Le “Cosmopolitan Railway”, et même par le détroit de Bering s’il le faut.

Le détroit de Béring (sans accent en orthographe d’origine, et parfois dit Behring) est situé entre les continents asiatique et américain. Il est large d’environ 83 km, et atteint 89 km entre le cap Dejnev, en Russie et le cap du Prince-de-Galles, en Alaska. Il existe deux îles à mi-parcours, nommées Diomède, et la frontière entre la Russie et les États-Unis les séparent. Jusqu’à présent, rien de ferroviaire ne s’est produit en cet endroit particulièrement glacial et désert du globe, et rien ne dit que cela va changer.

Lors des débuts des chemins de fer, vers 1830, on est persuadé que jamais les locomotives ne pourront parcourir des longues distances : faibles, fragiles, capricieuses, ces machines sont des jouets et beaucoup de compagnies leur préfèrent le cheval. Mais, vers 1840, les lignes s’allongent, le Royaume-Uni se couvre d’un vrai réseau national, les locomotives roulent vite et longtemps, alors, d’un seul coup, dans les esprits des investisseurs, tout change : la locomotive pourra conquérir le monde et créer des empires. C’est le cas aux États-Unis et en Russie dès les années 1860. La grande aventure est lancée. La vapeur n’a plus de limites et le monde lui appartient. Place au « Cosmopolitan Railway » comme on le nomme déjà aux États-Unis,

En 1890, l’Américain William Gilpin, alors le premier gouverneur du territoire du Colorado qui est dans une partie du territoire américain qui s’ouvre à la civilisation, voit loin, et même très loin en matière de chemins de fer. C’est lui qui a trouvé le terme de « Cosmopolitan Railway », qui désigne un réseau de chemin de fer à l’échelle mondiale. Et comme tout homme politique en mal de reconnaissance et d’épaisseur culturelle, il écrit un livre (pour passer à la télévision) ? À l’époque, pas encore, mais cela viendra…. ). Ce livre ne lui vaudra certainement pas le Goncourt avec un titre aussi rebutant que « Cosmopolitan Railway : Compacting and Fusing Together All the World’s Continents ».

Il faut dire que, à l’époque, relier l’est de la Russie à l’immense Alaska, c’est bel et bien relier deux immensités absolument vides, désertes et glaciales. Les Russes, qui ne voient aucun intérêt à posséder l’Alaska, viennent de le vendre en 1867 pour une modique somme aux Américains qui se demandent ce qu’ils vont en faire…  

Le projet le plus audacieux. Présenté vers 1911 par un Anglais surréaliste… encore un ! Ce n’est rien de moins qu’un Paris-Moscou-New-York. Le concepteur du projet vendit même des actions, ce qui était son véritable but, mais le sens de l’humour de la justice britannique étant limité, il se retrouva tout aussi rapidement en prison. Cette carte a été publiée dans la revue “Rail-Route” de novembre 1951. Le “reste à construire” (seulement) est en trait rouge large.

Le « Stars and Stripes » est hissé en dehors des Etats-Unis.

En octobre 1867, un petit détachement de l’armée américaine, au garde-à-vous, salue la bannière étoilée qui monte dans le ciel de Sitka, petite ville de la côte Sud-Est de l’Alaska. Scène surréaliste : les couleurs russes ont été amenées quelques instants plus tôt.  Les États-Unis viennent d’acheter un territoire vendu par Russie pour 7 200 000 dollars. Le peuple américain ne connaît rien de sa nouvelle possession, et les Esquimaux de l’Alaska, qui font partie malgré eux du bien vendu, n’en connaissaient pas plus sur la nature et l’étendue de leur pays, et ne se doutent pas qu’ils sont devenus des citoyens américains. Mais ils vont vite l’apprendre….

Les Russes, c’est connu, ne se plaisent que chez eux.

Le Tsar Pierre le Grand charge l’explorateur Béring d’explorer les eaux inconnues au large des côtes orientales de la Sibérie. Vitus Jonassen Béring est un Danois, né le 12 août 1681 à Horsens dans le Jutland, mort le 8 décembre 1741 sur l’île qui porte son nom ou île Béring, près de la péninsule du Kamtchatka. Il est un explorateur danois au service de la marine russe, et il est tellement aimé que l’on ne surnommera « Ivan Ivanovitch Béring ». Toujours est-il que les voyages que Béring effectue de 1728 à 1729 et de 1740 à 1741 prouvent que l’Asie et l’Amérique du Nord sont séparées par un étroit bras de mer qui reçoit le nom de Béring, puis tout en resta là.

