Quand le chemin de fer reste entre gens sérieux.

Parfois les compagnies de chemin de fer, du moins au niveau de leurs dirigeants et des ingénieurs qui les conseillent, semblent fatigués du progrès, de la recherche des performances, de la course à la vitesse. Des essais de locomotives classiques ont lieu en France en 1889 : on pourrait croire que les compagnies d’alors ont leur dos tourné aux locomotives nouvelles et non conventionnelles et tiennent à rester entre gens convenables, modérés, bien éduqués, réalistes, pragmatiques et, comme toute, désespérément sérieux et qui pratiquent le “en même temps” que notre Président de la République actuel ne désavouerait pas.

C’est ainsi que, en 1889 et 1890, les réseaux français semblent choisir d’afficher clairement leur choix de la voie de la sagesse et des sentiers bien battus, bien balisés et larges, et ils refusent les locomotives non conventionnelles, trop innovantes, créées par des ingénieurs visionnaires et passionnés, mais dont les frasques techniques ne réjouissent guère les comptables et les actionnaires qui, comme nous le savons tous, ont des sens de l’humour et du fantastique très limités. Le directeur de la compagnie du PLM organise alors une campagne d’essais pour les gens sérieux, et l’ensemble des grands réseaux français envoie ses meilleures locomotives. Un certain nombre de records sont, malgré tout, battus. On va remettre les pendules à l’heure et faire ce que l’on appellerait aujourd’hui “une campagne de com” avec une forte dose de “en même temps” permettant de ne pas être trop clair.

“En même temps” il faut des locomotives plus puissantes.

Sans aucun doute, les réseaux européens, à la fin du XIXe siècle, cherchent des locomotives plus puissantes pour faire face à l’augmentation du poids des trains. La vitesse n’est certes pas du tout prioritaire comme une fin en soi, mais il est vrai que ces trains plus lourds, formés avec un nouveau matériel remorqué sur bogies et aux caisses de plus en plus métallisées, ne doivent pas rouler plus lentement que leurs prédécesseurs, et ainsi donner raison aux ingénieurs qui refusent le bogie et son accroissement de poids, et refusent les longues caisses confortables et spacieuses des voitures à bogies. C’est donc bien, malgré les apparences, une concession au progrès dans le confort dont il s’agit, mais aussi un progrès dans les performances, puisqu’il s’agira de remorquer, à vitesse au moins égale, des trains beaucoup plus lourds.

Essayer de belles et bonnes locomotives sur des excellentes voies fera aussi, par la force des choses, que des vitesses élevées seront atteintes, et les ingénieurs, qui tiennent à voir ce que leurs locomotives « ont dans le ventre », encouragent ces performances, vitesse comprise.

Le PLM, puissance invitante pour ces essais de 1889, présente ses fameuses locomotives type 121 série 111 à 400 et dont l’unique et problématique essieu porteur avant et les fâcheux cylindres en porte-à-faux posent bien des problèmes de stabilité. Les réseaux invités répondent à ce défi en avouant un “pas mieux” quelque peu gêné.

Les initiatives de Georges Noblemaire.

Fin 1888, sur l’initiative de Georges Noblemaire, alors directeur du Paris, Lyon et Méditerranée, cette prestigieuse compagnie PLM organise des essais entre Paris et Laroche qui ont lieu en 1889-1890 et où sont conviés les autres réseaux français. Car il existe, entre ces réseaux privés et concurrents, des échanges d’idées et de savoir-faire, et aussi des trains circulent couramment en utilisant les voies de plusieurs compagnies dans le cas de longs trajets transversaux (voir notre article sur les “Trains à lettres”, par exemple).


Mais, les circonstances le permettent, on regarde aussi par-dessus les frontières et deux locomotives anglaises participent aux essais, une Stroudley type 021 du London, Brighton & South Coast Railway et une très classique 220 du London, Chatham & Dover Railway (ces compagnies seront absorbées par le puissant Southern), ces machines étant disponibles sur le sol français à l’occasion de l’Exposition de 1889.

