Le passage-à-niveau : la Guerre de Cent ans des automobilistes.

Dès les débuts du chemin de fer, même sur la très ancienne ligne française de Saint-Etienne à Andrézieux en 1824, le problème de la traversée des chemins et des routes se pose avec acuité et oblige les ingénieurs à prévoir ce qui sera, pour le grand public, un des aspects les plus connus du chemin de fer, mais, pour les ingénieurs, le plus absurde : le passage à niveau.

Mais cette solution, facile à mettre en œuvre et peu chère, aura sur sa conscience un nombre de morts incalculable : le sauvetage in extremis sur un passage à niveau, effectué par la garde-barrière au péril de sa vie, à quelques mètres des tampons de l’express survenant à pleine vapeur, devient la grande spécialité de la presse à sensation de la Belle Époque.

La garde-barrière sera, par son ancienneté à ce poste, la première héroïne du travail du monde ferroviaire.

Initialement le peu de circulation routière et la relative lenteur des véhicules tractés par des chevaux, ou même par des hommes, ne posent guère de problèmes lorsque leur domaine recoupe celui du chemin de fer, car, de leur côté, les premiers trains des années 1810 à 1820 roulent souvent à une vitesse inférieure à 10 km/h. Il faut ajouter que bien des voies ferrées de cette période sont, en quelque sorte, des chemins ouverts à la circulation publique, et de nombreux particuliers font équiper leurs voitures de roues à boudin pour pouvoir bénéficier des avantages du roulement offert par les rails !. Le cas est tout à fait officiel sur les premières lignes anglaises sur lesquelles on taxe les voitures particulières ayant des roues à boudin de guidage. Sans doute ces roues à boudin doivent pouvoir aussi assumer le roulement sur les chemins en terre de l’époque, le boudin étant peu proéminent.

Le chemin de fer, quant à lui, occupe la chaussée publique dont il fait une « voie ferrée » et de paisibles chevaux tirent des trains de wagonnets à charbon ou de bois jusqu’au port le plus proche, faisant leur chemin accompagnés par d’autres usagers, notamment des piétons, qui apprécient de pouvoir marcher sur le sable recouvrant le ballast et les traverses et offrant un chemin aisé, plat et large.

C’est pourquoi, d’ailleurs, il faut confier à la police le soin de réglementer cette circulation et de tenir lieu de signalisation ferroviaire humaine avant la signalisation mécanique. Les premiers passages à niveau sont donc plutôt des carrefours et, au premier coup d’œil, peu de choses les distinguent d’un carrefour routier, dans la mesure où la voie ferrée a son travelage noyé dans un sable fin arrivant jusqu’à la hauteur des rails.

Cette première période de coexistence heureuse prend rapidement fin vers les années 1830 en Grande-Bretagne et ne dure que quelques années en France : les voies ferrées, par la force des choses, sont réservées aux seuls trains des compagnies qui, avec leur cent ou deux tonnes de charge, roulent à des vitesses de plus de 30 ou même 40 km/h. C’est le cas sur le Lyon-Saint-Etienne en 1833, ou encore sur le Paris-Saint-Germain, en 1837, par exemple. Le partage des domaines, des territoires, et des « chemins » est définitif.

Un des plus anciens passages-à-niveau du monde, sur la ligne de Stockton à Darlington, ouverte dès 1825 au Royaume-Uni. Le système des barrières pivotantes, dit « à l’anglaise », est déjà en place et ferme l’accès aux voies pour les usagers de la route quand un train n’est pas annoncé.

C’est la période où l’on clôture les voies, dont on en interdit et en surveille l’accès. Les passages à niveau sont munis de barrières pivotantes dûment manœuvrées par un garde qui, traversant les voies, pousse les barrières qui, soit, barrent tout accès une fois fermées, soit, une fois ouvertes, laissent libre la traversée des voies, mais empêchent les piétons et les conducteurs de véhicules routiers d’emprunter inopinément la voie ferrée.

Un des premiers passages-à-niveau ouverts en France, vers 1855, sur la ligne de Paris à Orléans. Les barrières sont « à l’anglaise ». La maison du garde-barrière est une mesquine et glaciale guérite…

Un troisième acte va se jouer à partir de la veille de la Première Guerre mondiale avec l’apparition de l’automobile qui va vite, pèse lourd, et dont les conducteurs enfoncent les barrières au mépris de tout souci le plus élémentaire de la sécurité. Cette période dure toujours, avec un nombre toujours aussi élevé de conducteurs inconscients, criminels, et sûrs de leur bon droit et convaincus de leur excellence. C’est la période de l’affrontement entre la route et le rail, et le passage à niveau devient le théâtre de la guerre, avec une « grande presse », acquise à l’automobile et au tout pétrole, qui voit dans le passage à niveau l’expression d’une domination archaïque d’un système collectif et étatique qu’il faut détruire au nom de la liberté individuelle et du droit à détruire les… droits des autres du moment que l’on conduit !

