Le canal de Panama n’a pas toujours existé, et, longtemps, on a cru qu’une telle entreprise dépassait les forces et les techniques humaines. C’est pourquoi les ingénieurs ont d’abord construit une ligne de chemin de fer reliant les deux océans, l’Atlantique et le Pacifique, profitant de la faible distance d’environ 80 km séparant les deux océans au niveau de l’isthme.

Situons le problème qui est d’abord un problème nord-américain concernant surtout les immigrants et la conquête de l’ouest, et aussi un problème de navigation mondiale pour passer d’un océan à l’autre. Un navire allant de New York à San Francisco doit, tant que le canal n’existe pas, faire un trajet de 22500 km en contournant l’Amérique du Sud, et le passage par le canal de Panama réduira ce trajet à 9500 km. Le trajet direct 5000 km environ que font les millions de pionniers et d’immigrés américains partant de Philadelphie ou New-York pour gagner la Californie demande 6 mois par la voie de terre, au lent pas des bœufs tirant un « waggon » dans lequel la famille s’entasse et avec des morts en cours de route notamment par la maladie ou les attaques des bandits (pas toujours Indiens). Les tombes jalonnent la piste, on enterre, on retire son chapeau pour prier, et on repart : “Go west, man !”
Mais à partir de 1869, la ligne de chemin de fer du Transcontinental réduit le trajet à 8 jours, et en toute sécurité. Le premier problème, purement américain commence à se résoudre grâce au chemin de fer.
Pour le second problème, il est aussi résolu, mais mal, par le chemin de fer de Panama à partir de 1849, et qui exige des transbordements et génère de ce fait, des retards importants. C’est pourquoi d’autres esprits, plus audacieux et plus entreprenants, ont osé faire ce canal de Panama. Du coup, le chemin de fer de 1855 a été totalement oublié, tellement le fameux canal l’a éclipsé. Aujourd’hui de très rares documents de presse de l’époque permettent de reconstituer ce qu’il a été. L’histoire de la seule ligne concurrencée par un canal est passionnante. Ajoutons que, aujourd’hui, cette ligne existe toujours et elle n’est nullement abandonnée.
Un vieux problème maritime : faire le tour par le cap Horn.
Le problème de la traversée de l’isthme est posé dès le XVIe siècle, quand les grands courants de navigation se mettent en place et quand les vaisseaux de haute mer sont capables, désormais, d’aller partout et là où on le veut… ou, comme les marins le savent : où l’on peut. Il faut se résoudre à affronter le redoutable cap Horn pour passer d’un océan Atlantique à un autre océan Pacifique (qui ne l’est guère), tandis que quelques visionnaires, comme l’écrivain français Chateaubriant vont “aux Amériques” et s’essayent dans la découverte d’un énigmatique passage par le nord du continent américain, et réunit des fonds en Amérique du Nord avant de renoncer et de revenir en France pour servir le roi et lutter contre la Révolution.
Mais faute de pouvoir, techniquement, déplacer les montagnes et transvaser les mers, faute de découvrir ce mystérieux passage inconnu par le nord des Amériques, faute de faire le long et dangereux trajet en contournant les Amériques par le sud, on ne peut qu’envisager une modeste route pavée traversant l’isthme de Panama et destinée aux convois de mulets, et nommée « la route royale » reliant les deux ports, alors très rudimentaires, de Nombre de Dios et de Porto Bello.
Avec les transbordements que l’on imagine et la lenteur du pas des mulets, cette route est utilisée pendant trois siècles, malgré sa difficulté et la perte de temps qu’elle représente. En 1819, Simon Bolivar crée la République de Grande Colombie réunissant le Venezuela et la Nouvelle Grenade qui comprend la future Colombie et le futur Equateur, et un certain nombre de territoires dont l’isthme de Panama. En 1830, Bolivar meurt et sa république, qui devait préfigurer les Etats-Unis d’Amérique du Sud, éclate : le Venezuela et l’Equateur se retirent et deviennent indépendants. En 1838 la Colombie concède à des Français la création de routes et de voies ferrées dans l’isthme qui est toujours partie intégrante de son territoire, mais ne voit rien venir, la France étant alors occupée par d’autres problèmes de nature économique et politique. Pendant tout ce temps, les mulets prennent le leur sur la route…
Une nouvelle concession en faveur de la France est faite en 1848, sur la demande de celle-ci qui veut construire un chemin de fer à travers l’isthme. Mais notre habitude nationale de faire des révolutions au moment où il faudrait plutôt faire des affaires prometteuses, comme c’est le cas en 1848 en l’occurrence, laisse le terrain libre aux prétentions des autres nations amies.
Les Américains s’engouffrent dans la brèche laissée grande ouverte et s’engagent pour des siècles dans une longue, difficile, mais très fructueuse histoire avec Panama qui leur assurera, entre autres bienfaits, un contrôle sur une grande partie des voies navigables du globe dans la mesure ou le canal de Panama deviendra, plus tard, un itinéraire obligatoire. Bref, Panama est pour les Américains ce que Gibraltar est pour les Britanniques.
En 1855, le chemin de fer devance le canal.
Dès 1849 des hommes d’affaires de New York, particulièrement avisés et dotés d’un sens de la vision à très long terme, signent un contrat qui vaudra à leur pays la possession de fait de cette importante et cruciale zone d’influence et de passage qu’est l’isthme de Panama, sans demander, d’ailleurs, l’avis du gouvernement de la Colombie, qui à l’époque, possède ce territoire. Mais la Colombie vit dans d’autres problèmes plus urgents, d’abord celui d’exister au sein d’une république qui se délite, et ensuite de régler un certain nombre de grands problèmes internes. Ultérieurement, en 1903, les Etats-Unis contraindront une Colombie, exsangue et réduite à néant par la guerre dite des mille jours, à leur céder l’isthme de Panama. Dès 1904, un projet de canal est prévu. Le 10 octobre 1913, les océans Atlantique et Pacifique sont enfin reliés par une voie navigable. Le Figaro, qui rend compte de l’événement, est amer: le canal devait être l’œuvre de l’ingénieur français Ferdinand de Lesseps mais, au terme de nombreuses péripéties politiques et financières, il sera construit par des ingénieurs et des firmes des Etats-Unis.


