« Les moyens de détruire et de modérer la vitesse ». Voilà un titre que l’on peut lire dans le Tome III, 2ème fascicule, du grand traité de Charles Couche « Voie, matériel roulant et exploitation technique des chemins de fer », Dunod, 1867-1875. La vitesse, tellement désirée, créée à grand peine par l’art des ingénieurs, pose un grand problème. Il s’agit de la « détruire » ou, au moins, de la « modérer », comme si, subitement, elle pouvait devenir le pire ennemi. La longue et complexe histoire du freinage ferroviaire est déjà en route…
Dès les débuts de l’aventure ferroviaire le problème de l’arrêt des trains est posé. Mais ce problème est double : arrêter à temps (les freins) et avertir qu’il faut arrêter à temps (les signaux). Ce problème de l’arrêt n’est que la face visible d’un immense iceberg caché : le freinage. Comment freiner, et surtout comment absorber cette énergie accumulée d’une manière qui dépasse toutes les possibilités humaines ? Les distances de freinage apparaissent comme énormes, tant pour les premiers ingénieurs que pour les premiers mécaniciens sur leurs locomotives. La crainte de ne pouvoir maîtriser des forces inconnues déclenchées apparaît, et pour la première fois dans l’histoire des techniques.


Soyons clairs : le freinage ferroviaire est un problème technique totalement nouveau. L’homme, apprenti sorcier, se rend compte des conséquences du lancement, à cent à l’heure, d’une masse qui dépasse la centaine de tonnes : jusque-là, des voitures à cheval d’une tonne ou de deux circulaient au lent pas des chevaux, tandis que les malle-poste ou les calèches légères, pesant quelques centaines de kilos, filaient au maximum à la vitesse d’un trot et rarement d’un galop. Certes il existe bien les navires, et les poids se comptent déjà en dizaines de tonnes pour un trois-mâts de haute mer. Mais le problème du freinage n’est pas posé : le navire va sur l’erre, en vue du port, et, très doucement, il est manœuvré avec un petit filet de vent sur un minimum de toile, pour accoster en douceur. Le train, lui, c’est un déferlement de force, de poids, de vitesse. C’est le « choc de l’inattendu » (Le terme est de François Caron, dans ses cours en Sorbonne, ou dans son ouvrage « Histoire des chemins de fer en France – 1740-1883 » paru chez Fayard en 1997). Ce choc de l’inattendu se fait alors dans toute sa violence. Les ingénieurs affrontent directement la formule mv² : la force vive d’un train est égale au produit de la masse par le carré de la vitesse.
Tout est bon, sauf le freinage…
Les premiers ingénieurs concentrent la production de la vitesse sur la locomotive : c’est à elle aussi qu’ils concentrent naturellement la traction et le freinage. Dans leur esprit l’un et l’autre sont liés, parce qu’ils sont les deux aspects d’une même notion, d’un même travail mécanique. La contre-vapeur est, donc, préférable au freinage par les wagons, et des locomotives comme les « Planet » des années 1840 remorquent des trains et les retiennent. Le frein à sabot monté sur chaque wagon est toujours là, mais il est un freinage de complément ou d’immobilisation, hérité de l’époque du dévalement libre des pentes quand la traction en rampe se faisait par chevaux ou machines fixes.
Deux raisons plaident contre le freinage. La première est que le freinage est destructeur. Il semble fondé, mécaniquement, d’appliquer les sabots des freins là où la vitesse du mouvement est la plus grande à bord du train : les jantes des roues. D’autres ingénieurs essaient le patin appliqué au rail, « ce qui revient au même comme parcours du frottement » (Selon le terme de Couche, mais nous verrons que d’autres composantes entrent en action.), mais ne manque pas de créer une altération rapide des organes utilisés : sabots, surfaces des rails, timonerie.
