Les 8e et 17e arrondissements : berceaux parisiens du chemin de fer national.

Le pont de l’Europe, vu vers la fin du XIXe siècle, dégagé de la présence de ses bâtiments voyageurs des rues de Londres et de Stockholm, point de mire sur le chemin de fer parisien, et dont l’animation ne cesse jamais à chaque instant, à la grande joie des amateurs de chemins de fer qui, enfants, y puisent déjà une vocation – aujourd’hui toujours.
Rare vue intérieure du bâtiment-voyageurs de la rue de Stockholm, avec, en arrière-plan, celui de la rue de Londres. Les deux BV se font face, à chaque extrémité des quais auxquels ils donnent accès par des rampes.

Si Paris n’est pas la première ville ferroviaire française et laisse, entre 1827 et 1833, à Saint-Etienne cette enviable place au classement général, il est vrai que Saint-Etienne fait naître deux lignes qui seront locales alors que Paris fait naître le réseau national peu de temps après dans les années 1840, avec sa puissante organisation financière et technique, ses grandes compagnies, ses lignes qui rayonnent dans toute la France. Et, pour être plus précis encore, c’est entre Saint-Lazare et le boulevard Berthier, sur à peine trois kilomètres pourtant innovants et glorieux, que naît une France nouvelle et forte, industrielle et sociale qui tourne le dos à une longue époque agricole et militaire. C’est là que tout s’est joué.

À la gare Saint-Lazare, ce sont deux grandes premières en France: la ligne de Saint-Germain, qui est la première ligne ouverte pour un trafic voyageurs avec des horaires et une fréquence intenses, et la ligne de Paris au Havre dès 1845 avec la première ligne nationale à grande distance réunissant la capitale et une grande ville régionale qui, plus est, est son port « naturel ». Si les trois coups annonçant le spectacle sont donnés à Saint-Etienne, le rideau se lève à Paris.

Le 23 mai 1840, la ligne de Paris à Rouen est concédée à un puissant groupe de banquiers, seuls capables de réunir des capitaux sans équivalents jusque-là dans l’histoire de la France industrielle. En 1835, une loi promue par Louis-Philippe concède à Émile Pereire la construction de la ligne de Paris à Saint-Germain en Laye. Les principaux actionnaires sont les banquiers de Rothschild, d’Eichtal, Turnessen, Davillier, et Pereire lui-même, soit toute la puissance financière française. L’ingénieur Eugène Flachat (qui a sa rue dans le 17e arrondissement) dirigera les travaux.

« Banquiers, savants, et polytechniciens, apprentis de la finance et de l’industrie, font ainsi de la croissance industrielle un élan poétique, des chemins de fer, des instruments de civilisation, du crédit, une mission philanthropique, et de la France le lit nuptial de l’Orient et de l’Occident » écrit l’économiste Jacques Marseille (1945-2010) dans le livre « Le temps des chemins de fer en France » (Nathan, 1986) que nous avons écrit avec lui.

Cette puissance industrielle et économique fait qu’en 1837 la ligne est ouverte de Paris au Pecq et passe à Colombes, d’où se détachera la ligne de Rouen et du Havre. Le 9 mai 1843, la ligne est ouverte jusqu’à Rouen (Saint-Sever) sur 128 km, une distance jamais atteinte jusque-là par le chemin de fer en France, et le 22 mars 1847, la ligne atteint Le Havre, à 222 km de Paris, une distance qui, alors, apparaît comme à peine croyable pour l’opinion publique qui se demande si les locomotives « tiendront » sur un tel parcours. Elles tiendront, comme elles tiennent déjà au Royaume-Uni, et la grande aventure peut commencer.

Les locomotives « tiendront », déjà parce qu’elles sont fournies par les meilleurs constructeurs au monde qui, à l’époque, sont anglais, bien entendu.
Le bâtiment-voyageurs de la rue de Londres formant l’un des deux bâtiments de la gare de l’Europe. Il est dans le style dit « orangerie », très vitré et élégant, mais peu adapté aux fonctions d’une gare.
À gauche, le BV de la rue de Londres, et, à droite, dans la même gare et donnant sur les mêmes quais, le BV de la rue de Stockholm, formant tous les deux la gare dite de l’Europe. Cette gare ne durera que peu de temps, remplacée, vers 1842 ou 1843, par la gare de la rue Saint-Lazare, plus proche du centre de Paris.
L’emplacement exact de la toute première gare dite de l’Europe, entre les rues de Londres et de Stockholm, d’après un document d’époque, en 1837.

La gare Saint-Lazare : pas encore pour la banlieue qui court.

