Les trains sans voie ? En 1903, de fins renards l’essayent déjà.

Prenez un innocent autobus urbain qui n’a rien demandé, tracez pour lui une piste au sol que vous appelez une “voie” et démarquée par de la peinture ou des pots de fleurs alignés. Remplacez le conducteur (qui n’a rien demandé lui non plus) par un système automatique qui tombera en panne. Vous pouvez appeler cela un tramway, voire un “Bluetram” si vous voulez faire encore plus chic et innovant, et vous pouvez, par exemple, le faire rouler en Chine et bientôt en France.

Chose plus intéressante et curieuse encore : le véhicule roulant sur des chenilles (certains tracteurs, tractopelles, et surtout l’immortel char d’assaut) est bien, techniquement, du chemin de fer, mais avec une voie qu’il pose lui-même devant ses roues métalliques, qu’il ramasse derrière elles, mais repose ensuite devant elles en boucle. Les chenilles forment, au sol, une voie métallique continue et munie d’ergots de guidage des roues. Le char d’assaut est bien du chemin de fer, à sa manière : roues acier sur rails acier.

Mais il y a eu mieux, encore : le chemin de fer, sans… chemin de fer. C’est nouveau ? Non, ce type de “train du futur” du passé antérieur est vieux comme les transports en ville, et un certain Renard, plus futé que deux renards, invente le train sans rails au début du siècle passé, et d’autres l’imiteront.

C'est si simple de faire compliqué quand c'est trop compliqué de faire simple.
Un train Renard circulant à Chaumont, sur la route de Langres et attirant la curiosité des foules, ceci dans les années 1910. Ce genre de train est bien une curiosité publique, et le succès sera court.

Charles Renard, un inventeur passionné et passionnant.

Tout d’abord, il faut faire sortir Louis-Marie-Joseph-Charles-Clément Renard de l’oubli. Ce très grand ingénieur français, né à Damblain (dans les Vosges) le 23 novembre 1847 et mort à Meudon le 13 avril 1905, a une vie peu ordinaire.

Il est le fils d’un juge de paix, il réussit le concours d’entrée à l’École polytechnique en 1866, et il est un élève de l’École d’application de l’artillerie et du génie et en sort dans le corps du Génie. Il participe à la guerre de 1870 dans le 3ᵉ Régiment du génie puis fait partie de l’Armée de la Loire. Charles Renard est donc un militaire, mais aussi un éminent ingénieur et un grand inventeur français, et il se fait remarquer comme étant un pionnier de l’aviation. On disait à l’époque un « aéronaute ».

Un homme brillant et complet.

En mai 1876, avec le grade de capitaine, il est au dépôt des fortifications de Paris comme chef du dépôt de l’ « aérostation », c’est-à-dire qu’il s’occupe des ballons, et l’on sait à quel point les ballons ont joué un rôle important dans la défense de Paris.

Il devient colonel et directeur du centre aérostatique militaire de Chalais-Meudon et consacrera toute sa vie à l’aérostation dirigeable, à l’aviation et à la Mécanique des fluides en général. Il fait aussi partie de nombre de sociétés comme membre du conseil de perfection du CNAM, président de la Commission permanente internationale de l’aéronautique, de l’Aéro-Club de France, de l’aéronautique club de France, présidait la Société française de navigation aérienne. Bref, c’est un homme complet comme on en fait souvent en France dans le monde des ingénieurs et des grandes écoles.

Charles Renard (1847-1905).

Des « séries de Renard » qui ne sont pas des “séries de renards”.

Il ira jusqu’à sa contribution à la standardisation des produits manufacturés, grâce aux “séries de Renard”. En 1870, il propose une normalisation des valeurs numériques utilisées en système métrique pour la construction mécanique, et particulièrement pour standardiser le diamètre des câbles. L’intervalle de 1 à 10 est divisé en 5, 10, 20 et 40. Ces “séries de Renard” en progression géométrique ont été adoptées en 1952 dans la norme ISO 3 de l’Organisation internationale de normalisation. Un autre fait peu connu est que Charles Renard invente aussi les engrenages auto-centreurs à chevrons qu’André Citroën « découvre » aussi dans sa famille en Pologne et fait breveter avant d’en construire en série.

C’est en 1877 qu’il fonde l’Établissement central de l’aérostation militaire de Chalais-Meudon qui devient le premier laboratoire d’essais aéronautiques au monde. En 1879, il sollicite de son ministère de tutelle l’établissement d’un hangar (le fameux Hangar Y) nécessaire à la construction et au remisage des ballons et des dirigeables.

