L’on attribue volontiers, aujourd’hui, au TGV d’avoir utilisé, pour la première fois dans l’histoire des chemins de fer, le fameux bogie d’intercaisse qui fait de lui un train articulé. Il n’en est rien, même si le TGV est, certes, un train innovateur sur bien des points. Les fameux bogies qu’il utilise pour réunir deux caisses de remorques contiguës sont une technique très ancienne, et qui, en France, a été utilisée de 1912 à 1934 par le réseau du Paris-Orléans (PO) sur 28 voitures. Ce que le TGV apporte de nouveau, en utilisant ce bogie ancien et très connu, est le fameux anneau.

Le bogie: d’abord de solides raisons pour le refuser.
L’intérêt pour le bogie classique se manifeste, en France, à partir des dernières années du XIXe siècle, à la suite des travaux d’une commission du Ministère des Travaux Publics qui s’est tenue en 1886 et qui préconise le bogie ou “chariot américain”. Il n’est pas le seul à être à l’ordre du jour, et il se présente entre autres perfectionnements concernant le freinage ou le confort. Les réseaux du Paris-Orléans, du Paris, Lyon et Méditerranée et de l’État mettent en service leurs voitures à bogies entre 1887 et 1890, mais elles sont peu nombreuses, ne formant qu’un total de 22 pour les trois réseaux. Le bogie reste, pour une vingtaine d’années, l’apanage des voitures des classes supérieures, les voitures de troisième classe conservant leurs essieux : c’est ainsi que les trains comportant les trois classes offrent un mélange des deux types de voitures. Il faut croire que le confort de roulement était tout autre malgré tout…
Mais, il est vrai, les voitures à bogies sont très lourdes et les ingénieurs dans la France des années 1870 qui les refusaient ont vu juste sur ce point : il faudra attendre jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale pour que les réseaux disposent de locomotives assez puissantes permettant la généralisation des voitures à bogies. Toutefois, à la création de la SNCF, les voitures à bogies ne représentent que le 1/3 du parc voyageurs avec exactement 20.752 voitures à essieux indépendants, contre 9.924 voitures à bogies, d’après l’ouvrage « Encyclopédie des voitures SNCF » d’Alain Rambaud et Jean-Marc Dupuy paru à La Vie du Rail en 1990.
En 1953, à la suite d’autres régions (Ouest, Sud-Ouest) qui ont modernisé d’anciennes voitures à deux essieux, la région Sud-Est de la SNCF, modernise les voitures à trois essieux d’origine PLM et ces voitures, qui rouleront jusqu’à la fin des années 1970, sont la dernière expression de la voiture à voyageurs à essieux indépendants sur le réseau français. Toutefois, aujourd’hui, il existe toujours des rames Talgo à essieux indépendants avec un essieu par caisse, mais elles représentent une évolution d’une technologie particulière.
Le surpoids, handicap naturel du bogie, aussi.
Mais le bogie présente un très sérieux handicap : son poids qui atteint, pour une voiture à deux bogies, le quart du poids total des voitures lourdes en acier, et parfois même le tiers pour les anciennes voitures à caisse en bois. Un bogie classique comme le Y 16 pèse, en effet, 5 300 kg, et le bogie ancien type voiture-lits pèse un peu plus de 6 000 kg, soit un poids total ajouté, pour les deux bogies, d’une valeur se situant entre 10 et 12 tonnes. Pour un train de quinze voitures, le poids ajouté est donc de 150 à 180 tonnes !
Dans la mesure où le bogie est un organe très robuste et qui ne travaille que bien loin en dessous de ses possibilités techniques et mécaniques, il a paru naturel, pour les ingénieurs, d’augmenter la charge sur les bogies pour en diminuer le nombre, et ainsi de créer le bogie d’intercaisse qui supporte simultanément deux extrémités de deux caisses différentes, au lieu de supporter une seule extrémité d’une caisse. Ainsi, pour chaque bogie, on retrouverait bien le poids d’une caisse entière au lieu de celui de la moitié d’une caisse – étant entendu que seuls les bogies extrêmes du train conserveraient leur position classique et continent à ne supporter qu’une partie de la caisse sous laquelle ils sont.
On réduit ne nombre d’obèses pour gagner du poids.
En France tout particulièrement, le bogie d’intercaisse est tellement popularisé par le TGV, que l’on pourrait croire qu’il en représente la première application. Sans aucun doute, et soyons francs et honnêtes puisque c’est gratuit, et reconnaissons avec un minimum d’objectivité que c’est bien la première application du bogie d’intercaisse en très grande série, mais le bogie d’intercaisse est, dans l’histoire de la réalité technique des chemins de fer, une solution très ancienne vers laquelle se sont tournés les ingénieurs dès le début de notre siècle, comme le fait le réseau du Paris-Orléans avec une voiture à deux caisses sur trois bogies avant la Première Guerre mondiale. D’après l’auteur de référence qu’est Lucien-Maurice Vilain, dans son ouvrage “Un siècle de matériel de traction sur le réseau d’Orléans” consacré au PO (p 440), une série de 28 de voitures à deux caisses et bogie central d’intercaisse fut réalisée et circula jusqu’en 1934 avant de disparaître, car elle ne pouvait passer sur les chariots transbordeurs des ateliers. La France a eu aussi des automotrices à bogie d’intercaisse comme les Z3700 SNCF ex-État, ou d’autres automotrices comme les Z4700 SNCF, et des autorails comme les Renault ABV ou X121-122, X123, et X131, ou les Billard A150D2 en voie métrique, la plupart de 1937 qui fut une année prolifique dans le genre. Une liste européenne, ou mondiale, serait intéressante à dresser, mais comporterait, sans nul doute, beaucoup d’omissions et d’erreurs. Le bogie d’intercaisse a été beaucoup plus répandu qu’on ne le croit.
C’est pourquoi un certain nombre d’ingénieurs chargés de concevoir des trains carénés rapides utilisent cette formule assez tôt dans l’histoire des chemins de fer, comme les trains carénés anglais ou américains des années 1930. C’est alors que l’on constate qu’elle a pour seul inconvénient de ne permettre la dissociation des caisses qu’en atelier. C’est pourquoi, aussi, la formule reste limitée, et, aujourd’hui encore, elle n’est appliquée au TGV que dans la mesure où il s’agit de rames indissociables. Il est à remarquer, d’ailleurs, que l’ICE, le train à grande vitesse allemand, n’a pas retenu cette solution du bogie d’intercaisse.