La deuxième raison, qui fait que les freins ont mauvaise presse chez eux, est qu’ils exigent l’emploi d’une main d’œuvre nombreuse, et, qui plus est, est peu recommandable… « La manœuvre des freins par les conducteurs (le terme de « conducteur », à l’époque, désigne le personnel d’accompagnement du train : serre-freins, chefs de train, etc.), agissant ordinairement sur un seul véhicule chacun, est d’ailleurs un expédient à la fois coûteux, à cause du personnel qu’il exige, et précaire. Les coups de sifflet par lesquels le mécanicien commande le serrage ne trouvent pas toujours les agents attentifs, prêts à y obéir. Les gardes s’endorment, ou profitent même parfois de la communication latérale, par les marchepieds et les mains-courantes dont le matériel voyageurs est pourvu, pour déserter leur poste. Même dans les circonstances les plus favorables, la condition d’un intermédiaire cause toujours une inévitable perte de temps. » (ce réquisitoire est de Charles Couche, tome III, 2ème fascicule, page 404).



Contre-vapeur ou freinage : le débat des années 1860.
Faute de systèmes de freinage satisfaisants, le débat sur la contre-vapeur anime encore les milieux des ingénieurs des années du milieu du XIXe siècle. Ce débat est même inscrit à la séance du 15 juillet 1869 de l’Académie des Sciences. Le grand ingénieur français Ricour affronte une polémique très vive, notamment avec son collègue Lechatelier, mais il s’agit plutôt d’une querelle d’attribution de brevets et d’inventions pour l’injection dans l’échappement lors des marches en contre-vapeur que les compagnies, espagnoles y comprises, ne tiennent pas à payer. On se renvoie la balle concernant la paternité ou non de divers systèmes de contre-vapeur, ou équivalents à la contre-vapeur et utilisant l’air comprimé, l’eau (système Krauss, Linde, Beugniot, Zeh, etc). L’époque est bouillonnante et les systèmes de ralentissement des trains, ou de leur freinage, sont l’objet d’un grand engouement de la part des inventeurs et des ingénieurs. Couche rapporte que, entre 1840 et 1880, environ 90% des brevets déposés dans le domaine ferroviaire concernent les freins. En attendant, sur le terrain, les mécaniciens font ce qu’ils peuvent pour s’arrêter en tête de trains de marchandises de plus en plus lourds.
La science des ingénieurs et les règlements des compagnies des premières décennies ont établi qu’il y a trois cas dans lesquels un train doit perdre sa vitesse : les arrêts devant un signal en pleine voie, les arrêts prévus en gare, le maintien d’une vitesse à un chiffre réglementaire (en pente, par exemple). Ces actions doivent être prévues, modérées, mesurées. Il n’y a donc pas besoin de freinages, d’urgence ou non, dans le cas d’une circulation normale d’un train, conforme aux vitesses réglementaires. Même en longue pente, le mécanicien doit mener son train à la seule force de la vapeur utilisée pour retenir le train, et, en vue d’une gare, il prend ses dispositions pour utiliser la marche sur l’erre ou la contre-vapeur pour immobiliser son train en douceur sur la voie à quai. Le freinage est, presque, une action hors normes.
Comment faire, concrètement ?
Un premier moyen est la simple suppression de l’action motrice de la locomotive. Ce moyen, très suffisant sur les routes médiocres de l’époque avec des charrettes à roulement tout aussi médiocre, très suffisant aussi dans la marine, s’est vite révélé totalement inefficace sur un chemin de fer. Toutefois le fonctionnement des pistons de la locomotive, alors transformés en pompes, crée une résistance d’appoint, mais elle pèse peu par rapport à la poussée d’un train, notamment en pente. La contre-vapeur (ou « marche rétrograde » selon les termes des cours de chemins de fer du XIXe siècle) permet alors d’augmenter encore cette résistance de la locomotive, mais ici aussi, cette force est très faible en regard de celle du train. Il faut d’abord que la force de rotation accumulée dans les roues de la locomotive soit réduite à zéro, puis, si la pression de la vapeur est maintenue, la rotation des roues change de sens une fois le frottement sur les rails vaincu. Les expériences menées à la fin du 19ème siècle montrent que l’action de poussée en sens inverse exercée par des roues de locomotive tournant à reculons n’est pas supérieure à celle des roues simplement bloquées, et cette action de rotation en sens inverse est très nuisible pour les bandages des roues et les rails. En outre elle n’est pas toujours permise par les mécanismes de distribution : les anciens systèmes de Stephenson, Allan ou Gooch n’exigent que le déplacement d’un levier et l’autorisent facilement, mais les systèmes plus perfectionnés en usage à la fin du siècle, comme les distributions des machines construites par Gouin, forcent le levier de commande à revenir sur la position marche avant, sous la pression de la vapeur dans les tiroirs. Toutefois les mécaniciens continuent à utiliser cette pratique, en cas d’urgence seulement, quitte à se cramponner au levier de toutes leurs forces, et en sablant les rails abondamment pour enrayer la rotation en sens inverse des roues motrices, mais ils savent que, comme l’effort de traction d’une locomotive à vapeur diminue avec la vitesse, la contre-vapeur, elle aussi, est inefficace à grande vitesse.
