Le réseau du Reading, sur sa très chic ligne desservant l’élégante et mondaine station d’Atlantic City, va jouer, en cette fin du XIXe siècle, un rôle de leader de la vitesse ferroviaire américaine, faisant enfin se positionner ce pays dans ce domaine assez ignoré jusque-là. Le chemin de fer américain fait circuler à vive allure de curieuses locomotives dites « Camelback », le dos de chameau en question étant obtenu par le déplacement de la cabine de conduite juchée à cheval sur le corps cylindrique de la chaudière. Bizarre qu’il faille en arriver là pour rouler vite…

Les Américains se mettent en tête, vers la fin du XIXe siècle, de faire enfin mieux encore que l’Europe et de ne plus passer pour cette ancienne colonie anglaise et française restée quelque peu rude et sauvage. Très complexés par leur passé colonial, ils veulent montrer, sur tous les domaines, qu’ils sont « first in the world », et comme les chemins de fer sont, à l’époque, la technologie de pointe de la civilisation occidentale dont ils veulent être le phare, ils investissent dans la vitesse ferroviaire, multipliant les exploits en service courant, soutenant des vitesses qui sont chronométrées ou estimées avec, parfois, moins de précision et de moyens qu’il faudrait, mais affirmées commercialement avec toute la conviction nécessaire…
Dès le 27 août 1891, sur la côte est, un train de la petite compagnie du Reading réalise une vitesse moyenne de 133 km à l’heure entre Jenkintown et Langhorne, sur une distance de 21 km et atteignant la vitesse remarquable de 146 km/h en pente de 5 pour mille. La charge remorquée est un train court et rapide, composé de trois voitures pesant 137 tonnes. La machine est une classique 220, courante aux États-Unis, à roues motrices de 1740 mm de diamètre. En décembre 1891, sur un autre petit réseau de la côte est, le Central Railroad of New Jersey, on met en service une locomotive du type 220, la N° 385, qui est une Compound Vauclain à roues motrices de 1981 mm de diamètre et à tiroirs cylindriques de 268 millimètres de diamètre, qui roule près de Fanwood (New-Jersey) à la vitesse d’un mille en 37 secondes, soit à la 156 km/h, ceci en remorquant un train régulier de Philadelphie à Jersey City.



L’exposition de Chicago et un vent en poupe dopent la “999”.
En 1893, à l’occasion de l’Exposition de Chicago qui est une des premières grandes manifestations de la vitrine technologique américaine enfin triomphante, les trains de la ligne du New-York Central sont accélérés pour transporter les visiteurs qui ont débarqué à New-York. Le train nommé « Exposition Flyer » couvre les 1580 km qui séparent New-York de Chicago par les voies du New-York Central & Hudson River RR, et par celles du Lake Shore & Michigan Southern, en 20 heures. On cherche à atteindre la vitesse commerciale et très emblématique de 100 milles à l’heure, soit 161 km à l’heure, et ceci sur une longue distance. C’est bien là que le réseau ferré américain voit, avec perspicacité, son avenir.


Le 9 mai, I’ « Empire State Express », remorqué par la locomotive N°999, et composé de quatre voitures pesant 64 tonnes, atteint et maintient la vitesse correspondant au mile en 35 secondes, ceci entre Buffalo et Rochester, en dévalant une pente de 7,5 pour mille. Le lendemain 10 mai, la même machine, remorquant le même train en sens inverse, aurait couvert le mile en 32 secondes, à la vitesse donc de 181 km à l’heure, au bas d’une pente de 4, 5 pour mille, longue de 20 km, située entre Batavia et Buffalo. La locomotive, N° 999 est du type 220, à roues motrices de 2184 mm de diamètre, offrant une course de 610 millimètres seulement, et ayant une chaudière à un timbre de 13 kg/cm² et de larges sections de passage de vapeur, peut tout à fait avoir effectué ces deux performances. Il semblerait toutefois que la possibilité de la performance à 181 km/h du 10 mai soit moins acceptée par les ingénieurs que celle de la veille, car il aurait, pour atteindre cette vitesse, que le train ait eu un vent arrière de l’ordre de 60 km/h, ce qui n’a pas pu être établi avec certitude.
