Vers 1968 certains Parisiens, comme l’auteur de ces lignes, pouvaient encore, pour le plaisir et la nostalgie, aller prendre un billet dans la gare de la Bastille pour n’importe où, pourvu que cela soit l’une des premières gares proches de Paris, et en revenir, mais en mettant le plus de temps possible, ceci dans le seul but de faire un merveilleux voyage en train à vapeur, et d’emprunter, pour la dernière fois peut-être, cette curieuse ligne et sa gare terminus discrètement cachée dans la capitale.
Enfumée à souhait comme une grande gare des années d’avant-guerre, sale, un peu abandonnée, la gare de la Bastille voit encore, jusqu’en 1969, partir plusieurs fois par heure des trains de banlieue aux voitures vertes, et aux locomotives-tender noires type Est 141 TB. On passe, comme lors des départs sur les grandes lignes, devant une cabine d’aiguillage, on s’offre le luxe de dandiner et de ferrailler sur quelques aiguilles, et on roule ensuite tout doucement parmi les signaux mécaniques, en traversant un Paris étrange, exploré au niveau du premier étage, celui des arrière-cours où sèche le linge, et des petites rues transversales où fleurissent bistrots et bougnats. Tout cela a étrangement pris fin le 14 décembre 1969, discrètement, comme si l’on gommait avec honte les temps passés. Le « bétonneur fou » peut maintenant frapper les trois coups du chantier de l’Opéra de la Bastille.
Et pourtant un siècle plus tôt….
Et pourtant, un siècle plus tôt, tout commence dans la joie des grands travaux nouveaux et de la célébration officielle du progrès. La gare de la Bastille promet d’être une tête de ligne importante, venant compléter la gare de Strasbourg (future gare de l’Est) en étant le point de départ de la ligne de Mulhouse qui ne pouvait trouver de place dans la précédente, logée à l’étroit en haut du Boulevard de Strasbourg, dans le Xᵉ arrondissement. La Compagnie de l’Est a bien proposé une gare située dans le faubourg Saint-Antoine, mais elle est refusée par les militaires qui craignent de voir une ligne passer trop près du polygone de Vincennes.
Mais, en 1859, les militaires ont bien voulu admettre que certains progrès soient acceptables, et la ligne de Vincennes est enfin concédée. Le faubourg Saint-Antoine peut enfin avoir sa gare. Dessinée par Alexis Cendrier, elle est petite, peu impressionnante, de lignes simples et nettes, mais elle plaît aux gens du quartier qui voient enfin arriver la prospérité tant espérée que seul le chemin de fer peut apporter, selon les discours officiels.
Elle comporte une « grande » verrière abritant quatre voies à quai, et une petite verrière abritant seulement deux voies. Les voies sont situées à l’étage supérieur du bâtiment, puisque la ligne a été tracée pour passer au-dessus des rues et éviter les passages à niveau. Les voyageurs doivent emprunter deux escaliers latéraux. Une rampe d’accès pour les véhicules permet d’accéder, coté nord, à une petite cour de messageries. Les quais sont courts et les voies se regroupent dès la sortie de la gare, dans la courbe de l’amorce du boulevard Daumesnil dominée par un petit poste d’aiguillage niché sur le viaduc.

La gare des chariots transbordeurs.
La gare étant logée à l’étroit, il faut économiser de la place, et, en particulier, utiliser au maximum la longueur des voies à quai. Or quand un train arrive dans une gare terminus, il faut dégager la locomotive, qui est en tête du train coincée contre les heurtoirs. Habituellement, on place un appareil de voie formé d’une « bretelle » avec deux aiguilles, et permettant à la locomotive de laisser sa rame en avant de l’appareil de voie, de franchir l’appareil de voie haut-le-pied, et de revenir ensuite en marche arrière sur la voie parallèle. La place demandée par les appareils de voie est considérable, et il faut ajouter la longueur de la locomotive.