Vitus Bering (1681-1741), grand navigateur danois au service du Tsar de toutes les Russies, ce qui lui valut de devenir un Ivan Ivanovitch Bering quasiment Russe.

Il faut dire que les Russes s’intéressent davantage aux peaux de loutres de mer et autres animaux qui emplissent les cales des vaisseaux de Béring qu’à ses rapports sur la géographie et la configuration de la région. Béring avait annexé les terres découvertes au nom de la Russie, sans avoir poussé plus loin. Comme vision mondialiste, c’est un peu court… et le chemin de fer russe de l’époque n’est pas doté de locomotives performantes ou de matériel roulant remorqué qui soient à la hauteur du projet.

Locomotive russe de l’époque : rien qui puisse inspirer un partisan d’une ligne Russie-Amérique.
La carte de l’empire russe en 1896 : nullement tourné vers les USA et le détroit de Béring, et encore soucieux d’achever son Transsibérien : en rouge, ce qui reste à faire, et qui ne sera terminé qu’en 1912.
Même Ferdinand de Lesseps, grand “projeteur” de lignes de chemin de fer et de canaux mondiaux, ne voit pas, pour la Russie, autre chose qu’un “Central asiatique” qui, d’ailleurs, reste toujours à construire aujourd’hui. Les Chinois sont demandeurs sous le nom assez imprécis de “nouvelles routes de la soie”.

Les habitants de cet archipel — les îles Aléoutiennes — appelaient la partie du continent qui s’étendait à l’est « Alaschka », c’est-à-dire la grande terre, et c’est de ce mot que dérive le nom Alaska. Au cours du siècle qui suit, les marchands russes créent un commerce de fourrures en Alaska. Ils bâtissent un village de bois sur la côte Sud-Est du territoire, et en font la capitale sous le nom de Sitka. Mais on procédait à de tels massacres d’animaux à fourrure que, bientôt, ces derniers devinrent rares, et le monde cessa de s’intéresser à cette contrée lointaine. Finalement, le tsar Alexandre II offre de vendre l’Alaska aux États-Unis, toute honte bue et en trinquant à la russe.

William H. Seward, qui était alors secrétaire d’État, accepte sa proposition, et l’accord est signé le 30 mars 1867. La transaction est accueillie par la presse américaine avec indifférence. Les journaux appellent le territoire « l’extravagance de Seward » ou encore « la glacière de Seward » et la presse américaine de l’époque ne s’intéresse qu’à la construction du grand Transcontinental américaine reliant New-York à San-Francisco par Chicago – on les comprend.

Dans les années 1860, les Américains n’ont en tête que la construction de leur grand réseau ferré national et plus particulièrement la construction et l’achèvement rapide du Transcontinental, ici en fin accompli en 1869 à Promontory Point, dans l’Utah.
Locomotive américaine de 1855 et toujours en service courant dans les années 1860 ; pas vraiment faire pour affronter l’Alaska et un service vers la Russie…

Avec 1.523.600 kilomètres carrés, l’Alaska correspond au cinquième du territoire des États-Unis, mais les Américains estiment que le développement de l’Ouest américain est prioritaire, et laissent l’Alaska à l’administration de leur armée. Comme il y a peu de gens à administrer, il y a peu de lois, et rien n’est prévu concernant un gouverneur ou une Assemblée législative, ou un minimum de vie civique. C’est le laisser-faire total.

L’or, voilà qui change tout… ou presque.

Les chercheurs d’or, qui avaient envahi la Californie en 1849, lors de la fameuse ruée, avaient peu à peu poussé plus au nord, à la recherche de nouveaux placers. En 1896, l’un d’eux, du nom de George Carmarck, pêche dans une crique du Klondike avec deux Indiens de l’Alaska, lorsqu’un autre chercheur, Robert Henderson, que l’histoire a quasiment oublié, passe à côté d’eux, se rendant à la ville la plus proche pour y acheter des vivres. Henderson annonce à Carmarck qu’il avait trouvé de l’or dans cette région.

Bientôt, Carmarck trouve de l’or dans toutes les « battées » qu’il emplissait d’eau de la crique, et la ruée du Klondike commence. Deux ans plus tard, 100 000 prospecteurs ont envahi l’Alaska. Pendant dix ans, on découvrit en Alaska de l’or représentant une valeur de 4 millions de dollars-or par an, et les deux premiers navires à quitter le territoire ont un chargement de 1.500.000 dollars-or.

