Fureur de vivre ferroviaire : Londres-Edimbourg sous la digne reine Victoria.

S’il y a bien un réseau au monde qui a accumulé des décennies de vitesse folle et incontrôlée, c’est bien le réseau britannique des années 1880 à 1900, qui, pour des raisons de pure compétition commerciale entre compagnies rivales, se laisse aller à la folie de la vitesse pure, sans aucune retenue – du moins jusqu’à ce que les pouvoirs publics, alarmés, n’y mettent un point d’orgue péremptoire et définitif. Le point culminant de cet acharnement inconsidéré est la course quotidienne entre Londres et Édimbourg par les deux lignes concurrentes de la cote est et de la côte ouest. Les “bookmakers” de Londres prennent, tous les jours, les paris et l’arrivée à Édimbourg du premier des deux trains concurrents est officiellement chronométrée !

Mais d’autres compagnies se livrent au même genre de « hobby », faisant rouler à des vitesses insensées des locomotives à roues immenses, entraînant vers une perte probable de fragiles rames de voitures à caisse en bois s’écrasant les unes contre les autres sur des “junctions” complexes aux aiguilleurs stressés courant d’un levier à un autre à la dernière minute pour donner la priorité aux mécaniciens les plus audacieux. Bref… frissons, whisky et thé garantis, dans la dignité, pour montrer que l’on savait vivre et mourir, même en train. “Putain, la classe, quoi” dirait-on aujourd’hui.

Vitesses vertigineuses, bifurcations délirantes, potences de signalisation ressemblant à des partitions musicales : ici, à la sortie de la gare de Newcastle, tout est réuni pour effrayer ou enthousiasmer le mécanicien et les voyageurs du “Flying Scotsman”. Les trains entrent en gare ou en sortent, et se frôlent et se croisent sur ce damier oblique géant digne d’un défi kafkaïen.

Big Ben sonne et donne le départ.

Pendant plusieurs décennies, quand l’horloge de Big Ben sonne, dans la brume matinale, les dix coups de dix heures, dès le premier coup, trois trains prestigieux s’élancent des gares Londoniennes sur les rails britanniques en direction de l’Écosse et, au dixième coup, le quai est vide.

Dans le Royaume-Uni victorien, la vitesse et la précision des trains est non seulement à l’ordre du jour, mais c’est pratiquement un devoir national… Les compagnies de chemin de fer se prennent au jeu du « Rule Britannia », au service d’un pays dominant le monde, avec son empire sur lequel le soleil ne se couche jamais. Le modèle du premier pays du monde doit être respecté jusque dans la qualité de l’ensemble de ses services publics et de ses transports. L’armée, la marine, les chemins de fer tout comme les écoles ou les hôpitaux doivent être d’une perfection rigoureuse. Discipline, tenue, rigueur : devant tant de qualités réunies, il ne reste aux chemins de fer que de briller aussi par la vitesse.  Mais il ne faut pas oublier que l’esprit britannique est aussi fait de défi et d’audace, et parfois jusqu’à la déraison. Ce sont sans doute ces qualités, déployées par les ingénieurs et les mécaniciens des deux lignes concurrentes de la course vers l’Écosse qui obligeront, en 1888, les pouvoirs publics à serrer les freins… à siffler la fin de la partie, et à remettre les pendules à l’heure, n’en déplaise à Big Ben.

La gare de Londres du Great Northern vers 1850, avant que ne commence la fureur de vivre sur la ligne de la côte est. La “gentry” (bourgeoisie) londonienne attend déjà des performances.
Façade de la gare de Kings Cross construite en 1890. Vue actuelle.
La gare de St-Pancras, à Londres, vers la fin du XIXe siècle. Desservant le Midland, elle ne participe pas encore à la compétition vers l’Écosse. Mais les belles locomotives rouges vont se lancer dans la course quand, en 1923, le LMS sera créé.
Vue extérieure de la gare de St-Pancras, construite en 1868. Le style gothique, mais pas vraiment celui du moyen-âge, a envahi Londres.
La gare de Euston en 1855, vue extérieure. Le voyageur, selon la mode de l’époque, doit passer sous un arc de triomphe dédié au chemin de fer. Cette gare est le point de départ pour l’Écosse par la côte Ouest et par le London & North Western Railway.
A l’autre extrémité de la ligne, les approches de la gare de Waverley station à Édimbourg. Les signaux, rangés en partition musicale sur leur interminable passerelle, et la cabine d’aiguillage avec son style très manoir, sont “so british”. Nous sommes en 1910.