Une difficulté supplémentaire est le nombre de secondes consacré à fermer le régulateur, à renverser la marche (opération encore plus longue avec les mécanismes de commande à vis ultérieures), puis à rouvrir le régulateur : il faut au moins dix secondes, à un mécanicien exercé, pour mener à terme ces trois opérations successives. Or dix secondes, pour un train lancé à pleine vitesse, c’est beaucoup dans l’urgence…
C’est pourquoi le PLM, par exemple (dans ses instructions aux mécaniciens en date du 12 juin 1867, article 27) interdit aux mécaniciens l’emploi de la contre-vapeur, et impose d’abord l’utilisation des freins : la contre-vapeur est « la dernière manœuvre en cas d’urgence ». : « Les mécaniciens devront donc, en cas d’urgence, laisser d’abord agir les freins des conducteurs, et n’employer la contre-vapeur qu’en cas d’insuffisance de ces freins ».
Le réseau de l’Est interdit la contre-vapeur, et demande aussi aux mécaniciens de conduire leur train en jouant uniquement sur les crans de marche, et non sur le régulateur pour obtenir une vitesse uniforme. Ils peuvent passer de la marche avant à la marche arrière pour ralentir un train, mais d’une manière très progressive, cran par cran. Le frein du tender est à utiliser pour terminer le processus d’arrêt.
Le Nord refuse, pratiquement, la contre-vapeur à la fin des années 1860. Le PO admet encore l’injection d’eau dans les cylindres, ce qui donne des frottements plus doux qu’avec la vapeur seule, ce qui donne un freinage assez énergique, notamment pour la descente des fortes et longues rampes du Massif Central : il est possible de descendre de St-Etienne à Lyon un train de 700 tonnes avec une admission inversée à 70%, et une injection de 11 kg de vapeur et 16 kg d’eau sans endommager le mécanisme de la locomotive.
Ce qui fait que, bien avant les rampes de sûreté pour arrêter, dans les fortes pentes des autoroutes, les camions fous qui finissent leur course dans des bacs à sable (envoyant ainsi les conducteurs infantiles aux premiers jeux de leur enfance…), les ingénieurs des premières lignes de chemin de fer ont déjà pensé à cette astuce. C’est le cas en Italie, sur les pentes de Meana, Chiomonte, Giovi, Pitecco, et Moleno del Pallone, choses citées par Couche en 1875 !
Les lois de 1863 essaient de régler le problème.
Les trains de marchandises posent les plus grands problèmes. Les règlements de l’époque suivent les prescriptions de la commission de 1863 qui trouve que le système des freins à commande manuelle est suffisant, mais reconnaît qu’un perfectionnement est souhaitable…. D’abord on introduit un plus grand nombre de serre-freins sur les trains. Mais c’est un véritable problème de mathématiques à résoudre pour calculer le nombre de wagons freinés, car il faut tenir compte du poids du convoi (wagons chargés ou non, et de combien), du profil de la ligne, etc….Effectivement il ne faut pas convertir en patineur artistique un pauvre wagon plat non chargé, logé dans une rame de tombereaux ou de couverts et freiné de la même manière qu’eux qui sont chargés à plein : il faut donc non seulement doser, mais tenir compte du cas de chaque wagon, chargé plus ou moins ou pas du tout.
Le nombre théorique exact de wagons freinés pour qu’un train puisse s’arrêter en principe sur une distance de 800 à 1000 m est, dans tous les cas, selon les prévisions de la commission de 1863:
-1 wagon freiné pour 5 wagons si la ligne comporte des pentes inférieures à 10 pour 1000.
-1 wagon freiné pour 3 wagons si la ligne comporte des pentes de 10 à 15 pour 1000.
