La grande vitesse ? Quand c’était seulement possible avec de grandes roues.

L’ingénieur Thuile et sa locomotive à grande vitesse : hélas, son rêve lui coûta la vie, car il fut accidentellement tué pendant les essais qui furent, alors, abandonnés.

C’est ce que pensent un grand nombre d’ingénieurs des chemins de fer car, dès sa création, l’enjeu essentiel du chemin de fer est la vitesse. En 1829, la « Fusée » du concours de Rainhill bat un record de vitesse en roulant à 56 km/h, ce qui fait d’elle, à l’époque, l’objet qui s’est déplacé le plus rapidement par le fait humain depuis les origines du monde. La vapeur fournit le moteur qui manquant tant à Léonard de Vinci qui, lui, a imaginé des véhicules et des machines mais dont il n’avait pas le moteur.

Muni enfin d’un moteur puissant et efficace, le chemin de fer sera condamné à la vitesse, et quand les concurrents naîtront en face de lui au XXe siècle, ce sera toujours l’aptitude à la vitesse moyenne qui départagera le vainqueur. L’automobile des années 1910 parviendra rapidement à offrir des moyennes supérieures à celles des trains départementaux ou omnibus, et celle des années 1950 en fera autant avec les trains rapides – enfin, presque….car on oublie que le train roule de centre-ville à centre-ville bien plus vite que l’automobile, mais laisse sans solution le problème des derniers kilomètres vers la gare ou à partir d’elle. L’avion des années 1920 triomphera des trains rapides contemporains, mais, aussi si l’on ne tient compte que de ce que l’on appela le “vol sec” et si l’on oublie le temps immense perdu dans les trajets et les attentes en aéroport. Si aujourd’hui le TGV triomphe de l’automobile et de l’avion, c’est bien parce qu’il est le plus rapide de centre ville à centre ville.

Le paisible temps du « cent à l’heure » (1830-1880)

L’évolution de la vitesse est très rapide pour le chemin de fer naissant. Si l’année 1830 peut être considérée comme le vrai démarrage du chemin de fer moderne (ligne de Liverpool à Manchester, avec service public, horaires, traction intégrale en vapeur, etc.), la vitesse des trains est de l’ordre de 30 km/h avec 40 tonnes. En 1845, soit seulement quinze années plus tard, elle est de 100 km/h avec 100 tonnes, ou 120 km/h et 40 tonnes. En 1853 une vitesse de pointe de 133 km/h est atteinte, mais la vitesse des trains restera de l’ordre de 100 km/h au maximum jusqu’à la fin du siècle : les réseaux ont aussi à privilégier le tonnage transporté, et les locomotives comme les installations fixes ne peuvent assurer un progrès sur les deux tableaux. Mais tout en maintenant une vitesse de l’ordre de 100 km/h pendant la deuxième moitié du XIXème siècle, les réseaux assurent un spectaculaire accroissement des charges, les multipliant par 3 ou même 4 pour atteindre 300 à 400 tonnes au début du XXème siècle. Le réseau du Nord, en France, en dépit du très spectaculaire décret de 1853 autorisant une vitesse de pointe de 120 km/h pour ses Crampton, pratiquera quotidiennement des vitesses de pointe ou moyennes qui seront tout à fait comparables à celles des autres grands réseaux européens les plus performants.

La pratique de la voie large en écartement de 2140 mm permet, vers 1850-1860, sur le Great Western ou le Bristol & Exeter anglais, des vitesses de 100 km/h en service courant. Mais les réseaux en voie normale atteindront cette vitesse dans les années 1880.
Une locomotive type 212, à essieu moteur unique et deux bogies, du Bristol& Exeter. Les roues motrices ont un diamètre de 2740 mm.

Il est vrai que l’évolution des vitesses moyennes se fera, entre 1850 et 1900, sans recherche réelle des gains en vitesse de pointe. Les compagnies jouent d’autres cartes. Par exemple, les express de Paris à Bordeaux réalisent une vitesse commerciale de 43 km/h en 1852 avec 20 arrêts, puis passent à 50 km/h en 1867 avec 17 arrêts, et à 64 km/h en 1876 avec 10 arrêts : il s’agit toujours, à peu de choses près, du même matériel roulant remorqué, et les locomotives sont toujours à deux essieux moteurs accouplés, gagnant seulement sur le plan de la puissance, mais guère sur celui de la vitesse. Les gains ont été obtenus sur le nombre des arrêts et sur leur durée, le nombre et la longueur des zones parcourues à vitesse réduite, ou sur le nombre des arrêts pour prise d’eau avec des essais de prise d’eau en marche ou l’augmentation des contenances des tenders. Les progrès sur le freinage, avec l’apparition du frein continu qui se généralise à partir des années 1890, permettront de gagner sur les vitesses moyennes – mais, surtout, d’augmenter encore plus les charges remorquées.