Ces expériences doivent permettre, dans l’esprit de ses organisateurs, d’essayer et de comparer entre elles les diverses machines d’express usitées en France à cette époque, dans les mêmes conditions d’itinéraire, de combustible, de profil, de tracé et d’entretien de voie, avec un matériel roulant identique. Les réseaux français sont à un tournant technique, en matière de conception de locomotives, passant de la locomotive à simple expansion à la locomotive compound, adoptant le bogie avant, passant de deux à trois essieux moteurs, dimensionnant mieux les foyers et les passages de vapeur, augmentant les puissances et les poids. Mais, chez les ingénieurs, beaucoup de doutes subsistent, quand ce ne sont pas des inconnues, en ce qui concerne les mouvements parasites, les oscillations, les mouvements douteux (lacet, roulis, galop, etc) crée par les pièces lourdes en mouvement alterné que sont les pistons, les bielles motrices et d’accouplement, ou même les distributions.

Le PLM est, malgré lui, au cœur de cette évolution vers la locomotive à bogie avant. Les machines à grande vitesse que le P.L.M. utilisait alors couramment, type 121, série 111 à 400, sont très critiquées pour leur poids et leur mouvement de lacet par suite d’un défaut d’équilibrage des masses à mouvement alterné et du fait de leurs cylindres en porte-à-faux. C’est bien l’ensemble de ces handicaps des 111-400 qui incite Noblemaire à comparer ces machines avec celles utilisées par les autres réseaux, car les oppositions sont très vives chez les ingénieurs du P.L.M. et les discussions acharnées. Seule une comparaison sur le terrain pourra assainir le climat qui est à l’orage…


Seize locomotives françaises, dont deux pour services mixtes, participent aux essais. Elles sont l’objet de mesures plus ou moins approfondies selon les critères, mais ces mesures ont surtout porté sur les rapports entre les vitesses et les tonnages remorqués, d’une part, et, d’autre part, les efforts et les puissances au crochet du tender, ce qui n’exclut ni les consommations d’eau et de charbon, les réactions des suspensions ainsi que les diverses actions dynamiques sur la voie exercées par ces locomotives afin de vérifier leur stabilité.

“En même temps” la vitesse n’est pas prévue, mais elle s’invite…

En raison de l’Exposition de 1889, les essais sont arrêtés et repris durant l’été de 1890. Ils visent plutôt à établir les données et contraintes techniques intervenant dans la circulation à des vitesses différentes, plutôt que les possibilités de vitesse pure des machines. Les locomotives sont essayées avec des trains d’un tonnage normal à cette époque, pour leur catégorie et leur puissance, et à des vitesses courantes qui n’ont pas dépassé 110 km/h. La vitesse n’est donc pas, a priori, au programme, mais elle s’invitera à la fête…

Un certain nombre de locomotives sont cependant essayées à des vitesses supérieures à celles habituellement pratiquées par elles, sans que l’on ait cherché à obtenir, pour chacune de ces machines, des maximums en valeur absolue. On peut penser, d’ailleurs, qu’il est vraisemblable que la plupart des locomotives ayant fait l’objet d’essais auraient pu rouler sans incident à des vitesses encore supérieures.

Toutefois, les ingénieurs ont voulu rester prudents, car ils se méfient jusqu’à l’obsession des réactions toujours possibles des bielles d’accouplement dont on craint, en particulier, qu’elles n’engendrent des mouvements parasites et des vibrations si elles roulent à des vitesses supérieures aux normes prudemment édictées. C’est bien cette crainte qui permettra à une machine à roues libres, une Crampton, donc sans bielles d’accouplement, de rouler à des vitesses élevées, étant poussée dans ses retranchements, ce qui fera d’elle une nouvelle titulaire d’un record battu pendant ces essais. La victoire de cette Crampton, dont la conception remonte à 1847, ne fera que conforter les ingénieurs du PLM dans leur prudence et leur volonté de remettre à plus tard des innovations en profondeur.

Ces essais sont menés entre Montereau et Sens, sur la ligne dite “impériale” du PLM qui offre les meilleures caractéristiques, ceci sur une voie parfaitement nivelée et dressée, d’un écartement de 1,45 m à l’aller et de 1,44 m au retour, car la question du réglage de l’écartement des rails est aussi au programme et fait débat.

Un record inattendu à 144 km/h pour la Crampton du réseau de l’Est.