-1 wagon freiné pour 2 wagons si la ligne comporte des pentes de plus de 15 pour 1000.
« Que de cartons bourrés de dossiers et de rapports sur les freins ! »
C’est le mot de Couche, une fois encore, page 515. Au milieu du XIXe siècle, c’est une lassitude générale des ingénieurs des chemins de fer devant le problème non résolu du freinage et les multiples sollicitations dont ils sont l’objet de la part d’inventeurs : « En général, ce sont surtout des personnes absolument étrangères aux chemins de fer, et même aux notions élémentaires de mécanique, qui sont possédées du démon de l’invention, et du louable désir de protéger leurs semblables contre les dangers qui les menacent sur les voies ferrées » écrit Couche.
Il est vrai que les catastrophes se multiplient à partir des années 1840-1850, quoique laissant le chemin de fer loin derrière la route (déjà…) en ce qui concerne les dangers, puisque la route tue 8 à 10 fois plus à une époque où, pourtant, il n’y a pas encore d’automobiles ou de vitesse routière. Les systèmes de freinage, pourtant, sont rarement en cause : ce sont plutôt des erreurs humaines de la part des agents de l’exploitation, ou des insuffisances des installations fixes comme des talus ou des ponts peu solides ou des voies trop faibles. Les équipes de conduite semblent trouver les moyens pour maîtriser la vitesse des trains avec les techniques offertes à bord : contre-vapeur, régulateur, freins, tout est utilisé avec mesure et se conjugue pour que les trains arrivent à l’heure et entiers.
Le problème posé est surtout celui de la synchronisation du freinage de tous les véhicules d’un train, l’idéal étant de commencer par le dernier et de remonter jusqu’à la tête pour maintenir la tension des attelages et éviter les à-coups. Cette chose est impensable à obtenir avec les « conducteurs » de trains, postés dans leurs vigies, et obéissant aux coups de sifflet donnés par le mécanicien. La conséquence est de nombreux bris d’attelage, de violents « coups de raquette » donnés jusque dans le fondement des bourgeois de la 1ère classe, de marchandises chahutées dans les wagons, voire de déraillements partiels de wagons ou de trains.
Le frein « à transmission ».
Les ingénieurs souhaiteraient disposer de freins dits « à transmission » qui sont un premier pas vers les systèmes de freinage évolués permettant alors le freinage de plusieurs véhicules (ou d’un train entier) depuis l’un deux. Il s’agit, pour le moment, de freiner un véhicule seul en utilisant un mécanisme qui a stocké une énergie et la libère pour assurer le freinage, sans effort de la part de l’agent serre-frein. On les appelle aussi « à travail emmagasiné ».
Le plus ancien est celui d’Exter, appliqué à partir de 1847 au Royaume-Uni. Il fonde la grande famille des freins à poids moteur ou dits « freins automoteurs ». Il utilise un système de commande volant et corde qui, par rotation du volant, actionne un levier de freinage. Ce système est à l’origine d’un grand nombre d’autres, très proches, mis au point en Europe, notamment en France : frein Bricogne à contrepoids, ou Lapayrie ou Tabuteau à ressort, frein Cochot à ressort remonté manuellement, frein Mestre à ressort et crémaillère, etc. Il existe même un système de Noséda dit « du curé » !
Le but est d’obtenir un maximum d’automatismes pour permettre à chacun des véhicules d’un train de prendre eux-mêmes en compte le serrage de leur frein à partir du moment où ils reçoivent une simple impulsion donnée sur un volant ou un levier, et aussi de gérer le desserrage. Mais les problèmes s’accumulent : le serrage exagéré ou trop faible des sabots, le rappel inégal de ces derniers, le dosage du serrage, le positionnement des sabots au repos, etc. Ces systèmes restent donc d’un emploi très limité : ils ne peuvent supplanter le classique système à timonerie, pour l’action duquel l’agent d’accompagnement déploie toute la force de ses biceps quand il a une bonne oreille, mais qui reste simple, fiable, indéréglable, même s’il est impossible d’en assurer le contrôle général et le synchronisme au niveau du train entier.




Frein non continu, frein continu, frein automatique, frein manoeuvrable de terre.
Essayons de nous y reconnaître et faisons un effort qui fera bien sourire les cheminots !