Le bruit selon lequel il était facile de faire fortune en Alaska, du jour au lendemain, se répand dans le monde, et une nuée d’aventuriers envahit le pays. Ceux qui n’avaient pas les moyens de payer leur voyage par mer venaient à pied, à travers les montagnes escarpées. Mais les nouveaux arrivants découvrent que les rumeurs étaient fortement exagérées, et, alors que la fièvre de l’or allait décroissant, on découvre de nouveaux « placers » sur les plages de la côte Ouest, à l’endroit où se trouve aujourd’hui la ville de Nome.

Faute d’or, on découvre que les cours d’eau regorgent de saumon. D’immenses forêts de sapins et de cèdres constituent une réserve de bois quasi inépuisable. L’industrie de la fourrure de loutre assure de gros bénéfices à ceux qui sont en mesure de supporter les rigoureux hivers des îles de la mer de Béring. Du platine, du charbon, du cuivre et d’autres minéraux sont à portée de ceux qui ont l’énergie et les moyens d’exploiter les gisements. Le pays est prêt pour la construction d’un réseau de chemins de fer.

Dès la fin du XIXe siècle, l’Alaska voit son réseau se construire par tronçons isolés et non reliée au réseau nord américain, mais lentement et sans aucun souci d’une ligne vers la Russie. Ici, c’est l’extension du réseau de l’Alaska en 1950. En peine guerre froide, les USA entretiennent les lignes et nationalisent (donc militarisent) le réseau, au cas où…
En 1980, l’Alaska, qui a peu intéressé les Américains question chemins de fer, reste toujours très mal desservi avec deux lignes courtes au départ d’Anchorage, et un aller et retour par jour pour le service des voyageurs !

De l’Alaska à la Sibérie : c’est-à-dire de la coupe aux lèvres ?

En 1903, une ligne, sous le nom de « Alaska Central Railway » part de Seward vers le nord et le porte d’Anchorage devient une grande ville ferroviaire en 1915. Du côté russe, le Transsibérien est entièrement terminé vers 1912 avec le contournement de la Mongolie par le nord et Khabarovsk avant de descendre vers le sud jusqu’à Vladivostok. Rejoindre les deux pays par une ligne directe est, depuis les années 1880, « dans l’air du temps ».

Même Jules Verne pense à un pont réunissant la Sibérie et l’Alaska dans son livre « César Cascabel » mais l’aventure de la famille décrite dans son livre paru en 1890 montre bien qu’il y a n’a pas d’autre solution qu’une traversée en chariot en passant sur la glace qui bloque le détroit.

En 1905, d’une manière moins littéraire et plus technique, l’ingénieur français Loïc Lebel propose au Tsar de construire un tunnel ferroviaire sous le détroit de Béring. Mais en vain. On renvoie Lebel à ses chères études.

En 1906, un syndicat américain présente à St Pétersbourg un projet de liaison par chemin de fer entre la ville de Irkoutsk, en Sibérie, et l’Alaska. En gros, ce projet comprend deux lignes, l’une reliant le transsibérien, l’autre, le transcon­tinental de San Francisco à New York avec le détroit de Béring. En dessous de ce bras de mer, sur la ligne du Cercle arctique, on devait cons­truire un immense tunnel de 61 Km, de longueur. La branche sibérienne de la ligne se serait détachée du transsibérien à Irkoutsk et, longeant le lac Baïkal, elle se serait dirigée à peu près en ligne droite vers le cap Oriental, la pointe la plus orientale d’Asie. La branche américaine aurait traversé le territoire canadien de Vancouver à Dawson City, de là se dirigeant à l’ouest vers le Cap Prince de Galles, l’extrême limite occidentale du continent américain. Le tunnel aurait relié le cap Oriental et le cap Prince de Galles.

Depuis les années 1960, un gouverneur de l’Alaska et ancien ministre de l’Intérieur des des États-Unis, Walter Hickel, se passionne pour le projet d’un tunnel sous le détroit. Le projet d’un réseau mondial a été reproposé en 2006 dans le cadre d’un « Trans Global Highway » par Frank Didik.

