
C’est curieux comme certaines erreurs des réseaux du passé, ou certains projets de lignes abandonnés faute de réponses techniques ou économiques, viennent, aujourd’hui encore, faire sentir les effets de leur absence.
Par exemple, le trajet de Paris jusqu’en Italie n’a jamais été vraiment direct, efficace, et avec un tracé et un profil favorables, des horaires commodes. Les barrières naturelles du Jura et des Alpes demandaient de lourds investissements, certes, mais garantissaient de bons revenus.
Les techniques de franchissement des Alpes, en particulier, sont au point dès les années 1870 avec le Mont-Cenis, et de nombreuses grandes percées alpines, comme le Saint-Gothard, le Lötschberg, le Simplon ou l’Arlberg sont construits durant les premières décennies du XXe siècle avec une parfaite connaissance des enjeux et des solutions techniques. Les grandes métropoles et régions industrialisées européennes sont reliées les unes aux autres et dès le début du XXe siècle la Suisse, avec son merveilleux chemin de fer, peut jouer pleinement son rôle de carrefour de l’Europe.
Mais, pourquoi a-t-on hésité, au point d’abandonner, un certain nombre de grands projets de percées alpines ? Il est vrai qu’il y a un “poids psychologique”, chez les ingénieurs, lié au souvenir de la construction des premières de montagne qui obligea les hommes à s’aventurer au-delà de l’imaginable, dans un univers peu attrayant dont Jules Verne, pour faire frissonner ses lecteurs et les tenir en haleine, avait imaginé un accès possible en descendant dans un volcan. Il s’agissait, par l’imagination, d’aller découvrir des merveilles inquiétantes que, seules, quelques grottes avaient commencé à révéler jusque-là à quelques courageux spéléologues aventureux. La connaissance du monde souterrain était si difficile et si peu pratiquée que, lors qu’il y eut des chantiers pour le percement des grands tunnels ferroviaires alpins vers la fin du XIXe siècle, des équipes entières de savants demandèrent de pénétrer, avec les équipes des chantiers, jusque dans les profondeurs de la terre, au moins pour mesurer la température et départager les tenants du débat de savoir si le centre de la terre était plus chaud que la surface ou non !


La méconnaissance du monde souterrain était telle qu’aucune carte géologique n’existait et bien des grands accidents se produisirent, tuant des centaines d’ouvriers, comme des nappes phréatiques immenses et inconnues si vidant comme des fleuves pendant des mois et des mois, ce qui ne produisit notamment, lors du percement du tunnel du Lötschberg, en Suisse. Toutes ces raisons ont fait qu’un certain nombre de grands tunnels, notamment en France, n’ont jamais été percés, restés à l’état de projet abandonné.



Mais cela n’explique pas tout. Il y a eu, pour accompagner certains grands projets nécessaires et attendus, comme une sorte de malchance politique, ou économique, comme un manque de volonté ou de malheureux concours de circonstances comme des guerres, des désordres sociaux, des faillites, des compromissions, des conflits d’intérêts (comme on dit aujourd’hui, pour ne pas dire carrément de la malhonnêteté ou de la bêtise !) des maladresses ou même des torpillages en règle, qui ont fait que certains projets ont été mis à mort et ont connu des agonies qui ont duré un demi-siècle. C’est le cas de la mort-née ligne directe Paris-Genève-Milan, et de ses tunnels de la Faucille et du Mont-Blanc et qui, espérée entre 1910 et 1960, ne fut jamais envisagée comme un tout cohérent et qui aujourd’hui encore, manque et condamne les voyageurs des TGV de Paris à Genève et Milan à un parcours lent et sinueux pour traverser le Jura et les Alpes.
Paris- Genève : un siècle et demi de solutions approximatives.
