La question des retraites est de retour en ce moment, dans l’actualité française et pas seulement dans le monde des chemins de fer. Nos hommes politiques sont à rude école et découvrent que jamais l’égalité n’a créé la liberté et que jamais l’universalité n’a créé l’équité. Leur rabotage technocratique veut tuer la diversité des métiers en tuant celle des retraites. Peu de gens savent que cette question des retraites est très ancienne, qu’elle est posée dès les origines du chemin de fer, et que, en 1908, elle fut résolue d’une manière satisfaisante. Les fameuses grèves de 1910 furent provoquées par le fait que les excellentes conditions de travail de 1908 ne furent pas étendues rétroactivement à tous les cheminots.
Les anciennes compagnies de chemin de fer ne restent pas à l’écart du mouvement d’humanisation des conditions de travail qui s’est amorcé, autour d’elles, dans le monde industriel du début du XIXe siècle. Plus encore que l’industrie, elles font appel à une main d’œuvre de plus en plus qualifiée, et très diversifiée, et si la qualité du travail comme la qualité des hommes n’est pas au rendez-vous, le chemin de fer ne peut fonctionner.
Le chemin de fer n’a que faire de la médiocrité: il lui faut l’excellence.
À la fois technique de pointe de son temps à forte image de modernité, et à la fois outil économique d’une puissance absolue et totale, le chemin de fer ne peut souffrir la médiocrité, l’à-peu-près et se doit, à tous les niveaux de son recrutement, dès les origines, de ne prendre que les meilleurs des hommes, qu’il s’agisse de ses ingénieurs recrutés dans les Grandes écoles les plus prestigieuses, ou de ses équipes de conduite ou de ses cheminots de tous grades et de tous métiers, tous dotés d’une qualification professionnelle indiscutable et adaptée.
Cette qualité de recrutement sera telle que quand elle n’existe pas sur le marché du travail ou dans l’éventail des formations universitaires ou techniques, les compagnies iront jusqu’à mettre en place, elles-mêmes, leurs propres structures de formation pour répondre à leurs besoins. Il n’est donc pas question, pour les compagnies, de confier le chemin de fer à des gens mal préparés, malheureux physiquement ou psychologiquement, fatigués ou affaiblis, ou démotivés.




Montrée par Emile Zola ou Victor Hugo, la « misère des vieux » ne peut plus être acceptée.
On comprend bien que, dans de telles conceptions, l’offre d’une retraite fait partie, pour les dirigeants des compagnies, des conditions de recrutement et de motivation, et, contrairement à ce qui est souvent dit aujourd’hui, les retraites n’ont nullement été obtenues à la suite de luttes syndicales. Elles existent bien par la volonté des compagnies.
Mais, et il faut le souligner, ce qui laisse à désirer ce sont certaines conditions de travail et de rémunération du travail… Et elles ont été constamment améliorées par de justes luttes syndicales sur lesquelles il n’y a aucun doute : les aiguilleurs font des journées de 12 heures en 1860, et en 1894 il est enfin question de réduire la journée de 12 heures à 10 heures. Le résultat sera une moyenne dont la maximale est de 12 heures, et avec un intervalle maximal de 17 heures de repos entre deux périodes de travail, voilà bien ce que les syndicats appelleront « les dix-sept heures debout ». Par contre, on pouvait rester chez soi 10 heures de suite sans interruption…
Ce qui était acceptable, psychologiquement et même physiquement, en 1830 ne l’est plus en 1880, car le chemin de fer n’est plus le même : les trains roulent deux fois plus vite et se succèdent à un rythme très serré sur des bifurcations complexes : nous sommes loin, très loin, des paisibles lignes des années 1830 où des trains de charbon sont tirés par des chevaux, halés sur les rampes par des machines fixes, ou dévalent les pentes avec la seule action de la gravité.
En 1880, le chemin de fer a déjà une circulation aussi dense qu’actuellement. Les accidents se multiplient et on comprend qu’ils sont dus, pour une grande partie, à l’état de fatigue des équipes de conduite postées des heures durant sur une plateforme ouverte aux vents, et des aiguilleurs grelottant dans leurs cabines douze heures à la suite. Ces faits pousseront les compagnies à percevoir l’intérêt offert par des cheminots en pleine forme plutôt qu’épuisés.