Train sur route militaire, vu en 1876. Actionné par la vapeur, ce type de train militaire est assez répandu, notamment pour le déplacement des pièces d’artillerie : voir notre article sur le tunnel du Simplon.
Vu en 1876 : le train Larmenjat est aussi un train routier, mais qui n’abandonne pas complètement la voie et conserve quand même un rail directeur (et pas toujours très directeur : souvent le train “prenait la tangente” !) Tous les véhicules sont à trois roues, facteur d’instabilité garantie. Le conducteur, placé tout à l’avant de la locomotive, fait ce qu’il peut pour maintenir le train dans le droit chemin.
C'est si simple de faire compliqué quand on peut faire simple.
Pourquoi pas, carrément, mettre les locomotives et les wagons directement sur les routes ? C’est ce que pense un précurseur anglais (il fallait s’y attendre) en 1860 : Stephen Lewin, à Poole, dans le Dorset. Doc.Hamlyn.

Le drôle de “drone” avec un siècle d’avance.

C’est dans ce hangar “Y” que Charles Renard et Arthur Krebs construisent et mettent au point le dirigeable « La France ». Le 9 août 1884, avec une hélice motorisée par moteur électrique alimenté par pile (comme les drones actuels), ce dirigeable réalise, au-dessus du plateau de Villacoublay, le premier vol en circuit fermé au monde. Il a duré 23 minutes pour un parcours de 8 km. Plusieurs tentatives et même une campagne d’essais en 1885 montrent que le dirigeable – ou futur drone – revient à son point de départ cinq fois sur sept. Aujourd’hui les “drones” font mieux, mais ils utilisent toujours l’hélice, le moteur électrique et les batteries.

Charles Renard meurt d’une manière restée inexpliquée dans son laboratoire en 1905. Son corps est ramené à son domicile, à Paris, et ses obsèques ont lieu en l’église Saint-Sulpice.      

Enfin, le train Renard.

Très inventif, Charles Renard dépose beaucoup de brevets, et le plus connu est celui d’un « train routier à traction continue », déposé en 1903, et qui sera réalisé sous le nom de “train Renard”. En 1906, Charles Renard vend ses trains routiers dans plusieurs départements. Le succès n’est pas fulgurant et ne durera pas, bien que ce train soit essayé dans les Vosges (pays d’origine de Renard), mais aussi en Bretagne, et notamment dans les départements de la Loire, du Pas-de-Calais, de la Haute-Marne, et du Cher. Cette liste n’est pas exhaustive.

D’après l’historien Bernard Epailly qui consacre un brillant article à ce sujet dans l’ « Encyclopédie de Bourges », le tracteur et les premières voitures arrivent à Bourges le 2 mai 1907 et, le jour même, tout commence plutôt mal, car, sur la place Planchat, le train Renard commence sa carrière en percutant un tramway « qui brûle comme une botte de paille devant les passants médusés ».

Imperturbable comme il se doit, et autant que le serait Elon Musk aujourd’hui, Charles Renard ne se laisse pas impressionner et la « Compagnie des trains Renard » s’installe à Nérondes, une petite ville située à mi-distance de Bourges et de Nevers. Renard lance, le 17 novembre, le premier service automobile du Cher, de ” Nérondes à Blet “. Le train Renard du matin achemine le courrier. Il part à 5 h 30 de la gare de Nérondes et dès 6 h 50 les dépêches sont à la poste de Blet. Le parcours n’est que de 15 km, et il est effectué en 1 h 20… Mais c’est plus rapide qu’à pied ou à cheval, ou par la voiture postale.

Un beau train Renard pour les marchandises, d’après la revue britannique “The Locomotive Magazine”. Le tracteur a un capot impressionnant : le moteur se doit d’être puissant.

Une grande tradition routière respectée : les accidents multiples.

Toujours dans le Cher, la « Compagnie des trains Renard » lance un service de messageries, et ouvre des lignes vers Sancergues et La Charité, puis jusqu’à Bourges par Villequiers et Baugy.

Toutefois, une fâcheuse persistance d’accidents multiples et récurrents effraient les villageois et font fuir la clientèle possible. À La Charité, par exemple, le 27 août 1907, les freins lâchent et le train termine sa course dans la vitrine d’un bourrelier. L’expérience, du moins dans le Cher, n’ira guère plus loin et la Compagnie Renard tend humblement la main auprès du Conseil général qui ” refuse la moindre subvention “. La liquidation de l’entreprise est prononcée en 1911.

Toutes les autres « Compagnes des trains Renard » échoueront tout aussi rapidement et pour les mêmes raisons. Aucune n’est en activité en 1914. Charles Renard, très entreprenant et très « mondialiste » fera quand même un essai en Hongrie, ou aussi en Australie, pays où le seul train Renard préservé est visible au musée de Géralka, à 120 km d’Adélaïde, selon les précieuses indications de Bernard Epailly.