En octobre 1895, les ingénieurs américains font circuler, sur le réseau du Lake Shore & Michigan Southern, et entre les villes de Chicago et de Buffalo, un train spécial composé de trois voitures pesant en tout 138 tonnes. De Chicago à Erie, sur 672 km, on utilise des machines du type 220 classique aux États-Unis et l’on va voir ce que l’on va voir… mais la vitesse moyenne jusqu’en ce point n’est que de 101,6 km/h, par suite de divers incidents. D’Erie à Buffalo Creek on attelle une machine à marchandises du type Ten Wheel ou 230 à roues motrices de 1727 mm de diamètre, présente par hasard pour assurer la relève en cas de besoin. Le parcours de 138,4 km est couvert en 70 minutes à la vitesse moyenne de 117,3 km/h du départ à l’arrêt, ce qui donne une vitesse moyenne effective de 104, 6 km/h sur l’ensemble du parcours. Les premiers 12 900 m depuis le départ ont été franchis en 8 min. 49 sec, et la vitesse maximum atteint 148 km en pente de 5 pour mille.
Ces résultats, officiellement contrôlés, exercent une influence considérable sur l’évolution de la locomotive, car ils montrent qu’une machine à trois essieux moteurs accouplés, avec des roues de diamètre moyen, peut assurer les services les plus rapides. La locomotive du type 220 à grandes roues voit désormais son heure de gloire terminée sur le sol des États-Unis et les réseaux américains passeront définitivement et rapidement aux locomotives de vitesse du type 230, puis 231 pour les trains rapides lourds. Notons qu’en Europe, notamment au Royaume-Uni, la locomotive de vitesse à deux essieux moteurs a encore devant elle plusieurs décennies à vivre. Les États-Unis prennent les devants de la grande vitesse (de l’époque) pour quelques décennies, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Le Reading fait son entrée en scène.
Le réseau du Reading rachète, en 1885, le chemin de fer à voie étroite de Philadelphie à Atlantic City, une ville dont la plage très ventée et fraîche, et donc surtout les maisons de jeux qui l’entourent, lui promet un bel avenir. Plus désireux de miser leur fortune que de bronzer, les riches habitants de Philadelphie veulent rapidement fuir l’austérité de la ville et aller s’amuser, sans perdre de temps, à Atlantic City où l’atmosphère est plus détendue et plus respirable. Conscient des enjeux et des bénéfices énormes à engranger, le réseau du Reading transforme la ligne à voie étroite en ligne à voie normale susceptible de supporter les plus grandes vitesses et engage les fameuses locomotives dites « Camelback » pour relever le défi de la vitesse.
Le problème est que le parcours depuis Philadelphie pour rejoindre la station balnéaire d’Atlantic City comporte d’abord une partie de bateau… avec la traversée en bac du fleuve Delaware, jusqu’à Camden, puis le train effectue un parcours de 90 km (89 300 m exactement) par une ligne comprenant un ralentissement à 48 km/h peu après le départ, puis une rampe de 6 à 9,5 pour mille sur une distance de 7 km, suivie d’un parcours en pente légère avec des déclivités maximales de 6, 6 pour mille. La durée de la traversée en bac et du transbordement dans le train est théoriquement de 10 minutes, mais en pratique, il faut compter beaucoup plus… et, comme dans toutes les bonnes histoires ferroviaires américaines, la concurrence vient pimenter les choses et les transformer en chevauchée fantastique…


Car le puissant réseau du Pennsylvania possède une ligne de Camden à Atlantic City, longue de 94 km (ou 93 800 m exactement, parce que tout se joue au mètre près…), dont les rampes maxima atteignent 5 pour mille. A la sortie de Camden les voies des deux réseaux concurrents se coupent à niveau puis se suivent à peu de distance et sont même parallèles sur la deuxième moitié du parcours. Les trains des deux Compagnies partaient des terminus à la même heure.
Comme le trajet en bac qui concerne le Pennsylvania ne dure que six minutes, les trains de ce réseau franchissaient en général le croisement les premiers avec une confortable avance de plusieurs minutes. La concurrence entre les deux compagnies est très vive, à l’américaine, non à couteaux tirés, mais à « Colts » tirés, pourrait-on dire, et les trains font de véritables courses de vitesse.
En 1896, le Reading reçoit deux locomotives du type Atlantic étudiées pour assurer la liaison de Philadelphie à Atlantic City en une heure. Ces machines sont des « Camelback » compound du type Vauclain, pesant 65 tonnes, développant une puissance indiquée de 1470 chevaux à la vitesse de 113 km/h.