Mais la retraite, elle, est inscrite dans l’esprit patronal de cette fin du XIXe siècle, parce que, dans les décennies et les siècles qui ont précédé l’industrialisation, la vieillesse était une condamnation à une misère et à un dépérissement inacceptables et scandaleux. La « misère des vieux » ne peut plus être acceptée, et les œuvres d’Émile Zola ou de Victor Hugo ont su créer cette prise de conscience. Les systèmes de retraite sont bien instaurés par les compagnies dès leur création.[1]
Dès les années 1880 rien ne va plus : faites vos jeux…
Le problème fâche dès les années 1870, car le système des retraites des compagnies de chemin de fer en France est déjà en crise sur le plan financier. Deux facteurs viennent se conjuguer pour créer cette situation : les sommes versées sont très modestes et il a fallu les augmenter par de nombreux réajustements assez mal vécus on s’en doute, et, d’autre part, les agents pouvaient demander la liquidation de leur pension après 20 à 25 années de travail (selon les métiers), ce qui donnait à une majorité d’agents la possibilité de partir vers l’âge de 50 ans. Déjà, cet âge est considéré comme un handicap. L’homme de 50 ans en 1880 n’est pas le même que celui de 1830.
Lors de la création des chemins de fer en France, dès les années 1830-1840, les conditions de vie, sur le plan sanitaire et social, sont encore celles du XVIIIe siècle, mais sous le Second Empire, un effort médical et social a été fait dans le monde industriel et se fait sentir jusque dans le monde scolaire avec l’enseignement de l’hygiène, par exemple. La lutte contre l’alcoolisme et contre certaines maladies, et, par exemple, l’influence de Louis Pasteur devient très importante pendant les années 1870 et 1880.
Le Second empire apporte déjà un allongement de la durée de la vie, une régression des maladies infectieuses, et l’on comprend que ces compagnies qui autorisent, en 1830 ou 1840, un départ à la retraite à 50 ans se retrouvent déjà en décalage trente à quarante années plus tard.
Dans les années 1880, on estime que les prélèvements pour la retraite devraient atteindre 15% si l’on ne veut pas voir les caisses de retraite « fléchir sous le poids des charges écrasantes » dit-on, alors que le prélèvement le plus élevé, celui du réseau de l’Est, est de 11 % selon Alfred Picard dans son Traité des Chemins de fer datant de 1887[2]. En 1890, l’Inspection des Finances est chargée d’une enquête sur les caisses de retraite des chemins de fer, et conclut que toutes, sauf celle du Paris-Orléans pour un temps encore, sont dans un état de déficit qui n’ira qu’en s’aggravant.
En 1895 : le réseau du Nord imagine un “permis à points” que l’on réimagine aujourd’hui.
La loi sur les retraites de 1895 oblige les compagnies à changer leur système, et, pour la compagnie du Nord qui prélève peu, mais accorde peu ensuite (de 3 à 9 % selon les métiers), il faudra bien passer à une formule qui, aujourd’hui, ne déplairait pas aux libéraux les plus militants : le «Livret individuel de retraite » qui n’est, en somme, qu’une épargne individuelle rémunérée en fonction du capital économisé par le cheminot. Nous voilà en chemin pour la “retraite à points” si admirée et réclamée par les libéraux de 2019 !
La compagnie du Nord s’est donc, en fait, dégagée de son système de retraite, et ce système est repris par la Caisse Nationale des Retraites qui perçoit les versements et paie les retraites. La compagnie du Nord garde, bien entendu, sa caisse en attendant que le dernier cheminot qui en dépend soit décédé… D’après François Caron, ce désengagement a été une des causes de détérioration du climat social sur ce réseau, ce qui expliquerait l’importante proportion de cheminots grévistes sur ce même réseau en 1910.