Dans les années 1920, l’automobile s’annonce et commence sa guerre de cent ans contre le chemin de fer. Dès cette époque, comme aujourd’hui toujours, la quasi-totalité des accidents de passage à niveau sera le fait de l’imprudence ou de l’inconscience des automobilistes.

Des campagnes de presse anti-passage à niveau (et anti-chemin de fer, bien sûr) d’une rare violence, entreprises en faveur de la route dès les années 1930, battent son plein ( nous écrivons bien « battent son plein » pour le pluriel, et pas « battent leur plein », car « battre son plein » est une manière de jouer du tambour). Ceci dure jusque durant les années 1970 encore, avant que le choc pétrolier vienne calmer quelque peu les esprits, et avant que mai 1968 ne vienne jeter l’anathème sur « LA bagnole » qui est devenue bourgeoise par définition.

De 1824 à 1846 : les pouvoirs publics mettent beaucoup d’eau dans leur vin.

Les conditions d’établissement des premières lignes de chemin de fer construites en France sont fixées avec une très grande précision et une grande sagesse dans les cahiers des charges publiés par les pouvoirs publics. Dans son article 4, le cahier des charges du chemin de fer de Saint-Etienne à la Loire (1824) dit « Partout où le chemin de fer coupera des routes royales ou départementales et des chemins vicinaux, la compagnie établira à ses frais, des moyens sûrs et faciles de traverser ce chemin, soit au-dessus, soit en dessous. »

Les ingénieurs des débuts du chemin de fer n’ont pas manqué de penser à des solutions sûres, comme ce passage-à-niveau dit « pont-levis » qui, levé, interdit en principe tout passage sur la voie.

On ne peut être plus clair : le passage à niveau est un genre peu recommandable, et même à éviter.

Mais, à construire des chemins de fer, on s’aperçoit assez rapidement que la France est un pays déjà fort bien équipé en chemins, routes, et grandes routes de toute nature et que le nombre de voies routières à traverser est décourageant s’il faut, à chaque fois, construire des ponts plus les tranchées et les remblais et tous les mouvements des terres permettant leur accès au rail. Mais aussi la France est un pays relativement peu peuplé, et offre, pour ses chemins de fer, biens moins de voyageurs et de marchandises à transporter par kilomètre de ligne qu’au Royaume-Uni ou en Belgique. Ces deux handicaps vont peser sur les choix, et ces trop nombreux ponts sont d’un coût totalement dissuasif pour le trafic escompté.

C’est pourquoi, déjà, le cahier des charges du chemin de fer de Bordeaux à Sète, établi en 1845, se ressent de ce souci, et, pour ce qui est des passages à niveau, il est déjà beaucoup moins impératif : « A moins d’obstacles locaux, dont l’appréciation appartiendra à l’administration, le chemin de fer, à la rencontre des routes royales ou départementales, devra passer soit au-dessus, soit au-dessous de ces routes. Les croisements de niveau seront tolérés pour les chemins vicinaux, ruraux ou particuliers. » (art. 7)

À partir de 1846, ces dispositions disparaissent carrément des cahiers des charges. Il y a effet à ce moment des textes généraux qui s’appliquent à toutes les concessions. Ces textes sont ceux de la loi du 15 juillet 1845 sur la police des chemins de fer, et l’ordonnance du 15 novembre 1846 portant règlement d’administration publique sur la police, la sûreté et l’exploitation des chemins de fer. La loi dit : « Tout chemin de fer sera clos des deux côtés et sur toute l’étendue de la voie. L’administration déterminera pour chaque ligne, le mode de cette clôture et pour ceux des chemins de fer qui n’y ont pas été assujettis, l’époque à laquelle elle devra être effectuée. Partout où les chemins de fer croiseront à niveau les routes de terre, des barrières seront établies et tenues fermées, conformément aux règlements. »

Pour la législation de 1845, les barrières des passages à niveau sont, en quelque sorte, le prolongement des clôtures. Elles servent non seulement à assurer la sécurité des usagers de la route, mais encore celle du chemin de fer. C’est un point de vue qui n’apparaît plus aussi clairement aujourd’hui. Les passages à niveau protégeant le chemin de fer : il fallait y songer…