Mais supprimer les bogies supprime ce que l’on appelle actuellement la “modularité”.
L’inconvénient majeur étant, nous l’avons vu, le poids du bogie, on a tenté, pour les trains rapides demandant une grande force de traction, de gagner du poids en réduisant le nombre de bogies tout en gardant leurs qualités de roulement.
L’origine de cette pratique consistant à faire reposer deux extrémités de caisses sur les deux extrémités d’un même bogie se perd dans la nuit des temps ferroviaires, et, sans doute, remonte à des compositions improvisées pour le transport de marchandises encombrantes.
L’inconvénient du bogie d’intercaisse rend impossible la modification de la composition du train en gare et ne peut se faire qu’en atelier, pour des réparations, car il faut lever ensemble les deux extrémités de deux voitures contigües pour pouvoir dégager le bogie. En outre, dans ce cas, les deux voitures concernées ne sont pas prévues pour recevoir chacune un bogie classique, ce qui fait que l’absence du bogie d’intercaisse interdit tout roulement.
Le train « Silver Jubilee » du Great Northern Railway britannique reprend, en 1935, le principe avec plusieurs sous-ensembles formés de voitures jumelées deux par deux et reposant sur trois bogies, ce qui donne une solution de compris permettant d’enlever un sous-ensemble.
A la même époque, le réseau du Nord en France essaye une rame articulée entièrement en aluminium, formée de trois caisses reposant sur quatre bogies, et qui ne pèse que 75 tonnes et accueille 274 voyageurs assis. Le poids mort par voyageur est de 275 kg, contre 440 kg pour les voitures classiques contemporaines. Le gain de poids atteint presque 50 % par rapport à du matériel classique offrant la même contenance, ce qui permet de réduire le nombre de bogies et d’en supprimer deux sur les six théoriquement nécessaires pour faire rouler trois caisses, ceci sans augmenter la charge par essieu. La rame est mise en service courant en mars 1936 et ne pose aucun problème particulier. Une autre rame, à deux caisses sur trois bogies, est construite pendant la Seconde Guerre mondiale et essayée par le même réseau au début de 1950, mais elle est de deux caisses sur trois bogies. Ces deux rames ne connaîtront aucune descendance.



La RATP essayera aussi, en 1952, des rames à bogies d’intercaisse sur la ligne 13 qui est, à l’époque, une courte antenne au départ de Saint-Lazare et qui sont formées de trois caisses sur quatre bogies. Elles rouleront peu sur la 13, et émigrent sur la 10, plus paisible, où elles roulent jusqu’à 1994. Le principe du bogie d’intercaisse est très utilisé sur nombre de tramways articulés et à grande contenance dans le monde entier, en attendant son grand retour sous le TGV, mais associé à l’anneau qui assure, avec une rare perfection, l’articulation des deux caisses contiguës, leur rotation, leur passage sur les gauches, les contraintes de traction et de pousse, et, en prime, les mouvements des voyageurs d’une remorque à une autre. C’est déjà beaucoup.
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