-Le frein non continu est le simple frein à serrage manuel des débuts, ou à serrage assisté par un mécanisme de transmission (ressort, contrepoids, etc). Le frein non continu ne freine que le seul véhicule où il est installé.
– Le frein continu est un progrès : il freine un train entier, et il est commandé d’un seul point (fourgon, locomotive), et il peut utiliser le même principe que certains freins non continus, comme des ressorts ou des contrepoids, mais il faut une liaison entre les véhicules : liaison par mécanisme, par fluide.
–Le frein automatique est une qualité supplémentaire de certains freins continus : il se déclenche de lui-même en cas de disfonctionnement, de problème, de fuite, de rupture d’attelage. C’est le cas de la plupart des freins à vide ou à air comprimé.
-Le frein manoeuvrable de terre est un frein qu’un agent, posté sur le sol, peut manœuvrer pour arrêter un wagon ou un train passant devant lui. Il faut saisir, au vol, un levier placé sur le wagon. Les règlements ne disent pas s’il faut un bon pied et un bon œil, mais que ce genre de frein peut être manœuvré jusqu’à une vitesse de 15 km/h, ce qui confine à la performance olympique… mais le wagon s’arrête alors sur 11 mètres. Mis en service en 1909, il est encore d’actualité en 1927 (Voir l’ouvrage « Voitures et wagons » de J. Netter, série des « Grandes encyclopédies industrielles » des édtions Baillière, Paris, 1927, p149 et sq.).


Un cas à part : le wagon-frein.
Concentrer toute la puissance de freinage d’un train sur un seul wagon pour concentrer la commande est une solution qui a été utilisée au Royaume-Uni et en France avec un wagon dûment lesté de jusqu’à 20 t de ciment et muni de freins, parfois sur trois ou quatre essieux. Les Britanniques, par absence de frein continu et par culte de la différence, ont ainsi utilisé le « brake van » jusque durant les années 1960 ! En France, le wagon Laignel de 1850 avait un freinage direct sur les rails. Les gens de la voie devaient apprécier…


Le frein « à mécanisme de transmission » ou « continu ».
Les inventeurs ne se découragent pas, et passent à l’étape suivante, la concentration de la commande des freins d’un train sur un point unique. Cette progression se fait très… progressivement, en commençant par la commande de deux ou trois véhicules depuis l’un d’eux (le train étant divisé en tranches), puis en passant, sans jamais vraiment l’atteindre, au stade de la commande d’un train entier depuis un des fourgons. La commande unique depuis le poste de conduite de la locomotive reste un rêve inaccessible que seul le frein à air comprimé ou à vide permettra.
Le désir des ingénieurs est double : il s’agit autant de concentrer la commande des freins en un point, pour diminuer le nombre d’agents à bord des trains, que de multiplier les points de freinage, afin d’en augmenter la puissance et éviter les terribles à-coups. Plus on multiplie les points de freinage, moins grand est l’effort à appliquer en chaque point, donc moindres sont les risques d’à-coups.
Le frein Newall, d’origine anglaise, est utilisé par notre réseau du Nord, perfectionné par Bricogne qui substitue un poids au ressort d’origine. Le train est divisé en tranches de deux ou trois voitures, chaque tranche ayant son propre fourgon doté du poste de commande du frein. Un axe articulé relie les véhicules entre eux et la rotation de l’axe, commandée depuis le volant du fourgon, déclenche le freinage dont l’énergie est donnée par un contrepoids agissant sur une crémaillère. Le frein est modérable au serrage par action sur le volant. Notons que l’axe est doublé, non seulement par sécurité, mais aussi pour éviter les attelages. Ce système souffre, comme l’ensemble des freins continus mécaniques, d’une accumulation de jeux dans la transmission des mouvements – jeux certes nécessaires du fait des mouvements relatifs des véhicules entre eux, mais qui rend imprécis le fonctionnement de l’ensemble au niveau d’un train entier. Toutefois le frein Newall, devenu Bricogne, permet d’arrêter, sur le Nord, un train formé de 5 voitures et d’un fourgon, long de 80 mètres, sans aucun à-coup et en douceur, et avec une réponse immédiate. Notons que le train toutefois formé, concrètement, de deux tranches de 3 véhicules freinés séparément. Mais on réduit, en somme, les problèmes du freinage de 6 véhicules à ceux de 2 : c’est déjà un progrès.