Les garde-barrières portent le sabre…

L’Ordonnance de 1846, en son article 4, reprend textuellement la disposition de la loi de 1845. Mais elle contient en outre un article 73, ainsi conçu : « Tout agent employé sur les chemins de fer sera revêtu d’un uniforme ou porteur d’un signe distinctif, les cantonniers, gardes-barrières et surveillants pourront être armés d’un sabre », ceci pour que les garde-barrières deviennent des policiers ayant pour fonction d’interdire l’accès de la voie aux gens qui n’ont rien à y faire. Pour ce qui est du sabre, on pourrait songer à remettre cet usage en vigueur pour que les garde-barrières puissent défendre de la pointe de leur sabre, au grand dam des peintures métallisées et vernies de nos chères voitures, les prérogatives du chemin de fer dont les usagers ne tolèrent plus le moindre retard, mais n’hésitent pas à bloquer les passages à niveau en les forçant, créant autant de retards qu’il y a d’accidents.

De 1824 à 1846, on le voit, la question des passages à niveau a beaucoup évolué. On a reconnu qu’il était impossible d’imposer aux chemins de fer, dont on a compris l’importance économique, politique et militaire, d’établir des passages supérieurs ou inférieurs au croisement des moindres chemins. La participation de l’État aux dépenses de construction donnait à cet argument un poids décisif. Ces « immenses dépenses » pour établir des ponts sont, par principe, en grande partie à la charge du budget ferroviaire et l’on en arrive, sur le papier et par les calculs, à démontrer que soit on fait une ligne avec des passages à niveau, soit… on n’en fait pas.

À l’époque aussi, la France, après un départ satisfaisant en matière de chemins de fer, avait pris du retard du fait de la nécessité de lever des capitaux et de créer de grands systèmes de financement pour couvrir les grandes distances et le faible peuplement de notre pays. La Monarchie de juillet estime urgent de développer le réseau national pour que la France « retrouve la place qui doit lui revenir, l’une des premières en Europe » écrit-on à l’époque dans la presse.

Les dispositions de l’Ordonnance avaient pour objet de permettre de trouver un compromis entre le système anglais où le réseau ferré est totalement clos et séparé des routes, et le système américain où partout les voies ferrées sont sur les routes et les traversent, même au cœur des villes les plus importantes. C’est pourquoi, en France, dans l’immense majorité des cas, on adopte le passage à niveau, qui, en principe, aurait dû être l’exception.

Puis, le calme dans les esprits régnant enfin, le garde-barrière perd son sabre. N’ayant à s’occuper que de la fermeture des barrières, il est le plus souvent remplacé, de jour, tout au moins, par une femme qui se lève pour ouvrir la barrière qui, par principe, reste fermée la nuit. Les passages à niveau se multiplient tant du fait de la construction de lignes nouvelles que de l’extension énorme prise par le réseau routier. On vit même apparaître des passages à niveau non gardés sur les lignes d’intérêt général, à la traversée des routes peu fréquentées. L’intransigeance de 1824 était bien oubliée.

À la fin du XIXe siècle, la situation n’a guère changé. Les routes ne sont fréquentées que par des charretiers exécutant des transports locaux. « Devant les barrières fermées, les attelages soufflaient un peu et, après le passage du train, un bon coup de collier permettait de regagner les quelques minutes perdues. Au surplus, le temps alors était moins précieux. On s’était habitué à cet état de choses et routiers et cheminots vivaient côte à côte en bonne harmonie » écrit-on dans la presse des années 1930 pour qui la nostalgie du XIXe siècle n’est plus ce qu’elle était.

Passage à niveau calme, donc sûr puisque peu fréquenté, sur le réseau du Nord près d’Etaples, dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale.

La « Revue Générale des Chemins de Fer » (RGCF) traite très peu du sujet des passages à niveau, car, sans doute, elle sait que cette absurdité ferroviaire et routière ne peut être envisagé que sous l’angle de sa suppression.

En 1879, l’année qui suit sa création, la RGCF décrit un système d’enclenchement maintenant fermées les barrières d’un passage à niveau dans certaines conditions de position des signaux et des appareils de voie environnants. La question de la suppression des passages à niveau de la Petite Ceinture, une question qui durera un siècle, est abordée en octobre 1886, puis divers modèles présentés en exposition en 1889, 1900, 1905, sont décrits. Ensuite, jusqu’en 1925, la question n’est plus abordée, sinon, cette année-là, pour la description d’un système d’avertissement pour les automobilistes, lié, sans nul doute, aux progrès en matière de signalisation électrique.