La Compagnie de l’Est présente la machine 453, qui est une locomotive à deux essieux du type 021, de la série 441 à 485, appartenant à un type mixte créé en 1854, mais modifié et plus puissant dans lequel le foyer type Crampton passe derrière le deuxième essieu accouplé. Cette locomotive remorque une voiture pesant 17 tonnes, et la vitesse est chronométrée à 124 km/h, entre les points-kilométriques 86 à 98 de la ligne. Au retour, la vitesse oscille de 100 à 120 km/h.

Machine mixte, type Est, à disposition d’essieux type 021, série 441 à 485. La 435 de cette série participe aux essais du PLM. L’absence d’essieu directeur et porteur avant reste un handicap pour ce qui est de la vitesse.

La même compagnie présente aussi une Crampton, la N° 604 de la série 601 à 612, composée de machines achetées au PLM vers 1870, montées sur des roues de 2,10 m de diamètre. Les ateliers d’Épernay de la Compagnie de l’Est viennent de modifier cette machine N° 604 et ont posé, à titre expérimental, une chaudière à double-corps du système Flaman, conçue par un ingénieur de ce réseau. Cette chaudière a une grille d’une surface de 1,71 m², et elle est timbrée à 11 kg/cm². Cette locomotive développe une puissance estimée à 555 ch au crochet du tender, ceci sur une distance de 5 km consécutifs à une vitesse de 95 km/h, en remorquant un train de 160 tonnes. Mais remorquant une seule voiture, elle atteint, le 21 juin 1890, la plus grande vitesse réalisée pendant ces essais, soit 144 km/h, entre les points kilométriques 96 et 97 de la ligne. La veille, elle avait atteint, dans des conditions analogues, 141 km/h. Ceci marquera beaucoup les esprits partisans de la prudence et de la tradition.

Locomotive dite “Chameau” du réseau de l’Est qui, cramponné… à ses Crampton, pourtant dépassées, question effort de traction, reconstruit ou modifie ces locomotives sans toucher au châssis ou à la disposition d’essieux. Innover, certes, mais d’abord garder ce qui marche bien et que l’on possède déjà.

La troisième locomotive du réseau de l’Est est la N° 551, une locomotive à disposition d’essieux type 120, de la série 543-562. Il s’agit d’une locomotive classique à grande vitesse, construite en 1878, mais à roues moins hautes (2100 mm contre 2300 mm à l’origine). Cette série Est sont des Crampton rachetées au réseau du PLM en 1869 et dont on reconnaît le châssis à longerons extérieurs et l’essieu porteur avant, mais dont le deuxième essieu porteur a été remplacé par un essieu moteur. Sans aucun porte-à-faux, cette machine est très stable, et ses longerons doubles enserrant les cylindres donnent de la solidité et de la rigidité au châssis. Elle a une grille de 2,40 m², son timbre est à 11 kg/cm², et ses cylindres ont un diamètre de 430 mm, tandis que la course des pistons est de 660 mm. Elle pèse 46 tonnes. La distribution Gooch, le régulateur Crampton, l’échappement à valves plaident aussi pour une influence Crampton. Elle roule le 19 juin 1890, à différentes vitesses se situant entre 102 et 126 km/h, avec maximum de 129 km/h, ceci entre les points kilométriques 86 et 99.

Locomotive type120 du réseau de l’Est, N° 544 (série 543-562). Crampton modifiée, datant de 1885. Carte postale HM. Petiet
Autre vision d’une Crampton Est passée au type 120 : on reconnaît le châssis à longerons extérieurs caractéristique des Crampton et remontant aux années 1840.

La compagnie du Nord y va à “Outrance”.

La Compagnie du Nord a essayé trois machines, deux étant des fameuses “Outrance” que nous connaissons déjà sur ce site-web (voir l’article paru il y a peu de temps). Ce sont les 2875 et 2881, de la série 2861 à 2911, du type 220. La troisième locomotive est la 2101, un prototype du type 220 qui est présentée à l’Exposition de 1889.