En effet, si les trains britanniques se mettent à rouler à des vitesses incroyables sur l’ensemble des grandes lignes du Royaume-Uni entre 1850 et 1890, le summum de cette conquête irraisonnée de la vitesse a pour théâtre principal deux des trois lignes reliant l’Angleterre et l’Écosse. Entre 1895 et 1902 par exemple, les locomotives type 211 dites « single driver » (à roues libres) du Great Northern, les fameuses merveilles dessinées par Stirling, timbrées à 12,3 kg/cm², à mouvement intérieur, avec des cylindres de 460 mm de diamètre et d’une course de 711 mm, pesant 40 tonnes et dont les roues motrices ont un diamètre de 2490 mm, atteignent en service courant, avec des charges de 220 tonnes, des vitesses de 130, 135 et même 140 km/h.



Les premières locomotives de vitesse, toujours dans la traditionnelle disposition d’essieux type 111, sont ces fameuses “Problem Class” construites par l’ingénieur Ramsbottom en 1859. Elles participeront, pour le compte du London & North Western, à la compétition et sur la côte ouest, mais devront céder la place à des machines plus puissantes vers 1870.
La “single driver” (machine à roues libres) de l’ingénieur Patrick Stirling, d’une élégance très remarquée, mais aussi très performantes. Construites à partir de 1870, elles introduisent la grande vitesse sur le sol britannique.
Cheminots et amateurs, admirateurs de la “Stirling” sur les quais de Kings Cross à Londres vers 1890.
“Single driver” du Midland, avec son luxueux train formé de voitures à bogies, assurant, plus paisiblement sans doute, le service de l’Écosse par le centre de l’Angleterre ?

D’autres locomotives, du type 211 du North Eastern Railway, sont construites en 1895, et sont timbrées à 12,3 kg/cm². Avec une surface de grille de 2 m² et des cylindres intérieurs d’un diamètre de 480 mm et d’une course de 610 mm, et des tiroirs cylindriques, ces brillantes locomotives sont montées sur des roues de 2330 mm, et parviennent à développer la puissance extraordinaire pour une telle machine de 1200 ch., ceci à une vitesse qui atteint couramment 140 km/h. Les premières locomotives construites, datant de 1889-1890, sont compound à deux cylindres avec tiroirs plans verticaux extérieurs, ces cylindres ayant un diamètre de 510 mm pour les haute pression et de 710 mm pour les basse pression, et les pistions travaillant sur une course de 610 mm. Elles remorquent des trains de 90 à 100 tonnes, et elles atteignent, entre Leeds et Scarborough par exemple, la vitesse de 136 km/h.

Pour aller aussi vite, mais sans patiner : le passage à deux essieux moteurs.

Malgré les indéniables qualités des locomotives à grande vitesse et à roues libres, leur insuffisance en adhérence conduit les réseaux anglais à doubler l’essieu moteur et à faire construire des machines du type 120 et le plus souvent du type 220, les premières respectant la tradition anglaise de la disposition à cylindres intérieurs, les autres adoptant plutôt la nouvelle disposition à cylindres extérieurs.

Les premières locomotives à deux essieux moteurs, type 120, engagées à partir de 1870 par le London & North Western pour le service par la côte Est. Noter que la tradition anglaise de la double traction est déjà à l’ordre du jour. Les voyageurs viennent admirer la locomotive avant de monter dans le train : une tradition guère respectée aujourd’hui, y compris sur le réseau SNCF…
Une 120 du Midland Railway. Les machines à essieux accouplés attirent la méfiance et la suspicion des ingénieurs de l’époque, par crainte des oscillations et des mouvements parasites engendrés par les bielles de liaison.

Les 121 du London and North Western Railway (un des participants de la course par la côte ouest) sont des locomotives compound à trois cylindres, dont deux de 381 mm en haute pression, et un de 760 mm en basse pression, montées sur des roues de 2160 mm de diamètre, comportant une surface de grille de 1,90 m², et pesant 53 t, dont 31 t de poids adhérent sur les roues motrices. En tête des trains rapides d’Écosse, ces machines roulent fréquemment à 130 km/h en pente de 5 pour mille, du moins quand elles veulent bien démarrer : en effet, les deux essieux moteurs, système Webb, ne sont pas couplés, chacun formant un ensemble séparé avec ses propres cylindres. Ce sont, en quelque sorte, des doubles machines à roues libres. Mais il arrive que, au démarrage, un essieu patine et pas l’autre, ou, pis encore, un essieu tourne en sens inverse de l’autre, à la grande joie des fanatiques “loco-spotters” (littéralement “compteurs de locomotives”) et amateurs de sensations fortes postés sur le quai, et à la grande honte du mécanicien.