En 1926, la RGCF fait paraître un article sur les barrières mues par l’électricité. En avril 1935, la RGCF prend part au grand et interminable débat sur la suppression des passages à niveau, en étudiant le cas de Roanne. Ensuite, la RGCF se retire du débat, se bornant, dans les années 1950 et 1960, à quelques rares présentations de systèmes perfectionnés de détection d’automobiles sur les passages à niveau, ou de signalisation automatique, ou aussi de demi-barrières automatiques et autres techniques courantes aux États-Unis. Les auteurs de la RGCF savaient, sans nul doute, et dès 1878, que ce sujet « ferroviaire » n’en était pas un, et que la seule manière de l’aborder ne pouvait être que dans l’optique de la suppression de cette absurdité admise par les pouvoirs publics un tiers de siècle plus tôt.

Près de Conliège, dans le Jura : peu de trains sur la ligne de Lons-le-Saunier à Champagnole, et, surtout, personne sur la route, puisque la voie évite les agglomérations pour escalader les contreforts du Jura. Le bonheur pour le garde-barrière et son beau jardin, vous dis-je….

Le passage à niveau classique… et invariable dans le temps.

Le passage à niveau gardé est donc la règle d’ensemble dès le milieu du XIXe siècle. Il comprend une route croisant à niveau la voie ferrée selon un angle supérieur à 45° et le plus souvent à 90°, des barrières qui peuvent être roulantes, ou ouvrantes par pivotement sur des gonds, ou levantes avec un contrepoids. En outre, une maisonnette de garde, peut compléter l’installation dans le cas de passages à niveau plus importants, et il n’est pas rare que le garde-barrière ait aussi la commande à distance, par un système de manivelle et de fils, d’une autre barrière située sur un passage à niveau à faible distance. Après 1900, une signalisation routière appropriée apparait car c’est l’époque de l’automobile et le départ d’un long conflit entre la route et le rail !….

D’autres détails sont caractéristiques : les contre-rails placés le long de chaque rail dans l’intérieur de la voie pour ménager l’espace nécessaire pour le passage des boudins des roues des trains, un passage planchéié remplaçant souvent la chaussée routière entre les rails et dans l’entre-voie, des portillons pour piétons placés à côté des barrières qui peuvent prendre le risque de ne pas attendre le train s’ils ont bon pied et bon œil.

Les barrières : des techniques simples.

Les barrières sont d’abord en bois, et sont ensuite fabriquées en acier. En France, elles sont primitivement du type pivotant à l’anglaise, notamment sur le réseau de l’Ouest sur lequel une forte influence britannique domine. Ce type a pour avantage de barrer les voies ferrées quand le passage à niveau donne le passage aux usagers de la route, ce qui évite surtout de nuit sur les passages à niveau en biais, d’aller s’engager sur la voie ferrée. L’inconvénient, pour les compagnies, est l’impossibilité de commande à distance, et la nécessité d’avoir un garde à demeure pour chaque passage à niveau, ouvrant ou refermant, selon le cas, chacune des quatre demi-barrières, allant de l’une à l’autre, en traversant quatre fois la route et la voie ferrée, avant et après le passage des trains. Le danger de ces traversées des voies par le garde-barrière est certainement une des causes les plus évidentes de l’abandon des barrières pivotantes à l’anglaise.

Plan d’un passage à niveau « à l’anglaise ». La commande des quatre barrières depuis un seul point exige un système de leviers et de renvois très contraignant. Beaucoup de passages en seront démunis, le garde-barrière traversant deux fois les voies juste avant le passage du train.
Passage à niveau anglais en position fermée, pour ce qui est du chemin de fer, et ouverte, pour ce qui est de la route. Une sécurité apparente est obtenue, surtout pour la circulation routière de nuit.

En Europe continentale, on adopte plutôt les barrières roulantes, notamment en France pour les petits passages à niveau. Mais vers 1880-1890 ce sont les barrières levantes qui s’imposent. Les premières barrières levantes sont établies en grande échelle en Allemagne, pays où de nombreux petits chemins traversaient les voies ferrées et où l’on eut l’idée de faire actionner deux ou trois passages à niveau par un seul garde : la barrière levante est la plus simple à actionner à distance par un système de fils et de contrepoids.

Le problème de la sécurité reste aujourd’hui toujours non résolu, et les accidents sont toujours la cause de l’imprudence des automobilistes et des conducteurs de poids-lourds, toujours pressés par le temps et vivant à la seconde près. Les passages de justesse ou même « en force » ne se comptent plus, et les réseaux ferrés européens ont entrepris, depuis plusieurs décennies, une lente et coûteuse campagne de suppression des passages à niveau et leur remplacement par des ponts.