Les “Outrance” dérivent d’un modèle anglais type 120 à roues libres du système Sturrock. Le type d’outre-Manche, avec son mouvement intérieur et son bâti extérieur, sans porte-à-faux, a été trouvé plus stable que la machine type 120 Forquenot essayée aussi par le Nord à l’époque, et la conception anglaise l’emporte. Les “Outrance”, avec leurs longerons triples, sont donc de conception britannique, hormis la boite à feu Belpaire, le régulateur Crampton et l’esthétique plutôt médiocre, selon Lucien-Maurice Vilain – mais à chacun ses goûts… Ces machines reçoivent en service des modifications importantes en 1874 et 1877, les faisant notamment, pour la première fois en France, passer du type 120 au type 220 avec la présence osée d’un bogie avant, mais sans rappel. Un fait notoire : ce bogie sera ultérieurement démonté et les “Outrance” repasseront au type 120 : on en était revenu à l’essieu porteur avant pour les constructions postérieures. En fin de compte, coup de théâtre, les “Outrance” reviennent toutes, par la suite, au bogie avant, mais sous la condition d’un rappel par ressorts. Avec leur bogie avant à châssis extérieur, leurs couvre-roues ajourés, leur tablier à double incurvation au-dessus des boîtes des essieux moteurs, ces locomotives sont racées, très belles, et les amateurs actuels le reconnaissent. La locomotive Outrance N°2881 parvient à fournir une puissance de 415 ch au crochet du tender à 67 km/h et la N° 2875 roule, le 16 juin 1890, en remorquant une voiture, à une vitesse de 127 km/h entre les points kilométriques 90 et 99.

Locomotive type 220 dite “Outrance” N°2874 du Nord. La 2875 présente aux essais du PLM est identique.

La locomotive type 220 N° 2101, construite par la Compagnie du Nord en 1889 dans les ateliers de Paris-la Chapelle, est de conception anglaise, avec un foyer Belpaire et un bouilleur Ten-Brink, une grille de 2,04 m². Elle est timbrée à 11 kg/cm², et ses cylindres mesurent 480 × 600 mm, ont une distribution Stephenson, et actionnent de grandes roues motrices d’un diamètre de 2130 mm. Leur bogie à châssis extérieur est celui, typiquement Nord, des locomotives “Outrance”. Pesant 43 tonnes, cette locomotive a donné des résultats nettement supérieurs à ceux des types “Outrance” en développant une puissance de 690 ch au crochet du tender à la vitesse de 81 km/h, et en remorquant 240 tonnes. Le 17 juin 1890, en remorquant une voiture de 17 t, elle accélère de 103 à 132 km/h entre les points kilométriques 89 et 100 et atteint, le 20 juin, une vitesse de pointe de 137 km/h, entre les points kilométriques 96 et 97.

Locomotive type 220 N°2101 du réseau du Nord.

La discrète compagnie de l’Ouest.

Faisant partie de celles qui vivent à l’ombre des grands, et devant disparaître en 1909 par rachat au profit du réseau de l’État, la Compagnie des Chemins de ter de l’Ouest présente deux machines neuves. L’une, un type 120 N° 635, de la série 621 à 635 de 1888, est l’achèvement et le terme de l’évolution d’un type ancien conçu dès 1856 formant, à l’époque, la série 369 à 380. Ultra classique, cette machine a été reproduite à 309 exemplaires, avec de nombreuses améliorations de détail et une augmentation de puissance. Ces machines de 1856, qui furent les premières locomotives d’express à deux essieux accouplés, étaient issues, dans la conception de leur châssis et de leur mécanisme, des locomotives conçues par le grand ingénieur Camille Polonceau pour le réseau du Paris-Orléans. Émile Zola les a immortalisées dans son chef-d’œuvre “La bête humaine”.

Son châssis est à longerons extérieurs, renforcés par un troisième longeron médian. Le mécanisme moteur est, à l’anglaise, à cylindres intérieurs, mais avec la particularité rare d’une distribution et de boites à vapeur extérieures formant les seuls éléments visibles. Dans les machines construites à partir de 1880, et c’est le cas de la N° 635, le foyer est compris entre les deux essieux accouplés, et le diamètre des roues motrices passe de 1910 mm ou 1940 mm à 2040 mm, tandis que les tiroirs sont désormais placés au-dessus des cylindres à la manière des locomotives Buddicom de la même compagnie.