Les étonnantes machines compound de l’ingénieur Francis Webb, à deux essieux indépendants, donc non accouplés. Seul le premier essieu à cylindre HP avait une distribution commandée par le mécanicien, le deuxième essieu à cylindres BP étant censé “suivre” le premier au moment du départ. Parfois le hasard faisait que le deuxième essieu, positionné pour partir en arrière et recevant plus de vapeur que le premier, tournait alors en sens inverse, et la locomotive faisait du surplace !
La disposition Webb à deux essieux indépendants : des démarrages parfois laborieux, le deuxième essieu choisissant de contrarier le premier !

Les lignes britanniques de la fin du XIXe siècle : des pistes de vitesse pure.

Il faut dire que, sans une ligne parfaitement tracée et nivelée, il est impossible de pratiquer des hautes vitesses dans le monde ferroviaire, exactement comme dans celui des voitures de formule 1… Il n’y a pas de nids de poule sur le circuit du Mans, et il n’y a pas de défauts d’alignement ou de nivellement sur les voies de la ligne de Londres à Édimbourg, surtout en cette fin du XIXe siècle où le Royaume-Uni veut un réseau ferroviaire parfait et consacre tous les moyens nécessaires à ce but.

Sur le terrain on dénombre bien trois lignes conduisant de Londres à Édimbourg : d’abord celle de la côte Est, qui emprunte les réseaux du Great Northern Railway, du North Eastern Railway et du North British Railway. Ensuite, il y a en face la concurrente, celle de la côte Ouest, par les réseaux du London & North Western Railway et du Caledonian Railway écossais. Enfin, coincée entre les deux, une ligne intermédiaire ou centrale par le Midland Railway et le North British Railway, moins exposée, elle, à la gloire médiatique et handicapée par un tracé et un profil moins favorables à la vitesse.

La lutte se fait surtout par les lignes des côtes, la ligne centrale du Midland étant moins propice à la vitesse. Mais l’ancienne compagnie du Midland, n’a pas dit son dernier mot quand elle devient, en 1923 avec le “Grouping act”, le redoutable London, Midland & Scottish Railway (LMS) en absorbant le London & North Western Railway. Alors, elle reprend le flambeau à son compte puisqu’elle possède et exploite intégralement la ligne de la cote Ouest. En face d’elle, créée aussi en 1923 et toujours par le “Grouping act”, la compagnie du London & North Eastern Railway (LNER), héritière du North Eastern Railway et du Great Northern Railway, est donc la concurrente directe du LMS, et la lutte continuera, mais sous une autre forme, celle du confort et des services.

La fusion de plus de 75 petites compagnies en 4 grandes, lors du “Grouping act” de 1923, est loin de faire cesser la concurrence entre les deux nouvelles London, Midland & Scottish (côte est, en rose) et London & North Eastern (côte ouest, en violet). Le LMS est déjà bien implanté en Écosse, ayant reçu l’ancien Caledonian Railway.

L’ “Express Train” victorien, genre et genré déjanté.

Mais revenons à la fin du XIXe siècle. La pratique, à l’époque, du train dit « express train » au Royaume-Uni, demande une vitesse commerciale d’au moins 40 mph (environ 64 km/h) pour mériter le label, ce qui est le cas pour la plupart des « express trains » desservent les trois lignes en question. Les « express trains » les plus rapides partent des deux points extrêmes à 10 h. du matin – sauf, initialement, à 10 h. 30 sur le Midland qui, hors course, peut provisoirement affecter d’être différent et de prendre son temps, avant de faire comme les deux concurrents et de pratiquer, lui aussi, le fameux départ à dix heures sonnantes à l’heure de Big Ben. Trois trains, donc, s’élancent chaque matin de Londres.