Revenons en 1849 : en attendant de savoir chez qui on est et à quel pays appartient l’isthme, le contrat signé entre les Etats-Unis et la Colombie prévoit la construction d’une ligne de chemin de fer reliant Navy Bay, une baie de l’océan atlantique où se trouve la ville d’Aspinwall (maintenant Colon), à Panama, sur l’océan Pacifique. Construite très activement, ligne est inaugurée dès le 27 janvier 1855, après l’ouverture des premiers chantiers aux deux extrémités de la ligne en 1852.
La lutte contre la maladie, les inondations, et même la pluie.
Même rapidement menée, la construction est loin d’être une partie de plaisir. Le pont sur la rivière Chagres doit être jeté sur un passage large de 100 mètres, très étroit et profond, et dans lequel les eaux peuvent subitement monter de plus de 10 mètres après la moindre averse, ce qui a fait que le pont a été détruit plusieurs fois pendant les travaux. Le climat est tel que de nombreuses maladies se déclarent et éclaircissent les rangs des travailleurs, en dépit des vains efforts des médecins de l’époque, peu au fait de ces maladies d’un pays inconnu. Des ouvriers chinois, pourtant réputés durs au travail, préfèrent abandonner le chantier pour avoir quelque chance de survivre et de rentrer vivants : les occasions de mourir sur un chantier ferroviaire quelque part dans le monde, tant pour le Transcontinental américain que pour le Congo-Océan entre autres, ne manqueront pas pour eux !
En Janvier 1854 la crête formant ligne de partage des eaux entre les deux océans est atteinte par les chantiers. Les équipes pourraient voir deux océans au loin s’il faisait beau… Mais le climat est très arrosé, et, sous une pluie diluvienne, les deux chantiers se rejoignent, laissant le passage à la première locomotive le 27 Janvier 1855 à minuit.
Le tracé de la ligne est sinueux du fait des difficultés rencontrées et de la volonté de faire un minimum d’ouvrages d’art pour réduire les coûts. La distance séparant les deux océans est de seulement 59 kilomètres environ à vol d’oiseau, mais la nécessité de suivre les courbes de niveau des cartes, sans tunnels ni grands ponte, fait que la ligne accomplit environ 16 km de plus, lui donnant une longueur totale de 76 km. Autre prix à payer pour l’absence d’ouvrages d’art : des rampes de 11 pour mille qui ne sont certainement pas exagérées, mais qui, dans des conditions de traction rudes et vu la puissance modérée des locomotives à vapeur, contribueront à réduire le débit de la ligne.