La chaudière est timbrée à 10 kg/cm², la grille mesure 1,64 m², et les cylindres ont un diamètre de 430 mm, autorisant une course de 600 mm pour les pistons. Le poids est de 39 tonnes. Le 20 juin 1890, cette locomotive N° 635, a soutenu, entre les points kilométriques 90 et 100, une vitesse de 108 à 97 km/h, poussant leur vitesse au retour jusqu’à 132 km/h entre les points kilométriques 93 et 92, en remorquant, comme l’ensemble des machines en essais, une seule voiture.

Cette locomotive type 120 Ouest est très proche de la N° 635, de la série 621-635 de 1888

L’autre, la locomotive Ouest N° 952, expérimentée ensuite, est du type 220, et elle est assez semblable à la 2101 Nord engagée à ses côtés, appartenait à une série prototype de deux machines et, de même que la locomotive Nord en question, elle semble très inspirée des normes et de l’esthétique anglaises. Étudiée par l’ingénieur en chef de l’Ouest Clérault, cette machine a une boite à feu Crampton et un foyer à fermes, des soupapes Webb à levier, une distribution et des cylindres intérieurs, un bogie avec un rappel par des ressorts. Elle a donné de bons résultats et soutient la vitesse de 86 km/h entre Laroche et Montereau, avec un train de 240 tonnes sur un parcours pratiquement en palier. La puissance au crochet de traction est estimée à 655 ch à 83 km/h, relevée par indicateurs sur un trajet de 5 km en palier. Au retour, sur un trajet de 17 km, le 21 juin 1890, avec une voiture remorquée, la vitesse oscille entre 105 et 138 km/h, atteinte entre les points kilométriques 92 et 91. La grille est de 1,78 m². La pression de la chaudière, ou timbre, est à 11 kg/cm². Ses cylindres de 460 mm de diamètre autorisent une course de 640 mm pour les pistons. Montée sur des roues motrices de 2040 mm, elle pèse 46 tonnes.

Locomotive type 220 Ouest, très anglaise d’aspect, y compris le mouvement intérieur et non seulement l’abri de conduite, série 963 à 988, puis 324 à 359. Ici, la N°348 identique à la N°952 des essais PLM.

L’ Etat : trop discret, faute de moyens.

Le réseau de l’État, qui est créé depuis le 25 mai 1878 par la réunion de plusieurs petits réseaux déficitaires et sans envergure établis principalement dans la Vendée et les Charentes. Ce réseau, aux prémices de la nationalisation de 1937 et annonçant la SNCF, est créé dans l’urgence de maintenir un service public dans ces régions agricoles. Sans aucune « tête » à Paris, le réseau de l’État est une enclave prise entre ceux de l’Ouest et du Paris-Orléans, et, quand les essais du PLM sont organisés en 1889, il n’a pas encore développé une politique de traction de type grandes lignes et ne le fera que quand il rachètera le réseau de l’Ouest qui lui apportera les trois gares parisiennes de St-Lazare, des Invalides, et de Montparnasse, et aussi de véritables grandes lignes longues comme Paris-Brest ou Paris-Le Havre demandant des trains rapides.

Tenant à être représenté dans cette campagne d’essais, l’État présente sa locomotive N°2601, du type 121, qui est une machine type Forquenot du Paris-Orléans, avec un mécanisme de distribution changé et remplacé par un complexe et problématique système Bonnefond, à obturateurs et à déclic. Le 21 juin 1890, en remorquant une voiture, la 2601 n’a pas dépassé 125 km/h, ce qui, d’après les commentaires des ingénieurs de l’époque, était probablement dû au fonctionnement défectueux de sa distribution aux vitesses supérieures à 80 km/h. Le réseau de l’État, pour ces essais, en reste là… Il a d’autres priorités à traiter et surtout celle de faire rouler des trains dans des conditions précaires de rentabilité sur des lignes à l’agonie.

Locomotive type 121 du réseau de l’Etat, N° 2609 (série 2601-2620), construite en 1889, identique à la N°2601 des essais.

Le PO : la foi dans le type 121.

Le réseau du Paris-Orléans (PO) teste cinq de ses locomotives, toutes du type 121, un type auquel elle est très attachée, alors qu’il présente des inconvénients en matière de stabilité et vit ses dernières années avant d’être supplanté par les locomotives à bogie avant. Il s’agit, pour commencer, de la N° 205, de la série 171 à 264, construite entre 1864 et 1873, modifiée par remplacement de sa chaudière par une nouvelle chaudière à deux dômes. Ensuite, il y a la N° 332, de la série 265 à 390, construite entre 1876 et 1883, et les numéros 67 et 75, de la série 51 à 76, construite de 1883 à 1886, dont l’une, la N° 67, a reçu un mécanisme à quatre distributeurs cylindriques, système Durant et Lencauchez. Toutes ces locomotives sont montées sur des roues de 2040 mm de diamètre.