Pour une « cathédrale de l’humanité nouvelle », comme on appelle les gares lors de la naissance du chemin de fer, celle-là est réussie, car elle montre aujourd’hui que l’humanité nouvelle, ou non, croyante ou non, court à toutes jambes, et tôt le matin dans un sens, et tard le soir dans l’autre. C’est la gare de la banlieue, par vocation initiale avec son Paris-Saint Germain qui est la première ligne ouverte au service public des voyageurs en France dès 1837, et par la force des choses ensuite, puisque le réseau de l’Ouest et celui de l’État qui l’exploitent successivement sont les champions de la banlieue parisienne et du transport de masse des travailleurs à visière et manches de lustrine qui, chaque jour, vont et viennent entre leur petit pavillon loi Loucheur et leur bureau de … bureaucrate où une carrière bien ordonnée se construit jour après jour.

Comparaison entre les surfaces occupées par la gare primitive de l’Europe en 1837 et celle de la rue Saint-Lazare en 1867: en trente ans, la croissance est exceptionnelle.
La situation exacte avant les travaux de 1854: la gare s’est déjà étendue en direction du sud et touche la rue Saint-Lazare.
Après les travaux de 1854, la gare Saint-Lazare s’étend en direction de la rue de Rome.

La gare actuelle n’est pas du tout celle qui était la tête de la fameuse ligne Paris-Saint-Germain, inaugurée en 1837 et faisant d’elle le plus ancien « embarcadère » de Paris – ce terme désignant, à l’époque, une gare, car le chemin de fer est né de la batellerie. Mais cette toute première gare, dotée seulement de six voies à quai, est une gare provisoire qui regroupant la ligne de Saint-Germain et celle de Versailles, chacune ayant deux quais et deux voies.

A l’ouverture de la ligne de Rouen en 1843, il faut bien loger tant bien que mal cette compagnie de Rouen dans une gare non encore terminée, et celle-ci fait valoir ses droits par une action en justice pour obtenir un groupe de six voies indépendantes. La gare est profondément remaniée entre 1852 et 1854 pour loger la nouvelle compagnie de l’Ouest née de la fusion des six compagnies de Saint-Germain, Rouen, du Havre, de Cherbourg, et de l’Ouest primitif: on enlève 170 000 m³ de déblais pour agrandir la gare au détriment de la rue de Stockholm et au prix d’un second tunnel sous la place de l’Europe. La gare est, en ce milieu du XIXe siècle, la plus active du continent européen.

Train au départ de la gare Saint-Lazare, vu vers 1860. Les petites locomotives type 111 Buddicom des débuts tiennent encore le coup et totalisent des centaines de milliers de kilomètres.

La gare de Monet, ensuite.

À nouveau, entre 1862 et 1867, on entame d’autres travaux, cette fois pour occuper tout l’intervalle entre la rue d’Amsterdam et la rue de Rome qui a été percée en 1856. Le bâtiment se compose alors d’une simple façade et d’une verrière, et comporte douze voies à quai grâce à l’espace disponible d’une rue à l’autre, et c’est bien cette gare-là que peint Monet en 1876. On perce, à l’époque, un troisième tunnel sous les Batignolles pour le passage des voies de la ligne d’Auteuil et la place de l’Europe, avec ses tabliers métalliques enjambant les voies, prend son visage que nous connaissons actuellement.

La gare Saint-Lazare de 1838 à 1843.
La gare Saint-Lazare après les travaux de 1854.
La gare Saint-Lazare à l’époque de Claude Monet.
La gare Saint-Lazare en 1876, d’après le cours de chemins de fer de Sévène, École des Ponts et Chaussées.
Trains de banlieue avec voitures à impériale en gare Saint-Lazare vers 1885.
Locomotive type 030T pour trains de banlieue, surnommée « Boer », de 1892, vue vers 1910 dans la gare Saint-Lazare.
La gare Saint-Lazare à la fin de son évolution historique.
Trains des grandes lignes au départ de la gare Saint-Lazare dans les années 1930.
Dépliant SNCF à l’usage des voyageurs de la gare Saint-Lazare en 1938. Partie centrale de la gare.
Dépliant SNCF à l’usage des voyageurs de la gare Saint-Lazare en 1938. Partie est, rue d’Amsterdam et voies des arrivées.

Mais ce n’est pas fini: à partir de 1885 et jusqu’en 1889 une très importante reconstruction est entreprise pour donner les grands bâtiments actuels formant une immense façade unique allant de la cour du Havre à la cour de Rome et englobant l’hôtel Terminus. Le nombre des quais est passé de dix-neuf à vingt-cinq.