Un écartement aberrant et inexplicable.
En prime, la ligne est réalisée dans un écartement aberrant, et inexplicable : c’est un écartement de 5 pieds, soit 1.505 mm : cette curiosité trouve son explication soit par la présence d’ingénieurs sans aucune information sir les écartements déjà pratiqués, et prévoyant un écartement compté en pieds, dans la confusion générale qui existait à l’époque dans les esprits concernant la notion d’écartement standard qui devait être mesurée entre les faces internes des rails (1.435 mm) et que beaucoup ont mesurée d’axe en axe des rails, ce qui donnait bien 1500 mm au lieu de 1435 mm pour Panama comme cela a donné 1055 mm au lieu d’un mètre en Afrique du Nord et au Liban. Le matériel roulant coûtera d’autant plus cher, car, au lieu d’être doté d’essieux à écartement standard, il faudra l’équiper d’essieux permettant, par glissement des roues, une conversion qui ne soit pas trop difficile. Notons que, toutefois, cet écartement a existé ailleurs qu’à Panama, notamment sous la forme de 1495 mm (4 ft 10 7⁄8 in) dit “Toronto 5 ft gauge” aux USA ; il est possible que ce qui est décrit comme un écartement de 1500 mm par la littérature française ou anglaise soit réellement un écartement de 1495 mm.

La seule ligne au monde en concurrence avec un canal.
Les années 1920 représentent l’apogée de la ligne de chemin de fer de Panama. Reprise, depuis 1904, directement par le gouvernement américain, la ligne est parcourue par des trains de type américain, comportant de confortables voitures à rivets et lanterneau, et des locomotives lourdes à fuel du type 130. Deux trains par jour dans chaque direction sont un minimum. La voie unique impose des croisements de trains à Matachin, et les vitesses restent modestes puisqu’il faut jusqu’à quatre heures pour effectuer un trajet de 80 km. La ligne est au cœur d’un véritable réseau de 250 km de voies, toujours en écartement de 5 pieds, si l’on inclut tous les embranchements des quais des ports, les faisceaux et voies de service des bases militaires américaines, et les voies de service des écluses du canal qui est construit depuis 1914.
La ligne s’endort définitivement dans les dernières années 1920, car, on s’en doute, le canal prouve son efficacité redoutable dans la mesure où il évite une rupture de charge pour les bateaux, évitant par là même une immense perte de temps en déchargement dans un port et en rechargement dans un autre de part et d’autre de l’isthme, et un transport par fer avec deux autres opérations de manutention. Grâce au canal, les bateaux continuent tranquillement leur navigation et passent, sans perdre de temps, d’un océan à l’autre. Une fois l’habitude de passer par le canal de Panama bien ancrée dans la navigation, la ligne de chemin de fer cesse d’avoir la moindre utilité, et elle disparaît des mémoires, ce qui fait d’elle une exception notable dans l’histoire des chemins de fer : elle est, en effet, la seule ligne a avoir été concurrencée et éliminée … par un canal !