L’histoire du voyage de Genève, ou plutôt du désir de ce voyage, est très ancienne, et elle s’est toujours passée d’une manière indirecte et complexe quand il s’est agi de prendre le train. Genève attendra longtemps sa ligne directe, car, depuis 1857, elle peut être atteinte en contournant le Jura par le sud et, aujourd’hui toujours, il n’y a pas de ligne offrant, pour les TGV, une traversée du Jura la plus courte possible, malgré la “récupération” de la ligne de Bourg à Bellegarde par Nantua – une ligne locale faite pour un tout autre genre de trafic initialement.
Il est vrai que la ligne de Lyon à Genève a constitué, très tôt dans l’histoire du réseau français, un axe majeur permettant d’atteindre la grande ville suisse par un itinéraire relativement direct, se glissant entre les chaînes montagneuses des Alpes et du Jura. De grands intérêts se rattachent à cette ligne internationale. Ouverte en 1858, elle reçoit tout le trafic qui arrive à Lyon pour la Suisse par la ligne de la Méditerranée et par le Grand-Central, c’est-à-dire tous les produits et les voyageurs du bassin de la Méditerranée, du midi, du centre de la France et principalement les houilles de Rive-de-Gier et de Saint-Etienne. De Lyon à Bourg, elle fait partie de la direction naturelle que parcourt le transit du Rhône au Rhin, et dont la ligne du Jura de Dole à Vallorbe, concédée à la compagnie de Paris à Lyon, est le complément: elle peut donc ainsi recevoir une notable portion du transit de la Méditerranée à Mulhouse et des provenances du réseau de l’est aboutissant à Dôle.
À Genève, la ligne sert de prolongement aux lignes qui traversent la Suisse et se retrouvent autour de Bâle et du lac de Constance, en provenance, pour la plupart, de réseau allemand. Enfin, à Culoz, elle est en contact avec les lignes encore piémontaises qui lui ouvrent l’Italie, mais mal. Les dépenses d’exécution du projet de Lyon à Genève sont évaluées par le gouvernement, en 1853, à 62.250.000 francs. La Suisse fournit une subvention de deux millions. La France fournit, de son côté, une subvention de quinze millions, et le reste est obtenu par des actions. En 1855, ce capital est élevé, d’après de nouveaux devis à 64.116.000 francs. Enfin, en 1858, y compris l’embranchement de Versoix, les dépenses atteignent le chiffre total de 412.500.000 francs, soit 474.600 francs par kilomètre.
Mais la ligne de Lyon à Genève ne reste pas seule sur cet itinéraire très prometteur et la ligne complémentaire de Dijon – Saint-Jean de Losne est ouverte en 1883, et elle est prolongée jusqu’à Lons-le-Saunier en 1905 : elle n’est rien d’autre que la réalisation, par étapes, d’une ligne de Dijon à Genève, s’embranchant sur celle de Paris à Lyon, et offrant un accès direct à la grande ville suisse. Mais Genève ne sera jamais atteinte ainsi. La lecture de la Revue Générale des Chemins de Fer (RGCF) de l’époque nous explique pourquoi.
Une bataille pour une « Transjurassienne ».
L’histoire de l’inespérable ligne de Genève a eu ses grandes batailles, et même ses querelles des anciens et des modernes. Depuis 1857 il existe la solution du contournement du Jura par Ambérieu et Culoz, mais c’est bien long et on perd du temps. Le PLM le sait et songe bien encore, en 1905, réaliser sa ligne directe Paris – Dijon – Lons-le-Saunier – Genève quand le chantier atteint Lons-le-Saunier. D’un seul coup tout semble marquer le pas.

Est-ce la contemplation décourageante de la barrière du Jura dont les premières collines entourent cette ville qui rend le PLM moins entreprenant ? Exactement comme pour la ligne de Dijon à Pontarlier et Neuchâtel qui vient buter contre la chaîne montagneuse à Salins, il va falloir, à Lons-le-Saunier, trouver des subterfuges pour loger un tracé difficile, surtout à une époque où, pour la traction vapeur, la moindre rampe dépassant la vingtaine pour mille coupe le souffle. On n’a pas le choix: il faut utiliser une particularité des montagnes du Jura que l’on appelle une “reculée” qui désigne les vallées formant des échancrures dans le rebord des plateaux et se terminant en cul-de-sac. On peut s’en servir, mais assez difficilement, pour loger une route ou une voie ferrée menant au niveau supérieur. Sans faire du mauvais esprit comme les Francs-Comtois aiment en faire, on peut dire que, pour les ingénieurs des chemins de fer, la “reculée” a souvent occasionné une “reculade”.