Désormais, sur l’ensemble des réseaux français de l’époque, il fallait, pour faire valoir ses droits à la retraite, être âgé de 55 ans et totaliser 25 années de service, ce qui est le cas du Paris, Lyon et Méditerranée (PLM), de l’Ouest, du Midi, de l’Est. Sur le Nord, on demande 50 ans d’âge, et 25 années de service. La pension versée correspond à une part de 1/80ᵉ du salaire moyen des six dernières années de service, multiplié par le nombre d’années de service, ce qui donne, en général, une retraite s’élevant au tiers du salaire moyen des six dernières années si l’on a fait son quart de siècle de travail. Ce n’est pas l’Amérique… Quant à la veuve, elle a intérêt à être une ancienne épouse, dûment mariée, et non « une femme vivant dans le désordre » selon les mots mêmes d’un dirigeant d’un réseau de l’époque, pour pouvoir continuer à toucher une part de la retraite de son défunt mari, mais à condition de ne pas se remarier.
La turbulente “Belle époque”, du moins pour la question des retraites.
Les années 1900 à 1910 sont très agitées dans le monde des chemins de fer, et au sein d’une époque qui se dit « Belle » en oubliant, peut-être, de l’être pour tous. Un journaliste du Figaro écrit dans un article intitulé « Le contribuable et la grève des chemins de fer » paru le 21 octobre 1898 que les agents des chemins de fer « comptaient au premier rang des plus favorisés dans la grande armée des travailleurs » [3] du fait de la stabilité de l’emploi et de la retraite. Notons que, aujourd’hui, les héritiers de la pensée libérale, 130 ans plus tard, entonnent le même refrain avec autant d’ardeur que de conviction !!! Nous attendons le même type d’article ou d’ “édito” dans un prochain Figaro.
En face de dirigeants des compagnies ou de journalistes de la presse de droite décrivant le travail sur les petites lignes comme étant éminemment bucolique et reposant, les syndicats décrivent les gares, les dépôts, les ateliers et les plateformes des locomotives comme autant d’enfers. Rien de neuf sous le soleil, donc.
La vérité est quelque part entre les deux, et si les économats ou les coopératives sont mis en avant par les uns pour montrer qu’ils ne sont qu’un détail parmi tant d’autres dans un paradis encombré de privilèges, les autres mettent en avant les hommes tués, à deux heures du matin, sur les faisceaux des gares de triage parce que leur vigilance a été prise en défaut par le manque de sommeil, ou la tristesse froide des dortoirs et des lieux de repos où des hommes, épuisés par des marches à 120 km/h pendant 15 heures en tête de trains en retard, viennent se jeter en travers des lits au petit matin. Les deux réalités existent.


Et, en 1910 la grève éclate. La Revue Générale des Chemins de Fer en rend compte, dans son numéro de janvier 1912, donc après avoir mûrement réfléchi. Elle rappelle, sous la signature de Peschaud, Secrétaire de la Direction du Paris-Orléans, qu’il y a eu, dès 1889 et 1891, des courtes grèves organisées par le Syndicat National des Cheminots et qui ont été rapidement réprimées par la révocation des grévistes. La réussite de la grève de 1910 est expliquée par le savoir-faire du Secrétaire Général Guérard qui dirige le syndicat d’une main de maître depuis 1901. Plus que les salaires, les retraites sont déjà au cœur de l’enjeu.


En 1908, d’après la RGCF, les prélèvements de l’ensemble des compagnies de chemin de fer pour les retraites ont atteint 13.796.000. francs, alors que les versements ont atteint 55.124.500 francs. Si l’on compare avec le cas des fonctionnaires dont les prélèvements sur leur traitement atteignent 33 % des charges annuelles, pour les cheminots, c’est 14 %. Les 67.000.000 fr. que l’État verse en retraites représentent 1,9 % du total des recettes de l’État, alors que pour les chemins de fer, les 74.000.000 fr versés représentent 10,7 % des recettes. Ce fait ne manquera pas de poser un problème durable dans le monde des chemins de fer.
La situation de 1909 : enviable ?
En 1909, la loi sur les retraites des cheminots leur donne droit à une pension égale à la moitié du traitement des meilleures six années et au bout de 25 ans d’affiliation à la Caisse des retraites, et après avoir atteint l’âge de 50 ans pour les équipes de conduite des locomotives, 55 ans pour les autres agents du service actif, et 60 ans pour les agents des bureaux n’ayant pas passé 15 ans dans les services actifs. Cette retraite est augmentée d’un 50e par année d’affiliation supplémentaire à la Caisse au-delà des 25 années minimum[4]. Les veuves touchent la moitié de la retraite.