A la suite d’essais menés en juillet 1897, un horaire « rond » de 60 minutes est adopté par le Reading et lancé avec toute la fougue et la conviction publicitaire nécessaires, inaugurant ainsi un service qui sera, pendant 38 années consécutives, tout simplement le plus rapide du monde assuré par la traction à vapeur. L’auteur Gérard Vuillet, dans la revue Chemins de fer en 1946, fait remarquer à très juste titre que ces trajets de moins de 100 km ne constituent qu’une étape très courte sur laquelle les machines peuvent donner surtout prendre de la vitesse avec un vigoureux « coup de collier » et se laisser rouler ensuite, ce qui est bien moindre que la performance consistant à maintenir une vitesse soutenue sur des longs parcours en tête de trains lourds. Mais l’exploit est bien présent, et la ligne sera le théâtre d’une succession de records tout à fait extraordinaire. Au cours des mois de juillet et d’août 1897, le parcours de 89 300 m est effectué plusieurs fois en 46 min 30 secondes (on admire la précision !) à 47 minutes, la vitesse de 130 km étant fréquemment soutenue sur des distances de 40 km avec une charge de 210 à 260 tonnes.


Le « Pennsy » ne le laisse pas faire, mais le Reading non plus.
En 1898, l’emblématique horaire de 60 minutes est adopté également par le Pennsylvania (ou “Pennsy” pour les intimes) qui ne dispose encore que de machines du type 220, mais qui, quelques mois plus tard, frappe fort avec ses premières locomotives du type Atlantic, la série E I, capables de remorquer 270 tonnes à la vitesse de 120 km à l’heure. En 1901, les Atlantic de la série E 3 entrent dans la course et peuvent franchir les 93 800 mètres du parcours en 52 minutes, tout en remorquant des trains de 356 tonnes.
En 1903, le Reading, à son tour, met en service ses « Camelback » du type Atlantic à simple expansion de la série P4, des locomotives montées sur des roues motrices de 2138 mm de diamètre et dont les pistons ont une course réduite à 610 millimètres pour gagner en vitesse de rotation. En tête de trains de cinq voitures, ces machines effectuent plusieurs fois le parcours de 89 300 m en moins de 43 minutes.
Le 14 mai 1905, avec un train de cinq voitures pesant 211,5 tonnes, le trajet d’Atlantic City à Camden est franchi en 42 minutes et.5 secondes. La machine a une équipe comprenant deux chauffeurs et la consommation de charbon atteint le chiffre record 28 kilogrammes par kilomètre. L’expérience acquise avec les machines de la série P 4 engage le Reading à faire construire dans ses propres ateliers une série de dix locomotives Atlantic remarquables, la série P5, à roues motrices de 2840 mm de diamètre, timbrées à 16 kg.5, qui développent une puissance indiquée de l’ordre de 2.000 chevaux à la vitesse de 120 km à l’heure. Ces machines assurent un excellent service.
Au début de juin 1907, la machine N° 343 remorquant six voitures pesant 260 tonnes a effectué le parcours de Camden à Atlantic City en 41 minutes, soutenant ainsi une vitesse moyenne de 150 km/h sur une distance de 50 km. De nombreux records de vitesse de 177 à 189 km/h ont été attribués à ces machines, mais la plupart d’entre eux proviennent des chiffres relevés sur les feuilles du « dispatcher » à qui les gares communiquaient les heures de passage des trains et ne peuvent être retenus, car ils sont trop imprécis.
Des chronométrages effectués à partir des trains eux-mêmes permis d’établir que la « Camelback » N° 343 a parcouru le mile en 36 secondes, ceci en pente de 6 pour mille. Ceci donne une vitesse de 161 km/h. Avec une charge de 3 voitures, soit 130 tonnes, la machine N° 344 couvre les 7, 9 km d’Ellwood à Egg Harbour en 2 minutes 50 secondes, à la vitesse moyenne de 167 km/h. Dans ce cas, la vitesse maximum a pu s’élever à plus de 172 km/h.
Ces locomotives ont été étudiées pour marcher à la vitesse maximum de 110 mph, soit 177 km/h et l’application des formules de résistance au roulement mises au point par Davis montre que, compte tenu de la diminution de puissance de la machine provenant des laminages à grande vitesse, cette performance aurait pu être aisément soutenue en pente de 6 pour mille avec un train de trois voitures. Munies ultérieurement de la surchauffe, ces machines remorquent, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, certains trains express saisonniers entre Camden et Cape May à la vitesse commerciale de 90 km/h.