Un passage-à-niveau dans Paris, à La Villette, en 1867. Les barrières semblent être du type roulant, qui est très utilisé en France à cette époque.

L’automobiliste commence sa Guerre de Cent ans.

Dès 1895, inventant l’automobile quand ils adoptent un moteur pour leurs quadricycles, les cyclistes réclament un meilleur éclairage des passages à niveau et l’amélioration des conditions de visibilité des barrières, ceci par la mise en place d’un panneau blanc vivement éclairé au milieu de celles-ci.

Mais les automobilistes, à partir des années 1905, en demandent beaucoup plus. Passés en moins de vingt ans de quelques unités à plusieurs millions, les nouveaux engins réclament impérieusement leur place et leur liberté de circuler à toute heure. « La route, écrit un journaliste acquis à la cause, somnolente depuis si longtemps, se réveilla, mais avec un tout autre caractère. L’automobiliste n’a pas la résignation de son ancêtre le roulier. Il a appris la valeur du temps. Il parcourt de plus longues distances. À quoi lui servirait-il d’avoir un véhicule rapide s’il devait à plusieurs reprises au cours d’une même randonnée stationner deux ou trois minutes devant une barrière fermée? »

Les facilités que, sous l’empire des difficultés financières, l’administration avait libéralement octroyées pour permettre la construction des voies ferrées, se révèlent gênantes pour l’automobile estime-t-on. Les passages à niveau sont, une fois de plus, à l’ordre du jour, mais sous un tout autre point de vue.

Nombreux, bruyants, appartenant généralement aux classes aisées de la population, appuyés par des Industries puissantes et riches, les automobilistes savent intéresser à leurs revendications une grande partie de la presse, puis des élus. Les journaux automobiles ou de la grande presse réclament la suppression totale et rapide des passages à niveau des routes nationales et départementales, ou qui veulent abolir la priorité accordée aux trains. On voit même un esprit fin et ingénieux proposer un système de signalisation analogue à celui des rues de Paris aurait fait alterner régulièrement le passage des trains et des voitures !


Si l’ensemble des esprits ferroviaires et routiers, au lendemain de la Première Guerre mondiale, s’accorde sur la nécessité de supprimer les passages à niveau, la réalité du coût de cette suppression est effarante : là où il existe relativement peu de passages à niveau, on en trouve quand même 4.560 au Royaume-Uni, par exemple, tandis que la Belgique en a plus de 6.000, la Suisse 10.660, la France plus de 34.500, l’Allemagne en compte exactement le double, soit 69.000. Quant aux États-Unis, ils en comptent le chiffre respectable de plus de 120.000. On estime en 1931 en France, que la suppression de tous les passages à niveau aurait coûté un minimum de 25 milliards de francs d’alors, ce qui est, pour donner une idée de l’importance de la somme, très exactement 10 années de recettes du réseau du PLM qui, à l’époque, trouve 2,5 milliards de recettes par an, mais a déjà un déficit qui atteint 5 milliards.

La revue « La route du rail » en 1947, qui aime pourtant bien les chemins de fer, fait paraître un grand article sur les passages à niveau, un sujet qui les intéresse hautement puisque commun aux deux moyens de transport emblématiques du titre de la revue. Parue sous la forme d’un mensuel à petit format de 1947 à 1954, « La route du rail », puis « Rail et Route » est une petite revue privée fondée par Pierre Challamel consacrée aux transports sous toutes les formes. Sa rubrique « Correspondance avec les lecteurs » est très connue à l’époque et permet d’avoir des informations ponctuelles du plus haut intérêt pour l’historien des transports.

C’est la faute des femmes…

Le sujet est abordé en ces termes : « Parlons-en tant que l’essence est rare et le pneus hors de prix, car c’est un sujet qui soulève les passions en tempête. Qui n’a vu, aux beaux temps d’avant-guerre, des voitures arrêtées devant une barrière fermée, entendu le vacarme de cinq, dix klaxons demandant l’ouverture, à la garde impuissante et assistée, aux supplications, quand ce n’était pas aux injures que lui adressaient des écervelés trépidant d’impatience? »

Une « fautive », donc, la garde barrière (en chemise blanche pour être vue) traverse les voies juste avant le passage du train. Les barrières sont du type roulant, très répandues en France vers la fin du XIXe siècle.