À Salins, les ingénieurs du PLM ont dû « faire marche arrière », en butant contre le fond de la “reculée” et revenir jusqu’à Mouchard pour trouver un tracé de contournement à flanc de montagne et dominant la plaine. Salins est abandonnée à son triste sort, et la ligne initialement prévue s’y termine en impasse: Salins est condamnée à vie à être modestement et désespérément un cul-de-sac qui se parera de vertus touristiques et balnéaires, faute de mieux. Le tracé définitif abordera le Jura en biais, à partir de Mouchard, surmontant en rampe régulière la plaine qui s’étend au pied du Jura, passant au-dessus d’Arbois et gagnant enfin le haut plateau.
À Lons-le-Saunier le même problème se pose, et pour les mêmes raisons topologiques, et l’on choisit la même solution. Le Jura se présente comme une succession de deux marches d’escalier (les deux plateaux) puis d’une partie montagneuse. Il faudrait, si l’on veut rester à l’air libre, profiter de la « reculée » de Conliège (voir notre article consacré à la gare de Conliège sur ce site-web) pour racheter la différence de niveau séparant la plaine de la Saône et le premier plateau, puis continuer de la même manière pour gagner le second plateau, puis franchir le relief tourmenté de la troisième partir dite la « Montagne » avant de redescendre très brusquement sur Genève.
Le projet Chevaux de 1899, que le PLM a repris en 1911, est une suite de tunnels sous le Jura, percés à altitudes croissantes, l’un de 6.400 m sous le premier plateau, mais permettant de se mettre au niveau du second, puis un deuxième de 11.400 m sous la partie élevée du second plateau, puis un troisième de 15.200 m sous la « Montagne » et plus précisément sous le col de la Faucille. Le troisième tunnel est déjà plus long que ceux du Mont-Cenis ou du Saint-Gothard. C’est sans nul doute ce qui conduit à l’abandon du projet.



Les arrière-pensées du PLM.
Si le PLM construit des lignes menant en apparence à la Suisse, il s’agit surtout de capter le très intéressant trafic Paris – Milan et l’Italie, ceci forcément par des grandes percées alpines comme le Simplon, le Saint-Gothard, et d’autres grands cols par lesquels transitera l’ensemble du trafic européen nord-sud.
C’est pourquoi la compagnie a accéléré la construction de ses lignes desservant Neuchâtel, Fribourg ou Lausanne et ceci par Vallorbe, Pontarlier. Le PLM met les bouchées doubles pour concurrencer le réseau de l’Est qui joue exactement le même jeu, mais par Bâle. Alors Genève n’est intéressante que si on poursuit jusqu’à Milan. On l’a certes bien compris dans la partie sud du Jura où les villes comme Saint-Claude notamment ou Lons-le-Saunier veulent leur part du « gâteau » prometteur que sera le grand trafic européen vers l’Italie par la Suisse.
Une ligne peut, comme les trains, en cacher une autre.
Le vrai problème est de relier Paris à Milan qui sont deux grands centres économiques d’importance européenne. Il suffit d’examiner une carte du réseau ferré français et suisse au début du XXe siècle. Genève est dans une impasse, bloquée à l’extrémité de son lac et coupée en deux villes chacune sur sa rive, sans connexion directe entre les deux rives. Une ligne (Paris) Dijon – Genève n’irait pas plus loin que la gare de Cornavin sur la rive droite, et ne pourrait gagner les grands cols alpins qu’en rejoignant ses concurrentes en contournant le lac soit par la rive nord et Lausanne, soit par la rive sud par Thonon et Evian, une ligne qui, de toutes manières rejoindrait celle venant de Lausanne pour aller affronter le Simplon. Ce contournement dû à la cassure genevoise fait perdre plus de 20 km.
