Les premières lignes de chemin de fer modernes, avec traction à vapeur et couverture de longues distances, n’ont pas ce que l’on appellera une « signalisation fixe » : il n’y a pas de systèmes mécaniques, ou autres, installés à demeure et donnant, au moyen d’un code approprié, des indications aux équipes de conduite. Les gravures, même les plus soignées, y compris au Royaume-Uni, montrant les premières gares, les premiers trains, ne font aucun état d’une signalisation fixe, même rudimentaire. Les ordres de départ sont donnés par les chefs des gares qui utilisent, selon les pays et les réseaux, des sifflets ou des trompes. Les ordres en cours de route, comme le signalement d’un danger, sont donnés par des cantonniers qui bougent les bras le jour et des lanternes la nuit, selon un code de gestes précis. Bref, il ne s’agit que de ce que l’on appellera, par la suite dans les cours de chemins de fer, que d’une « signalisation mobile » dans laquelle l’homme intervient toujours, fournissant la décision, la logique, mais aussi le mécanisme et l’énergie.
Le chemin de fer apprendra rapidement à adopter une « signalisation fixe », prenant exemple sur celui de la marine dont les phares et les sémaphores, les feux allumés de nuit, les repères peints, et les balises, sont anciens et efficaces.

L’ère des gardes-voies dispersés et passifs.
Si, pour nous aujourd’hui, un signal de chemin de fer est un objet clairement défini, installé à demeure sur une voie ferrée, lors des origines du chemin de fer ce mot a un tout autre sens. Il n’y a pas de signaux au sens actuel du mot, mais il y a une « signalisation » qui est un ensemble de gestes humains, de mouvements et de couleurs de lampes ou de drapeaux, de coups de sifflets ou de trompe. Tout ceci forme un langage dans lequel les signaux, au sens actuel du terme, ne sont pas encore présents.