Les performances entre les trois trains ne sont pas équivalentes, toutefois, car l’express de 10 h. fait le trajet eu neuf heures par la route de l’est et en dix heures par celle de l’ouest, et en plus de dix heures par celle du centre. Sur la première de ces lignes, le train ne comprend que des voitures offrant des places de première et de deuxième classe, alors qu’il y a des voitures des trois classes sur les deux autres lignes. La marche en neuf heures du train de la route orientale est déjà remarquable par sa vitesse. Mais cela ne suffit pas : non point aux yeux des voyageurs qui se satisfont de ces performances exceptionnelles, mais aux yeux des dirigeants des compagnies concurrentes pour qui l’honneur, l’image de marque, et le profit se doivent de progresser. Les techniques, notamment de la voie, le permettant, la carte de la vitesse sera jouée.

La lutte à la seconde près, du moins jusqu’au 31 août 1888.

Vers la fin de 1887, les Compagnies exploitant la ligne de la côte Est ajoutent des voitures de troisième classe à leur train de 10 h. Puis, pendant l’été de 1888, c’est l’accroissement de la vitesse de l’express qui part à 10 heures du matin sur les deux lignes des cotes est et ouest. On arrive ainsi des deux côtés, à tracer, sur les graphiques du mois d’août 1888, une marche en huit heures de Londres à Édimbourg. Il faut noter que la distance est de 632 km. par la ligne de la côte Est, et de 645,5 km. par l’autre ligne, ce qui donne un avantage sur l’est et une obligation à faire une marche plus rapide sur l’ouest. Les trains effectuant le même service en sens inverse sont un peu moins rapides et mettent huit heures et demie pour faire le trajet. Enfin, le réseau du Midland, toujours un peu hors course, pratique des accélérations d’horaires très mesurées, laissant aux deux autres concurrents la clientèle qui voyage l’œil sur la trotteuse de leur montre.

Ce sont donc bien les deux trains des deux côtes, partant de Londres pour Édimbourg à dix heures du matin, l’un de la gare de Kings Cross, du Great Northern Railway, et l’autre de celle de Euston, du London & North Western Railway, qui sont en lice pour gagner cette course de vitesse. Le premier est réglé par l’horaire qui indique un départ de Londres Kings Cross à dix heures du matin et une arrivée à Édimbourg à six heures du soir, comprenant un arrêt de 20 minutes pour le « lunch » pris à grande vitesse au buffet de la gare de York (sans doute le jambon local permet un repas plus que rapide). À ce prix, la vitesse commerciale est de 79 km/h et en déduisant les 30 minutes pour les trois arrêts de Grantham, York et Newcastle, on a une vitesse moyenne de marche de 84 km/h.

Mais on ne se contente pas de rester dans le cadre de cet horaire : on cherche à gagner le plus de temps possible sur la marche normale, de manière à faire tomber le temps de trajet en dessous du seuil psychologique de huit heures. C’est ainsi que la durée du parcours de York à Newcastle, au lieu d’être de 93 minutes, devient en moyenne, pour tous les trains accélérés, de 86,2 (sic) minutes, dont 2,6 minutes sont accordées pour être perdues aux signaux ou pour des ralentissements. Le trajet de 199 km. de Newcastle à Édimbourg, au lieu de demander 152 minutes, n’en prend en moyenne que 141 dont, toujours, 2 minutes prévues pour les arrêts aux signaux.

La marche la plus rapide est celle du 31 août 1888, car tout est chronométré à la seconde près chaque jour : la durée totale du trajet a été de sept heures et 27 minutes au lieu de huit heures, bien que les arrêts aient duré 39 minutes au lieu de 30. On obtient ainsi une vitesse commerciale de 85 km/h, et une vitesse moyenne de marche de 93 km/h, donnant un remarquable 123 km/h soutenu sur six kilomètres et dument enregistré. Il faut dire que le 31 août 1888 est la dernière journée de vitesse libre pour les deux compagnies concurrentes qui tiennent donc à faire un baroud d’honneur et à aller jusqu’au bout, car dès le 1er septembre 1888, cette lutte de vitesse est interrompue par les pouvoirs publics, la durée du trajet étant désormais fixée à 8 h 30 dans les deux sens et sur les deux lignes concurrentes. Les “bookmakers” devront cesser d’encaisser des paris et devront se tourner vers d’autres horizons.