« Dans ces conditions, et pour réaliser des vitesses commerciales qui ne dépasseront guère 70 km/h en service normal, et qui seront même inférieures à 60 km/h , il ne paraissait pas utile (aux ingénieurs) de procéder à des essais à des vitesses plus élevées que 120 km/h » écrit l’auteur érudit Lucien-Maurice Vilain [1] en parlant de ce deuxième moitié du XIXème siècle en France et en Europe.

Et il est vrai que l’on peut parler d’une période faste et paisible pour le chemin de fer où le « cent à l’heure » est à la fois une donnée très « médiatisée », dirait-on aujourd’hui, du fait de la magie du chiffre rond qui donne un faste réel à ce moyen de transport sans concurrence, mais aussi parce que cette vitesse est atteinte assez facilement en service courant, en utilisant paisiblement les possibilités techniques existantes. Même les vielles « Buddicom » de 1842, circulant en 1890 sur les excellentes voies bien dressées de Paris à  Rouen et au Havre, se permettront des vitesses supérieures à 90 km/h, tandis que leurs cousines du PO, à roues de 2040 mm, atteindront couramment 110 à 120 km/ entre Orléans et Bordeaux,  et toutes continueront à faire bonne figure jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale qui verra leur réforme.

Alors pourquoi aller plus vite ?

Le « deux cent à l’heure » en vue ? (1880-1910).

Une poignée d’ingénieurs français, férus de grande vitesse, vient troubler cette paisible période de la fin du XIXème siècle. On pourrait se perdre en conjectures sur leurs motivations. Ils visent le 200 à l’heure, autre chiffre emblématique qui fera la joie des ingénieurs de la SNCF des dernières années 1960 quand ils feront rouler le Capitole et l’Etendard. Mais, à la fin du XIXème siècle, qui a besoin de cette vitesse ? Pas même les Allemands qui, lors d’essais à 210,4 km/h en traction électrique entre Marienfelde et Zossen, oublieront ensuite ces records.

En face des réseaux de chemin de fer , il n’y a aucun concurrent présent ou à venir. Les débuts de l’aviation font voleter dans le ciel des choses complexes et pétaradantes, lentes et imprévisibles, et dont les inventeurs sont inévitablement retirés, par les pieds, d’un enchevêtrement de toiles et de petit bois à l’extrémité d’un champ.  Du coté de l’automobile, c’est à peu près la même chose, au moins pour la complexité et les pétarades, mais aussi les difficultés dans la conduite et les pannes dans la mécanique.

Les ingénieurs « officiels » des chemins de fer, bien en cour auprès de directions reposant sur des banquiers prospères, se préoccupent de confort, d’espace, de couloirs, de chauffage, de soufflets, de bogies, et de puissance pour remorquer tout cela. La vitesse est suffisante.

D’autres ingénieurs des réseaux ferrés, véritables trublions récusés par les bureaux des directeurs des réseaux ou tolérés (jusqu’à leur retraite !) parce qu’ils ont des relations, se permettent pourtant de faire des tentatives en vue de vitesses très élevées. Sans nul doute sont ils motivés par une passion pour le progrès, l’inconnu, le risque, et aussi par le désir de laisser un nom en créant, dans ce domaine prestigieux qu’est le chemin de fer, quelque chose de nouveau dans le seul domaine encore inexploré et que l’on ne veut pas explorer : la grande vitesse.

Ils ont pour nom Blavier et Larpent, sur le réseau de l’Ouest en 1855, Estrade sur l’Etat en 1889, Thuile sur le PO en 1900. Ils sont tous en commun d’être des Français, et de vouloir essayer des locomotives inédites et innovantes, et d’utiliser des roues à très grand diamètre. Les autres réseaux européens et américains ne manqueront pas de faire des essais à très haute vitesse quand le besoin s’en fera sentir, notamment à partir des années 1910, mais ce sera en « poussant » à leur maximum des locomotives conventionnelles.