Les “Pacific” feront mieux, cependant.
Les “Pacific” de la série G1, qui ont succédé aux Atlantic, remorquent 540 tonnes à la vitesse de 137 km à l’heure. Avec l’une d’elles, la N° 126, sur le train 17 du 12 juin 1926, la vitesse de 150 km/H est atteinte en pente de 6 pour mille avec une charge de 450 tonnes, au cours d’un parcours effectué en 48 minutes. Le trajet a été fait parfois par ces machines en 46 minutes. Les Pacific de la série G2 construites en 1926 remorquent 600 tonnes à la vitesse de 137 km/h. Par suite de la baisse du trafic, les lignes du Pennsylvania et du Reading sont fusionnées en 1935. L’horaire de Philadelphie à Atlantic City, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, est toujours d’une heure et le trajet de Camden à Atlantic City, désormais long de 93, 2 km, est fréquemment franchi en 48 minutes, la vitesse de 145 km à l’heure étant couramment atteinte. Les machines utilisées sont les Atlantic série E 6 du Pennsylvania et les Pacific du Reading.
Autres exploits américains au début du XXe siècle.
Au début du XXe siècle, il a été annoncé plusieurs fois par la presse américaine que des vitesses exceptionnelles atteignant jusqu’à 205 km/h auraient été réalisées aux États-Unis. Ces performances ont laissé très sceptiques les ingénieurs et les spécialistes du reste du monde. Dans certains cas, les chronométrages sont trop imprécis, et, dans d’autres cas, les charges indiquées comme ayant été remorquées auraient nécessité des puissances invraisemblables pour les locomotives en cause.
Mais il peut être considéré comme acquis que des vitesses très élevées, dépassant le seuil de 150 km à l’heure, étaient souvent obtenues en service courant aux États-Unis avec des trains légers, en général en bas de pentes ayant des valeurs assez prononcées et tracées en alignement.
C’est ainsi que le 1er mars 1901, la locomotive type 230 ou Ten Wheel N° 210 du réseau de l’Atlantic Coast Line, à roues motrices de 1829 mm de diamètre, remorque un train postal composé de quatre voitures pesant 160 tonnes. L’Atlantic Coast Line compte sur ce train pour le maintien d’un contrat important de l’Administration des Postes, et le train postal couvre la distance de 119 km en 53 minutes, à la vitesse moyenne de 135 km à l’heure entre Jésus et Folkston. Le 12 juin 1905, la locomotive Atlantic N° 7002, série E 2 du réseau du Pennsylvania, à roues motrices de 2032 mm de diamètre, remorquant le premier train prévu en 18 heures pour le trajet de New-York à Chicago, composé de quatre voitures pesant 217 tonnes, aurait atteint la vitesse de 160 km/h en bas d’une pente.
Une vitesse de 205 km/h a été signalée, pour un trajet effectué le 12 juin en 1905, par la locomotive 221 de la série E2 N° 7002 du Pennsylvania RR, remorquant un train de 200 tonnes et roulant dans les environs d’Elida. Cette vitesse semble peu probable, mais une vitesse très importante a sans doute été réalisée ce jour-là par ce train.
Le 18 juin 1905, la locomotive N° 4695 du Lake Shore et Michigan Southern, un rare type 131 pour trains de voyageurs, et à roues motrices de 2032 mm de diamètre, remorque habituellement le Twentieth Century Limited pesant 270 tonnes prévu pour faire en 18 heures le parcours de Chicago à New-York. Mais, cette fois, elle est utilisée pour un train-poste transportant le courrier du Gouvernement Britannique d’Australie à Londres en passant par les USA, et elle a couvert les 293 km qui séparent Cleveland de Buffalo en 2 heures 23 minutes à la vitesse moyenne de 126 km 2 à l’heure. Ces locomotives sont, au moment de leur mise en service, les machines à voyageurs du monde les plus puissantes.