Jusqu’en 1888 donc, sur la ligne occidentale, l’horaire prévoit un départ de Londres à 10 heures et une arrivée à Édimbourg à 17 h 27. Sur cette route, il n’y a que trois arrêts, deux de 5 minutes et un de 20 minutes pour le « lunch » pris tard dans l’après-midi entre 14 h 03 et 14 h 23 à Preston. Le premier de ces arrêts est à Crewe, à 255 km. de Londres. Comme sur la route est, on essaie de faire mieux encore, et le train est fréquemment en avance. Par exemple, le 28 août 1888, le train est arrivé à Crewe à 12 h 57, malgré un arrêt d’une minute devant un signal à Rugby : c’est une vitesse moyenne de marche de 87 km. à l’heure. Parti de Crewe à 13 h 03, le train est à Carlisle à 15 h 57 au lieu de 16 h 03 avec 22 minutes d’arrêt à Preston: la vitesse moyenne de marche est de 89 km/h sur une section à fortes rampes. Enfin, le train, ce 28 août, est arrivé à Édimbourg, 17 h 55, après avoir parcouru les 164 km depuis Carlisle en 1 h 52 minutes, soit à la vitesse moyenne de 88 km/h sur une section également assez difficile. La durée totale du trajet a été de 7 h 55, avec 35 minutes d’arrêt : c’est une vitesse commerciale de 81,5 km/h qui est signée là, et à une vitesse moyenne de marche de 88 km/h. Jusqu’au lendemain de la Première Guerre mondiale, on ne fera guère mieux au Royaume-Uni et en Europe.

Train rapide du Midland, vers 1870. Les voitures à caisse en bois sont encore à trois essieux.
Vers 1910, le Midland joue la carte du confort, plutôt que celle de la vitesse à tout prix, et engage des voitures lourdes, spacieuses, à bogies et à couloir sur l’ensemble de ses trains, y compris vers l’Ecosse et ici sur le “Scotch express”. Les “single drivers” sont moins brillantes et commencent à peiner et à patiner.
Dès 1902, le Midland Railway engage ses brillantes 220 dites “Midland compound” en tête de ses trains rapides, comme ici sur le Manchester Express. Il s’agit non de gagner en vitesse, mais de la maintenir en face de l’accroissement du poids des trains.

Les conditions techniques de l’exploit : d’abord des lignes à profil favorable.

La marche des trains est extrêmement remarquable pour l’époque, et les place en tête des records mondiaux en service courant. À considérer la vitesse seulement, cet effet obtenu dénote la perfection du système britannique. La ligne orientale, dite de l’East Coast, présente une succession de rampes et de pentes ne dépassant pas en général 5 pour mille, et plusieurs des rampes de 5 pour mille sont assez longues, l’une d’elles atteignant même 21 km. À la sortie même de la gare de Kings Cross, à Londres, les trains ont à franchir une rampe de 9 pour mille, longue de 1 km., et une autre rampe de 13 pour mille, en arrivant à Édimbourg. Enfin, près d’Édimbourg, il y a une pente de 10,4 pour mille sur 7 km qui, certes, ne ralentit pas le train, mais l’accélère plutôt et demande un bel exercice de freinage à l’arrivée… On peut donc dire que ce profil est facile pour les trains express, mais pas exceptionnellement facile, selon les ingénieurs de l’époque.

Double traction effrénée et petites locomotives, bacs de prise en marche d’eau pour ne pas perdre une seconde, lignes à quatre voies dont les deux centrales sont des pistes de course réservées aux express, voilà les ingrédients réunis sur le London & North Western pour une course folle quotidienne.

Sur la ligne occidentale, dite du West Coast, au contraire, on commence par manger son pain blanc : la ligne est facile. Les rampes sont de modestes 3 pour mille jusqu’à Tring, et on roule ensuite jusqu’à Crewe sur une succession de déclivités douces, avec pour seul souci une autre rampe de 3 pour mille d’une dizaine de kilomètres, et une de 4,4 pour mille sur 15 km. Mais de Crewe à Édimbourg, le profil est très accidenté. Ce sont d’abord des rampes et des pentes de 10 pour mille entre Wigan et Preston, puis, entre Preston et Carlisle, une grande rampe sur 32 km., avec des valeurs de 6, 8, 10 pour mille, et enfin de 13,3 pour mille sur 6 km.5, entre Tebay et Shap. La vitesse atteinte au passage à Shap restera une référence pour les trains de la côte Ouest, même au temps des Pacific du London, Midland & Scotland Railway.