« La route du rail », pour une fois, embouche les trompettes de la presse de l’époque. Pour chaque accident intervenu sur un passage à niveau, la presse nationale, régionale, locale se déchaine contre le chemin de contre le chemin de fer, organisme désuet, dirigé par des fossiles, incapables d’assurer la sécurité des passages à niveau dont ils ont infesté les routes, et d’ailleurs fort peu soucieux de le faire, de crainte que la dépense ne compromette leurs avantages ? Cela vole, d’ailleurs, plutôt bas, et les lignes, ci-dessous, ne laissent guère de doute : elles ne sont pas parues dans la RGCF…

« Dans leurs philippiques, l’incurie des subordonnés fait pendant à l’avarice sordide et criminelle des dirigeants. J’ai même trouvé, sous la signature d’un écrivain connu, cette affirmation inattendue et vraiment admirable que les collisions entre trains et automobiles sont dues à ce que la garde des barrières est confiée à des femmes chargées de famille que la surveillance de leur marmaille empêche, à l’en croire, d’accomplir leur service. Comme quoi les événements les plus tristes peuvent donner naissance aux commentaires les plus inconvenants.» On pourrait citer des centaines de pages semblables puisées dans les collections des quotidiens des années 1930 à 1970.

Le passage à niveau : un sujet qui fâche.

On ne pouvait donc envisager que des suppressions isolées, et au cas par cas, en commençant par les plus urgents – pour ne pas dire les plus meurtriers.

Certains passages, situés à proximité d’une gare, doivent rester fermés assez longtemps pour permettre l’exécution des manœuvres. Il est naturel de les faire disparaître les premiers. D’autres, situés sur des routes très fréquentées ou à l’intérieur d’agglomérations populeuses, apportent une gêne considérable à la circulation routière, comme les fameux passages-à-niveau de la ligne de la Petite Ceinture, dans Paris.

Paris est, malgré les apparences, une ville qui a quand même marqué son attachement affectif au passage à niveau avec celui de la rue de Lagny, mais, il est vrai, à imputer à la RATP pour l’évolution des rames entrantes ou sortantes des ateliers, et avec celui du train du Jardin d’Acclimatation, en voie de 60 en plus… et toujours en service, et gardé par un agent de police le samedi et le dimanche, car le « moment » de ce passage à niveau est élevé, vu le nombre d’automobiles !

Un passage-à-niveau sur la Petite Ceinture, dans Paris. Le pont pour les piétons, salutaire mais désert, est déjà construit, vu le grand nombre de piétons, mais on préfère prendre le temps d’admirer le train ! Heureuse époque…

Ils sont généralement supprimés à la demande des autorités locales ou des intéressés à la circulation routière, et le chemin de fer n’intervient dans les dépenses de suppression que pour une somme équivalente à la capitalisation des avantages qu’il en retire, c’est-a-dire des frais de gardiennage.

Pour les autres passages, l’immense majorité, on s’est efforcé d’en améliorer la visibilité et de les signaler aux voitures. Ici et là, on a abattu des arbres, des haies, remplacé de murs par des clôtures à claire-voie. On peint les barrières en couleurs voyantes (bandes blanches et rouges en France et dans divers autres pays) ; on fixe à la barrière une plaque blanche carrée ou triangulaire, parfois on monte sur cette plaque des cataphotes rouges qui reflètent la lumière des phares. D’autre part, les services vicinaux implantent en avant des barrières des signaux routiers internationaux.

De même, on a amélioré les systèmes d’avertissement des gardes-barrières, afin de les prévenir de l’arrivée du train. Si, par exemple, on veut donner à l’agent une minute et demie pour assurer la fermeture de sa barrière, il faudra placer le dispositif qui déclenche l’annonce à 3 km sur une ligne parcourue par des rapides atteignant 120 km/h. Les Américains ont installé sur certains points des barrières automatiques et pour éviter qu’une voiture soit prise au piège lors de leur fermeture, ils ont imaginé, soit d’avoir des barrières ne fermant que la moitié droite de la route, de sorte qu’une auto engagée sur le passage peut en sortir, soit d’écarter suffisamment les barrières pour qu’une voiture déjà sur la voie ait assez de place pour se garer. Dans quelques pays, un signal lumineux s’allume la nuit tant que la barrière est fermée, ou encore à partir du moment où le train est arrivé à une certaine distance. Enfin, les passages à niveau non gardés des chemins très peu fréquentés sont eux-mêmes signalés par des croix de Saint-André peintes en blanc et rouge.