Vue aérienne de la gare Saint-Lazare en 1935.
Vue en élévation de la gare Saint-Lazare et de l’hôtel Terminus qui, hélas, cache une partie de la façade, ce qui indignait Charles Garnier, architecte de l’Opéra… Document datant des années 1910.

En 1907 un projet de gare souterraine est mis au point, mais, en fin de compte, la solution du report de l’excédent de trafic sur d’autres gares est retenue, du fait de la gêne créée par la vapeur dans une gare souterraine et de l’incommodité de l’exploitation d’une gare à deux niveaux. La gare reste donc dans un état définitif qui est celui d’aujourd’hui toujours.

Concrètement, il faudrait parler « des » gares Saint-Lazare, car « la » gare Saint-Lazare est bien née de la juxtaposition de six têtes de réseaux très différents ayant chacun leurs pratiques, et, aujourd’hui toujours, des différences de hauteurs de quais témoignent de ce passé: les voies dites du « Groupe II » aboutissent à Versailles et Marly et ont des quais hauts, par exemple, tandis que les voies dites du « Groupe III » aboutissent à Poissy et ont des quais bas. Il a donc toujours fallu prévoir des rames comportant un emmarchement adapté aux hauteurs des quais, et même les longueurs des voitures actuelles doivent être celles des anciennes rames État pour ne pas engager le gabarit en courbe, surtout avec les quais hauts.

Les rames de la banlieue Ouest, dites « Standard », de 1924, restent en service jusque durant les années 1980 et marquent durablement de leur rude empreinte la banlieue État.

La banlieue par excellence.

La banlieue dite Rive droite est l’objet d’une expansion sans précédent à partir des années 1920 et le réseau de l’État électrifie les lignes de banlieue en 1924 et met en service, en 1925, ses fameuses rames dites Standard, formées d’une automotrice et d’une remorque. Les remorques, dont la caisse est identique à celle des automotrices, possèdent une cabine de conduite d’extrémité, et le réseau de l’État combine à volonté autant d’ensembles automotrice+remorque pour former des trains modulables selon les variations quotidiennes du trafic. Construites de 1925 à 1930 pour former un parc homogène de 205 rames, les Standard durent jusque à l’apparition des Z-6400, soit un demi-siècle, presque, de service sans faille.

L’arrivée des rames bleues Z-6400, à partir de 1976 et aujourd’hui disparues, est précédée d’un très important travail de « réelectrification » de cette banlieue avec remplacement de l’ancien système à 3ᵉ rail latéral 600 v continu, peu performant et ne donnant que peu de puissance, par une caténaire 25 000 v monophasé de fréquence industrielle permettant une circulation rapide et des accélérations remarquables qui augmentent le débit des lignes.

Automotrices Z-6400 au départ, gare Saint-Lazare : déjà une vision d’un passé périmé.
Une Z-6400 aux approches de la gare Saint-Lazare dans la tranchée des Batignolles.

On imagine la difficulté des travaux, car il ne peut être question d’interrompre un seul instant un trafic de banlieue aussi intense: il faut donc faire coexister les deux systèmes pendant un temps transitoire. Mais aussi, pour l’électrification par caténaire, il faut dégager ce que l’on appelle le « gabarit électrification », c’est-à-dire surélever l’ensemble des ponts et passages supérieurs, mais aussi abaisser la plate-forme de la voie dans les tunnels.

Mille à la minute.

Elle a toujours été la gare la plus active de Paris, et elle l’est toujours avec environ 1400 trains par jour (contre 1100 pour la gare du Nord et environ 700 pour celle de l’Est, par exemple), et avec environ 460 000 voyageurs par jour (contre respectivement 380 000 et 213 000 pour les deux précédentes), et, aux heures de pointe, pas moins de 1000 voyageurs traversent la gare chaque minute.

Et pourtant cette gare qui semble tout avoir pour elle a un manque : c’est une gare sans TGV. Elle ne peut en espérer pour bientôt: c’est la gare des lignes courtes et denses, même pour les grandes lignes de Normandie dont elle est la tête. Cependant, elle a vu naître un train fabuleux qui préfigurait le TGV dès 1968-69: le très médiatique Turbotrain, avec sa grande vitesse d’alors et ses horaires serrés, réveillant la ligne de Caen et de Cherbourg et créant, sans aucune caténaire, le chemin de fer rapide et efficace d’aujourd’hui.

Turbotrain SNCF vu vers 1969, sur la ligne Paris-St-Lazare – Cherbourg.

Le pont de l’Europe: si l’Europe est déjà un pont…

Le site est grandiose. Les rues de Vienne, de Saint-Pétersbourg, de Constantinople, de Londres, de Madrid et de Liège convergent au-dessus des voies de la gare Saint-Lazare et demandent un pont en étoile à six branches pour se rencontrer en son centre. Depuis le pont, il est possible, sous tous les angles possibles, de contempler les mouvements des nombreux trains de la gare et de la tranchée des Batignolles.