Entre Carlisle et Édimbourg, on franchit encore un passage très élevé, avec 15 km. de rampes dont les valeurs atteignent jusqu’à 13 pour mille. Des vitesses moyennes de 88 km. sur des montagnes russes aussi accidentées sont tout à fait étonnantes. Elles sont obtenues grâce surtout à la rapidité de la marche sur les rampes qui ne dépassent pas 5 ou 6 pour mille où l’on parvient à maintenir la vitesse du palier qui les précède avec l’élan accumulé. La vitesse souffre, on s’en doute, avec les autres rampes : on tombe aussi bas qu’un désolant 50 km/h sur les rampes dépassant 13 pour mille.

La vitesse maximale toutefois reste plafonnée techniquement à 115 km/h, une vitesse qui est par ailleurs très souvent atteinte par un grand nombre d’autres « express trains » en Angleterre : l’exploit de ces trains de la ligne d’Édimbourg est-il, tout compte fait, si exceptionnel ? Oui, si l’on tient compte du maintien de la vitesse sur de longues distances et pendant de longues heures de marche, car les autres trains qui affichent des vitesses spectaculaires au Royaume-Uni ne les assurent que sur des parties de trajets favorables et souvent très courts.

Les services de l’exploitation des réseaux concernés, on s’en doute, font tout pour que les ralentissements soient rares, faute d’être inexistants pour de nombreuses raisons techniques. Les grandes gares en cours de route, avec leurs dédales bien britanniques d’appareils de voies en tous sens, imposent des limitations sévères, tout comme le franchissement des joints des ponts pivotants sur les estuaires, surtout sur la route de la côte est.

Un ingénieur français note à l’époque dans la Revue Générale des Chemins de Fer (RGCF) que l’emploi pour ce service de locomotives déjà anciennes prouve que, pour remorquer à très grande vitesse des trains légers, les machines plus récentes ne dépassent pas les anciennes : au contraire même, elles conviennent, en général, mieux pour enlever des trains plus lourds à des vitesses plutôt moindres. Cependant, sur le North Eastern Railway, les locomotives compound Worsdell ont fait, avec grand succès, la réputation de vitesse de ces trains.

Ensuite des trains légers.

Le matériel roulant des deux trains en concurrence appartient en commun aux diverses compagnies exploitant la ligne. Ce matériel est doté des deux systèmes de freinage utilisés au Royaume-Uni à l’époque : le type Westinghouse et le type dit frein à vide automatique. Chacun des deux trains forme un ensemble au même gabarit en hauteur et en largeur, ce qui permet d’offrir moins de résistance à l’air : on est loin de la composition hétéroclite de voitures à gabarit varié comme on en trouve sur les autres réseaux européens à l’époque, notamment en France ou en Allemagne. Les compartiments de première classe sont munis de cabinets particuliers à chaque compartiment, avec WC et toilettes. Dans les voitures de la ligne de la côte Est, plusieurs des compartiments de seconde classe sont des coupés à quatre places avec un accoudoir mobile, tout à fait analogues aux coupés du matériel français contemporain, mais eux aussi dotés de leur cabinet de toilette particulier. 

Compartiment de 1re classe d’une voiture à bogies du London & North Western Railway.
Dans un salon de thé d’un train du London & North Western Railway vers 1910. Sur la locomotive, cela doit être moins calme et moins bavard.

Le poids des trains, pour permettre de telles vitesses, est réduit. Les deux compagnies ont décidé, au début des années 1880 et sur les deux lignes, de faire deux trains au lieu d’un pour gagner du poids, l’un allant à Édimbourg, l’autre à Glasgow, les deux remplaçant le train unique desservant successivement les deux villes. Le premier train est celui d’Édimbourg et le second train, celui de Glasgow : ce dernier part trois minutes après le premier et l’écart s’accroit pendant le trajet.

Le train d’Édimbourg, sur la ligne de la côte Est, qui ne portera le nom de « Flying Scotsman » qu’après 1923, se compose de sept voitures à trois essieux et refuse donc, pour des questions de poids, le lourd bogie. Il y a deux voitures de première classe pesant 31,3 tonnes à vide, deux voitures mixtes pesant 30,1 tonnes, une voiture de troisième classe pesant 13,1 tonnes, et deux fourgons pesant 26 tonnes. Le poids total du train à vide est de 100,5 tonnes, et l’on estime que le poids des voyageurs et des bagages avoisine les 9,5 tonnes : c’est donc un train d’environ 110 tonnes qui est placé derrière la locomotive. Le poids total est de l’ordre de 180 tonnes.