Ces mesures sont assez semblables dans tous les pays. Outre l’identité d’intérêt pour les chemins de fer de différents pays, le caractère international de la circulation automobile est devenu une évidence avec laquelle il faut compter, et il faut que les dispositions adoptées soient comprises de tous. Aussi les organismes d’État, les groupements et organismes internationaux, l’Association Internationale du Congrès des Chemins de fer, l’Union Internationale des chemins de fer, la Commission du Transit de la Société des Nations, et on en passe….s’occupent désormais de la question des passages à niveau.

Au Japon, tout est densité et saturation, y compris pour les chemins de fer. Les passages à niveau sont très équipés, comme le montre ce beau cliché de Marc Weissbein, et le sens de l’obéissance fait le reste.

Qui paie la facture des passages-à-niveau ?


La formule de financement utilisée en France, consistant à faire payer le chemin de fer que proportionnellement aux avantages qu’il peut en retirer, est très proche de celle que l’on applique dans les autres pays. En Allemagne, par exemple, une loi de 1930 réglait comme suit le mode de répartition des dépenses. Si les travaux de suppression ou de protection d’un passage à niveau étaient rendus nécessaires par les besoins de l’exploitation ferroviaire, c’était le chemin de fer qui devait en supporter les frais.

Si, par contre, les travaux étaient demandés par les services vicinaux, c’était l’autorité dont dépendait la route qui payait la dépense. S’ils étaient désirés par les deux parties, les frais étaient partagés également entre les deux intéressés. En Suisse, lorsque la suppression d’un passage à niveau est demandée par une autorité locale dans l’unique intérêt de la route, les chemins de fer n’ont à supporter que la capitalisation des salaires de garde-barrière. Aux États-Unis, il avait été longtemps d’usage de répartir la dépense à raison de 50 % pour le chemin de fer, 25 % pour la collectivité locale, 25% pour l’État.

Au Pérou, les passages-à-niveau ne coûtent pas cher… un poteau suffit amplement et la philosophie du peu d’importance de la vie humaine fait le reste…Cliché de Ghyslaine Marty.

Peu à peu, on a réduit la part des collectivités locales et, dans certains États, celle des chemins de fer également. Depuis 1938, dans l’État de New-York, la part du chemin de fer est fixée au bénéfice que le chemin de fer retire de la suppression, avec un maximum de 15 % de la dépense. Dans tous les pays, on considère que la route est la première intéressée par la suppression des passages à niveau et doit payer la plus grande partie des frais.

Le cas du passage à niveau de Vermenton-Lucy-sur-Cure, sur la route nationale N°6 est évoqué par la presse automobile des années 1950. En 1952, il y passe de 16 à 24 trains par jour, soit une moyenne annuelle de 20 trains par jour, et environ  700.000 voitures particulières et camionnettes, 78.000 utilitaires à essence, 90.000 utilitaires diesel, soit un total de 868.000 véhicules par an. La petitesse de l’angle d’intersection de la voie ferrée et de la route a obligé les constructeurs à déformer le tracé routier en « S » au droit du passage à niveau. Le profil en long routier est en palier, mais le revêtement de la chaussée sur le passage à niveau est glissant en temps de pluie, la largeur de la route subit un étranglement à la traversée du chemin de fer, où elle passe de 7, 50 à 6, 30 mètres. Enfin, le passage à niveau fonctionne à barrières constamment ouvertes de jour et fermées la nuit.

Au cours de l’été 1951, on a pu constater pendant leur fermeture le stationnement en attente de jusqu’à 172 voitures simultanément. Le total des fermetures et attentes est de 2 heures par 24 heures (au rythme moyen de six minutes par train). Les frais de gardiennage sont de 250 000 francs par an, et le coût des accidents est de 1 200 000 francs. On arrive à un total de 10 666 958 francs par an, en incluant les surconsommations de carburant pour les véhicules attendant moteur tournant et redémarrant. La suppression du passage à niveau coûterait environ 80 000 000 frs. Donc en huit années, l’investissement est couvert… mais personne ne veut payer.

C’est la faute à la barrière…

La barrière fait « voir rouge » pour les journalistes de la presse automobile des années 1930. Nous avons consulté divers numéros de « La revue automobile » (articles de Charles Faroux), de « l’Auto », de « l’Illustration », etc. En effet, si elle irrite l’automobiliste, la barrière le protège. « Certains, trop pressés de raisonner par analogie, ont dit un peu à la légère : un signal suffit ! Au fond : la barrière n’est plus rien qu’un signal d’arrêt, et il n’y aurait qu’à implanter en avant du passage à niveau un feu rouge qui s’allumerait à l’approche des convois. Les conducteurs qui l’apercevraient se rangeraient bien sagement sur le bord de la route et attendraient le passage du train. S’ils étaient assez fous pour s’engager sur la voie, ce serait à leurs risques et périls. Ce qui se passe sur la voie ferrée se produirait sur la route et il n’y aurait pas plus d’accidents qu’aujourd’hui ».