La compagnie présente aussi la locomotive N° 102, qui est un prototype construit à deux exemplaires sous les numéros 101 et 102 en 1889 par les ateliers du Chevaleret de la Compagnie du Paris-Orléans sis dans le treizième arrondissement de Paris. Avec sa chaudière à deux dômes, cette locomotive possède un mécanisme du type ancien établi par Camille Polonceau, dont les idées sont déjà appliquées de 1854 à 1858 sur des machines à cylindres intérieurs et une distribution Gooch extérieure. Leur surface de grille est de 2,22 m², avec un foyer Polonceau à ciel cintré, une chaudière au timbre 13 kg/cm², des cylindres de 450 × 700 mm, sur roues de 2130 mm, et pesant 56 tonnes.

Seules les machines N°75, 336 et 102 du Paris-Orléans font des essais avec une voiture. La N°75 atteint la vitesse de 124 km/h et la N° 336 atteint 128 km/h à l’aller entre les points kilométriques 93 et 92, et 129 km/h au retour, le 16 juin 1890. La N° 336, à l’aller, a soutenu, entre les points kilométriques 98 et 91, une vitesse de 120 à 127 km/h.

La machine N° 102 a atteint la plus grande puissance au crochet du tender, soutenue sur une distance de 5 km, soit 840 ch à 78 km/h et environ 880 ch en vitesse de pointe. Le 20 juin 1890, entre les points kilométriques 99 et 89, cette machine a soutenu une vitesse de 113 à 120 km/h, avec un maximum de 136 km/h entre les points kilométriques 93 et 92. La plus grande puissance au crochet du tender de toutes les machines essayées, par unité de surface de grille, est développée par la locomotive N° 67 du Paris-Orléans, donnant pas moins de 390 ch par m2, suivie par la machine N° 102 avec 379 ch par m2.

Locomotive type 121 N°75 du PO.
Locomotive type 121 N°103 du PO.
Locomotive type 121 N°340.(série 265-390) du PO, identique à la N°102 des essais du PLM.

Le grand réseau du PLM, puissance invitante.

Cette compagnie a expérimenté plusieurs machines de la fameuse série 111-400, construites de 1879 à 1884, et parvenues à divers états d’usure. Cette série remonte loin dans le temps et jusqu’aux conceptions anciennes du PO. Ces locomotives sont est l’achèvement d’un type antérieur, série 51 à 110, construites en 1876, selon les dispositions générales des machines de la série 265 à 390 du PO, mais sans foyer Belpaire et avec des cylindres plus volumineux. Les 111-400 sont pourvues également de gros cylindres d’un diamètre de 500 mm et d’une course de 620 mm. La distribution est du type Allan, intérieure aux longerons. La grille a une surface de 2,32 m², la chaudière est au timbre de 11 kg/cm². Elles sont établies sur des roues de 2000 mm, et leur poids est de 52 tonnes.


Les 6 et 8 avril 1889, la machine N° 368, remorquant une voiture, atteint lors d’un essai au retour entre Montereau et Sens la vitesse de 131 et de 132 km/h et, le 7 avril, la N° 116, également au retour, atteint 133 km/h entre les points kilométriques 94 et 93. Le 21 juin 1890, la machine N° 213, du même type, a soutenu, des points kilométriques 89 à 98, des vitesses se situant entre 104 à 121 km/h avec une pointe à 132 km/h.

Locomotive type 121 du PLM, série 111 à 400, dont les N°116, 213 et 368 des essais font partie.