En 1909, une locomotive Atlantic du Reading franchit, en tête d’un train rapide régulier, la distance de 145 km à la vitesse moyenne de 89 km/h, la vitesse maximum s’étant élevée à 141,5 km/h, et une autre machine Atlantic 303 a atteint la vitesse de 192 km/h en pente de 7 mm/m, avec un train léger entre Camden et Atlantic-City. Ce dernier fait peut paraître surprenant, mais il a été confirmé publiquement lors d’une conférence dans une association new-yorkaise des chemins de fer : un chef mécanicien du Reading, présent à la conférence, a déclaré que, sur une portion du trajet où les lignes du Reading et du Pennsylvania sont parallèles, et pour « semer » un train concurrent du Pennsylvania, il poussa à son maximum à la machine Atlantic N°344 qui remorquait neuf voitures ! La locomotive et son train ont ainsi franchi les 8 km séparant Elwood Legg et Harbar en 2 minutes et 30 secondes, soit à la moyenne de 192 km/h. Le président du Reading, qui se trouvait à côté du dispatcher lors de cette performance, et qui était également présent à cette conférence, a confirmé l’exploit. Certains ou incertains, ces performances inscrivent les chemins de fer américains parmi les plus rapides du monde, position qu’ils sauront garder jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Après cette guerre, tout sera différent et, tout particulièrement aux États-Unis, le chemin de fer jettera le gant, condamné à un humiliant et improductif renoncement à la vitesse. L’avion en fera ses choux gras.
Les Chicago du PO et de l’Etat : pas facile d’être une belle américaine en France.
Surnommées les « Chicago » par le personnel du réseau du Chemin de fer de Paris à Orléans et aussi de l’État, des locomotives américaines sont commandées aux États-Unis, chez Baldwin, au début du siècle, quand on pense, à juste titre, que le chemin de fer américain est le meilleur du monde. Il l’est certes mais sur son propre terrain, pas chez les autres. Exportées telles quelles sur les réseaux français, les locomotives américaines donnent des soucis.
Au début du siècle, les ingénieurs du monde entier admirent les États-Unis à très juste titre, et sont très impressionnés par les techniques de ce pays, par son industrie gigantesque, qui peut satisfaire rapidement les commandes les plus importantes. En quelques décennies, ce pays est passé d’un stade de colonie anglaise peu développée, n’ayant qu’une industrialisation et des chemins de fer rudimentaires et embryonnaires, à celui de puissance mondiale respectée qui impose désormais sa manière de voir les choses, à la fois simple, carrée, pragmatique et rationnelle.
Si les réseaux britanniques, allemands, en tout premier lieu, et beaucoup d’autres réseaux européens aussi, comme celui de la Suisse, de l’Italie, des pays d’Europe centrale et du nord, se méfient des techniques américaines et n’essaient que du bout des doigts quelques rares prototypes sans lendemain, un certain nombre de réseaux français, ayant un besoin urgent de locomotives, se tournent vers l’industrie américaine qui offre, sur catalogue, des locomotives dont la livraison peut être très rapide et donc le prix de vente est attractif grâce à une production en très grande série. On peut même dire que la France sera le meilleur client des États-Unis en matière de locomotives, si l’on songe à l’immense série des 1200 locomotives type 141R livrée à la SNCF au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Mais, pour en revenir au chemin de fer français du XIXe siècle, le réseau de l’État commande des locomotives type 220 et 221, celui du PLM commande aussi des 221, et, enfin, celui du PO, lui, des 230.
Dans la plupart des cas, ces locomotives ne se révèlent pas à la hauteur des espérances mises en elles, une fois en service. Elles sont certes excellentes, mais sur les réseaux de leur pays. En France, sur des réseaux différents, ayant des pratiques différentes, elles se révèlent inadaptées, au grand regret des ingénieurs américains qui les ont fournies comme des ingénieurs français qui les ont commandées.
L’arrivée des « Chicago »:
Ces locomotives sont bien différentes de celles, traditionnelles, du PO quand elles arrivent sur leur réseau acheteur : la cabine de conduite très haute est du plus pur style « western », le châssis à barres et la boîte à feu à ciel rond, le régulateur à soupapes dans le dôme, la boîte à fumée sans enveloppe, tous ces détails d’outre Atlantique font qu’elles « affirment leur différence » dirait-on aujourd’hui. Elles se montrent honnêtes, sans plus, et méritent la mention : « peut mieux faire »…
À partir de 1907, il faudra les modifier et on en profite pour essayer, pour la première fois en France, la surchauffe qui diminue une consommation alarmante jusque-là et permet une économie de 22 % en eau et de 17,3 % en charbon. On ajoute des sablières de type PO. Mais elles ne sont pas plus appréciées, pour autant, des équipes de conduite : trop différentes, sans doute, et surtout peu aptes à la vitesse.