Le frein Creamer fait aussi beaucoup parler de lui à l’époque, à tel point que le réseau du Nord, sous la conduite de Jules Petiet, fait des essais prolongés et comparatifs entre le Creamer et le Newall à partir du 11 février 1863. C’est un système américain qui utilise la tension d’un ressort en spirale – dans la droite tradition des trains-jouets mécaniques ! Une corde tendue sur toute la longueur du train permet le déclenchement, depuis la locomotive, de tous les freins du train. Le système Creamer comporte deux défauts graves : le premier est qu’il faut, après le freinage et si l’on en désire un autre, aller remonter tous les ressorts un à un, en allant d’un wagon à l’autre… on devine la quantité de temps perdu. Le deuxième est que le système est du genre « tout ou rien » : une fois le freinage déclenché, selon le principe du puisque le vin est tiré il faut le boire, et il faut aller jusqu’au bout du freinage et s’arrêter totalement. C’est donc plutôt un freinage d’urgence, qu’un véritable frein de route. Mais c’est un système simple, et qui fonctionne bien.
Toutefois le Nord trouve le Creamer très irrégulier dans ses effets, le même train, à la même vitesse, demandant des parcours d’arrêts variant entre 276 et 378 mètres, et trouvant les remontages de ressorts très fastidieux. Le frein Newall semble préférable, rien que pour la facilité de mise en œuvre.
Le frein de Clark du North London essaie de contourner le système des axes et tiges dont la torsion pose des problèmes de résistance des métaux, la fameuse « RDM » des laboratoires des ingénieurs d’hier et d’aujourd’hui. Clark préfère le système de transmission par roues dentées et chaînes, les roues étant calées sur des axes courts entraînant la commande du freinage sur chaque véhicule. Le problème est la transmission du mouvement, sans jeu, d’un véhicule à un autre, sachant que les véhicules peuvent se rapprocher et s’éloigner les uns des autres par les effets des attelages et des tampons à ressorts. Clark dispose, à l’extrémité de chaque wagon, une roue dentée plus une roue dentée intermédiaire montée sur un axe mobile verticalement pouvant, à la manière d’un dérailleur de bicyclette actuel, maintenir les chaînes toujours tendues en dépit des variations de la distance séparant les wagons. Le système, on s’en doute, n’est guère apprécié des hommes d’équipe chargés d’atteler ou de dételer les voitures et wagons… et il est tellement compliqué à mettre en œuvre, qu’il est abandonné.

Le frein électrique Achard, essayé sur le réseau de l’Est après avoir été présenté à l’exposition de 1855, utilise des électroaimants qui freinent la rotation des essieux. Les caprices de l’électricité (produite par une génératrice entraînée par un des essieux du fourgon) ont fait que ce frein ne fonctionnait pas toujours… Achard en inverse le principe : l’absence de courant désormais, du à un mauvais contact ou même à une rupture d’attelage, provoque le serrage. Le résultat, cette fois, fut des serrages de freins non demandés ! Mais au moins, à ce stade, le frein Achard est « automatique », une grande qualité qui fera la force du Westinghouse.
Sans être vraiment un frein continu (car il n’y a pas de liaison tout le long du train), le frein Guérin donne un freinage sur tout le train et simplifie le problème en utilisant, très logiquement, la pression des tampons quand il y a contre-vapeur. Analogue au frein par inertie des caravanes actuelles, il se révèle, à l’époque, très difficile à régler pour l’ensemble d’un train, les wagons en tête étant beaucoup plus « poussés » que ceux de queue. Notons, pour être complets, qu’un système a précédé, en 1851, de celui de Maignon de Roques qui prolonge les tiges des tampons jusque au-dessus des roues des wagons, et munit ces tiges de cales en bois : quand le tampon est poussé, la tige recule et engage son coin de bois entre le plancher du wagon et le sommet de la roue. C’est simple, mais il reste à savoir ce que cela a donné… Ce système est décrit dans l’Illustration du 18 avril 1851.