Un tout aussi magnifique train Renard pour les voyageurs, sous une forme très évoluée et destinée à la Hongrie, d’après la revue britannique “The Locomotive Magazine”. Le soin apporté au dessin et à la construction des voitures est manifeste. Des aérateurs sur les toits témoignent d’une volonté de confort : sans aucun doute, il s’agit, pour Renard, de concurrencer le chemin de fer. En 1910, le réseau ferré français est à son apogée kilométrique avec près de 50 000 km de lignes.

Les principes techniques du train Renard.

Le train Renard ne manque pas de qualités techniques et de bon sens, car il résout un certain nombre de problèmes qui se posent lors des premiers transports routiers avec des véhicules lourds circulant et roulant mal sur des routes médiocres.

Les premiers camions automobiles classiques se heurtent déjà au problème du mauvais état des routes, de la mauvaise qualité des roues qui n’ont pas encore de pneumatiques, mais seulement des bandages pleins en caoutchouc, fragiles, et adhérant mal à la chaussée. Le poids par essieu est faible, les vitesses sont modestes.

Les constructeurs de ces premiers camions se heurtent aussi à la faible puissance des moteurs de l’époque qui sont très lourds et qui, pour un véhicule chargé à plusieurs tonnes, prennent une place trop importante sur le châssis. C’est pourquoi beaucoup de ces camions sont du type “à cabine avancée”, le conducteur étant posté tout à l’avant du châssis, sur le moteur même.

L’idée de Charles Renard est donc de répartir la charge sur plusieurs véhicules pour soulager les roues et les bandages, et de dédier la totalité du tracteur à la seule fonction de la puissance motrice en permettant l’installation d’un seul gros moteur. Chaque remorque est sur trois essieux bien suspendus avec un grand débattement : les deux essieux extrêmes sont pivotants, actionnés par les barres d’attelage, et assurent que toutes les roues du train passent bien au même endroit en courbe, sans “déport”.

Le tracteur n’est donc pas porteur d’un chargement, mais, par un système de transmission comportant des arbres articulés placés sous toutes les remorques, il entraîne la totalité du train. C’est ce que, aujourd’hui, on appellerait la “puissance répartie”. Toutefois, ce système de transmission n’actionne que les essieux centraux des remorques, soit un essieu sur trois sur toute la longueur du train. Ces véhicules sont, dans les faits, à la fois moteurs pour un essieu et remorques pour les deux autres.

Renard a eu quelques concurrents directs comme Scott qui, en 1893, propose des trains routiers très classiques avec des remorques sans roues motrices. Noter la position très “pro” du contrôleur qui imite ses collègues du “grand” chemin de fer qui passaient d’un compartiment à l’autre par les marchepieds extérieurs des voitures.

Le camion automobile classique fait de gros progrès à l’époque du train Renard.

Ce qui fera disparaître rapidement le train Renard est que, dès la veille de la Première Guerre mondiale, les constructeurs de camions ont déjà fait de grands progrès.

Qu’il ait des roues en bois, des roues en fer, des roues mixtes et avec ou sans bandages, qu’il soit monté sur un châssis long ou court, avec ou sans carrosserie, avec une cabine avancée ou derrière le capot, qu’il tire une remorque et même déjà une semi-remorque, le camion a fini son ère de tâtonnements peu avant la Première Guerre mondiale et il ne changera plus ni dans sa forme, ni dans son principe.

Dépassant les quinze mille francs à l’achat, les camions automobiles sont beaucoup plus chers que les chevaux d’un attelage et leur véhicule, et seules les grandes entreprises peuvent et savent les utiliser et les rentabiliser, comme les grands magasins, les grandes industries, les sociétés pétrolières, les minotiers, les grandes entreprises de sidérurgie.  Jusqu’en 1914, l’ensemble du parc français est toujours constitué d’une majorité de voitures à chevaux et cette situation, bien qu’évoluant lentement, fait que les derniers attelages à chevaux ou à bœufs ne disparaîtront qu’à la fin des années 1940, ou même 1950.

L’industrie automobile naît : Renard ne l’avait pas prévu.

Il est vrai qu’à l’époque des trains Renard, soit de 1903 à 1914, l’industrie de l’automobile s’est surtout développée dans le domaine des voitures particulières de luxe, mais les modèles populaires et économiques commencent à se multiplier. Le camion ne connaît pas, pour autant, le même développement. Des constructeurs comme Berliet, Delahaye, Peugeot, ou Renault se mettent au camion, mais en le concevant techniquement plutôt comme un produit complémentaire de l’automobile particulière.  