La RGCF compare ceci avec le statut des fonctionnaires, des militaires, mais aussi avec celui des cheminots des réseaux étrangers : les uns n’ont pas de droit de grève et sont révoqués à la moindre grève, les autres gagnent mieux leur vie avec une retraite moindre, d’autres, enfin, la gagnent plus mal, mais travaillent moins longtemps et partent avec une petite retraite et occupent un autre emploi.
Cette loi est donc plutôt bonne, et mesurée, mais, pour la RGCF de l’époque, elle risque de détruire la confiance des actionnaires dans les chemins de fer, car elle en réduit les ressources financières, et, toujours pour la RGCF, elle finira par se retourner contre les agents, parce que les compagnies, plus serrées financièrement, embaucheront moins, et augmenteront moins les salaires.
Le problème est que la loi de 1909 sur les retraites n’est pas rétroactive, et c’est une des raisons du déclenchement de la grève : ceci veut bien dire que la loi, en elle-même, est considérée comme bonne, et que c’est au niveau de son application que le bât blesse, et blesse cruellement, puisqu’il y a des cheminots « avec » et des cheminots « sans… Et là, sans doute, une maladresse fatale a été commise qui mènera tout droit aux conflits de 1910.





En 1910 : on parle déjà, sans le terme, des « otages » de la grève.
Le terme, très entendu lors des grèves SNCF, est récent, mais la manière de voir les choses est ancienne :
« Ce qu’il ne faut pas, c’est reconnaître à quelques individus le droit d’affamer les villes et les villages qui ont besoin de lait, de blé, de farine, de viande, de légumes et de poisson, car c’est leur reconnaître le droit de guerre privée : et quel rôle jouent-ils, sinon celui de l’assiégeant qui entend réduire la place assiégée par la famine » ?
Qui écrit cela ? Yves Guyot, ancien Ministre des Travaux Publics, dans son rapport sur les grèves de 1910, cité par le Secrétaire Peschaud de la direction du Paris-Orléans, dans la RGCF de janvier 1912. Il ne semble pas que, malgré la situation de quasi-monopole du chemin de fer sur les transports, il y a eu des famines : le système « D » a dû fonctionner, car il y avait des chevaux et des charrettes, et une bonne production agricole locale. Et en 1920, pendant les grèves, Paris sera submergé de victuailles !

En 1920 : 2×12 = 3 x 8.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le chemin de fer n’échappe pas à l’ensemble des grands bouleversements sociaux, économiques et techniques qui remuent l’Europe occidentale, et, dans ce grand désir « de changer » qui suit la guerre, les revendications se font de nouveau entendre sur fond de condamnation d’un système libéral et capitaliste dont on dit qu’il a voulu la guerre en a tiré profit.
Les grandes compagnies de chemins de fer, comme les grandes banques et les grandes industries sont l’objet, désormais, d’une défiance à la fois idéologique mais aussi psychologique dans les classes laborieuses, et les cheminots sont partie prenante du mouvement, pour ne pas dire qu’ils en sont les principaux instigateurs. Il y a une condamnation globale de tout ce qui peut porter la responsabilité des crises, de la guerre, de la misère, et ce fond commun idéologique ne demande qu’à prendre une dimension revendicative à la moindre étincelle mettant le feu aux poudres. Les Fédérations syndicales engrangent des adhésions par centaines de milliers, celle des chemins de fer croissant de 138.000 en janvier 1918 à 339.000 en avril 1920, année de la grande grève.
La grève de 1920 ? La RGCF y consacre deux articles, un premier en juillet 1920.
Les revendications et les motivations semblent se perdre dans un dédale de détails. La réorganisation des conditions de travail, au lendemain de la Première Guerre mondiale est admise par les compagnies qui proposent d’augmenter le nombre de vestiaires et de lavabos dans les ateliers ou de réduire les 2×12 à 3×8 pour les aiguilleurs, ou d’inclure dans le temps de travail la marche au-delà de 2 km pour les hommes de la voie, une demi-heure pour le casse-croûte au lieu du quart d’heure, mais toute cette quantité de perfectionnements et de retouches se heurte à autant de désaccords syndicaux portant sur des points plus cruciaux et… terre à terre comme les salaires de base, le nombre des échelons, l’intégration des indemnités de résidence, l’égalité salariale entre hommes et femmes alors qu’elle pouvait atteindre 25 % à l’époque, la réduction du pouvoir des « petits chefs », etc.
