La « Boîte à Sel » du Paris-Orléans est un obscur tracteur électrique qui achemine très lentement les trains grandes lignes entre les gares d’Orsay et d’Austerlitz, dans un tunnel à qui la traction vapeur est interdite pour ne pas enfumer les équipes de conduite et les voyageurs comme des harengs. Les locomotives à vapeur les prennent ensuite en charge pour le parcours grandes lignes jusqu’à Bordeaux ou Toulouse. En sens inverse, le même relais est effectué à Austerlitz, où les locomotives à vapeur abandonnent leur train à une “Boîte à Sel” qui termine le trajet jusqu’à la gare d’Orsay.
Pourquoi est-ce que Märklin, Bing, puis JEP en ont fait une incontournable vedette très médiatique et bien placée au « top » du « hit parade » mondial des années 1900 à 1920 ? Le mystère reste entier pour cette locomotive aujourd’hui très connue des collectionneurs de trains-jouets anciens, mais qui, dans la réalité, est loin, très loin d’avoir marqué son époque.

La « boîte à sel » : curiosité ambulante et indémodable.
« Boîte à sel » ? Cette locomotive doit ce surnom à ses capots inclinés, qui ressemblent aux boîtes à sel murales des cuisines de nos grand-mères, ces boîtes toujours accrochées au mur non loin du fourneau, et dont le couvercle est incliné vers l’utilisateur. Quant à la locomotive, on la retrouve sur plusieurs réseaux américains ou européens, souvent sur des lignes urbaines ou de métro, mais parfois aussi sur des lignes secondaires ou de montagne. Mais pourquoi un tel engouement ? Uniquement une affaire de mode ?
On en a vu un peu partout dans le monde. D’où vient-elle, cette « Boîte à Sel » ? Des USA, d’après un habitué britannique de ce site web (Kevin Payne) : elle est née sur la ligne de la 34e rue de l’ “Elevated” de New-York, en 1887, conçue par Edison et Field, pour faire des essais de traction électrique, et avec une disposition à un bogie moteur (à bielles) et un bogie porteur. Elle n’aura pas de descendance directe, mais on verra sa forme de caisse reprise comme petit locotracteur à batteries, sur les voies d’embranchements industriels ou de halage des canaux, ou de carrières diverses, ou même pour l’armée, souvent en voie de 60 ou métrique, puis ensuite à voie normale, composée d’un court châssis à deux essieux, d’une cabine centrale permettant la vue et la marche dans les deux sens, et de capots recevant l’appareillage ou les batteries, et dont la forme inclinée permet de voir sur la voie jusqu’au plus près de la locomotive. Elle a pu exister ainsi, en traction électrique ou diesel, ou même à essence, depuis la fin du XIXe siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Bref, une locomotive indémodable et un genre obligé pour beaucoup de réseaux. Il n’y a pas de voie abandonnée, près d’une usine ou d’un dépôt, ou ne rouille aujourd’hui une « boîte à sel »…

C’est bien aux États-Unis, peu après 1890, que les ancêtres des « boîtes à sel » naissent sur des lignes urbaines ou industrielles, comme le Buffalo & Lockport Railway en 1898, avec une BB qui inspirera bien des machines françaises ou anglaises. La locomotive électrique permet la bidirectionnalité, chose que la locomotive à vapeur rend difficile avec son foyer à l’arrière et son tender. Mais disposer deux cabines de conduite, une pour chaque sens, est une solution coûteuse, et tant que les locomotives électriques restent de modestes engins pour usages spéciaux (manœuvres, parcours en tunnel, etc.), les ingénieurs prévoient une seule cabine centrale. Pour éviter une gêne visuelle, il faut donc abaisser au maximum les capots extérieurs et leur donner une forme en pente épousant la limite du champ de vision obtenu depuis la cabine : le conducteur peut ainsi voir jusqu’à un point très rapproché de la locomotive, notamment les hommes d’équipe au sol attelant ou dételant les wagons.