C’est bien place de l’Europe, et non rue Saint-Lazare, que le premier « débarcadère » parisien est construit en 1837. Le « débarcadère » de l’Europe est bien une vraie gare construite en pierre et abondamment vitrée, façon « orangerie » de Versailles. Sa durée sera brève, car les frères Pereire, qui ont monté l’opération de la ligne de Saint-Germain, désirent, en bons promoteurs, de la tête de ligne soit le plus près possible du centre de la capitale, dans le quartier des affaires et des banques de la Madeleine. Le projet Madeleine, avec une gare sur un viaduc dans la rue Tronchet, échoue et laisse à une gare provisoirement installée rue Saint-Lazare de devenir la véritable tête de la ligne. Proche de la gare de l’Europe, disposant d’un site plus facilement exploitable, la gare Saint-Lazare éclipse rapidement celle de l’Europe.

Entre 1862 et 1867, les travaux reprennent de plus belle et la nouvelle gare Saint-Lazare comporte douze voies à quai grâce à l’espace disponible d’une rue à l’autre. La rue de Rome est percée en 1867 et inaugurée par pas moins de trois empereurs, s’il vous plaît: ceux d’Autriche, de Russie et de France. En même temps, on agrandit le site des voies pour permettre le passage de celles du chemin de fer de Ceinture. La place de l’Europe, alors, perd ses deux tunnels et devient un croisement de ponts avec ses tabliers métalliques enjambant les voies, et prend son visage que nous connaissons actuellement. On perce, à l’époque, un troisième tunnel sous les Batignolles pour le passage des voies de la ligne d’Auteuil qui se situent dans la gare, à l’extrême droite, vu du pont de l’Europe.

Le pont de l’Europe vers 1935. Pris en charge par une « Pacific » État, une des meilleures locomotives françaises, rebrousse pour aller « faire » un train de voyageurs : après le départ, et une fois le pont de l’Europe franchi de nouveau, la tranchée des Batignolles sera à quelques tours de roues et à quelques coups d’échappement.
La tranchée des Batignolles actuellement. Peu de gens savent que la ligne de métro N°2, en passant par-dessus les voies SNCF, reste quand même dans un tunnel, réalisant peut-être le seul cas de « tunnel aérien » au monde, creusé dans … rien !

Enfin, à partir de 1885 et jusqu’en 1889, la gare est reconstruite entièrement et comporte 25 quais (16 banlieue + 9 grandes lignes) et 7 voies de service. Le quartier de l’Europe conserve son aspect.

La valse des noms de rue autour du pont de l’Europe.

L’ensemble des rues du quartier a des noms de villes européennes, ceci, sans doute, sous l’influence des idées très progressistes des deux promoteurs, Sylvain Mignon et Jonas Hagerman, qui ont fait fortune dans des échanges financiers avec les places européennes, dans l’exportation et l’importation, dans des spéculations internationales de toutes sortes… Bref, voilà qu’apparaissent déjà, au début du XIXe siècle, ces « businessmen » accomplis, modernes, à qui il ne manque que des horaires d’avion et un téléphone portable!

En attendant l’âge d’or de Wallstreet et du CAC 40, Mignon et Hagerman ont baptisé rue de Berlin l’une des six voies d’accès à la place de l’Europe. Il va sans dire que, en 1870, cet esprit européen est jugé quelque peu excessif et déplacé par une opinion publique pour qui le casque à pointe prussien n’est pas vraiment un symbole de douceur de vivre et de sentiments tendres. La rue est débaptisée au profit de nos amis et alliés belges et devient la rue de Liège qu’elle est toujours. Notons, au passage, qu’il en est de même pour la rue d’Allemagne et la station de métro Allemagne (19ᵉ arrondissement) qui, pendant la Première Guerre mondiale, vaudront à Jean Jaurès d’avoir, post mortem, son avenue et sa station de métro.

De même, pour en revenir au quartier de l’Europe, la rue de Saint-Pétersbourg, qui débouche aussi sur le pont de l’Europe, prend le nom de rue de Leningrad au lendemain de la Première Guerre mondiale: il ne faut pas vexer nos amis soviétiques, même si l’emprunt russe laisse un arrière-goût amer. Mais au début des années 1990, le communisme et l’URSS semblent suffisamment morts pour que la rue retrouve son Saint-Pétersbourg originel. Ne riez pas: on ne sait jamais: est-ce que la mairie de Paris, toujours soucieuse d’économies et de rationalité, a bien conservé les plaques Leningrad au cas où, en Russie, il se produirait un revirement dont les slaves ont le secret.