À la fin du XIXe siècle, Genève est certes une ville déjà importante, mais sa desserte exclusive ne justifie pas les dépenses d’un « Transjurassien » direct par la Faucille avec les dépenses d’une succession de tunnels dont l’un deux est un véritable Saint-Gothard à lui seul.
Mais de puissantes campagnes sont organisées en faveur du projet par la Faucille, notamment par les élus de Saint-Claude, une ville qui se trouverait sur la ligne entre les deux grands tunnels, et se verrait directement reliée à Paris et à Genève. Les habitants de Lons-le-Saunier trouvent aussi un grand intérêt à faire de leur ville une grande plaque tournante (on ne dit pas encore un « hub ») pour tout le trafic de l’est de la France et vers la Suisse. La campagne est à son maximum vers 1905.


Les chiffres parlent d’eux-mêmes.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes quand il faut comparer la possible la ligne de la Faucille et ses concurrentes pour le trajet Paris – Milan. La ligne de la Faucille gagne, certes, sur le tableau de la modération des déclivités, mais se positionne mal ailleurs et perd beaucoup trop sur celui des coûts et des longueurs de tunnel à percer en France.
Paris – Milan par : | Distance totale (km) | Déclivités maximales en France (pour mille) | Déclivités maximales en Suisse (pour mille) | Total des longueurs sous tunnel (m) France (+ Suisse) | Coût des travaux (millions de frs) |
Frasne –Vallorbe – Le Simplon | 1.630 | 15 | 25 | 6225 (+ 19.730) = 25.955 | 40 + 78 = 118 |
Pontarlier – Jougne – Le Simplon | 1.647 | 20 | 25 | 0 (+ 19.730) = 19.730 | 78 |
La Faucille – Genève – Lausanne – Le Simplon | 1.670 | 10 | 25 | 11.400 + 15.200 (+ 19.730) = 46.330 | 140 + 78 = 218 |
Belfort – Bâle – Le St-Gothard | 1.697 | 8 | 27 | 0 (+ 14.984) = 14.984 | 75 |
On comprend, à la lecture de ce tableau, que seul l’itinéraire par Frasne est viable et sera réalisé, une fois le tunnel du Mont d’or percé, mettant fin au trajet peu commode par Jougne. L’itinéraire de l’Est, par Bâle, offre l’avantage de ne demander aucun tunnel autre que celui du Saint-Gothard qui était de toutes manières à percer pour de nombreuses autres raisons. Mais il est le plus long et les rampes du Saint-Gothard sont très dures.
Le professeur Jean Bruhnes use du principe de réalité.
Ce Suisse, éminent professeur à l’université de Fribourg, et géographe mondialement connu, remet les choses à leur juste place dans un article de la Revue économique internationale combattant énergiquement ceux qu’il appelle les « rêveurs » (le terme est même repris par la très peu pugnace RGCF), il démontre, en deux tableaux restés connus, anticipateurs d’une véritable géopolitique ferroviaire, que les « lobbies » peuvent faire circuler des documents faux et induire en erreur, à coups de graphiques, les esprits les plus objectifs. À l’époque, le tunnel du Mont d’Or n’est pas encore percé, et les trains pour la Suisse passent par Pontarlier, Jougne avec sa descente vertigineuse, et rebroussent à Vallorbe avant de continuer à descendre vers Lausanne. Notons aussi que le Simplon n’est pas encore ouvert : le premier tunnel le sera le 1er juin 1906, et le deuxième seulement le 16 octobre 1922.