Les « boîte à sel » doubles du Baltimore & Ohio.
Ces locomotives sont mises en service pour la traction des trains lourds sur une courte section de 6000 m comprenant un tunnel de 2200 m, le tout situé au cœur de la ville. Comme à Paris, il n’est pas question de laisser des locomotives à vapeur enfumer toute la ville et le tunnel, et le réseau du Baltimore & Ohio fait électrifier la courte section avec un véritable rail aérien rigide et engage des locomotives électriques du type BB, ou plutôt du type B+B, car chaque locomotive est formée de deux locomotives à deux essieux, attelées en locomotives doubles, pesant au total 87 tonnes. Les deux essieux de chaque locomotive sont pourvus d’un moteur à six pôles du type dit « gearless », dont l’induit est monté directement sur un arbre creux, monté fou sur l’essieu, et agissant sur les rayons des roues par l’intermédiaire de plaques en caoutchouc. C’est déjà le schéma de base de toutes les transmissions élastiques des locomotives à venir, à ceci près qu’il faudra ajouter une démultiplication par engrenages. Les quatre moteurs sont spécialement étudiés pour la traction de rames lourdes. Leur puissance continue est de 140 kW sous 600 V, pouvant atteindre 190 kW pendant une heure, soit respectivement 560 kW et 760 kW pour la locomotive entière, avec un effort à la jante de 22 tonnes. L’appareillage de ces « boîte à sel » est de la plus pure tradition tramway, c’est-à-dire avec un réglage de tension par des rupteurs et des prises sur des résistances, la manivelle du contrôleur étant, ici, remplacée en l’occurrence par une énorme barre à roue de navire !…
Pour la première fois sur une locomotive aussi lourde et en voie normale, les ingénieurs ont recours à un couplage des moteurs en série au démarrage, puis en série-parallèle. Les performances sont étonnantes, avec la remorque d’un train de 2300 tonnes à 16 km/h, ou encore un train de 1900 tonnes accéléré en rampe de 8 pour mille jusqu’à une vitesse de 20 km/h, ou un train de 500 tonnes remorqué à 56 km/h. Certaines locomotives ont atteint 100 km/h en roulant « haut-le-pied » dans le tunnel.

Les «boîtes à sel» françaises.
La compagnie du Paris-Orléans engage, en 1900, sur sa courte ligne en tunnel reliant les gares d’Orsay et d’Austerlitz, à Paris, une petite série de huit locomotives rapidement surnommées « Boites à Sel ». Terminus des grandes lignes du sud-ouest de la France, la gare d’Austerlitz est jugée trop excentrée (et trop laide !) par les Parisiens, et la compagnie décide d’assurer les départs et les arrivées de ses trains dans la gare plus prestigieuse d’Orsay. Longeant la Seine sous les quais, la ligne de 4200 m est en tunnel, avec des rampes de 11 %, et les locomotives à vapeur ne peuvent y circuler ou y stationner longuement : la fumée gêne les équipes de conduite et les voyageurs. Ces huit tracteurs électriques prennent le relais des locomotives à vapeur en gare d’Austerlitz et assurent à basse vitesse le parcours dans le tunnel et l’arrivée en gare d’Orsay, et vice versa. Elles remorquent, à 30 km/h, des trains de 300 t. Leur puissance est de 740 kW. Leur succès immense dans le monde des trains-jouets leur vaudra une certaine immortalité… inexplicable.


Les machines anglaises : une étonnante variété.
À la même époque, le Central London Railway, qui exploite, en 600 V, sous Londres, des lignes de métro au gabarit entièrement circulaire (le « tube »), met en service des locomotives BB à cabine centrale et capots inclinés. Ces locomotives sont très surbaissées pour pouvoir pénétrer dans le « tube », et l’accès est difficile, le conducteur devant descendre et aller se glisser entre les longerons du châssis après avoir pénétré par une minuscule porte latérale située à mi-hauteur Elles remorquent des rames de voitures à voyageurs, elles aussi à gabarit circulaire.
Mais, en 1904, le North Eastern Railway électrifie sous 600 V son réseau de banlieue de la Tyne, autour de Newcastle, et engage des « boîtes à sel » pour la traction des trains de marchandises entre le port et la ville sur une courte ligne en tunnel. Le tout reste en service jusqu’en 1965. Il est intéressant de signaler un essai de haute tension du North Eastern qui a lieu en 1914 et 1915, en passant du 600 au 1 500 V continu, tension appliquée à la ligne minière de Shildon à Newport. Les dix locomotives BB à capots et grande cabine de conduite centrale sont dues à l’ingénieur Raven, et sont construites aux ateliers que le réseau possède à Darlington, un site ferroviaire célèbre depuis 1825… Elles comportent des moteurs Siemens et un appareillage Dick-Kerr et resteront en service jusqu’à ce qu’elles soient mises à la ferraille vers 1950 alors qu’elles donnaient satisfaction.
Non loin de là, le réseau du Lancashire and Yorkshire, fait des essais à haute tension entre 1912 et 1915, entre Bury et Holcombe Brook, avec une locomotive « boîte à sel » de type 1B1 circulant aussi bien sous caténaires qu’avec troisième rail. Assez élégante et fort bien dessinée avec sa cabine centrale panoramique et arrondie, elle est réalisée par Hughes et Dick Kerr, sur un châssis récupéré à partir d’une locomotive du type 121 vapeur. Elle est équipée de deux faux essieux entrainés chacun par deux moteurs de traction. L’ensemble des quatre moteurs est couplé mécaniquement par des bielles. La marche en série permet d’accepter une tension atteignant jusqu’à 2400 ou 3600 V sous ligne aérienne. La locomotive disparaît en 1922.