Le code de la signalisation en France, promulgué par l’ordonnance du 15 novembre 1846, voit sous le terme de « signaux de la voie » l’expression d’un langage confié à des gardes placés le long de la voie. Les « signaux de la voie » ne sont pas des objets techniques installés à demeure, mais des gestes, faits par des hommes tenant à la main un drapeau ou une lanterne.
« Il sera placé le long du chemin, pendant le jour et pendant la nuit, soit pour l’entretien, soit pour la surveillance de la voie, des agents en nombre assez grand pour assurer la libre circulation des trains et la transmission des signaux. Ces agents seront pourvus de signaux de jour et de nuit à l’aide desquels ils annonceront si la voie est libre et en bon état, si le mécanicien doit ralentir sa marche ou d’il doit arrêter immédiatement le train. Ils devront, en outre, signaler de proche en proche l’arrivée des convois. »
Cette époque des signaux humains semble avoir duré beaucoup plus longtemps qu’on ne pourrait le penser. Les lignes de Paris à St-Germain, en 1837, ou de Paris à Versailles, en 1840, n’ont pour seule signalisation que ce qui est assuré par des gardes, munis de « sifflets de marine », de drapeaux et de lanternes, selon la technique anglaise qui a été transposée en France. Les gardes sont rapprochés dans les courbes, plus nombreux sur les points particuliers ou dangereux comme les tunnels des Batignolles ou les passages à niveau. En cas d’accident ou de danger nouveau, ils doivent être capables de courir très vite jusqu’à la gare la plus proche pour demander de l’aide. Ils sont assez proches les uns des autres pour entendre réciproquement les sons de leurs cornets ou de leurs trompes, ce qui fait que les trains roulent accompagnés d’une musique quasi permanente !
Misérablement payés, transis de froid en hiver malgré le paletot en peau de chèvre que la compagnie ajoute à la tenue, endormis par la chaleur en été, généralement pris de boisson pour tuer le temps, ces gardes ne peuvent constituer une situation satisfaisante. Ce n’est guère mieux pour les compagnies anglaises qui , pour leur part, ont pris la précaution de placer d’authentiques agents de police le long des voies ferrées, assurant la circulation comme, au vingtième siècle à venir, ils le feront sur les routes. Sans nul doute ces agents ont une meilleure tenue, un meilleur sens du service. Mais les compagnies anglaises sont tout aussi déçues par ce système qui reste lent à réagir en cas de problème, et qui ne permet aucune action à distance sur le flux des trains.
Le système de la signalisation humaine n’est pas aussi éphémère que l’on le croirait à la lecture des ouvrages d’histoire des chemins de fer. Il se prolonge encore pendant une vingtaine d’années. En 1858, par exemple, il est toujours d’actualité et les commissions d’enquête parlementaires françaises préconisent encore :
« Les signaux mobiles se font au moyen du drapeau, le jour, et de la lanterne, la nuit. L’arrêt, le ralentissement, la voie libre, sont commandés et indiqués par différentes manœuvres du drapeau ou les différentes couleurs de la lanterne. Ces signaux sont employés par tous les agents de la ligne ; ils servent à protéger les points où l’on fait des travaux d’entretien ou de réparations, aussi bien que les manœuvres dans les gares. Les cantonniers et les gardes-lignes annoncent, en outre, l’approche des trains au moyen d’un certain nombre de coups de cornet. »
Ceci ne veut nullement dire qu’il n’y ait pas de signaux mécaniques, comme nous allons le voir ci-dessous. Mais il semble que les problèmes posés par la signalisation humaine soient encore suffisamment graves pour attirer l’attention des pouvoirs publics : ce qui peut laisser penser que cette signalisation est encore très répandue à la fin du Second empire en France, puisque les gardes sont supprimés sur le PLM en 1867, et sur le Nord en 1878 .
Les premiers signaux fixes : la donne n’est pas changée.
C’est d’Angleterre que vient l’invention du signal mécanique. Certaines lignes primitives anglaises sont munies de signaux à boules de bois, peintes en rouge vif, et hissées, en cas de danger, en haut d’un mât par un garde. Il semblerait que le London & Croydon Railway ait utilisé le premier un système de sémaphores mécaniques, inventé par Charles Hutton Gregory en 1840, et comportant un bras capable de prendre trois positions, relié par tringlerie à un levier de commande actionné par un garde posté au pied du signal. Ces systèmes ne changent rien au problème, à quelque titre que ce soit : il reprend le même code que celui des signaux faits en levant le bras par les gardes, mais il offre deux progrès : il est visible de plus loin grâce à la hauteur du mâts et des dimensions plus fortes que celles du bras humain, et il permet de conserver aussi longtemps qu’on le voudra l’indication qui a été donnée. C’est sur ce dernier point que l’on marque un progrès relatif dans la mesure où, tant que la voie est libre par exemple, le garde n’a pas besoin de refaire le même signal « voie libre » à chaque passage d’un nouveau train, ou, aussi, parce que la conservation de la position de l’aile est un témoin du dernier ordre donné, alors que le bras humain donne une information instable et fugitive.
A la même époque l’ingénieur Isambard Kingdom Brunel met en service, sur le Great Western Railway dont il est l’ingénieur en chef, un système de signal dit « disc and cross bar » qui comporte un disque rouge et une barre horizontale, montés ensemble en haut d’un mât, mais placés perpendiculairement l’un par rapport à l’autre. Si un garde fait tourner le mât sur lui-même grâce à un levier placé en bas, il présentera soit le disque (pour voie libre), soit la barre transversale (pour l’arrêt). Ce système est assez répandu pour apparaître sur un certain nombre de gravures d’époque, et on trouve, aujourd’hui, un certain nombre de ces signaux préservés dans des musées. Mais, comme le sémaphore de Gregory, ce signal ne marque de progrès que dans la visibilité à distance, et ne modifie en rien les conditions de sécurité ou de fluidité du trafic. D’après l’excellent auteur spécialisé Alain Gernigon , le signal de Brunel a été adopté par le PO, en France, entre 1843 et 1850 environ, ceci sous l’instigation de l’ingénieur en chef du Matériel Clarke.
Enfin la bifurcation de Bricklayer Arms, au sud de Londres, passe pour avoir reçu, vers 1850, le premier poste d’aiguillage avec commande des appareils de voie par tringles, et présence de deux sémaphores doubles avec deux positions pour les ailes (inclinaison à 45° et horizontale) : il y a, ici, une intéressante évolution puisqu’il y a regroupement des commandes des appareils de voie et des signaux en un seul point. La concentration des leviers est bien le départ de la signalisation efficace et sûre, permettant le début d’une action à distance sur la circulation des trains. Jusqu’à présent, il ne s’est agi que de gestes faits par des hommes éparpillés le long des voies et n’ayant aucun moyen de communication entre eux.