Le pont Cardinet.

Ce bel observatoire ferroviaire permettant de voir les trains partant de la gare de Saint-Lazare prendre de la vitesse et ceux qui arrivent en train de ralentir est, pour l’amateur de chemins de fer, à la fois le terme d’une promenade le long de la célèbre tranchée des Batignolles et le commencement de la longue excursion pédestre le long de la ligne d’Auteuil.

On se demande, quand on n’est pas du quartier, ce que peut bien faire une gare dans cet endroit et si les gens du quartier, eux, ne se posent pas de questions, il est vrai que cette gare intrigue : est-elle plutôt une modeste station urbaine formant une avant-gare pour Saint-Lazare et permettant à des banlieusards travaillant dans le quartier de descendre quelques centaines de mètres plus tôt, ou est-elle une station de correspondance uniquement établie pour la ligne d’Auteuil qui, manifestement, n’a jamais trouvé de place dans la tranchée des Batignolles pour parvenir jusqu’à la gare Saint-Lazare ?

Rame Standard Etat à la station du Pont-Cardinet, au départ pour Auteuil. Années 1980.

L’État est généreux.

Il ne s’agit pas de l’État français (dont nous n’oserions mettre en doute les qualités), mais du réseau de l’État qui a racheté, en 1909, la compagnie de l’ouest et qui règne désormais sur la banlieue ouest, la Normandie et la Bretagne – outre ses Charentes et sa Vendée d’origine. Misant avec beaucoup de pertinence sur le développement du trafic de la banlieue, le réseau de l’État développe, à partir des années 1920 surtout, ses services et il multiplie les trains et les gares.

Le 15 mai 1922, l’État inaugure sa nouvelle gare du Pont Cardinet. Le bâtiment, très agréablement dessiné et selon le goût du jour, est de dimensions modestes: 16,80 × 22,30 m. Il est construit avec des matériaux légers sur une plate-forme métallique enrobée de ciment et établie en élargissement du pont lui-même: sage précaution que de faire léger, vu la situation haut perchée du bâtiment…

Ancien bâtiment-voyageurs de la station Pont Cardinet.
Nouveau bâtiment-voyageurs de la station Pont Cardinet, 1922. Il est situé de l’autre côté du pont par rapport à l’ancien.

La façade donnant sur le boulevard Pereire est en retrait pour donner de l’espace à une petite plate-forme d’accès de 120 m². La façade donnant sur le pont est dans l’alignement des grilles du pont. La passerelle d’accès au boulevard Pereire est prolongée sur une longueur de 11 m pour desservir, au moyen d’escaliers, les quais de la banlieue établis en contrebas. Le bureau du chef de gare est établi sur la passerelle pour lui permettre d’exercer une surveillance active, et c’est une modeste construction en bois… et le chauffage central n’est que promis, d’après l’article de la Revue générale des chemins de fer décrivant le bâtiment à l’époque.

L’utilité de la gare du Pont Cardinet.

Quand on quitte le bâtiment pour accéder à la passerelle, on trouve d’abord devant soi les deux voies de la ligne d’Auteuil occupant la partie gauche du site, puis les voies de la ligne de Versailles, puis celles de Saint Germain, et, enfin, à l’extrême droite en direction des voies grandes lignes, les voies de la ligne d’Argenteuil.

Il s’agit donc bien d’une station urbaine pour lignes de banlieue et non d’une véritable gare dans la mesure où les trains grandes lignes l’ignorent et où elle ne comporte aucune des installations qu’offre une véritable gare (voies de garage, service des marchandises, etc). Les voyageurs l’empruntant sont soit des personnes domiciliées en banlieue et travaillant dans le quartier, soit des voyageurs habitant le quartier et se rendant à la gare Saint-Lazare pour prendre un train grandes lignes. Un des services caractéristiques de la gare est la correspondance assurée entre les trains de banlieue Saint-Lazare-Versailles R.D. et la ligne d’Auteuil desservant certains quartiers du XVII et du XVIe arrondissements.

La ligne d’Auteuil: un reste de Ceinture regretté.

C’est un peu comme un dernier privilège concédé aux beaux quartiers de la capitale, celui de l’oubli, de la part des bétonneurs, d’un petit train presque rural, desservant, entre des talus à la végétation incontrôlée, des avenues bien fréquentées et tranquilles où l’on pouvait jouer, enfant sans faire de mauvaises rencontres et tout en admirant les voitures remplies de voyageurs aimables. Et dire que cette situation intolérable a duré jusqu’en 1985 ! Et pourtant, dès 1977, on envisage d’y mettre fin dans le cadre du projet de la liaison Vallée de Montmorency-Invalides (VMI), une branche de la ligne C du RER.