Raisonnant en termes d’économie, il démontre que les temps de parcours Paris – Milan par La Faucille ou par Jougne seront équivalents, même si les rampes sont plus modérées par la Faucille, car la distance restera inférieure par Jougne et profitable pour l’usager puisque l’on paie la distance parcourue. Le percement du tunnel du Mont d’Or permettant un trajet direct par Vallorbe, réduira le trajet d’une vingtaine de minutes et donnera une distance totale réduite d’une quarantaine de kilomètres.
Jean Bruhnes, avec clairvoyance, prédit que le problème des rampes sera de moins en moins crucial avec les promesses faites par la puissance de la traction électrique et que l’on préférera à l’avenir des lignes économiques à construire puisqu’à fortes rampes et sans tunnels, comme aux États-Unis, dans la mesure où l’on disposera de puissances supérieures. On notera que d’autres considérations ont redonné, aujourd’hui, toutes leurs chances aux projets à long tunnel de base, notamment par la plus grande facilité technique du percement de longs tunnels qui était loin d’exister en 1906. Ce n’est donc pas la peine de creuser les trois tunnels à rampe modérée de la ligne de la Faucille.
Enfin le professeur donne le coup de grâce aux « partisans de la méthode de l’enthousiasme » (La Faucille) en avançant point par point les arguments des « partisans de la méthode de l’observation positive » : les zones de trafic. Là où les partisans de la Faucille voient en elle « la voie transeuropéenne pour toutes les marchandises arrivant aux ports de la Loire » ou encore « le lien entre l’Amérique et tout l’Orient de l’Europe », le professeur démontre, tableaux et rapports à l’appui, que la ligne de la Faucille ne récupérera guère que le trafic marchandises allant de la plaine de la Sâone (Chalon, Louhans, Dôle, etc) en direction du Jura et de Genève.


Pour le TGV Paris-Genève jusqu’en 2010 : un détour qui date de 1857.
De toutes manières, quand cette bataille et ces querelles de la « Transjurassienne » battent son plein (expression qui veut dire: “font beaucoup de bruit”, le son des tambours étant plein: donc pas de “battent leur plein !!!) la ligne Lyon-Genève existe déjà, et depuis 1856. Cette ligne a été conçue pour offrir à Genève non seulement d’être reliée à Lyon, mais aussi et surtout d’avoir à son service un véritable réseau de lignes du côté français : la compagnie du Lyon-Genève ouvre, dès 1857 et conformément au programme initial, les lignes d’Ambérieu à Seyssel, de « Bourg à la Saône » et de « La Saône à Mâcon ». Il est donc inévitable que le trafic Paris – Genève tombe dans le rayon d’action de ces lignes et passe ainsi par Bourg, Ambérieu, Culoz, Bellegarde, quitte à faire le long détour par Ambérieu et Culoz.
L’électrification de l’étoile d’Ambérieu, menée avec rapidité et efficacité au milieu des années 1950 augmente encore l’attractivité du contournement du trafic Paris-Genève par le sud du Jura et fera taire à tout jamais toute idée d’une ligne directe par La Faucille. C’est pourquoi le détour par Ambérieu et Culoz reste suivi par les TGV Paris-Genève jusqu’à ce que l’électrification et l’aménagement de la ligne par Nantua permette, avec des travaux qui durent de 2005 à 2010, une rénovation intégrale de la ligne. C’est alors qu’il est possible d’économiser du temps et des kilomètres. C’était donc vraiment une très vieille histoire. L’électrification de la ligne du Haut Bugey ne sera, somme toute, qu’un aménagement de cette situation remontant à presque un siècle et demi.

Le projet de tunnel ferroviaire sous le Mont-Blanc : un siècle d’espérances déçues.
Allons un peu plus loin, de l’autre côté de Genève, près de Saint-Gervais-Le Fayet. Salué comme une manne céleste par les habitants de la vallée de Chamonix quand il est mis en service en 1965, le tunnel routier du Mont-Blanc est aujourd’hui bien moins apprécié après une traumatisante catastrophe en 1999 et surtout une pollution endémique qui dure toujours, mais peu de gens savent qu’il aurait pu être ferroviaire… et écologique. Le choix d’un tunnel routier au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en plein “boom” pétrolier et routier, est bel et bien l’enterrement, en grande pompe et sans l’avouer, de tout projet ferroviaire direct entre la France et l’Italie.