Enfin, un projet de « TGV » Chine-États-Unis par un tunnel sous le détroit a été évoqué par la presse au début de 2016, et on peut lire, dans le Huffington Post et le Figaro, ces lignes enthousiastes : «  Deux jours de voyage à 350 km/h, c’est le temps qu’il faudrait pour relier la Chine aux États-Unis, en train. Au total, 13.000 km de voie ferrée partiraient du Nord-est de la Chine, passeraient par la Sibérie pour traverser l’océan Pacifique avant d’atteindre les États-Unis, via le Canada. Un projet incroyable qui deviendrait le plus long chemin de fer au monde, loin devant le Transsibérien (qui ne mesure qu’à peine plus de… 9000 km), et qui nécessiterait le plus long tunnel mondial pour rejoindre les deux continents (200 km) ».

Faisable, mais pas à faire.

Pourtant, la réalisation de l’ouvrage n’est pas si fantaisiste à en croire Pékin. Wang Mengshu, membre de l’Académie chinoise d’ingénierie, explique au Beijing Times que l’idée est bien plus qu’un rêve farfelu : “Actuellement, nous avons déjà des discussions en cours, la Russie envisage ce projet depuis des années.”

Surnommé “China-Russia-USA”, le projet se heurte à beaucoup de doutes. Les pays concernés par le parcours du chemin de fer n’ont par exemple même pas confirmé avoir été contactés… Géologiquement, le trajet se ferait sur une seule plaque tectonique, la plaque nord-américaine qui couvre aussi la mer de Béring et l’extrémité orientale de la Sibérie. Donc les choses seraient assez faciles et homogènes, mais demandent des investissements considérables qui risquent de ne jamais être rentabilisés, car les deux extrémités du tunnel ne sont ni des lieux de production, ni des lieux de consommation, ni des lieux de tourisme importants, que ce soit en Alaska ou en Sibérie.

Le tunnel n’aurait de sens et de prospérité que relié au réseau russe, d’une part et américain, d’autre part. Or ces deux réseaux n’ont pas le même écartement, avec 1524 mm (devenu 1520 mm) en Russie, et 1435 mm (écartement normal) dans le continent nord-américain. Il faudra aussi électrifier la ligne, et les systèmes de part et d’autre n’ont rien en commun. Même le courant monophasé de fréquence industrielle qui règne en Europe et en Russie, est à une fréquence de 50 Hz, et aux États-Unis il est de 60 Hz. Donc : et l’écartement et le courant traction sont incompatibles.

Il faudrait entre 15 et 20 ans pour construire le tunnel. Selon une estimation faite dans les années 1990, la réalisation de ce projet coûterait 65 milliards de dollars (48 milliards d’euros), car il faudrait construire un total de 6 000 km de voies ferrées de part et d’autre du tunnel.

Même avec la promesse d’une rentabilité des investissements de 30 ans à partir du moment où la voie ferrée transcontinentale atteindra le rendement prévu de 70 millions de tonnes par an (comparable à ceux de canaux comme Panama ou Suez (environ 70 millions de tonnes en 2006), les Russes restent très sceptiques. En août 2011, le gouvernement russe a donné son accord au projet, en annonçant un budget de 70 milliards d’euros pour la construction du tunnel. Le projet comprend aussi une extension à l’est du réseau ferroviaire russe, pour relier le tracé actuel du transsibérien à Irkoutsk. Cette extension, longue de plus de 800 km, coûtera au gouvernement russe plus d’un milliard d’euros et sa construction devrait s’achever en 2013. Nous sommes en 2021, et rien n’a encore été construit. Cela constituerait en principe la première phase du projet russe, qui se poursuivrait en 2030 jusqu’à Ouelen, à la pointe Nord-Est de la Sibérie, point de départ du tunnel. Le tunnel pourrait ouvrir en 2045 et, sans nul doute, changer beaucoup de choses dans le monde., mettant en contact direct trois grandes puissances mondiales : Russie, Chine, États-Unis.

L’état du projet de LGV des USA jusqu’en Russie par le détroit de Bering, en 2014. Le Figaro sait faire rêver ses lecteurs.

Un Russe enthousiaste mais un autre qui l’est moins.

Selon George Koumal, président de l’IBSTRG (Interhemispheric Béring Strait Tunnel Regional Group), la région de la Sibérie orientale regorge d’hydrocarbures encore inexploités et de métaux rares. La construction de la ligne pourrait faire exploser la valeur des terres traversées. Oui, mais le gouverneur Roman Abramovitch de la région de Tchoukotka, où déboucherait le tunnel, se refuse à s’engager. Et il sait ce que vaut l’argent et comment le rentabiliser, car il est ni plus ni moins que l’oligarque le plus riche de Russie (19,2 milliards de dollars selon le magazine Forbes) et il n’est pas disposé à mettre un rouble sur la table. Serait-il roublard ?

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