Les grèves de 1920 ? Tout démarre, dans l’instabilité sociale qui suit la Première Guerre mondiale, avec un incident à Périgueux pour un nombre de lavabos insuffisant qui oblige les ouvriers de l’atelier à attendre pour se laver, et l’incident fait tache d’huile jusqu’à Villeneuve-St-Georges, où un secrétaire syndical est révoqué pour s’être rendu a une réunion malgré l’absence d’autorisation de ces chefs. Puis c’est l’embrasement général de mai 1920 qui est réel sur la plupart des réseaux affectant un tiers des cheminots dès le 1ᵉʳ mai, jour de démarrage de la grève. Les réseaux du Nord et de l’Est ne participent que très peu, et c’est une première brèche. La répression est très dure, les préfets organisant « la chasse aux renards » et de nombreux « volontaires » se présentent pour charger ou décharger les wagons dans les gares, remplaçant les hommes d’équipe, tandis que les agents des bureaux conduisent les trains[5]. Le résultat est la révocation de 18.067 cheminots, contre 2.500 en 1910[6]. Leur réintégration restera une question posée pendant de longues années à l’Assemblée Nationale[7]. Un autre résultat est la scission de la CGT qui aboutit à la création de la CGTU : cet éclatement est aussi un échec pour ces grèves dont il est difficile de dire qui a gagné et quoi… Le plus triste, sans doute, est la fermeture d’un certain nombre de grands ateliers des compagnies, ces établissements étant vendus à l’industrie privée avec leur personnel qui perd désormais le statut cheminot.


Et les retraites ? Rien ne va plus, de nouveau dans les années 1920 et 1930.
Elles ne sont pas directement mises en cause pendant la grève de 1920. Il faut dire que les lois de 1909 et celles de 1911 ont, en apparence, réglé le problème : les agents versent environ 5,5 % de leur salaire, les compagnies ajoutent une dotation de 15 % du traitement, et le reste est apporté par les placements financiers des Caisses de retraite elles-mêmes. Les agents, actifs, peuvent toujours partir à 50 ans, en ayant la moitié du traitement moyen après 20 ans de service. Mais les prix flambent en cette période de crise et en 1926 il faut intégrer l’indemnité de vie chère aux salaires, donc aux retraites. La capitalisation n’est plus individuelle, mais avec une péréquation, ce qui fait que la part payée par les compagnies, pour des agents moins rémunérés, est plus forte, et ces agents à bas revenus sont nombreux, et « plombent » le système. En outre, en 1921, les compagnies ont été obligées de s’aligner sur les conditions faites par l’État à ses fonctionnaires, mesure qui est appliquée en 1924.
Dernier point, et pas des moindres : en 1913, les cheminots actifs sont 259.917 et les retraités sont 89.259, mais en 1922 on passe à 407.920 actifs et 130.613 retraités, et en 1936, on est à 352.672 actifs et…. 224.682 retraités ! À nouveau : rien ne va plus, mais personne ne veut fâcher personne. On s’en tirera en réduisant la dotation des réseaux que l’État prendra à sa charge, toujours comme pour les fonctionnaires. Et tout le monde attend la nationalisation et une SNCF à qui il incombera de traiter et de résoudre ce problème épineux qui restera, pendant 70 ans, une ombre au tableau d’une des entreprises les plus performantes au monde. La situation des cheminots est désormais comparable à celle des Présidents de la République d’aujourd’hui : un (très) actif pour deux retraités…

Question posée à l’époque: une bonne grève ne dope-t-elle pas le chemin de fer ?
«Pour faire face au trafic dans la plus large mesure, pour assurer le ravitaillement, les réseaux ont eu à faire un effort considérable. À entendre certains représentants, et non des moindres, du Parti Socialiste[8], les Compagnies étaient, depuis la guerre, découragées, sans initiative et sans volonté. Elles ont su, au contraire, prendre les dispositions les plus opportunes, « se débrouiller », de telle manière que le public ne s’est guère douté de l’étendue du danger que la grève lui avait fait courir, et la régularité du trafic, en assurant le ravitaillement, a en même temps découragé nombre de grévistes. Un membre influent de la CGT l’a reconnu en ces termes: « Paris, qui avait déclenché le mouvement, fut gorgé de victuailles et personne ne s’y aperçut de la grève. Alors, on vit les syndicalistes parisiens flancher.