Le camion nait cependant sous le signe de la variété avec un très large choix de carrosseries proposé dès les débuts pour les châssis produits par les fabricants : plateaux avec ou sans ridelles, bennes basculantes ou pas, mais aussi fourgons, boulangères, citernes, savoyardes, bétaillères, toutes les formes utiles sont présentes dès le début de l’aventure, et il ne pouvait pas en être autrement puisque le « camion automobile » (bientôt « camion » tout court) est une transposition des chariots, charrettes, tombereaux, camions, chars à bancs de toutes sortes qui sillonnent les routes depuis des siècles.  

Une armée de charrons et de carrossiers s’est chargée du travail et l’étendue de la gamme est telle que c’est une foison de portes arrière, portes latérales, rampes d’accès, bennes basculantes arrière, bennes basculantes latérales, de systèmes de levée ou de dépose automatique de charges lourdes, châssis articulés. Bref, le camion est mis à toutes les sauces professionnelles, à toutes les exigences d’un marché dont la croissance est vertigineuse. En face de cette diversité et de cette souplesse d’utilisation, le train Renard n’avait aucune chance. Long, lourd, difficle à utiliser en ville, posant le problème du manque de souplesse d’un train de véhicules difficilement désolidarisables, le train Renard devient rapidement un monstre antédiluvien.

Camion Cohendet de 1910, à benne basculante pour la livraison du charbon. On voit mal le train Renard faisant ce travail…
Camion classique à ridelles et bâche de la grande marque De Dion-Bouton, en 1910. La technique de la cabine avancée permet de gagner en longueur.
En 1910, l’industrie de l’autobus urbain, c’est l’affaire de De Dion-Bouton ou de Schneider, et l’autocar routier interurbain se développera sur cette base technique au lendemain de la Première Guerre mondiale.

Par exemple : le camion Berliet, déjà roi de la route.

La grande firme lyonnaise dont le nom sera presque un synonyme du mot « camion » commence son expansion sur le marché national avec le nouveau siècle. Marius Berliet (1866 – 1949) rachète le constructeur lyonnais Audibert et Lavirotte et commence la construction de modèles à quatre cylindres dotés de radiateurs en nid d’abeille et basés sur des cadres en acier en remplacement du traditionnel bois.   À partir de 1904-1906, la société American Locomotive Motor Car Company, mondialement connue pour ses locomotives, se diversifie dans le domaine automobile et propose à Berliet d’acheter sa licence de construction. Le logo de la marque Berliet devient une locomotive américaine stylisée. Les royalties vont permettre de financer le développement de l’entreprise, et, en 1910, l’usine de Monplaisir fabrique le premier camion Berliet.

C’est le type M qui est un camion à cabine avancée, avec un moteur à essence à 4 cylindres d’une puissance de 22 ch, une transmission par chaîne et d’un poids total en charge de 3,5 tonnes et une charge utile de 2 tonnes. Les roues sont cerclées de… fer, avec des « pneus » tout métal, donc, et dont la surface de roulement comporte un dessin strié qui évoque celui des (vrais) pneumatiques de l’avenir : au moins, on ne risquait pas la crevaison et il n’y avait pas de pression à surveiller !  

Camion Berliet type M de 1910. Doc. Fondation Berliet.

En 1912, Berliet envoie ses ingénieurs visiter les usines Ford aux États-Unis, le résultat de ce voyage d’études – sérieux celui-là – sera que les techniques de production et d’organisation du travail vont être rationalisées. Berliet va s’inspirer des techniques de Ford en limitant le nombre de modèles, en standardisant les pièces qui deviennent interchangeables, et en instaurant le travail à la chaîne. Le résultat est qu’en 1913, la production est de 3500 véhicules, que les deux tiers des camions produits en France sont des Berliet, et la moitié est exportée !…  Que pouvait faire Charles Renard en face d’une telle concurrence ?

Toujours est-il que, comme ce beau cliché communiqué par Laurent Fauviau, le train Renard a été une réalité très connue en son temps et plébiscité par l’opinion publique puisque les Grands Magasins du Louvre commandent au fabricant de jouets FV (voir l’article déjà consacré à cette marque) un “train Renard” qui ira compléter le métro parisien existant dans les mêmes conditions sur les rayons du grand magasin. Les personnages sont bien des FV, tout comme la clé, ou les roues : seuls les bagages placés sur le toit du fourgon ont été ajoutés par un collectionneur et sont des Bing ou du Hornby litographiés des années 1920.
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