La ligne en voie métrique, dite “Ligne de Savoie” actuelle, sur laquelle circule le Mont-Blanc Express, est ouverte en 1901 par le PLM pour relier la vallée de Chamonix à Saint-Gervais – Le Fayet, où l’on changera de train pour poursuivre son voyage sur le réseau à voie normale national. Mais cette ligne n’est pas la seule à avoir été envisagée pour la région du Mont-Blanc, et l’on a beaucoup placé de grandes espérances dans une « vraie » grande ligne en voie normale, et internationale, qui aurait prolongé le réseau PLM au-delà du Fayet assuré le trafic vers l’Italie tout en améliorant la desserte de la vallée.


Malheureusement, la Première Guerre mondiale aura pour conséquence de mettre un point final à la réalisation de nombreux projets ferroviaires parce que la donne est changée, tant socialement qu’économiquement, et la route commence, avec l’aide de l’opinion et des pouvoirs publics, son irrésistible ascension sur fond de pétrole bon marché et abondant, et d’une nature et d’une qualité de vie dont on ne se soucie guère. Aujourd’hui la leçon est rude, et les habitants de la vallée de Chamonix, comme la planète entière, regardent ces milliers de camions les envahir et troubler la paix et la beauté des lieux. Ils regrettent toujours que la grande ligne de chemin de fer par le tunnel du Mont-Blanc n’ait pas été réalisée jadis.
L’époque, pourtant, s’y prêtait…
Il y a fort longtemps que les milieux ferroviaires se sont intéressés à de nouvelles percées alpestres, et les principaux projets dont il est toujours question en 1914 sont ceux du Queyras, du Mont Genèvre, du col de l’Échelle, du Petit Saint-Bernard, du Mont-Blanc et du Grand Saint-Bernard.
Celui du Mont-Blanc est lié à la construction d’une ligne directe Paris-Dijon-Genève par la Faucille ou, tout au moins, à la réalisation du raccourci de St-Amour à Bellegarde envisagé par le PLM après 1918. Une fois le Jura franchi et Genève contournée, le tracé de la ligne aurait utilisé la vallée de l’Arve, passant par Bonneville, Cluses et Saint-Gervais-le-Fayet. Toujours sous la forme d’une voie normale, elle aurait ensuite continué jusqu’à Chamonix, en forte rampe au flanc des coteaux de Combloux, pour longer la vallée de Chamonix par la rive gauche de l’Arve, à mi-hauteur des flancs de montagne, et ensuite passer en tunnel sous le Prarion, déboucher de nouveau dans la vallée même de Chamonix, à hauteur des Houches.
Ensuite la ligne aurait emprunté un tunnel ferroviaire sous le Mont-Blanc. Il faut dire que la chaîne du Mont-Blanc est à la fois la plus haute et la plus étroite montagne des Alpes, et un tunnel de 14 km seulement, percé à 1200 m. d’altitude comme on l’a fait ultérieurement pour le tunnel routier, moins long que le Simplon ou le Saint-Gothard, aurait assuré la relation entre la vallée de Chamonix et l’Italie. pour atteindre la ligne de la Vallée d’Aoste.

L’itinéraire par Dijon, Genève. le Mont-Blanc et la Vallée d’Aoste aurait formé l’itinéraire le plus court entre le Royaume-Uni, Paris, la plaine du Pô et Rome. Mais la réalisation d’un tel tunnel est, dans les années 1950 où l’on ne croit plus en l’avenir du chemin de fer, est encore jugée très onéreuse et ne se justifie guère dans l’état actuel du trafic international, le souterrain du Mont-Cenis d’une part, celui du Simplon d’autre part, suffisant pour le moment à assurer les relations entre l’Angleterre, la France et l’Italie. Et puis la ligne à voie métrique déjà construite dans la vallée de Chamonix pour la « désenclaver » ne dit-on pas encore, est estimée suffisante pour le moment. Le trafic international vers l’Italie pourra attendre, et Chamonix aussi…
L’espoir d’un grand marché européen est pourtant bien là.