Les allemandes : elles durent le plus longtemps en service.
Il est peu connu que, avant le grand record allemand de 1903 entre Marienfelde et Zossen à 210 km/h réalisé avec une automotrice AEG, il y eut des essais, avec le même système triphasé à nappe de fils verticale, mais en utilisant une petite locomotive à deux essieux Siemens construite en 1898 et dont la caisse était transformée pour avoir une cabine unique centrale et des capots en « boîte à sel ». Cette machine servit à tester la tension de 10 000 V et pouvait rouler à 60 km/h. Une telle tension conduisit les ingénieurs à isoler, prudemment, les marchepieds et les mains montoirs de la locomotive ! …. En 1906, Siemens et BBC construisent des locomotives à deux essieux pour la ligne bavaroise Murnau-Oberammergau, électrifiée en 5500 V 15 Hz, puis 5500 V 16 Hz, et enfin 15000V 162/3 Hz en 1931. Très populaires, ces locomotives inaugurent la traction à fréquence spéciale allemande et forment la série E 69 de la DB et l’une d’elles est encore conservée près de la gare de Munich.

Jouets : Märklin ouvre le feu.
Une vingtaine d’années après l’apparition des vraies locomotives en France, la firme allemande Märklin décide de les reproduire en jouet entre 1919 et 1929. Mue par la volonté de reconquérir le marché français au lendemain de la Première Guerre mondiale, la firme allemande choisit une locomotive « bien de chez nous », facile à reproduire, et ayant le charme alors nouveau de la locomotive de type électrique. Le modèle existe en version à 4 roues ou à 8 roues (bogies).
Le modèle bas de gamme Märklin à 4 roues ignore que la vraie locomotive est une BB. Il apparaît au catalogue de 1919 pour les écartements « 0 » (longueur : 19,5 cm) et « 1 » (longueur : 27 cm), ceci aussi bien en version mécanique ou électrique. Le modèle est vert sombre et noir, et la version électrique comporte des ampoules avant et arrière. Conformément à la réalité, le toit de la cabine reproduit le minuscule « frotteur de toiture » servant à capter le courant traction dans le tunnel qui est électrifié avec un “rail aérien” et non un fil.
Le modèle à bogies Märklin est le plus beau, reproduisant avec assez d’exactitude la vraie Boîte à sel. Il apparaît aussi sur le catalogue 1919 pour les écartements « 0 » (longueur : 26,5 cm) et « 1 » (longueur :ngueur: 37,5 cm) mais seulement en version électrique avec inversion automatique du sens de marche. La décoration est la même que celle du modèle à 4 roues, vert sombre et noir, avec le « frotteur de toiture »rouge vif, et les ampoules avant et arrière. En écartement « I », le modèle est le plus recherché de la part des collectionneurs actuels qui peuvent payer plus de 20 000 FF pour l’obtenir.



Les modèles Bing: moins connus, mais non dénués de charme.
La grande firme allemande inscrit à son catalogue des « Boîte à sel » dès le début du siècle, mais ces modèles ne sont pas inspirées de celles du PO. Il s’agit de reproductions des nombreux types, proches certes, circulant aux Etats-Unis à Baltimore ou sur le réseau souterrain de Londres.


Non : Hornby n’a jamais fait de « Boîte à sel » !
Beaucoup de collectionneurs appellent « Boîte à sel » la locomotive de type électrique produite par Hornby à partir de 1935, et se voulant alors une locomotive du PO sur les catalogues. Cette locomotive est directement inspirée d’un prototype de type 2BB2 du PLM datant de 1925. Comportant bien de très petits coffres à appareillages aux extrémités, bien reproduits par Hornby, cette locomotive n’est pas une « Boîte à sel » dont elle n’a nullement les capots. Hornby baptisera sa locomotive « type PO » car le PLM abandonnera sa 2BB2, tandis que les 2D2 du PO devinrent rapidement très célèbres. Hornby se raccrocha alors à ce qui, commercialement, pouvait être le plus vendeur.

Non, LR, non plus, n’a jamais fait de “Boîte à Sel” !
Les fabricants de trains-jouets, tout comme les collectionneurs actuels d’ailleurs, aiment bien entretenir la confusion. Les fabricants, constatant qu’un modèle produit par un concurrent a du succès, utilisent la technique du coucou et viennent faire leur nid médiatique dans celui du concurrent en volant le nom (réel) du modèle et en l’appliquant directement sur leur propre modèle, même s’il n’y a aucune ressemblance précise. Ainsi le modèle LR, que la marque a honnêtement baptisé “Montagnarde” vu son air un peu suisse avec ses deux capots et sa cabine de conduite centrale, deviendra rapidement, du moins dans les esprits des enfants de l’époque et des collectionneurs actuels, une “Boîte à Sel”.


Le modèle JEP : la réplique à Märklin.
Le très patriotique Cyrille Bonnet qui dirige JEP ne veut nullement laisser le marché français entre les mains d’un fabricant étranger, et lance une « Boîte à sel » en 1925. La lithographie est superbe, mais, hélas, cédera la place à un modèle simplement peint à partir de 1933-1934. D’excellente qualité mécanique, la locomotive roule très bien, mais souffrira toujours d’un grave handicap : elle n’a que 4 roues au lieu d’être une vraie BB. Sa carrière se termine discrètement en 1937.


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