Souvent appelé « ligne d’Auteuil », le train partait de la station Pont Cardinet. La vraie origine ou destination du voyage était, bien sûr, la gare Saint-Lazare, c’est-à-dire le centre de Paris pour cette ligne desservant des quartiers dont l’excentrement était, en quelque sorte, un privilège. Cette particularité donnait au voyage l’agrément d’un changement de train à Pont Cardinet, avec une attente sur le quai et une passionnante vision de trains grandes lignes ou de banlieue prenant de la vitesse et franchissant la station Pont Cardinet à vive allure: bref, on avait, pour le prix d’un simple billet de métro, un vrai voyage… L’autre bout de la ligne était la station de la Porte d’Auteuil, mais l’on sentait bien que la ligne avait dû, jadis, aller bien plus loin et que les voies avaient été brusquement interrompues, l’extrémité des rails pointant vers l’horizon par-dessus la place de la porte d’Auteuil.

Ceux qui, à l’époque, s’intéressaient aux chemins de fer savaient que ce train était, en fait, le dernier reste du chemin de fer de Ceinture et que, s’il avait continué sa route au-delà de la station de la Porte d’Auteuil, il se fut immédiatement engagé sur un interminable viaduc le menant par-dessus la Seine jusque dans le 15e arrondissement, puis aurait continué sa route par un glorieux tour de Paris.

Mais en 1934, le service voyageurs de la Ceinture est suspendu pour être remplacé par une ligne d’autobus, le PC. – à l’exception toutefois du tronçon entre Pont-Cardinet et Porte d’Auteuil. Quelques autres tronçons sont conservés pour un service marchandises ou le transit de rames voyageurs entre les gares du Nord et de Lyon et d’Austerlitz. Le dernier train de marchandises circule sur la Ceinture en 1993 entre Bercy et la Porte d’Aubervilliers.

La compagnie de l’État, créée par le rachat, entre 1878 et 1909, de réseaux déficitaires situés de l’ouest de la France, se retrouve à la tête du réseau de la banlieue ouest de Paris, desservie par les lignes partant principalement de la gare St-Lazare, de la gare des Invalides, mais aussi de Montparnasse. Le développement de la banlieue St-Lazare est prodigieux à la Belle Époque et, dès les années 20, la gare parisienne bat des records mondiaux d’affluence. Le réseau de l’État met en œuvre une politique exemplaire d’électrification de ces lignes desservies, alors, par des automotrices. Les autres réseaux français restent en retard en utilisant encore, dans des gares enfumées, des locomotives à vapeur et des rames de voitures à portières multiples, tandis que vont et viennent ces rames efficaces et performantes.

Le développement de la banlieue dite « rive droite », au départ de Saint-Lazare, demande, au début des années 20, de nouvelles automotrices qui prendront le nom de Standard. La caisse, très robuste et faite dans un acier épais et lourd, copieusement rivetée, utilise la technique de la « caisse-poutre » indéformable et, donc, se passe de châssis. Chaque rame est formée d’une automotrice et d’une remorque indissociables (sauf en atelier). Les remorques, dont la caisse est identique à celle des automotrices, possèdent une cabine de conduite d’extrémité, et le réseau de l’État combine à volonté autant d’ensembles automotrice et remorque pour former des trains modulables selon les heures de pointe ou les heures creuses. Construites jusqu’en 1930 pour former un parc homogène de 205 rames, les Standard durent jusqu’en 1985, effectuant leurs derniers tours de roues sur la ligne d’Auteuil. Leur livrée vert sombre et leurs rivets innombrables restent encore présents dans les souvenirs.

Promenade le long de la ligne d’Auteuil: la ligne des boulevards bien fréquentés.

Aujourd’hui, on peut partir de la station Pont Cardinet, et emprunter l’un des deux boulevards Pereire (nord, ou sud) jusqu’à la place du même nom, en suivant la courbe à grand rayon que le site urbain imposait à la ligne: elle est désaffectée, laissant voir les caténaires correspondant à la dernière navette SNCF Pereire-Cardinet. Peu avant la station Pereire-Levallois, les voies sont neutralisées et le site est envahi par la dalle couvrant les voies du RER et la station. À partir d’ici, il est intéressant de prendre le RER qui emprunte l’ancienne ligne d’Auteuil et laisse voir, dans les stations et les tunnels, les murs de soutènement anciens.