Les trains ouvriers ou de banlieue ont été maintenus. Le service minimum ainsi réalisé a été progressivement développé au fur et à mesure des possibilités. En ce qui concerne les. trains de marchandises, il a été établi une connexion très étroite entre les services, ce qui a permis d’obtenir le rendement maximum des machines et de mettre en marche tous les trains de denrées de grande vitesse. Les trains de petite vitesse ont circulé tout d’abord dans la mesure suffisante pour assurer les besoins immédiats du pays, et, par la suite, ils ont été augmentés au prorata des ressources ou de l’expérience du personnel, de sorte que, le 23 mai, ils atteignaient un parcours kilométrique total équivalent à celui de la période d’avant la grève. »
RGCF, mars 1921, page 185.
La Fédération des Cheminots constate que la bourgeoisie résiste beaucoup plus qu’on ne le croit.
« Les « gréviculteurs »[9] se sont rendus compte qu’il était plus facile de faire acclamer la grève dans des meetings que d’affamer une population résolue à se défendre, et l’un des orateurs de la Fédération des Cheminots déclarait au cours du Congrès de septembre que, décidément, la bourgeoisie française avait donné une preuve de résistance dont on ne l’avait pas crue capable. Mais l’insuccès de la grève n’est pas dû à la seule bourgeoisie. Si la grève a échoué, c’est parce qu’elle a rencontré l’hostilité de toutes les classes de la société, c’est parce que l’ouvrier s’est rendu compte qu’il en était la première victime, c’est parce que la majorité des cheminots ont montré dans la circonstance un attachement à leurs devoirs et souvent un véritable courage civique dont on doit leur savoir gré. »
(d’après la RGCF, mars 1921, page 189).
La fin des grèves purement ferroviaires en France.
Après la seconde guerre mondiale, le monde social est toujours très conflictuel, et pas seulement en France. Les années 1947, 1953, 1968, 1986, 1995 restent marquantes, mais ce sont des grèves d’ampleur nationale dans lesquelles la SNCF a sa part.
Parmi elles, les grèves de 1953 laissent un fort souvenir de grève SNCF, alors que, dans les faits, elles ne sont pas, non plus, nées dans le seul monde cheminot. La décolonisation a couté cher et l’Assemblée nationale permet de gouverner par décrets-lois. L’âge de départ en retraite de tous les fonctionnaires est reculé de deux ans, à 65 ans pour les sédentaires et à 58 ans pour les actifs. De plus, le Gouvernement entend traiter des «actifs» comme des «sédentaires» et la situation des fonctionnaires a fortement régressé après la Seconde Guerre mondiale. Le mouvement démarre dans ce que l’on appelle toujours les PTT, mais s’étend rapidement à d’autres services publics (EDF-GDF, SNCF, RATP, Air France), ainsi que les Charbonnages de France, les arsenaux, la fonction publique territoriale et des grandes entreprises de la métallurgie.
Les syndicats Force ouvrière et CGT s’engagent dès le 5 août et se joignent à la grève des PTT. Le 7 août, on compte 2 millions de grévistes et 4 millions le 13 août, totalisant 12 jours de grève pour la SNCF, l’Électricité et le Gaz de France, 14 dans les PTT, 17 aux Houillères. On dit que la grève de 1953 est celle qui a créé le transport routier et achevé la destruction de l’image de marque du chemin de fer en France. C’est oublier que ces deux faits étaient déjà très avancés dans les années 1930, notamment avec les lois sur la coordination des transports de 1934 qui, elles, créent et avantagent le transport routier à longue distance. Depuis les années 1920, on peut dire qu’il n’y a plus eu de grandes grèves nationales d’initiative purement ferroviaire, et que l’ensemble des grèves de la SNCF, à partir des dernières années 1930, ont fait partie de grèves frappant la société française dans son ensemble. Toutefois, les mouvements de grève localisés, et liés à un conflit ou une situation professionnelle, à un risque sous-estimé, à un abus hiérarchique, existent toujours et sont qualifiées de “spontanées” ou de “droits au retrait”, comme dans beaucoup d’autres métiers, particulièrement du transport.
