Le statut des cheminots SNCF: tribune parue dans “Le Monde” du 4 avril 2018

SNCF : les rêveries de certains promeneurs solitaires.

Il y a des promeneurs solitaires que l’on voit rêver le long des voies ferrées, postés songeusement sur un chemin forestier, parfois sur un pont, ou encore à une extrémité d’un quai, et dont on pourrait espérer qu’ils aiment les trains, ou que, comme Jean-Jacques Rousseau, il aiment les contrats sociaux. IL n’en est rien. Ils rêvent de la fin du statut du cheminot, de privatisations, ou d’introduction de la concurrence.

Le statut du cheminot ? Cette sage œuvre, censée, rationnelle, et humaine parce que saint-simonienne, commencée dès 1847 sous la Monarchie de Juillet, poursuivie jusqu’en 1876, a été une des œuvres marquantes du Second Empire et d’un Napoléon III voulant une France forte et industrieuse et dont le paupérisme s’éteindrait. C’est ainsi que toute une série de lois et de décrets ont institué ce statut tout en organisant les chemins de fer, prévoyant des carrières, des garanties d’emploi, des retraites, des logements, et même des permis de circulation (établis en 1853) de manière à pouvoir retenir définitivement dans le chemin de fer qui en avait besoin toute l’élite paysanne, ouvrière et bourgeoise de l’époque. L’organisation des chemins de fer était calquée celle de l’armée – modèle de l’efficacité – avec ses grades, ses règlements, ses valeurs morales, son sens du devoir, sa disponibilité à toute heure du jour et de la nuit. Raoul Dautry écrivit que, sortant de l’Ecole Polytechnique, son choix se jouait entre l’armée, l’église, le chemin de fer, mais il n’avait ni la carrure, ni la foi, donc il « entra au chemin de fer »…En 1938, par exemple, les cheminots  sont plus de 500.000, assurant un service public qui faisait vivre la nation, mais inspirant, par leur nombre et leur unité syndicale, quelques craintes dans les milieux de la bourgeoisie bien-pensante et réactionnaire ! Les grandes grèves qui commencent en 1910, leur ont donné raison, peut-être, mais les syndicats n’ont jamais remis en cause ce statut, et ont mené une dure lutte contre les journées de 12 heures, les risques physiques dans un métier qui aujourd’hui toujours reste dangereux, les bas salaires pour les hommes d’équipe, les hommes de la voie, les compagnons des ateliers, le démantèlement du réseau ferré au profit de la route.

Alors, ce statut, si scandaleusement désirable ? Si c’était le cas, la SNCF d’aujourd’hui ne manquerait pas de conducteurs qui, candidats à l’embauche, découvrent qu’ils auront tous les droits, surtout celui de se lever au milieu de la nuit et de se coucher au milieu de la journée, de conduire, seul, pendant des heures durant des trains emportant un millier de voyageurs, de devoir déménager bon gré mal gré tous les deux ou trois ans, et encore… s’ils n’ont pas échoué aux très difficiles tests d’embauche qui demandent des qualités professionnelles, intellectuelles et morales loin au-dessus de celui du commun des mortels qui préfèrent alors aller pointer au chômage.

La privatisation ? …Née avec le chemin de fer et les nécessaires capitaux, elle a toujours existé sur le terrain, dans les faits, et sur tous les réseaux du monde entier depuis bientôt deux siècles : mais s’il fallait des capitaux privés, des idées, des entrepreneurs, mais il fallait aussi une organisation étatique, une répartition des rôles, des garanties de la part des pouvoirs publics. Pour prendre l’exemple d’un pays qui n’est pas un précisément un modèle de collectivisme ni de bolchévisme militant, la Suisse, oui, la Suisse nationalise dès 1898 la presque totalité de son réseau ferré avec ce slogan « Le chemin de fer suisse au peuple suisse » et, aujourd’hui toujours, la Suisse veut toujours des trains fréquents partout sur son territoire, jusqu’au sommet des montagnes, et accepte d’en payer le prix. IL est vrai qu’un service public, cela se désire, cela se mérite… L’Italie a nationalisé son réseau en 1905, l’Allemagne en 1920, la France en 1938 et le Royaume-Uni en 1948, ce dernier ayant confirmé sa nationalisation par une renationalisation de son réseau en 2000 après l’accident de Hatfield.