Une première étape vers la sécurité : la couverture des trains par le temps écoulé.
IL est connu que Benoît Clapeyron, ingénieur sur les lignes de Paris à St-Germain et à Versailles, adopte en 1843 un principe de signalisation par disques délimitant la voie en cantons : chaque garde doit faire pivoter son disque en position fermée après le passage d’un train, et attendre cinq ou dix minutes (selon les sources) avant de l’ouvrir de nouveau. Le progrès est considérable. Devenus « cantonniers » après avoir été « gardes-voies », ces hommes ont une tâche précise et importante à accomplir et dont ils mesurent les enjeux. Ils doivent cependant se livrer à des acrobaties, puisqu’ils doivent agir sur les deux voies de la ligne, les traversant après le passage de chaque train pour mettre fermer l’un des deux disques et aller l’ouvrir de nouveau cinq ou dix minutes après.
Les rigueurs de l’hiver de 1846 montrent les limites de ces cantonniers transis de froid dans leur guérites, et Eugène Flachat, lui aussi ingénieur sur la ligne, propose aux commissions de sécurité ministérielles d’adopter la solution anglaise de la commande à distance par fils des signaux qui a commencé à être mise en place autour de Londres. Les postes de commande sont alors établis dans les gares, placés sous la responsabilité des chefs de gare, et dans les maisons de garde des passages à niveau, avec la même responsabilité pour le garde-barrière. Ce système est perfectionné par un ingénieur nommé Chabrier qui utilise un seul fil tendu par un contrepoids qui assure aussi le rappel du mouvement du signal. Il faut tirer sur le fil pour ouvrir le signal. En cas de rupture du fil, le contrepoids positionne automatiquement le signal en position fermée. Dès que les actions se font sur des distances de l’ordre de 1.500 mètres, il faut installer des compensateurs, ce qui est le cas vers les années 1870-1880, notamment avec les systèmes Robert sur le réseau du Nord ou Dujour sur celui du PLM.






Des réseaux qui ont du « tempérament », mais pas tous…
La notion de temps écoulé après le passage d’un train est assez complexe, et varie d’un réseau à un autre. Si la plupart des réseaux imposent un laps de temps de 10 minutes dans tous les cas, quitte à gêner le flux du trafic et à réduire le débit des lignes, d’autres réseaux rendent les choses plus souples mais plus complexes en « tempérant » (terme d’époque) cette durée. L’Est et le PO sont des réseaux sans « tempérament ». Le PLM est celui qui en applique le plus :
Réseaux : Est Nord Ouest Etat PO Midi PLM
Temps général pour tous les trains 10 10 10 10 10 * 10
Temps général après un train de marchandises * * * * * 10 *
Temps général après un train de voyageurs * * * * * 5 *
Départ d’une gare après un train plus rapide * 5 5 5 * * 5
Départ d’une gare après un train sans arrêt * 5 5 * * * *
Distance commune à parcourir < 3.000 m * 2 2 * * * *
Distance commune à parcourir < 2.000 m * * * 5 * * 5
Distance commune à parcourir < 1.000 m * * * 3 * * 3
Train de march. derrière un train de voyag. * * * * * * 5
Le Midi est le seul à pratiquer deux temps généraux selon la nature des trains (marchandises = 10 minutes, voyageurs = 5 minutes) et il ajoute un signal dit de « ralentissement soutenu » (soit notre « marche à vue » actuelle) présenté pendant 5 minutes après la fin du temps général, ce qui donne un temps total de couverture de 15 minutes pour un train de marchandises et de 10 minutes pour les voyageurs. Ce signal était, pour le jour, un drapeau vert ou le bras tendu à la verticale, et, pour la nuit, un feu rouge et un vert présentés alternativement. De son coté le Nord impose à tous les trains la présentation d’un signal de ralentissement pendant 5 minutes supplémentaires après le laps de temps théorique.


De la lumière électrique pour voyager par tous les temps, même la nuit.
Les disques de Clapeyron ne sont visibles que pendant la journée. Les réseaux adoptant les disques seront bien obligés de les adapter à la circulation nocturne. C’est le réseau du Midi qui entreprend les premières poses de lanternes sur les disques en 1859, la lanterne étant fixée sur le mât, masquée ou non par le disque lui-même équipé d’une lunette avec verre de couleur.
La lanterne fixe occultée par un verre de couleur placé sur le disque est une invention des serruriers Bataille, père et fils, brevetée en 1852 et pour quinze années. « Invention » ? A voir : les réseaux anglais ont, depuis plus de dix ans déjà, équipé leurs sémaphores de lanternes fixes sur les mâts, les ailes des sémaphores ayant des lunettes de couleur – chose qui restera à la base du système britannique par excellence jusqu’à l’apparition de la signalisation lumineuse actuelle. Mais, en 1852, la maison Bataille a su jouer la carte de la priorité du moins en France et faire valoir ses droits. Les autres réseaux ont choisi la malheureuse solution de la lanterne tournant avec le disque et risquant de s’éteindre du fait de la brusquerie mécanique des mouvements : ils attendront, pingrement, jusqu’en 1867, la chute du brevet dans le domaine public pour modifier leur signalisation, comme ce fut le cas pour le Nord !