Sur la plus longue et plus difficile ligne de la côte ouest, le train se compose de quatre voitures à bogies offrant un meilleur espace et un plus grand confort de roulement, bien que leur longueur soit limitée à 12 m, 600. Chaque voiture comprend des compartiments des trois classes et des compartiments à bagages et pèse, vide, 20 tonnes. Le nombre des voyageurs ne dépasse guère la cinquantaine vu le prix du billet, et on peut donc estimer leur poids, avec les bagages, à quatre ou six tonnes, ce qui donne un train de 85 tonnes environ à remorquer et un poids total de l’ordre de 150 tonnes.

Sur la route de l’est, le train est pris en charge successivement par quatre locomotives, qui sont donc changées à chaque arrêt. Les deux premiers relais sont faits par les locomotives Stirling à roues libres du Great Northern Railway, et dont les caractéristiques techniques sont données plus haut. Le troisième changement de traction, de York à Newcastle, tout comme le quatrième de Newcastle à Édimbourg, est fait soit par des locomotives à grande vitesse à deux essieux couplés. Soit, on a une machine avec des roues de 2140 mm et des cylindres de 457 mm de diamètre sur 610 mm de course, pesant avec le tender, au départ, 71 tonnes, soit une machine compound Worsdell à roues de 1980 mm, avec deux cylindres, l’un d’un diamètre de 457 mm et l’autre de 660 mm avec une course commune de 610 mm, et un poids total de la machine et du tender en charge de 81 tonnes. Le dernier trajet de Newcastle à Édimbourg est le plus long, représentant 199 km parcourus sans arrêt. Le tender ne contient que 13.600 litres, ce qui peut suffire si la consommation de la machine ne dépasse pas 68 litres par kilomètre, sinon l’art britannique très maitrisé de la prise d’eau en marche vient remédier à la situation.

La gare de York, en 1910, sur le trajet par la côte est. Avec Newcastle, York est un important relais traction. Les lignes et les gares sont richement dotées en voies nombeuses assurant un débit maximal et des départs rapprochés : les cadences sont serrées. La gare est connue pour sa grande verrière en courbe, très majestueuse.
Sur la côte ouest, avec l’élégant matériel roulant violet et crème, du London & North Western Railway : les couleurs vives des trains ont beaucoup compté en faveur de l’image de marque des compagnies. Comme pour les chevaux de course, les parieurs avaient leurs “couleurs” préférées.

Sur la ligne occidentale, il faut trois changements de traction pour assurer le service de Londres à Édimbourg. On affronte d’abord un trajet de 255 km. sans arrêt et qui est assuré, aussi incroyable que cela paraisse, encore par d’anciennes locomotives type 111 à essieux indépendants et à cylindres extérieurs, construites un quart de siècle plus tôt par Ramsbottom, les bien connues petites locomotives du type Problem Class dont la «Lady of the lake» est le premier exemplaire. La prise d’eau en marche, grande pratique anglaise à l’époque, est abondamment utilisée, vue la faible contenance du tender de ces petites machines et une étape de 255 km : il faut croire que le tender n’emporte presque que du charbon…

Le second relais de traction conduit le train sur la section accidentée de Crewe à Carlisle, avec un arrêt à Preston : ici, c’est au tour d’une locomotive à grande vitesse ordinaire, à deux essieux couplés, avec roues de 2000 mm environ, et cylindres intérieurs de 432 mm de diamètre et de 610 mm de course. Elle pèse 59 tonnes en charge, tender compris. Enfin, sur le troisième relais de traction de 164 km., entre Carlisle et Édimbourg, c’est une des nouvelles locomotives à essieux indépendants du Caledonian Railway qui affronte les fortes rampes du parcours. Cette locomotive est montée sur des roues est de 2140 mm, et comporte des cylindres d’un diamètre de 457 mm et avec une course de 660 mm. La machine pèse 42 tonnes en ordre de marche, et le tender 33,5 tonnes. Le poids total, avec le train de 85 tonnes, est donc, sur cette section, de 160,5 tonnes.

Double traction avec locomotives type 120 du Midland Railway en gare de Carlisle, vers 1890, trajet par la côte ouest.

Un système ferroviaire au point.