Leur puissance de traction sur profil facile permet d’enlever 1385 tonnes à la vitesse nominale de 25 km/h. Aux vitesses de 60, 70 et 75 km/h les charges normales sont de 525, 430 et 205 tonnes. Elles peuvent atteindre 100 km/h avec 205 tonnes.
Le tender, de type français, qui leur est accouplé, comporte des longerons doubles, roule sur trois essieux, contient 17 tonnes d’eau, 5 tonnes de charbon et pèse 39 tonnes en service.
Une explosion bien mal venue crée le “buzz” contre-publicitaire.
L’une de ces locomotives américaines, la première de la série, N° 1771 du dépôt d’Angers, explose en 1911 dans la tranchée de la Pointe-Bouchemaline: manque d’eau ou ciel de foyer mal conçu ? Les ingénieurs restent perplexes. Mais cet accident n’arrange certes pas la cause des Chicago, et une certaine suspicion plane désormais sur ces belles Américaines qui, de toutes manières, roulent mal au-dessus de 75 km/h, et se retrouvent rapidement reléguées dans des tâches moins nobles, hors des services voyageurs.
Une carrière de second plan sur le réseau du PO.
On les affecte bien aux trains rapides à leur arrivée sur le PO, mais dès que l’effectif des nouvelles locomotives pour trains rapides est suffisant, elles se retrouvent reléguées au service des trains lents. Elles remorquent alors des trains de messageries ou de marchandises : on préfère les retirer du service des trains express auquel elles étaient destinées, car elles se montrent peu stables à leur vitesse maximale de 100 km/h, et le constat de leur peu d’aptitude à assurer des trains rapides, en dépit de leurs roues de 1750 mm de diamètre, ne leur vaudra guère de continuer à « courir ».
Elles sont affectées aux dépôts de Paris, d’Orléans, ou de Montluçon, et circulent sur les lignes de Paris à Vierzon, de Vierzon à Montluçon, et à Moulins, ou d’Orléans à Bordeaux, de Tours à Saint-Nazaire, d’Etampes à Auneau, à Bourges, d’Orléans à Montargis, ou à Malesherbes.
En 1914, elles sont en service pour le compte des dépôts d’Orléans, de Blois, de Tours, d’Angers, de Nantes, de Poitiers, de Port-de-Piles, ou de Coutras. Au dépôt d’Angers les charges moyennes des trains de marchandises remorqués par les Chicago se situe entre 650 et 800 tonnes.
Mais on les retrouve, au début des années 1920, au hasard des roulements, faisant des trains semi-directs de Paris à Orléans, ou assurant la réserve des locomotives pour express, parfois en double traction avec des locomotives d’autres séries.
Leur fin de carrière commence dès l’électrification Paris-Vierzon, c’est-à-dire en 1928. En 1934, la totalité de la série est retirée du service et garée, les dernières locomotives étant furent ferraillées peu avant 1939.
Guère mieux sur le réseau de l’Etat.
Le PO n’est pas le seul réseau français à commander des locomotives aux États-Unis. En 1889, le réseau de l’État commande 11 machines de type 220 chez Baldwin, certaines à simple expansion et d’autres compound. Toute aussi américaines que les “Chicago” du PO, elles se démarquent par leur boîte à feux en berceau, leur chaudière tronconique, une boîte à fumée sans revêtement extérieur, un grand dôme à soupapes équilibrées, une vaste cabine vitrée haut perchée.
Elles sont placées en tête des trains les plus difficiles du réseau, les rapides lourds de Paris à Bordeaux par la ligne de Chartres, et de Paris à Royan. Affectées aux dépôts de Chartres, Thouars, Château du Loir, Nantes, Niort, Saintes, ces locomotives semblent se comporter très honorablement, mais elles sont victimes, dans le monde du chemin de fer où la standardisation est la règle, de leur faible nombre, ce qui présente de grands inconvénients en matière de conduite, d’entretien, car elles sont « spéciales » et demandent un savoir-faire et des pièces de rechange spécifiques. La plupart de ces locomotives survivent à la Seconde Guerre mondiale, mais pour quelques années, puisque les années 1920 sont celles de leur disparition, la dernière étant retirée du service en 1932.