[1] Il suffit de relire les pages 442 et suivantes du chapitre concernant les retraites dans le tome II de l’ouvrage de référence « Histoire des chemins de fer en France » (1883-1937) de François Caron, professeur honoraire d’histoire économique et des techniques de l’Université de Paris-IV Sorbonne, dont les nombreux travaux de recherche et les nombreux ouvrages sur l’histoire des chemins de fer en France font autorité, tout particulièrement dans le domaine économique.
[2] Cité par François Caron.
[3] Nous précisons bien que la date de cet article est celle du 21 octobre 1898…
[4] A comparer avec ce qui se négocierait en ce moment : 25 ans de cotisation, départ à 50 ans, la possibilité de changer d’emploi et de finir sa carrière dans un bureau, la possibilité de travailler plus longtemps pour améliorer la retraite ? Sommes nous en 1909 ou en 2019 ? A 110 années d’intervalle, la musique n’a guère changé.
[5] D’après la RGCF de mars 1921. Quelques uns ont, peut-être, pu se révéler meilleurs conducteurs que bureaucrates ?
[6] D’après François Caron.
[7] Un certain nombre, soit 1400 agents, seront réintégrés à la suite des hausses de trafic en 1924, voir la RGCF de juillet 1925, pages 42 à 66.
[8] Celui de 1920, pas celui de 2019…

Le nombre des cheminots en France
Année : Nombre – Observations
1884 : 236000
1890 : 230000
1900 : 283000
1910 : 335000
1921 : 511000 – Loi des 8 heures/jour et incorporation du réseau d’Alsace-Lorraine
1930 : 510000
1936 : 449000 – Loi des 40 heures/semaine
1937 : 517000 – Nationalisation et création de la SNCF
1948 : 475000
1952 : 145000
1962 : 348000 – Période de réembauche
1975 : 230000
1980 : 261000
2003 : 178000
2007 : 160000
2013 : 152000
2017 : 150000 – Total trois EPIC SNCF: 150000 – Total groupe SNCF: 260000
Ce qu’en dit Europe-1 le 23 février 2018
D’après Europe-1, le 23 février 2018, et la Fédération générale autonome des agents de conduite, la SNCF reçoit un peu plus de 90.000 CV par an, mais seulement 1% termine le parcours de sélection pour en arriver au stade de la formation.
Le premier gros écrémage a lieu dès les réunions d’informations sur le métier. Etre conducteur de train, c’est dormir 3 jours par semaines hors de chez soi, et même une nuit sur deux pour certains conducteurs de TGV, c’est aussi n’avoir que 12 week-ends complets par an ou encore ne pouvoir partir en vacances en juillet-août qu’une fois tous les 5 ans. Alors, même si le salaire débutant est plutôt confortable par rapport à la moyenne française, 2.200 euros mensuels toutes primes incluses, ces conditions font fuir de nombreux candidats. En général sur une salle de 300 personnes, il n’en reste plus qu’une dizaine quand la présentation s’achève.
Ensuite viennent les tests psychologiques et médicaux, les contrôles de la vision, de l’audition, ou du cholestérol par exemple, on échoue généralement au stade des tests d’audition (la génération actuelle a les oreilles « démolies » par les casques audio), et le contrôle positif au cannabis (sans commentaire!).
La formation, pour ceux qui ont franchi toutes les étapes précédentes, dure 180 jours et comporte une importante partie théorique, pour laquelle il faut apprendre un genre de code de la route pour le rail : signalisations, connaissance de la machine, du moteur. 7 tomes, plus de 1.000 pages, extrêmement denses. Il n’y a que 70% de réussite à l’issue. Du coup même si les centres de formations son remplis, le manque d’effectif reste criant. La SNCF tente donc d’attirer de nouveaux profils avec des méthodes de recrutements différentes: dès 2017 elle propose à ses conducteurs franciliens de parrainer une recrue, avec un chèque cadeau de 50 euros à la clef, si elle était embauchée à la fin. Depuis la SNCF a aussi ouvert un “MOOC” c’est à dire une formation en ligne pour aider à se projeter dans le métier.
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