Le problème technique : le nombre de tours à la minute.

Tous vont se heurter au même problème technique, une fois résolus ceux de la stabilité prévisible en marche et de la puissance disponible : c’est le problème de l’augmentation du nombre de tours à la minute du moteur de la locomotive.

Refaisons un peu de théorie avec eux. C’est, d’une certaine manière, exactement le cas des bicyclettes à grandes roues de la Belle époque, surnommées “Grand Bi”: le nombre de tours que les jambes du cycliste peuvent produire sur le pédalier a des limites, et si on veut “rouler vite en pédalant lentement”, la seule solution est d’augmenter le diamère des roues, mais donc aussi d’augmenter l’effort sur le pédalier.

Pour les locomotives, c’est le même problème et la même solution. Le nombre de coups de piston, comme le nombre de poussées du pied du cycliste, est limité. A chaque bouffée de vapeur pénétrant dans les cylindres correspond une bouffée d’air, et derrière cette bouffée d’air il y a un arrêt presque complet du tirage. Or cet air, accompagnant la vapeur, jour un rôle essentiel lors de l’échappement pour augmenter le tirage du foyer par création d’une dépression dans la boîte à fumée. Les variations de ce débit d’air sont minimisées d’une part par la présence de plusieurs cylindres (une machine à un cylindre aurait des à-coups dommageables pour un tirage régulier) et d’autre part par la rapidité de rotation du moteur. Tant que la vitesse de rotation est faible, la vapeur commence à s’échapper du cylindre avant la fin de la course et est évacuée en plus grande partie au début de la course suivante. Mais à partir de ce stade la vapeur « fuit » devant le piston, le retenant même par une contre pression bien connue des ingénieurs. Il faut donc une vitesse de rotation qui soit à la fois suffisante pour assurer la bonne détente de la vapeur, en synchronisme avec l’ensemble constitué par le moteur de la locomotive, mais sans excès pour ne pas créer de contre-pression. Comme pour le cycliste, le nombre de poussées est limité.

C’est pourquoi les moteurs des locomotives ont des vitesses de rotation optimales (ni trop élevées, ni trop faibles) qui emprisonnent les recherches dans un véritable carcan à la fois thermodynamique et mécanique. Par exemple, une vitesse de rotation de l’ordre de 3 à 4 tours par seconde, correspondant à 72 km/h pour une machine à 4 cylindres et à roues de 1.800 mm, donne un nombre de « coups » de 14 à la seconde pour 3,54 tours à la seconde.  Si l’on veut aller plus vite, la seule manière de sortir de ce carcan, en théorie, est de jouer sur le diamètre des roues motrices, pour conserver le même nombre de « coups » à la seconde. Seulement, l’enjeu technique n’est pas très payant, car, si l’on double le diamètre de notre locomotive avec un incroyable 1.800 x 2 = 3 .600 mm ( !), on n’obtient qu’un bien modeste 144 km/h. Il faut donc bien, outre l’augmentation du diamètre, essayer de jouer sur le nombre de tours. Mais, là, très vite le moteur à vapeur prouve ses limites, en dépit de cylindres agrandis pour faciliter la circulation de la vapeur et de l’air.

Le problème : vitesse, diamètre des roues motrices, volume des cylindres, et adhérence.

C’est bien ce problème qui se pose à partir des années 1850, et les ingénieurs n’ont d’autre échappatoire que de jouer sur le diamètre des roues motrices et le volume des cylindres s’ils veulent à la fois de l’adhérence et de la vitesse. La locomotive pour trains rapides roulant à une vitesse double que celle pour trains de marchandises aura des roues motrices d’un diamètre double, et un poids adhérent double pour créer, en proportion, l’adhérence nécessaire. Ces différences de diamètre et de poids adhérent font varier l’effort de traction et la vitesse disponibles à la jante des roues motrices.