Tableau récapitulatif des principaux systèmes de freinage du XIXe siècle : nous avons dressé ce tableau qui peut être incomplet, et dont le seul but est de donner un aperçu sur le nombre et la variété des anciens systèmes :
Nom | Utilisation | Epoque | Continuité | Autom. | Principe |
Achard | F | 1855 | Electricité | * | Electroaimants et génératrice dans le fourgon |
Becker | A | 1876 | Chaînes | ? | |
Bricogne | F | 1860 | Mécanique | Emmagasinement par contrepoids + crémaillère, perfectionnement du frein Newall | |
Clark | U.K. | Vers 1850 | Chaînes | Action directe par tension de chaînes, transmise par roues dentées | |
Cochot | F | ? | – | Ressort ? | |
Creamer | U.S.A., F | 1860 | Corde | * | Tension d’une corde libérant des ressorts à spirales remontés |
Exter | U.K., F | 1847 | – | Volant + corde + levier | |
Gresham | U.K. | 1878 | Vide | * | Pompe à vide sur la locomotive, conduite de train |
Guérin | F | 1860 | – | * | Force d’appui des tampons |
Heberlin | D | 1880 | Corde | * | Treuil entraîné par emmagasinement par contrepoids, lors du relâchement de la corde |
Lapayrie | F | ? | – | Emmagasinement par chute d’un contrepoids | |
Loughbridge | U.S.A. | 1586 | Chaînes | Action directe par sabots sur toutes les roues d’un train | |
Maignon de Roques | F | 1851 | – | Action directe par poussée des tampons sur des cales en bois placées au-dessus des roues | |
Mestre | F | 1880 | – | Emmagasinement par ressort en spirale + crémaillère | |
Newall | U.K., F | Vers 1850 | Mécanique | Emmagasinement par contrepoids + crémaillère, rotation des axes de liaison | |
Noséda | F | Vers 1850 | – | Galet appliqué contre la roue et utilisant la force vive du train | |
Schmid | D | Vers 1880 | * | Treuil entraîné par emmagasinement par contrepoids, lors du relâchement de la corde | |
Smith | U.K. | 1870 | Vide | * | Injecteur à vide sur la locomotive, conduite de train |
Soulerin | F | ? | ? | Cité pour la voie étroite | |
Tabuteau | F | ? | – | Ressort ? | |
Wenger | F | Vers 1860 | Air comp | Compresseur sur la locomotive, conduite de train, appui par dépression, modérable | |
Westinghouse | U.S.A. | 1869 | Air comp | * | Compresseur sur la locomotive, conduite de train et triple valve, ressorts d’appui, modérable |
Voilà où en sont les compagnies européennes vers 1860-1870. On continue à freiner par la contre-vapeur et les « conducteurs » de trains obéissant tant bien que mal lorsque le mécanicien « siffle aux freins ». Quelques catastrophes obligent vite les compagnies à adopter enfin le frein à air, c’est-à-dire équipant la totalité d’un train, actionné par air comprimé ou par le vide, et commandé par le mécanicien de la locomotive.
Les Britanniques disent que le premier frein continu, à vide, aurait été inventé par James Gresham en 1878. James Gresham (1836-1914) aurait donc inventé ce frein, d’après le livre « The Guinness book of records » paru en 1994, voir la page 54.
Mais le premier frein à air comprimé est bien celui de Wenger, utilisant la pression atmosphérique pour le serrage des freins quand la pression d’air chute dans la conduite générale. Le frein à air comprimé Westinghouse, inventé en 1869, est plus perfectionné avec sa fameuse triple valve réagissant à la chute de l’air comprimé dans la conduite, mais utilisant alors des ressorts pour le serrage. En France la compagnie de l’Ouest adopte à partir de 1877 ce frein qui marque le plus grand progrès fait, en matière de sécurité, pour les trains du monde entier. En 1880 le Ministère des Travaux Publics français accorde deux années seulement pour que tous les réseaux français l’adoptent. IL est tellement efficace qu’il se confond avec la notion de « frein continu », faisant oublier qu’il y eut des freins continus mécaniques avant lui. Le Westinghouse, toutefois, ne dominera pas seul le marché du frein continu du XXe siècle : citons aussi les systèmes Lipkowski, Kunze-Knorr, Clayton-Hardy, Barascud, Chamon, etc. Mais ceci est une toute autre histoire, celle d’un autre siècle où les enjeux techniques auront profondément évolué.



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