Aujourd’hui, d’après l’OCDE[1] et l’UIC[2], le réseau de la SNCF est le premier en Europe pour le transport des voyageurs et le troisième pour celui des marchandises derrière l’Allemagne et la Pologne. Si mauvaise que cela, donc, la SNCF ? Et à privatiser d’urgence pour la punir ?

La concurrence ? Elle a toujours existé. L’Orient-Express, le train mythique que tout le monde aime tant aujourd’hui, a circulé de 1883 à 2007 : comme tous ceux, une centaine, de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, c’était un train privé, passant d’un réseau à un autre, comme l’ont fait, depuis les origines du chemin de fer et dans le monde entier, d’innombrables trains, notamment des trains de marchandises avec la raison sociale sur les wagons. Et ces trains n’ont jamais fâché, pas même chatouillé, aucun syndicat depuis la nuit des temps : pris en charge, conduits, menés à bon port par des conducteurs, des aiguilleurs, des gestionnaires d’un service public ces trains ont roulé sereinement, ponctuellement, comme les autres.

Apollinaire a écrit son bien connu « Crains qu’un jour un train ne t’émeuve plus » : il ne craignait nullement que l’on devienne blasé par ce progrès (comme on le croit à tort), mais il craignait que les chemins de fer ne disparaissent et que le plus grand ensemble technique jamais réalisé par l’homme à la surface du globe ne soit plus qu’un souvenir et des traces archéologiques. Les promeneurs solitaires actuels pourraient bien détruire le chemin de fer.

Les pays qui n’ont jamais eu de chemin de fer n’ont jamais été ni heureux, ni puissants. La France s’est faite avec son chemin de fer, l’Allemagne de Bismarck s’est unifiée avec le sien, le Royaume-Uni a créé ses empires industriels et commerciaux en inventant le chemin de fer moderne, les Etats-Unis sont devenus une nation avec leur Transcontinental, tout comme la Russie des Tsars avec son Transsibérien. Un pays sans chemin de fer, est-ce possible ?

Oui, il en existe. En 2011 le Ministère des Affaires Etrangères me demande d’être son expert pour le G8 consacré à l’Afghanistan et de proposer, pour ce pays qui en a fait la demande, un projet de réseau ferré qui, à la demande expresse du gouvernement afghan alors présent au G8, réponde à l’histoire du pays et même en répare les injustices et les dégâts, et inscrive ce pays, enfin, dans le concert des nations. Nous avons fait cet immense et long travail, ajoutant au tracé d’un réseau afghan une solution totalement nouvelle d’une ligne directe Chine-Europe, entièrement en voie normale et sans rupture d’écartement, et traversant l’Afghanistan par le Pamir, reliant les deux plus grandes puissances économiques du monde. En ce moment, le réseau afghran est en construction à partir de l’Iran, financé à une hauteur de 20 milliards de dollars par la Banque Asiatique de Développement. La France, hélas, semble absente du projet et laisse les chantiers et la fourniture du matériel roulant aux grandes industries du continent asiatique qui sauront mener le projet à son terme, prévu pour 2027. Le chemin de fer sera, une fois encore, un œuvre de paix. Les cavaliers solitaires afghans se transformeront ils en promeneurs solitaires rêvant, le long des voies, d’un retour au bon vieux temps du cheval et de la disparition de leur pays ?

Clive Lamming

Historien des chemins de fer

Expert G8 pour le réseau ferré afghan

La tribune telle qu’elle est parue dans “Le Monde” du 4 avril 2018.

[1] OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques

[2] UIC : Union Internationale des Chemins de fer

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