Oui, mais… « Tout est faux dans ce raisonnement. Qu’une voiture ait de mauvais freins et l’automobiliste peut venir s’arrêter, non pas devant, mais sur le passage à niveau. Les avaries de barrières en sont la preuve, et, apparemment, c’est considéré comme un droit d’avoir de mauvais freins, du moins à l’époque. Les publicités de Renault, une magnifique grande marque nationale qui a su le rester, disaient « Rien n’arrête une… Renault » et les mauvaises langues ajoutaient : « Pas même ses freins ! »

Faute de statistique française, on peut lire dans un article de l’époque sur l’Allemagne qu’il y a eu 1025 avaries de barrières en 1934 et 1314 en 1935, soit près de quatre par jour. Combien de ces maladroits ont dû la vie à la présence d’un obstacle entre eux et une lourde locomotive lancée à toute vitesse ?

« Dire que le chauffeur imprudent sera la seule victime de sa témérité est tout aussi inexact : il peut transporter d’autres personnes dans sa voiture, sa famille, des amis, des clients, il peut conduire un camion chargé de marchandises inflammables ou dangereuses, susceptibles de provoquer un très grave accident, de l’essence par exemple, le train peut dérailler, des voyageurs, des agents être blessés. Le conducteur n’exposerait-il d’ailleurs que sa propre vie, il faudrait s’efforcer de l’en empêcher. »

Les accidents de piétons, enfin, mettent aussi en cause l’inutilité des barrières et montrent qu’il ne suffit pas de signaler l’arrivée des trains pour assurer la sécurité aux passages à niveau. Lorsqu’un piéton s’engage sur la voie, il ne peut ignorer que le train est attendu d’un moment à l’autre, puisqu’il a trouvé la barrière fermée et qu’il a dû se faufiler par le portillon après avoir réglementairement lu la fameuse plaque émaillée « Un train peut en cacher un autre ».

Les premières barrières automatiques installées au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le fameux « Un train peut en cacher un autre » est toujours de rigueur.

Le passage à niveau : toujours pas mort dans les années 1950, ni dans les années 1980, ni… aujourd’hui.

En 1950, la presse, toute dévouée à la cause de l’automobile, fustige les passages à niveau… En 1920, plus de 40 000 passages à niveau « barrent nos belles routes de France », soit un passage à niveau par 16 km de route environ. En 1933, pourtant, ce chiffre a été ramené à 36.000, dont 6.000 sur les routes nationales, chiffre encore beaucoup trop important, mais ne traduisant pas rigoureusement l’urgence du problème, car, sur le terrain, un millier de passages à niveau, établis sur des routes très fréquentées, devaient être supprimés rapidement, ce qui ne sera chose faite que dans les années 1950.

En France, il y a encore trop de passages-à-niveau, souvent situés en courbe ce qui gêne la visibilité de tous, et aussi le dévers des voies en courbe crée une traversée accidentée des rails pouvant bloquer les camions.

En 1954, d’après la RGCF[11], il en reste encore plus de 32.000 car la SNCF, depuis 1939, n’a pu remplacer par des ponts que 105 passages à niveau, et en a supprimé 350 par détournement du trafic routier vers un pont déjà existant. Dans cet article, Robert Lévy, Directeur à la SNCF et Chef du Service technique des Installations fixes, revient sur sa présentation du système « Evry-le-Chatel » déjà faite en mars 1949 dans la RGCF, et exprime tous ses doutes en ce qui concerne la protection apportée par les barrières automatiques. La situation créée par les passages à niveau est devenue « gênante, dangereuse et difficile ».Mais il en reste encore 2050 passages à niveau gardés sur les routes nationales et 18000 sur les autres routes, plus encore 18500 non gardés et sans barrières sur les petites routes. Toutefois, environ 200 passages à niveau non gardés et sans barrières, sont équipés de signalisations automatiques lumineuses dites « type Evry-le-Châtel ».

En 1985, il en reste environ 20 000, dont 10 000 dits « automatisés » avec signalisation et demi-barrières. Aujourd’hui il en resterait plus de 16.000, dont plus de 1800 gardés, 3900 non gardés avec signalisation statique, et 11.000 non gardés avec signalisation et barrières automatiques. Personne ne se risque à faire de prévisions sur le sujet.


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