Le chemin de fer de halage du canal de Panama.
Le chemin de fer ne meurt jamais, y compris à Panama et il faudra bien la précision des rails et la puissance des locomotives pour guider les navires dans les écluses. Les « mules » ou « lock mules » (mules d’écluse) sont le nom donné à des locotracteurs électriques quand on les engage en 1914 sur le canal. Ces locotracteurs ont été construits par la General Electric C° et le parc d’origine compte 67 engins, à deux essieux moteurs, capables de développer 110 kW à 7 km/h.
Les engrenages donnent une vitesse de 8 km/h (5 mph), mais on peut choisir un autre rapport donnant 3,6 km/h (2 mph) pour la circulation sur les rampes des écluses tout en remorquant intégralement un navire. Un couplage électrique permet même une circulation à 1,6 km/h (1 mph) exceptionnellement.
La puissance de traction est de 12,5 tonnes. Les locotracteurs opèrent deux par deux, ou quatre par quatre, pour bien centrer le navire et le diriger avec précision, roulant sur des voies posées parallèlement au canal, une voie sur chaque berge. Le navire fournit sa propre force de propulsion a très basse vitesse et n’est pas passivement remorqué.
En 1964, le parc a été entièrement renouvelé, avec alimentation sous 440 V et sous 60 Hz. Construits au Japon, les 57 nouveaux locotracteurs sont de type monocabine, en disposition centrale. Il sont, comme les premiers modèles, montés sur deux essieux. Ils pèsent 57 tonnes et développent 250 kW à 14 km/h. Chaque écluse ou groupe d’écluses nécessite 19 locotracteurs, à raison de 5 sur chaque quai latéral et 9 sur le môle central. Les deux voies du môle central communiquent par un pont tournant. Un dernier détail qui ne surprendra guère : l’écartement des rails de ce chemin de fer au service du canal est de 5 pieds !



Et notre ancienne ligne du chemin de fer de Panama ?
Après l’ouverture du canal en 1913, elle a une vie assez mouvementée, alors qu’elle est déjà mise a mal et bien “secouée” par le tremblement de terre de 1882. D’abord, le canal la chasse d’une partie de son site selon la loi du plus fort. En effet le canal occupe le tracé de la ligne sur sa partie centrale, se substituant purement et simplement à elle. La ligne a de la chance et s’en tire à bon compte, car elle est donc déviée, et reconstruite au nord du canal. Elle vivote avec un maigre trafic local, puis dépérit peu à peu pour cesser toute activité.




Mais, vers la fin du siècle, les Américains, toujours très présents, s’intéressent à cette ligne d’autant plus que, avec un canal, on ne sait jamais ce qui peut se produire, notamment en cas de guerre, un canal étant toujours une cible facile à atteindre et à détruire.
Le 17 février 1998, l’État du Panama, sur la demande américaine, accorde une concession de 50 ans à la “Panama Canal Railway Company”, filiale commune de la compagnie américaine du “Kansas City Southern” et d’une société américaine Mi-Jack Products qui se présente comme un opérateur américain de terminaux intermodaux. pour reconstruire et exploiter la ligne avec un coût d’environ 80 millions de dollars.

Les travaux de reconstruction démarrent en février 2000 et se sont terminés en juillet 2001. Le premier train de voyageurs circule en juillet 2001 et le premier train de conteurs en décembre 2001. Le matériel moteur et roulant est, on s’en doute, totalement américain, ceci au point que l’écartement de la ligne est tout aussi américain avec un bon 1435 mm qui ne laisse aucun doute sur le sérieux et l’avenir de la ligne. Avec un investissement de 80 millions de dollars américains, l’infrastructure a été entièrement renouvelée et mise à l’écartement standard. Aujourd’hui des trains de conteneurs chargés sur deux niveaux, à l’aspect typiquement américain, assurent un service très sérieux sur la ligne. Un très confortable train de voyageurs fait, tous les jours, le trajet AR sur toute la ligne au départ de Panama City le matin et retour le soir, destiné aux nombreux touristes séjournant à Panama et voulant découvrir le canal.

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