Le réseau de l’État persiste et a aussi commandé dix locomotives du type 221 en 1900, toujours chez Baldwin, et ces machines sont, elles aussi, très américaines et totalement différentes des françaises qui les entourent. Elles remorqueront, d’une façon honorable, les grands rapides de Paris à Bordeaux et de Paris à Royan, placées dans les mêmes roulements que les autres Atlantic françaises du réseau, mais se montrant moins performantes. Comme les 220 du même réseau, leur carrière finit pour les mêmes raisons et à la même époque : elles sont toutes retirées du service entre 1927 et 1930. Il est à noter que le PLM eut des locomotives identiques, mais ne les conserva que quelques années.
L’avis de Luc Fournier sur les “Chicago” :
Nous laissons Luc Fournier, Chargé de mission pour le patrimoine technique au Ministère de la Culture, et qui connaît très bien le réseau de l’État, entre autres réseaux, nous donner son avis : nous sommes, nous écrit-il, dans la séquence ferroviaire du « Tour du monde en 80 jours » de Jules Verne. “Il est vrai que cet esprit de concurrence acharnée devait bcp étonner de notre côté de l’Atlantique où les réseaux s’étaient construits et structurés sous l’égide plus ou moins lointaine de l’État, même en Grande-Bretagne, pays du libéralisme.
Il est certain que cette production, qui a su faire parler d’elle et prouver son efficacité, a dû « bluffer » les ingénieurs de chez nous, notamment lors de l’Expo de Chicago en 1893.
Cela étant, une des choses qui me passionne le plus dans l’histoire de la technique est celle de l’acclimatation d’une technologie dans un pays étranger. Et, avec les “Chicago”, il y a de quoi à dire et à écrire.
De ce que je sais :
-les cheminots français ont été déroutés par la mauvaise finition des machines : trois couches de peinture sur les « américaines », le double ou à peu près sur les machines des fabriques nationales. Mais la philosophie était très différente : ces machines n’étaient pas faites pour durer alors que nous essayions de conserver le plus longtemps possible les nôtres, le cas échéant en les modernisant.
-l’importante consommation de charbon. Là aussi, c’est un point qui préoccupait fort peu les Américains, les ressources minières étant abondantes chez eux, mais qui a stupéfait la culture cheminote française qui vivait dans le culte de l’économie d’énergie. Mais la même caractéristique se retrouvait, peu ou prou, sur les « Pershing » de la WW1 ou, même, sur les 141 R…
-une certaine rusticité de construction, chose qui n’est pas blâmable en soi mais aboutissait à une certaine « rudesse » des réactions du moteur et de la tenue de voie, éloignée de nos « compound ».
-à l’actif de ces machines, il faut toutefois noter le souci de l’ergonomie, notion quasi inexistante dans la France de l’époque : ces machines US des années 1900 disposaient d’une cabine vaste et confortable avec des vitres un peu partout pour la visibilité, des sièges pour l’équipe de conduite, une « rue de chauffe » entre machine et tender et, pour les machines de l’État, un « bastingage » autour de la chaudière qui facilitait les interventions sur les différents organes. On mettra du temps avant de s’en inspirer… Je me demande même si la 231, proto de l’Ouest qui a été la seule « Pacific » française à être conçue dès l’origine pour la conduite assise, n’a pas repris cette caractéristique des machines US.
J’ai vu quelques cartes postales qui montrent, sans doute dans les années 1920, des 230 « Baldwin » du P.O en tête de trains de voyageurs de section, notamment sur Paris-Bordeaux. Service repris par les automotrices après l’électrification.
Quant aux 220 et 221 de l’État, disparues encore plus tôt, je pense parfois à elles quand je fais du vélo, près de la ligne Nantes-Bordeaux, dans la campagne aunisienne. Fait peu connu : deux 221 de l’État ont été équipés de la surchauffe (je n’ai jamais vu de photo d’une de ces machines). Mais un peu d’Amérique au bord de l’Atlantique, cela fait rêver…Et j’espère qu’un constructeur de modèles “H0″ de type US sortira un jour une 221 approchantes, pour que je puisse restituer ces exotiques machines de l’État.”




La SNCF, elle, utilisera intensément la locomotive à vapeur américaine, mais plus tard.
Bref, la seule locomotive à vapeur de type américain qui connut un succès exemplaire en France sera la 141-R, commandée à 1323 exemplaires par la SNCF à la Libération, et qui assurera avec efficacité, de 1945 à 1974, le sauvetage et le redémarrage du réseau français et de l’économie française des années de l’immédiat après-guerre, tout en roulant à un modeste 105 km/h.

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