Le volume des cylindres est permis par le fait que l’effort de traction l’emporte sur l’adhérence : plus l’effort peut surpasser l’adhérence, plus grand ce volume pourra être établi, donc plus la locomotive sera puissante – si la chaudière peut fournir la vapeur. Une adhérence supérieure permet l’admission d’une plus grande quantité de vapeur dans les cylindres, et des cylindres plus grands permettent de tirer un meilleur profit de cette possibilité accordée par l’adhérence.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le patinage ne peut donc se produire (les rails étant considérés comme étant dans le même état de surface) que vers les vitesses élevées, quand l’accélération est presque  terminée et quand la locomotive est la plus proche de sa vitesse normale. Les ingénieurs prenant donc le risque technique d’établir des locomotives à très grandes roues, prenaient en fait celui de créer des patinages à haute vitesse, et non au démarrage ou aux basses vitesses. A l’instar des « Single drivers » anglaises ou des Crampton, et autres machines à roues de grand diamètre, les locomotives expérimentales à grandes roues n’ont jamais posé de problème d’adhérence au démarrage ou aux basses vitesses. Toutefois, contrairement à ces locomotives de série qui ont parfois patiné à grande vitesse, peu avant la fin de l’accélération, ces locomotives expérimentales n’ont jamais atteint ces vitesses critiques, faute d’une production de vapeur suffisante : leurs grands cylindres n’ont donc jamais rempli le rôle prévu pour elles, et leur dimensionnement généreux est resté lettre morte.

Les essais de Blavier et Larpent (1855).

Ces deux ingénieurs dont la postérité (et la littérature spécialisée) ont oublié les prénoms, font construire, chez Gouin à Paris, en 1855, une locomotive que les Anglais, toujours très « fair play », considèrent à l’époque comme une « monstruosity »[2]. La locomotive en question, l’ « Aigle » (nous sommes sous le Second empire)  illustre aussi loin que possible le contenu du paragraphe précédent, car elle utilise des roues motrices accouplées d’un diamètre de  9 pieds 4 inches (2.850 mm). D’après la presse anglaise de l’époque[3], les cylindres ont un diamètre de 16 pouces ½  (419,1 mm) et les pistons effectuent une fantastique course de 31 pouces ½ (80,01 mm). Encastrés dans un faux longeron, les cylindres sont commandés par une distribution Stephenson à servomoteur.  La locomotive ne comporte aucun porte-à-faux à son avant, mais, à l’arrière, le foyer est au-delà du deuxième essieu accouplé – selon une pratique de l’époque qui posera bien des problèmes de stabilité.

La locomotive d’essais de Blavier et Larpent, sur le réseau de l’Ouest en 1855. Ce fut un échec: la chaudière ne pouvait fournir assez de “gaz” pour faire tourner les grandes roues à la vitesse prévue, du moins espérée.

D’après Lucien-Maurice Vilain [4], si le moteur de la locomotive avait atteint le même nombre de tours de roue que, par exemple, les dernières 150 anglaises des années 1950, la locomotive aurait roulé à 284 km/h. « Aurait »… car, effectivement, ce fut loin d’être le cas.  Ce monstre aux grandes jambes manquait de souffle. En effet, la partie tubulaire de la chaudière (dont nous donnons en illustration une rare coupe datant de l’époque) était placée en dessous des essieux des grandes roues motrices, mais le reste de la chaudière se trouvait au-dessus, et le foyer, à l’arrière, était, lui aussi, quelque peu séparé de la chaudière tubulaire par la présence de l’essieu arrière.  On notera, en examinant le schéma d’époque proposé ci-dessous que la chaudière de Blavier et Larpent est, dans son principe, analogue à la chaudière Flaman de l’Est et la précède de quelques décennies. Flaman a-t-il puisé quelque inspiration chez Blavier et Larpent ? D’une manière comme d’une autre, cette chaudière était sous-dimensionnée pour fournir la quantité de vapeur que des cylindres gigantesques exigeaient, défaut endémique pour ce genre de locomotive, y compris celles à venir.

La surprenante chaudière de la locomotive Blavier et Larpent: le principe sera repris par l’ingénieur Flaman sur le réseau de l’Est quelques décennies plus tard, et avec un meilleur succès.

La locomotive Estrade (1889).

Dans le même esprit que Blavier et Larpent, l’ingénieur Estrade présente une locomotive à l’exposition de 1889. Construite en 1886, elle s’appelle « La Parisienne ».  Montée sur 3 essieux seulement, c’est une 030 – mais pas ce que l’on pourrait supposer : elle n’a rien d’une locomotive-tender pour manœuvres. Les roues motrices sont au diamètre de 2.500 mm, ce qui donne une locomotive haut perchée sur d’immenses roues qui se touchent presque, l’empattement total étant voisin de la longueur totale de la locomotive.