Mais l’élément le plus intéressant est la présence d’une locomotive compound : il s’agit de la locomotive C1 qui est historiquement le deuxième type de compound de vitesse française à quatre cylindres. Sa chaudière est timbrée à 15 kg/cm², et elle a été construite en 1888 par les ateliers de Paris de la compagnie. La chaudière en acier est plus courte que celle des 111-400.
Le moteur comporte ses quatre cylindres en ligne, les cylindres haute pression étant intérieurs. La distribution est du type Walschaërts du nom du grand ingénieur belge qui l’a inventée et que les locomotives du monde entier adopteront. La surface de grille est de 2,34 m², tandis que les cylindres ont des diamètres de 310 mm (haute pression) et 500 mm (basse pression) pour une course de 620 mm. Les roues motrices ont un diamètre de 2000 mm, et le poids en charge de ces machines est de  54 tonnes.


Le 21 juin 1890, la vitesse oscille, entre les points kilométriques 90 et 97, de 108 à 134 km/h. Au retour, la machine soutient, entre les points kilométriques 97 et 96, des vitesses allant de 102 à 124 km/h avec un maximum de 136 km/h. La locomotive compound Cl fut une des plus économiques de toutes celles essayées, et ce fait joue un poids très décisif dans l’histoire tourmentée de l’adoption du compoundage par les compagnies européennes, car il prouve officiellement une des plus grandes qualités de ce type de machine.

Locomotive prototype compound type 121 N°C1 (série C1 et C2) du PLM vue en gare de Lyon à Paris.

La compagnie du Midi : au moins pour prouver son existence.

À l’époque, ce réseau très régional n’a pas encore développé une grande politique de traction qui lui soit propre, et, tout compte fait, ne le fera qu’avec la traction électrique. Le Midi, pour ses locomotives de vitesse, fait plutôt confiance aux constructeurs et aux essais entrepris par les autres réseaux, et commande souvent des locomotives semblables à celles qui ont réussi ailleurs.

C’est le cas avec la locomotive N° 1615, une petite 120 de la série 1601 à 1638, construite de 1885 à 1890, évolution d’un type plus ancien, série 51 à 95, un peu moins puissant et sur roues de 2,10 m. Elle est de conception très proche de celle de la locomotive N° 551 de l’Est. Elle a cependant été adaptée aux pratiques habituelles du Midi, notamment par la présence d’une boite à feu du type Crampton, avec une petite grille d’une surface de seulement 1,71 m². Son châssis est aussi du type ordinaire à longerons intérieurs, mais cette disposition est aussi, curieusement, appliquée au tender dont les roues sont extérieures au châssis, comme c’est le cas pour certaines locomotives britanniques. La pression de la chaudière est de 10 kg/cm². Les cylindres ont un diamètre de 440 mm, et autorisent pour le piston une course de 600 mm. Les roues motrices ont un diamètre de 2000 mm. Son poids en charge est de 46 tonnes. Entre les points kilométriques 102 et 81, le 21 juin 1890, la locomotive N° 1615 a soutenu des vitesses se situant entre 98 à 108 km/h, avec un maximum de 136 km/h, cette machine était d’ailleurs reconnue comme très stable sur la voie.

Locomotive type 120 du Midi, N°1615.

Le bilan de ces essais.

Les résultats de ces essais, très intéressants, sont publiés dans la presse ferroviaire de l’époque, RGCF comprise et portée à la connaissance des ingénieurs du monde entier. De nombreux enseignements en sont tirés, notamment au niveau de l’importance de la qualité des infrastructures. Ils démontrent que, sur des voies en bon état d’entretien, bien nivelées et dressées, des locomotives aux qualités non exceptionnelles comme les 121 du PO et du PLM, alors bientôt dépassées techniquement et retirées du service, pouvaient rouler à des vitesses très élevées pour l’époque, se situant entre 130 à 136 km/h, alors que les trains rapides ne roulent pratiquement guère qu’à 90 ou 100 km/h. La vitesse, c’est donc la voie qui la permet autant – sinon plus – que la locomotive. Cet enseignement est essentiel pour l’avenir du chemin de fer et sa pratique et une condition nécessaire, mais non suffisante pour accélérer la marche des trains et augmenter le débit des lignes.

Les mouvements parasites et l’instabilité affectant ces locomotives à disposition d’essieux type 121 apparaissent comme sans effet pour ce qui est de la fatigue de la voie si la voie est bonne, et que la différence, dans cet ordre d’idées, avec les machines d’un meilleur équilibre statique, comme les 220, était négligeable. Ceci n’apportera pas de l’eau au moulin des partisans du bogie avant pour les locomotives, mais il y a du “en même temps” dans l’air, le bogie étant moins cher qu’un renouvellement de la voie.