Avant la création de cette branche du RER sur ce site en 1988, la ligne d’Auteuil comprenait quatre voies à partir du raccordement précédant la station Pereire-Levallois: deux au centre formant la ligne d’Auteuil proprement dite et une isolée de chaque côté au pied des murs de soutènement formant la ligne Courcelles-Champ de Mars. La ligne conservait ensuite cette disposition avec des stations à cheval sur les voies: Pereire-Levallois, Neuilly-Porte Maillot, Ave Foch, Ave Henri Martin (ex-Avenue du Trocadéro). Ces très jolies stations sont rénovées et desservies par le RER: songeons que, sans le RER, ces stations seraient aujourd’hui en ruines ou affectées à d’autres usages: vive le RER, donc !.

Poursuivons notre promenade avec lui. Après le boulevard Pereire, nous suivons, en RER donc, les boulevards de l’amiral Bruix, Flandrin, puis Émile Augier (dernière partie, jadis, du tronçon à quatre voies) en passant par les stations Porte Maillot, Ave Foch, et Ave Henri Martin. Auparavant, la ligne d’Auteuil se séparait de celle du Champ de Mars après la station Ave Henri Martin. Cette dernière ligne gagnait le Champ de Mars par le XVIe arrondissement et la station Boulainvilliers. À la station Henri Martin, nous pouvons soit rester dans le train et continuer sur Boulainvilliers jusqu’à Invalides, soit poursuivre notre promenade le long de la ligne d’Auteuil: dans ce dernier cas, il faut descendre à Henri Martin et retrouver le boulevard Émile Augier.

Après la station de Passy, toujours boulevard Émile Augier, la ligne d’Auteuil se retrouvait à l’air libre, et avec deux voies. Elle poursuivait son parcours par le boulevard Beauséjour, puis le boulevard de Montmorency que nous suivons jusqu’à la station Auteuil-Boulogne. Cette station était le terminus de la ligne des années 1935 à 1980, mais tout montre que la ligne, originellement, continuait son parcours par le boulevard Exelmans dont elle occupait le centre sur un très long viaduc qui se prolongeait, par-dessus la Seine, jusqu’au quai militaire de Grenelle pour faire le tour de Paris par le sud.

A qui profitait cette ligne ?

Qui prenait cette ligne d’Auteuil ? Pendant un demi siècle, les rames Standard, réduites à leur plus simple composition (une motrice et sa remorque), roulent inlassablement sur ce moignon de Ceinture entre Pont Cardinet et Auteuil-Boulogne, prenant leur courant par le 3e rail conducteur, faisant entendre un grognement de transmission et un roulement qui finissent par accuser leur âge.

Entre des talus proprets ou envahis par une végétation très campagnarde, longeant des avenues impeccablement entretenues, frôlant de mystérieux murs de soutènement à arcades qui semblent annoncer l’enfer promis aux enfants qui se tiennent mal à table, laissant voir des aperçus prometteurs sur de coquets salons de thé ou des pâtisseries aux tons pastel, les rames Standard transportaient aux heures de pointe de sages bureaucrates se rendant dans la tourmente parisienne, et aux heures creuses les « nurses » accompagnant les enfants dans un cours privé chic ou de sages mamans allant faire leurs courses dans les grands magasins. Peu chargée, la ligne était tranquille, lente, et demandait beaucoup de temps si on comparait ses modestes performances à celles du métro, mais elle évitait la promiscuité et la foule à des gens pour qui le temps n’était pas de l’argent puisqu’ils en avaient déjà, et qui vivaient dans un autre monde.

Ouverte en 1988-1989, la branche de la ligne C du RER met fin à l’existence de celle d’Auteuil en reprenant, pour la traversée du nord-ouest de Paris, le site de l’ancienne ligne de Courcelles au Champ de Mars. Le RER reprend à son compte le tronçon de la ligne d’Auteuil situé entre les stations de l’Ave Henri Martin et Pereire, inscrivant à son profit les stations intermédiaires de l’Ave Foch et de la Porte Maillot. Tandis que la section Ave Henri Martin – Auteuil est neutralisée, la section Pont-Cardinet – Pereire reste desservie par une navette ferroviaire jusqu’en juillet 1996, et aujourd’hui la navette est assurée par un autobus.

Les Batignolles : un grand dépôt dans Paris même.

Ce fut un magnifique et grand site ferroviaire de Paris, et il se trouvait à l’extrémité de la fameuse tranchée des Batignolles, elle-même bordée par des rues surplombantes qui donnaient une vue plongeante sur des mouvements de trains d’une densité et d’une variété incroyables. La tranchée existe toujours et elle est toujours aussi active, mais, malheureusement, le dépôt qui la prolongeait, dans la « plaine » du XVIIe arrondissement, a disparu.