Cependant, pense-t-on dans les années 1950, si les barrières économiques et financières existant entre les états s’abaissent, créant alors une première démarche en vue de la constitution de l’Europe, cela pourrait entrainer un accroissement considérable du trafic entre la France, la Suisse et l’Italie, et on serait peut-être amené à revoir ce projet qui raccourcirait de près de 150 km le parcours de Paris à Genève et au Mont-Blanc et constituerait une voie d’accès extrêmement rapide et économique vers l’Italie.
C’est ainsi que, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la question du tunnel ferroviaire sous le Mont-Blanc est soulevée de nouveau, comme elle l’a déjà été pendant les années 1930. Mais pour les pouvoirs publics de l’époque, il n’est toujours pas question de construire à travers les Alpes de nouveaux tunnels ferroviaires, les tunnels existants étant jugés suffisants pour assurer le trafic entre l’Europe occidentale et centrale d’une part et l’Italie d’autre part. Il est vrai que l’on pense aussi que la route – ou plutôt l’autoroute – tout comme le couloir aérien sont la solution d’avenir pour une Europe que l’on veut « moderne » à tous points de vue…


C’est pourquoi les milieux routiers trouvent des oreilles politiques attentives quand ils réclament vivement un tunnel à travers les Alpes qui permettrait de pouvoir se rendre en permanence par route en Italie, alors qu’à l’époque la plupart des routes traversant la chaîne des Alpes sont obstruées pendant les mois d’hiver. Le pire obstacle est constitué par l’état d’enneigement de toutes les routes traversant la ligne de faîte entre le col du Mont Genèvre (frontière entre la France et l’Italie) et le col du Juliers (Suisse orientale) maintenus l’un et l’autre ouverts prix de déblaiements constants. Plusieurs projets sont du reste à l’étude au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et des rivalités régionales très vives s’agitent autour de ces projets. Les principaux sont ceux du Mont-Cenis, du Mont-Blanc, du Col Ferret et du Grand-Saint-Bernard. On sait que, seul, le projet de tunnel routier du Mont-Blanc se réalisera après six années de travaux, et il est à l’étude depuis les années 1930. Le général De Gaulle et le président de la République italienne Giuseppe Saragat inaugurent le 16 juillet 1965, cet ouvrage d’art long de 11,6 km qui relie la France à l’Italie. C’est la fin d’un rêve ferroviaire – encore un – et, aussi, comme d’habitude, la pollution routière et le saccage d’une vallée alpestre entière, créant, comme il se doit, un cauchemar perpétuel pour la totalité de ses habitants.
Une leçon cuisante, mais, apparemment, mal comprise.
L’incendie du 24 au 26 mars 1999, entraîne la mort de 39 personnes. Le tunnel sera fermé pendant une durée d’environ 3 ans pour réparer les dégâts d’une température qui, durant 53 heures, a atteint 1000 °C, détruisant 24 camions, sans compter une dizaine de voitures. Cette catastrophe fera date dans les normes de sécurité des tunnels routiers, quasi inexistants jusque-là, et entrainera une véritable, mais tardive prise de conscience de la part de l’opinion et des pouvoirs publics jusque-là aveuglément favorables aux transports routiers et ennemis du chemin de fer. En attendant, les habitants français de la vallée de l’Arve et de Chamonix, la plus polluée d’Europe dit-on, tout comme les habitants italiens de la vallée d’Aoste et de Courmayeur, subissent toujours le passage de milliers de camions sous leurs fenêtres… Alors, on le perce enfin ce tunnel ferroviaire ?

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