Ces essais montrent que les voies qui sont dans une situation d’entretien médiocre, et, dans ce cas, souffrent encore plus des mouvements parasites des locomotives mal équilibrées et viennent encore plus limiter la vitesse tout en faisant grimper les coûts. Mais plutôt que d’investir dans les voies, les réseaux français, à l’époque, choisissent la solution du bogie avant qui est un palliatif, car il adoucit, pour la voie, les effets des mouvements parasites et assure un roulement plus doux et un guidage plus précis de la locomotive… pour un coût dérisoire.

Successivement, les réseaux du P.L.M., puis du Midi, de l’Est, de l’État, du Paris-Orléans, du Nord et de l’Ouest procèderont ainsi à des modifications des locomotives, les faisant passer du type 120 ou 121 au type 220, ou à des mises en service de types nouveaux à bogie avant, à disposition d’essieux 220 ou 221.

L’ “écoperche” : nullement de l’écologie avant l’heure.

Lucien-Maurice Vilain, grand et prolifique auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire du matériel roulant des réseaux français, signale que des essais en atelier sont faits avec ce que l’on appelle à l’époque l’ “écoperche”, avec des locomotives fonctionnant suspendues à un point fixe pour mesurer les amplitudes de lacet et de tangage. Ces essais viennent confirmer les calculs des théoriciens : les oscillations de lacet dues aux masses à mouvement alternatif ne sont de l’ordre que de 1 à 3 mm, mesurés à 5,30 m de la verticale du point de suspension, et sont incapables de provoquer des chocs sur la voie.

Le compoundage a un avenir.

L’autre grand enseignement de ces essais est bien l’économie réalisée par le compoundage, avec la C1 du PLM. En dépit d’une disposition d’essieux périmée (type 121) et d’une conception déjà ancienne, cette locomotive, qui sera passée au type 220 et qui donnera la fameuse série des « petites C » et des « grosses C » du réseau, démontre la valeur du compoundage non seulement dans le domaine des économies de combustible, mais aussi de la douceur et de la régularité de la marche de la locomotive du fait de la nécessaire multiplication des cylindres. La présence d’un bogie à la place de l’essieu porteur avant parachèvera la valeur technique de cette locomotive et fera du PLM un réseau précurseur en matière de performances pour ses trains rapides.

Et les petites anglaises ?

Pour conclure, n’oublions pas les “petites anglaises” qui ont participé aux essais du PLM, puisqu’elles étaient présentes à l’exposition de 1889 à Paris : leur classicisme complet et militant a donné raison aux organisateurs.

Locomotive anglaise du réseau du London, Brighton & South Coast Railway, dessinée par l’ingénieur Stroudley dont l’élégance dans le dessin est connue : “so british”, surtout par les couleurs des locomotives de la compagnie.
Locomotive type 220 à mouvement intérieur du London, Chatham & Dover Railway concue en 1885 et qui a participé aux essais du PLM.

Bibliographie recommandée des ouvrages de Lucien-Maurice Vilain :

Vilain L-M. « Un siècle de matériel et de traction sur le réseau d’Orléans ». Vincent, Fréal et Cie. Paris. 1970.

Vilain L-M. «  Evolution du matériel mot. et roulant de la Cie du PLM ». Vincent, Fréal et Cie. Paris. 1971.

Vilain L-M. « Le matériel roulant et moteur des chemins de fer de l’Etat ». Vincent, Fréal et Cie. Paris 1972.

Vilain L-M. « Dix décennies de locomotives sur le réseau du Nord » Picador. Levallois- Perret. 1977.

Vilain L-M. « Evolution du mat. moteur et roulant de la Cie du Midi-1855-1934 ». Picador. Levallois-Perret. 1979.

Vilain L-M. « Evolution des locomotives à vapeur de la compagnie de l’Est » Pygalion. Paris. 1980.

Vilain L-M. « Soixante ans de traction vapeur sur les réseaux français-1907-1967» Dominique Vincent et Cie. Paris 1974.

Vilain L-M. « La locomotive à vapeur et les grandes vitesses », Dominique Vincent et Cie, Paris, 1972.

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