En 1966, les bulldozers s’emparent du site du dépôt des Batignolles, et c’est la consternation dans le monde des cheminots et des amateurs de chemins de fer. Aujourd’hui encore, on voit passer, devant le N° 118 de la rue de Saussure qui était l’entrée du dépôt, des hommes au cœur lourd et qui se souviennent du passé, rodant comme des âmes en peine, entendant presque, dans leurs songes, les rauques coups d’échappement des locomotives à vapeur. Enfin… quasiment.

Les débuts glorieux, pourtant, des Batignolles.

Quand la ligne de Paris à Rouen est inaugurée, et quand c’est la naissance de la grande artère Paris-Le Havre, la conséquence immédiate est la présence, dorénavant, de la « grande traction » au départ de la gare Saint-Lazare, jusque-là spécialisée dans le trafic de la banlieue en direction de Saint-Germain et de Versailles.

Si un dépôt primitif est installé dans la première gare Saint-Lazare, il faut rapidement « émigrer » en direction de quartiers moins encombrés, et le site des Batignolles est ouvert vers la fin du XIXe siècle, au-delà de l’avant-gare de Saint-Lazare, et au-delà des tunnels donnant un étroit passage à quatre voies sous les Batignolles, et formant un site toujours très encombré.

Le site des Batignolles, d’après un très rare plan datant de 1843. Les tout premiers bâtiments sont vus en élévation. Collection Jules Petiet.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le dépôt connaît un âge d’or avec plus de 50 locomotives type Pacific 231-D ou G qui y sont « pensionnaires », ou avec environ 45 locomotives-tender type 141, et 35 locomotives-tender de manœuvres type 040-TA ou 040-TX, plus quelques 030-C et 050-TX.

Le dépôt des Batignolles vu dans les années 1920, depuis le raccordement avec la Ceinture.

Le dépôt occupe pleinement l’ensemble du site que l’on peut voir sur le plan ci-contre. À l’est, c’est la direction de Paris avec le pont de la rue Cardinet et sa petite station – petite par les dimensions, mais considérable par son trafic. Les voies de la ligne d’Auteuil se détachent du faisceau principal et partent vers sud-ouest, longeant le boulevard Pereire. Puis, en se dirigeant vers l’ouest en direction de la province et de Mantes, ce sont les grands ateliers du dépôt (atelier de montage, chaudronnerie, entretien courant, machines-outils, magasins) bordés au sud-ouest, le long de la rue de Saussure, par les petits bâtiments abritant la cantine, les vestiaires, le cabinet médical.

Au-delà du boulevard Berthier, se trouve le site des combustibles avec son toboggan et son parc à charbons placés tout contre le boulevard du Fort de Vaux qu’ils dominent de toute leur hauteur. Deux ponts tournants équipent le site, l’un étant placé en impasse à l’extrémité du toboggan. De l’autre côté du faisceau des voies principales, c’est la gare de marchandises des Batignolles.

Plan général du site des Batignolles en 1908.
La gare des marchandises des Batignolles en 1876. Elle est de l’autre coté des voies, par rapport au dépôt.
Document Revue Générale des Chemins de Fer.
Le dépôt vers 1930.
Une autre vue du dépôt à la même époque. Au centre: une « Pacific » État, locomotive pour trains rapides sur les grandes lignes.
L’évolution du plan de voies entre la gare Saint-Lazare, les Batignolles, et la proche banlieue entre 1843 et 1938.
La tranchée des Batignolles en 1965: les magnifiques « Pacific » à vapeur État finissent leur carrière glorieuse, chassées par les BB-67000 diesel, qui elles, seront chassées à leur tout par l’électrification dès 1967.
Au deuxième plan: une puissante « Mountain » État en attente-départ devant la tranchée des Batignolles en tète d’un rapide lourd. Au-dessus: la halle à marchandises, ex-garage Citroën et future cantine des cadres SNCF.

Que reste-t-il aujourd’hui de ce grand dépôt?

La partie du site située entre le boulevard Berthier et le boulevard du Fort-de-Vaux (longeant le périphérique) est la seule à être conservée lors des démolitions de années 1960, ceci pour devenir un relais traction pour locomotives diesel. Moyennant ce nouveau rôle, elle perd ses (magnifiques) installations vapeur, avec la « casse » du toboggan à charbon et celle du grand parc à combustibles avec son portique transbordeur. Le reste du site, notamment la partie triangulaire située entre le boulevard Berthier, le pont Cardinet et la rue de Saussure, est vidé de toutes ses installations et cédé à la ville de Paris qui en a fait une zone constructible. Le mieux reste à craindre, et le pire reste à fuir.

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