Les cylindres, placés à l’extérieur, ont un diamètre de 470 mm, et les pistons une course de 700 mm, ce qui rappelle les dimensions données par  Blavier et Larpent pour leur locomotive de 1855 : les problèmes restent les mêmes…  Mais, contrairement au cas de la locomotive précédente, notre «Parisienne » est classique pour ce qui est de son appareil producteur de vapeur : foyer à bouilleur Ten Brinck logé entre deux essieux moteurs, dôme à soupapes et boîte à régulateurs très PLM. Les cylindres se retrouvent toutefois en porte-à-faux à l’avant, ce qui n’aurait pas manqué de poser des problèmes si la locomotive avait roulé à la vitesse escomptée.

La locomotive Estrade et ses impressionnantes roues de 2500 mm, certainement son point fort, et le point faible étant le manque de puissance de la chaudière.

Mais elle a bien roulé à 100 km/h lors d’essais sur le réseau de l’Etat entre Chartres et Châteaurenault, et même roulé d’une manière satisfaisante. Mais cette vitesse n’avait rien d’exceptionnel, et, surtout, la locomotive se refusait d’une part à aller plus vite, et, d’autre part, à remorquer son tender et l’unique voiture système Estrade (sur roues de 2.500 mm elles aussi !), plus une voiture d’observation classique. Si son moteur avait pu fournir le même nombre de tours de roue à la seconde que celui des locomotives classiques de l’époque, la vitesse aurait pu être de 240 km/h, mais Estrade espérait « seulement » 160 km/h. Comme la machine de Blaver et Larpent, celle d’Estrade a manqué de souffle, et a été abandonnée après quelques essais.

Il est à noter que la livraison de la locomotive fut mouvementée : il fallut, vu son poids inhabituel de 42 tonnes, emprunter un chariot spécial chez Cail pour la transporter de l’usine Boulet, rue Boinod, où elle fut construite, jusqu’au voies de la Ceinture. Il fallut 42 percherons gris pommelés, 8 charretiers, et un charretier-maître pour venir à bout de ce transport qui se fit à travers les rues de Paris[5].

Les 42 percherons livrent la locomotive dans les rues de Paris: ce fut, faut-il le dire, la seule sortie favorable de la locomotive sur le plan médiatique…
Une vue de la locomotive Estrade montrant le fort diamètre de ses roues motrices : 2500 mm.
La voiture du train Estaade sont, pour le moins que l’on puisse dire, à la hauteur de la locomotive question roues: l’ingénieur comptait sur un très grand diamètre, ici, pour la facilité de roulement et un meilleur confort. Les compartiments du niveau inférieur restent, cependant, peu attrayants.
Le plan de la voiture Estrade: les très grandes roues sont une gêne manifeste pour l’aménagement du niveau intérieur.

La locomotive Thuile (1900)

Cette locomotive est la dernière du genre en France, c’est-à-dire de ces prototypes ayant uniquement parié sur le diamètre des roues. Présentée par la RGCF  de l’époque comme une machine « construite dans un but expérimental, indépendamment de toute considération budgétaire »[6], cette locomotive est un deuxième projet conçu par Thuile pour Scheider, après une première machine de type 333 dont on dirait, aujourd’hui, qu’elle est “hybride” avec ses deux bogies à 3 essieux dont le premier est équipé de 3 moteurs électriques, et ses 3 essieux moteurs à grandes roues étant classiques à vapeur.

La locomotive Thuile, décevant malgré les talents d’innovation de son concepteur.

Ce deuxième projet, contrairement au premier, fait bien l’objet d’une concrétisation sous la forme d’un prototype présenté à l’exposition universelle de 1900. Le cahier des charges est la remorque d’un train de luxe de 180 à 200 tonnes, en palier, à 120 km/h[7]. La locomotive présente plusieurs particularités : la plus remarquable, d’emblée, est une cabine de conduite reportée à l’avant, devant la boîte à fumée, laissant le chauffeur dans une cabine arrière classique devant le foyer. La chaudière est puissante car Thuile a compris l’enseignement des expériences de Blavier & Larpent, ou d’Estrade, mais elle ne se montrera pas à la hauteur des exigences de la grande vitesse. De section ovale, le corps (habituellement cylindrique) est conçu pour résister aux déformations qu’une pression de 15 kg/cm2, « timbre » élevé pour l’époque, pourrait entraîner.  Les  deux cylindres sont disposés de façon classique à l’avant, ont un diamètre de 510 mm, et offrent aux pistons une course de 700 mm. La locomotive pèse en tout 72 tonnes à vide et 81 tonnes en service.

