neige ou les avalanches, et, depuis, les habitants de Modane ont récupéré ces plaques de tôle pour leurs toitures… Les trains Fell effectuent le voyage en six heures, roulant donc deux fois plus vite que les diligences.
En 1857 le Piémont vote le percement du tunnel et les travaux commencent immédiatement sur un tracé à la fois plus proche de la vallée de l’Arc (Savoie) et de la Doire (Piémont), sous le sommet du mont Fréjus (2.932 m) qui lui donnera son nom. La Savoie est rattachée à la France par plébiscite en 1860, et, bien entendu, la France reprend à son compte le financement du tunnel sur la partie désormais française du tracé. Les travaux sont très lents, et, de 1857 à 1860, on n’a avancé que de 14 mètres par mois jusqu’à ce que l’ingénieur Germain Sommeiller mette au point une merveilleuse machine, la perforatrice à air comprimé qui porte la vitesse d’avancement à 74 mètres par mois. Un grave éboulement oblige à abandonner un tracé et à repercer ailleurs, en se déportant à l’est, encore plus sous la montagne (voir la carte ci-contre). La galerie est percée en ligne droite, à partir de l’entrée dite « des travaux » (voir la carte) et les ouvriers avancent en se repérant par rapport à la lumière du soleil captée par un miroir placé de l’autre côté de la vallée, en vis-à-vis de l’entrée du tunnel. Ce système est assez précis pour que les galeries française et italienne n’aient que 36 cm d’écart en se rejoignant le 26 décembre 1870 à 5.153 m de Modane et à 7.080 m de Bardonnèche. On complète ensuite les galeries rectilignes par des galeries en courbe permettant la pose des voies d’arrivée dans le tunnel.
La France est alors en pleine guerre, ce qui limite, on s’en doute, la portée de cet événement qu’est le premier percement d’un tunnel ferroviaire en haute montagne. Le tunnel est inauguré le 17 septembre 1871 : il a une longueur totale de 12 km, et ses entrées sont à une altitude de 1.160 m du côté français et de 1.294 m du côté italien. Il a une double pente intérieure avec un point culminant à 1.298 m.
Reprise par le PLM en 1867 dans le cadre du rattachement de la Savoie à la France, la ligne est doublée à partir de 1872. Les rampes sont de l’ordre de 15 pour mille seulement dans la partie inférieure de la vallée, mais la ligne termine son ascension avec des valeurs pouvant atteindre 30 pour mille, ce qui ne manquera pas de poser de très grands problèmes de traction avec l’accroissement du poids des trains et l’augmentation de la demande de transport. Les locomotives à vapeur ne parviennent pas à traverser le tunnel en moins de 45 minutes dans le sens France – Italie et ce sont bien les chemins de fer italiens qui, avec la traction électrique, vont tourner une nouvelle page dans l’histoire de la ligne.



Une électrification intéressante.
La traction vapeur ne se montrant pas assez puissante sur la ligne, le PLM, malgré son peu d’engouement pour la traction électrique, se décide à électrifier la ligne entre 1925 et 1930, mais en adoptant, pour des raisons d’économie, le système éprouvé du troisième rail conducteur latéral, et que la compagnie, en outre, juge moins exposé aux dégâts naturels qu’une caténaire.
Ce système entraîne la construction de locomotives inédites, principalement des 2BB2, des 1ABBA1, des 1CC1 et des 2CC2, qui sont de lourdes machines puissantes. Leur remplacement en fin de carrière, durant les années 1960, obligera la SNCF à équiper des locomotives ordinaires de son parc avec des frotteurs spéciaux pour le 3ᵉ rail: CC 7100, BB 1 à 80 (fonctionnant en unités multiples dites « Unités Maurienne »), puis des CC 6500 durant à partir de 1971. Enfin en 1976 la pose d’une caténaire est terminée sur toute la ligne, et c’est la fin des frotteurs et du 3ᵉ rail donnant, jusque-là, le curieux spectacle de locomotives électriques circulant pantographe baissé et se passant de caténaire!


Modane au point de rencontre de deux systèmes.
Une autre particularité de la ligne est que le système d’électrification italien 3000 v continu pénètre en gare de Modane, gare située sur le côté français à une dizaine de kilomètres de la frontière, cette dernière étant franchie dans le tunnel du Fréjus. À l’époque du troisième rail, on avait donc, en gare de Modane, le spectacle inhabituel de locomotives fonctionnant sous deux systèmes complètement différents, l’un au sol, l’autre en l’air, et donnant une grande complexité aux installations fixes.


Une ligne internationale très active.
En dépit de vitesses relativement modestes, la ligne connaît un tonnage impressionnant avec plus de 8 000 000 t transitant chaque année: des automobiles, des produits électroménagers dans les deux sens, des produits agricoles ou des minerais dans le sens Italie-France, etc, ces échanges ne concernant pas seulement les deux pays limitrophes, mais toute l’Europe jusqu’au Royaume-Uni inclus. De très nombreux grands trains internationaux passent par la Maurienne comme le Palatino (Paris-Rome), le Barcelone-Milan (rame Talgo), les TGV Paris-Milan, les pendulaires Lyon-Turin-Milan, et à ces relations de prestige s’ajoutent de nombreux trains régionaux et de sports d’hiver.

Voilà donc ce qui pourrait apporter de l’eau au moulin des « anti-tunnel » actuels : l’activité très connue de la ligne depuis longtemps. Mais, ils ne comprennent pas à quel point la présence de longues rampes à 30 pour mille crée un gaspillage d’énergie monstrueux.
En effet, il faut si peu d’énergie pour tirer un train roulant sur une voie parfaitement plate (sans rampe, donc : on dit « en palier »), que si, tout simplement, on crée une rampe de 1 pour mille, soit un millimètre par mètre, la conséquence énergétique est que l’on doit doubler l’énergie nécessaire.
Nous laissons aux esprits fins, antitunnel Lyon-Turin, le soin de comprendre et de calculer le montant astronomique de la dépense d’énergie pour la traction des trains sur les rampes à 30 pour mille de l’ancienne ligne de la Maurienne par rapport à la dépense d’énergie requise pour ces mêmes trains dans un tunnel parfaitement « plat ».
Pour les aider, voici le tonnage que pouvait accepter une locomotive à vapeur du PLM des années 1880 en fonction des rampes et de la vitesse : à 15 km/h, avec la puissance la plus favorable, le tonnage était divisé par plus de 10, passant de 1900 tonnes à 118 tonnes, et à 60 km/h, le tonnage chutait de 383 tonnes à … rien.

La réponse fut l’électrification de la ligne durant les années 1920, les locomotives électriques étant beaucoup plus puissantes que les locomotives à vapeur. Mais, il ne faut pas croire que l’énergie électrique était gratuite… ce que, peut-être, certains esprits fins et avisés croient aujourd’hui.
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