Pour permettre à des trains à d’aussi grandes vitesses et avec sécurité, il faut une voie parfaitement construite et très bien entretenue. Il faut aussi un excellent matériel. Ces deux conditions étant remplies, le trajet se fait de la manière la plus agréable et la moins fatigante pour les voyageurs, comme le remarquent les observateurs étrangers à l’époque. À aucun instant, on éprouve dans ces trains des oscillations inquiétantes ou simplement gênantes, à aucun moment, on n’a l’impression que la vitesse est exagérée. Les machines roulent bien droit devant elles et sans cahot anormal. Les voyageurs étrangers remarquent l’aisance apparente avec laquelle on fait ce service extraordinaire. Arrivé à Édimbourg, on est tout surpris d’avoir fait en si peu de temps et si facilement un aussi long voyage de 632 km.

L’excellent système des signaux britanniques, simple et clair, favorise, à l’époque, la vitesse et permet des décisions rapides. Il donne toute confiance aux mécaniciens pour la conduite des trains. Les ingénieurs britanniques prennent beaucoup de soins pour que les signaux soient toujours très facilement visibles et visibles de loin autant que possible : quitte à construire des chandeliers de très grande hauteur, ils font que ces signaux se détachent sur le ciel. Les sémaphores ont l’énorme avantage de donner une indication aussi visible quand la voie est libre que lorsqu’elle est fermée et le système britannique est que, tous les signaux étant normalement à l’arrêt, le signal à voie libre ordonne bien la marche en avant. Enfin, si les signaux sont extrêmement multipliés dans certaines grandes gares anglaises, la pratique indispensable pour conduire un train, comme pour tout autre travail difficile. apprend aux agents, bien plus vite qu’on ne le croit souvent, quels sont les signaux qui les intéressent dans chaque cas. Tous les signaux de pleine voie sont d’ailleurs de deux sortes seulement : avec des signaux d’avertissement dits « distant signals » et des signaux d’arrêt absolu dit « home signals ».

Aujourd’hui Boris John dit “No, sir” au projet de LGV par la côte Est, et ne garde que celle de la côte ouest.

Toute honte bue, toute gloire évanouie, “sic gloria transit mundi” comme on dit dans les manoirs de la “high society” la gloire ferroviaire britannique décline et disparaît. Aujourd’hui, le souvenir des anciennes compagnies n’est plus cultivé que chez certains lords passéistes, dépités, et modélistes ferroviaires.

Le fringant, volubile et europhobe “Bojo” vient de donner le coup de grâce. Le projet de lignes nouvelles devant créer une liaison à grande vitesse Londres-Édimbourg se réduit comme une peau de chagrin et abandonne une des deux lignes reliant Londres au nord du pays.

Boris Johnson vient d’abandonner un plan de quelque 96 milliards de livres concernant la construction d’une ligne à grande vitesse par la côte est, mais conserve le projet par la côte ouest. Une fois encore, les fantômes des anciennes compagnies reviennent et ceux du “London, Midland & Scottish” (LMS) et du ‘London & North Eastern’ (LNER) se sont affrontés, et, comme d’habitude, le LMS a gagné.

Pour faire passer la pilule, le gouvernement souligne l’ampleur « historique » (ah bon ?) de sa « stratégie intégrée » pour le rail : « C’est l’un des plus gros efforts de rééquilibrage entre le sud et le nord du pays dans l’histoire de tous les gouvernements britanniques », dit le ministre des Transports, Grant Shapps. Boris Johnson a vanté un « programme monumental » et des « gains massifs pour les usagers des Midlands et du nord du pays » et  « pour la première fois, une liaison à grande vitesse reliera Birmingham à Nottingham ».

Le théâtre des opérations et du combat est bien le « HS2 » (pour « High Speed 2 »), ligne type LGV qui reliera Londres au nord de l’Angleterre. Le dégât collatéral concerne un embranchement vers Leeds, qui finalement est supprimé. Seul le trajet traditionnel par la côte ouest reliant Londres à Manchester via Birmingham avec une LGV est maintenu et il est à noter que les travaux ont commencé en avril 2020 : donc on ne va pas jusqu’à « effacer » le chantier et gommer ce qui est déjà fait. Ce n’est pas tout :  une LGV de Leeds à Manchester, via Bradford dite « HS3 » est aussi abandonnée : il est question désormais de simple mise à niveau de lignes ­existantes.

Depuis son arrivée au pouvoir en décembre 2019, Boris Johnson veut tenir ses promesses faites aux régions du centre et du nord et de l’Angleterre, considérées comme moins bien dotées en infrastructures, et il s’agit donc de mieux les relier au Sud-Est du pays qui est resté un « leader » économique. L’avenir britannique sera radieux. Les lendemains vont chanter. Promis. Juré, puisque l’ “Establishment” conservateur le dit.

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