Un système qui reste aléatoire et peu satisfaisant.
Cette préhistoire de la signalisation va se terminer avec la cessation de la couverture des trains par le temps écoulé. Les cantonniers de pleine voie, qui constituent le volet signalisation de cette préhistoire, vont donc disparaître peu à peu, leur mission de couverture par le temps se transformant en couverture par l’espace avec l’arrivée de la signalisation par bloc-système. En attendant, la seule couverture possible par l’espace se fait avec la charge, pour les « conducteurs d’arrière » des trains, de courir poser des pétards loin derrière le train en cas d’arrêt inopiné en pleine voie. Il faudrait pouvoir rendre permanente ce genre de couverture matérielle, et, dès 1856, les pouvoirs publics rendent obligatoires l’utilisation de pétards pour répéter les signaux faits à la main : il faut dire que l’on prend enfin en compte un ennemi redoutable : le brouillard. Mais il n’y a pas encore, pour autant, une véritable couverture par l’espace.
Pour cela, il faut résoudre ce problème très ancien : comment être à deux endroits différents en même temps, ou, si l’on veut comment être informé de ce qui se passe à un endroit situé à une grande distance hors de portée de la vue et de la voix ? En attendant de résoudre ce problème dont la solution eut intéressé les Pharaons, Jules César ou Louis XIV pour les mouvements de leurs armées, le chemin de fer doit bien laisser filer les trains hors de la portée de la vue et de la voie, cachés par le premier talus en courbe ou le premier tunnel, et s’en remettre à la divine providence pendant 10, 5, 3 ou 2 minutes avant de lancer le train suivant, sans aucune autre information sur le lieu réel où se trouve le prédécesseur.
Une solution, pourtant, se présente : le télégraphe. Refusée durant des décennies par les ingénieurs des chemins de fer qui l’estiment comme « juste bonne à faire tinter des sonnettes », l’électricité fait sa première entrée dans l’ensemble technique ferroviaire par le biais de la communication à distance. En 1844, un appareil appelé « électrographe » est installé entre la gare d’Austerlitz et les ateliers, mais il ne remplit que des fonctions administratives. Mais, devant le développement du télégraphe électrique, les pouvoirs publics imposent aux chemins de fer français, dès 1846, l’obligation de laisser établir des lignes télégraphiques le long de toutes les voies, avec la permission accordée en 1855 d’utiliser ce télégraphe pour les besoins de l’exploitation ferroviaire. Pendant les années 1860, l’ensemble des gares et des dépôts des réseaux français est équipée en télégraphes, et le mouvement des trains est surveillé par ce moyen, notamment avec des appareils indicateurs à aiguilles, ou à cloche d’annonce . En particulier le télégraphe permet de gérer les situations de détresse ou d’inconnu : quand un train annoncé par une gare à une autre n’y parvient pas après un retard de 20 minutes, le chef de la première gare envoie une locomotive en reconnaissance.


Couche écrit encore en 1867 : « Si, théoriquement, sur le papier, un bon système de signaux peut parer à tout, il n’en est pas ainsi dans la réalité. Rien ne vaut la vue directe du mécanicien pouvant s’assurer par lui-même, sur un tracé à longs alignements et à courbes de grands rayons, que la voie est livre devant lui et qu’il peut marcher en toute assurance » …
La boucle est bouclée : nous parlions, au début de cet article, de «marche en confiance », et voilà que, justement, Couche dénonce cette possibilité pour ne souhaiter que la marche à vue à toutes les vitesses : faudra-t-il donc doter le mécanicien d’une paire de jumelles ou d’une longue-vue, et refaire le tracé de toutes les lignes pour les rendre quasi rectilignes ? Heureusement que les progrès de la signalisation, notamment le bloc automatique que Couche ne soupçonne pas, résoudra le problème à partir de 1872 avec Lartigue, Tesse et Prudhomme, marquant la fin de cette longue préhistoire de la signalisation.
Nous développerons, dans l’article suivant, l’étude des systèmes de signalisation dits de 1885 et de 1935.




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