Une solution intéressante, mais complexe, consiste à disposer, juste devant les butoirs, un système formé d’un chariot roulant transversalement, doté de rails, et sur lequel la locomotive vient se placer d’elle-même. On roule le chariot latéralement d’une voie à l’autre et la locomotive peut repartir en arrière. Installée dans la gare de la Bastille sur les quatre voies à quai de la « grande » verrière, cette solution est utilisée jusqu’à ce que la marche des trains en réversibilité soit adoptée : dans ce dernier cas, la locomotive pousse le train en direction de Paris et le tire en sens inverse, restant à sa place à une extrémité du train. L’autre extrémité est dotée d’une petite cabine de conduite dans laquelle le mécanicien commande à distance la marche de la locomotive sur laquelle le chauffeur est resté à son poste pour s’occuper du foyer. Ce système rend inutiles les chariots transbordeurs qui restent néanmoins en place, inutilisés, jusqu’à la démolition de la gare.
Une courte ligne de banlieue.
Même si les habitants du faubourg ont espéré une gare type grandes lignes dont la clientèle aurait apporté de l’animation et des bénéfices pour les commerces, ils devront se résoudre à n’avoir qu’une courte ligne de banlieue et qui le restera. Elle dessert Vincennes et la banlieue est jusqu’à Boissy-Saint-Léger, sans oublier, pour d’innombrables promeneurs en chapeau de paille dit “canotier”, les bords de la Marne, ses guinguettes, ses petits bals, ses accordéons, ses “déjeuners sur l’herbe” que n’aurait pas désavoué Monet. Mais en 1874 la ligne est prolongée par Brie-Comte-Robert jusqu’à Verneuil l’Étang qui est une gare située sur la grande ligne Paris-Mulhouse : la ligne est désormais « ouverte » à son autre extrémité sur le grand réseau de la compagnie de l’Est. Il est certain que la compagnie de l’Est envisage de donner de l’importance à la gare de la Bastille, pratiquant, comme ses concurrentes, une politique de dédoublement ou de multiplication des gares dans Paris pour faire face aux exigences du trafic et assurer une exploitation moins concentrée et plus souple.






Mais, peu après la construction de la ligne, les effets de la guerre de 1870 sont là : le réseau de l’Est est amputé de plus de 840 km de lignes, et il ne lui reste plus que deux grandes villes que sont Reims et Nancy. Les grandes villes industrielles d’Alsace et de Lorraine sont perdues, et le trafic de la compagnie s’en ressent : son réseau s’arrête à Avricourt, bourgade sans importance qui se voit promue au rang de gare frontière. Faute d’Alsace-Lorraine, la gare de la Bastille conserve son modeste second rôle, et même après le réveil du réseau de l’Est en 1918, elle reste une gare de banlieue. La Seconde Guerre mondiale lui vaudra quelques heures de gloire avec un service grandes lignes Paris-Mulhouse normalement assuré par la gare de l’Est : la ligne en question est, en effet, interrompue au niveau du viaduc de Nogent-sur-Marne, et on voit des locomotives type 230 assurer le service en tête de rames à portières latérales type Ty Est.


Le chant du cygne : un événement annonciateur.
Pendant quelques années de la décennie 1970, la gare reste debout, sans voies, sans installations ferroviaires. Elle est utilisée comme lieu d’exposition, et les modélistes ferroviaires se souviennent encore de la fameuse exposition qui se tient du 30 octobre au 7 novembre 1976, organisée par une SNCF qui y croit et qui attire 75 000 visiteurs. Très brillante, cette exposition n’est pas suivie d’autres malheureusement, mais le mouvement est lancé : le grand public découvre le modélisme ferroviaire. Ce mouvement permet la création (par une société ayant ses bureaux dans la gare de la Bastille !) du fameux Salon international de la maquette et du modèle réduit qui se tient d’abord au CNIT en 1981 puis à la Porte de Versailles, attirant des centaines de milliers de visiteurs.
Le RER, véritable destructeur de la gare de la Bastille.