Le tender est assez impressionnant pour l’époque : monté sur deux bogies, l’un de deux et l’autre de trois essieux, il contient 27,5 tonnes d’eau et 7 tonnes de charbon. Il pèse en tout 58 tonnes. L’ensemble locomotive et tender atteint presque 140 tonnes.

La locomotive est essayée sur le réseau de l’Etat, entre Chartres et Thouars. Elle remorque un train de 186 tonnes à 117 km/h en palier, vitesse qu’elle se refuse à dépasser. D’autres essais, notamment entre Château-la-Vallière et Noyant-Méon, sont aussi décevants avec un train de 208 tonnes remorqué à 102 km/h en palier et à 80 km/h sur une rampe de 10 pour mille. La mort de Thuile, pendant les essais, interrompt le destin de cette locomotive dans laquelle Schneider avait déjà des raisons de ne pas espérer, vu les résultats qui ne dépassaient guère ceux de locomotives contemporaines pourtant plus légères de 20 à 30 tonnes tender compris.

La locomotive Thuile avec sa cabine d’essais avant, et son bogie arrière à trois essieux vu le poids du foyer qui, malgré tout, manqua de puissance.

Par exemple les 220 « grosses C » du PLM roulaient déjà, en 1898, à plus de 120 km/h en tête de trains de 220 tonnes, et les premières Atlantic du Nord contemporaines de la locomotive Thuile assuraient des vitesses de plus de 100 km/h en moyenne, avec des pointes à plus de 120 km/h, en tête de trains de 300 tonnes. Et puis le chemin de fer n’avait pas encore besoin de vitesses plus élevées dans cette époque, encore heureuse pour lui, où il était le moyen de transport le plus rapide et n’avait pas à prouver qu’il l’était. Alors, tout compte fait, à quoi rêvaient Blavier et Larpent, Estrade, et Thuile ? Atteindre 574,8 km/h, mais pour cela il aurait fallu attendre le XXIe siècle.

Les Anglais, têtus comme ils le sont, persévèrent avec leurs fameuses locomotives dites “single drivers” (“driver” voulant dire “roue motrice”) et ayant un essieu moteur unique. très répandues sur les réseaux britanniques entre 1870 et 1920, elles ont, certainement, une faible puissance de traction par manque d’adhérence, mais d’excellentes performances en matière de vitesse, le 120 km/h étant soutenu un tête de trains légers.
“Single driver” du Great Western Railway en 1888: le long règne de ces locomotives commence à décliner avec l’apparition de locomotives type 220 et 221 tout aussi rapides, mais plus puissantes. Toutefois en 1914, elles roulent encore.
A partir de 1898, les 221 “Camelback” américaines, sur roues de 2000 mm, roulent à 12 km/h en tête de trains de 200 tonnes, et atteignent couramment en service 140 ou 145 km/h sur le New-York Central ou le Reading. La réussite s’explique par un foyer débordant et puissant, et une bonne vaporisation: la vitesse, donc, exigeait surtout de la puissance.

[1] Vilain L-M : « La locomotive à vapeur et les grandes vitesses », Editions D. Vincent, Paris, page 14.

[2]  Et pourtant ils ne se sont pas gênés pour construire une locomotive à roues de 2.740 mm, la « Blue Dervil », en 1853, circulant sur voie large entre Bristol et Exeter. Mais il est vrai, cette locomotive était viable et roula à 132 km/h, puis effectua un service normal.

[3]  « The locomotive magazine » qui reprend ces données dans son numéro de décembre 1901, page 204.

[4]  Vilain L-M, idem, page 29.

[5] D’après « L’illustration » du 28 janvier 1888.

[6] Numéro de décembre 1901, page 564.

[7] IL est curieux de remarquer que l’Atlantic Nord, présente dans la même exposition, mais très classique, en fera au moins autant, et à la même vitesse, dès sa mise en service !

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