Si l’idée d’un RER est ancienne, comme nous l’avons vu, elle met beaucoup de temps à prendre forme et à se réaliser, tant pour des raisons d’indécision politique que de lenteur administrative, mais aussi pour de nombreuses questions techniques, car de tels travaux, dignes des pharaons, doivent être menés sous Paris, au grand dam des riverains et, même, de la stabilité des bâtiments sur des terrains que l’on secoue un peu trop rudement. Au début du siècle, la desserte ferroviaire de la région parisienne comporte entre autres deux lignes particulières et complètement indépendantes, assurant exclusivement un service de banlieue. Il s’agit de la ligne de Paris à Sceaux et à Limours dont le premier tronçon avait été mis en service le 23 juin 1846 (Chemin de fer Arnoux) et, d’autre part, de la ligne de Paris à Boissy-Saint-Léger et à Verneuil l‘Étang, dite «chemin de fer de Vincennes », et appelée improprement par la suite « Ligne de la Bastille » son premier tronçon avait été mis en service le 22 septembre 1858. La première est partie intégrante, aujourd’hui, du RER-B, et la seconde du RER-A.
L’urbanisation de la banlieue parisienne provoque, entre les deux guerres, une intense demande de transports publics. L’idée de moderniser et d’électrifier ces deux lignes remonte aux environs de 1910, donc à une époque où seules étaient électrifiées les lignes de la gare d’Orsay à Juvisy de la Compagnie d’Orléans, et de Paris-Invalides à Versailles-Rive gauche de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest.
Le Ministre des Travaux Publics crée alors le 16 mars 1925, une Commission chargée d’examiner la question de la « transformation en chemin de fer électrique à grand débit de la ligne de Paris-Bastille à La Varenne-Chènevières et de la ligne de Paris-Luxembourg à Sceaux et à Limours ». Ces deux lignes sont désormais réunies par le destin, avec tout son lot d’incertitudes pour les deux… sauf la certitude d’attendre un lointain futur et la création du RER.
La branche Est du RER : les dés sont jetés.
Les 20 km de la branche est (ligne de Boissy-Saint-Léger) sont inaugurés et mis en service le 12 décembre 1969. lIs comportent un souterrain de 2,5 km, en y incluant la station creusée sous la place de la Nation. La section St-Mandé-Bastille du chemin de fer de Vincennes n’assure plus aucun service de voyageurs.
Toutes tes stations de la ligne ont été reconstruites sauf celle de Champigny déjà transformée antérieurement. D’autre ont subi d’importantes transformations, comme le cas de trois d’entre elles situées à Nogent-sur-Marne, Joinville-le-Pont et Champigny, qui ont été reconçues en gares d’échange RER et autobus. À l’autre extrémité de la ligne, coté banlieue, à Boissy-Saint-Léger, se trouve, installé au large, un atelier de 36 000 m² de surface couverte destiné à la révision générale de tout le matériel des lignes de Boissy et de Saint-Germain. On y assure aussi l’entretien, la réparation et le nettoyage du matériel de la ligne de Boissy et à la révision des moteurs de tout le RER. Cet atelier est conçu pour un parc total de plus de 400 voitures, incluant celles roulant sur les branches de Montesson et de la vallée de la Marne qui sont prévues.
Aujourd’hui l’Opéra Bastille occupe l’emplacement de l’ancienne gare qui a été démolie. Seul l’interminable viaduc subsiste et sous ses arches, désormais silencieuses, il n’est plus nécessaire de donner de la voix dans les magasins et bureaux qui les occupent. Seul le bâtiment-voyageurs de la jolie gare de Reuilly a échappé au massacre et son style caractéristique des belles gares du réseau de l’Est témoigne encore des splendeurs du passé. Les locomotives à vapeur et les amateurs d’accordéon ont disparu à jamais.


Aujourd’hui, les guinguettes sont toujours là !
Même s’il faut y aller en RER, et très rapidement et confortablement, même si on regrettera la disparition des locomotives à vapeur et de la gare de la Bastille, les guinguettes, heureusement, vivent toujours. À Neuilly sur Marne « Chez Fifi » des accordéonistes viennent toujours jouer, comme jadis ou aussi à Champigny-sur-Marne à “La guinguette du Martin Pécheur”. Au retour, on peut rester dans le RER et aller à 100 mètres de la gare de Rieux (Oise) : on trouvera la Guinguette des Pêcheurs avec restaurant et vue sur l’Oise, ou à Rueil-Malmaison (Ile de Chatou), où une association s’est battue pour restaurer et rouvrir il y a deux ans, la fameuse guinguette “Chez Giquel”, où Renoir a peint des tableaux célèbres.
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