La locomotive Shay serait-elle, tout compte fait, le 4×4 ferroviaire idéal pour aller partout, y compris sur les plus mauvaises voies possibles ? C’est une véritable curiosité. Les exploitants forestiers ont pris l’habitude, pour gagner du temps, de poser très rapidement les voies ferrées à même le sol, sans ouvrages d’art ni terrassements. Ceci permet une exploitation plus immédiate et plus économique des immenses forêts dont le bois est le matériau le plus utilisé dans le domaine de la construction. Mais il fallait la locomotive qui accepte tout cela…

Un bon docteur qui soigne plutôt les locomotives que ses malades.
Les locomotives à vapeur classiques, avec leur long châssis rigide et leurs essieux moteurs bien parallèles, ne peuvent circuler sur des voies instables et inégales, ni s’inscrire dans des courbes serrées et irrégulières, telles que les exploitations forestières américaines en ont posé – pour ne pas dire : jeté – par dizaines de kilomètres à même le sol. Elles déraillent, et leur châssis, mis à mal et tordu en tous sens, souffre et finit par se fissurer : à la locomotive classique à châssis rigide, il faut des voies planes et rectilignes ou tracées avec des courbes à grand rayon, et soigneusement nivelées. Rien de tout cela n’est possible sur une voie forestière.
Le bon docteur Thomas Ephraïm Shay s’intéresse au problème, non posé par ses malades, mais celui de trouver une locomotive capable d’aller sur ces voies provisoires (souvent du provisoire tendant vers le définitif !) et, sachant que les wagons et les voitures américains sont montés sur des bogies pour des raisons de stabilité et de facilité d’inscription en courbe, il pense que, naturellement, ces qualités de souplesses issues du bogie se retrouveraient avec une locomotive. Le 14 juin 1881, Shay dépose son brevet pour cette locomotive articulée destinée aux chemins de fer forestiers. Mais à l’époque, si le bogie est bien utilisé sur les locomotives américaines, il ne sert que comme ensemble porteur et directeur, mais ne participe nullement à l’effort moteur.
Il faut savoir que l’ensemble du matériel remorqué américain est sur bogies, voitures à voyageurs et wagons à marchandises, et le bogie confère à ce matériel une étonnante aptitude à rouler en souplesse sur les voies les plus inégales, les plus mal posées, et quand, à partir des années 1910, les Américains feront d’excellentes voies pour leurs grandes lignes, le matériel à bogies, tout en conservant ses qualités initiales, ajoutera un confort sans égal. En Europe, les ingénieurs pensent autrement : ils préfèrent poser les voies avec soin, ce qui permet le conserver du matériel à deux essieux, plus léger, plus facile à entretenir, et plus robuste.
Mais Shay a compris que, pour les voies forestières, il faut du bogie, rien que du bogie. Mais pour une locomotive, il faut donner au bogie un rôle moteur – anticipant en cela ce qui se fera avec les locomotives électriques ou diesel du futur. Et il faut trouver un système de transmission permettant d’entraîner les essieux moteurs des bogies malgré le débattement vertical et le pivotement des bogies.
Séparer et répartir les rôles.
Shay imagine de diviser en deux ensembles le moteur de la locomotive : d’une part les cylindres et bielles, reportés sur le côté de la locomotive, et d’autre part les roues motrices placées sur les bogies. Il reste à relier ces ensembles par un système de transmission articulé. La position latérale du moteur est compensée par un décalage de la chaudière pour respecter l’équilibre de la locomotive qui, donc, n’est pas symétrique.






Shay a même l’idée de faire participer le tender à l’effort moteur et au poids adhérent de la locomotive pour empêcher les patinages sur les rails forestiers humides et glissants. Les essieux du tender deviennent moteurs, étant de constitution semblable à ceux de la locomotive, en étant simplement connectés par un jeu d’arbres de transmission supplémentaire aux bogies de la locomotive.
« Bonne à tout faire » et même excellente.
Le système Shay donne à la locomotive une très grande souplesse. Ses roues épousent facilement les irrégularités de la voie grâce au débattement permis par les bogies, mais en contrepartie, la transmission par arbres articulés est fragile avec ses engrenages et ses cardans, et il ne permet pas de vitesses importantes. Tout se ligue pour détruire cette transmission pendant le service sur les dures voies forestières : cailloux du ballast entraînés par des mottes coincées entre les engrenages, branchages d’arbres tombées au sol et ramassées par les roues dentées, etc. Il faut beaucoup graisser les délicats arbres à cardans, faute de quoi les cannelures et les croisillons cassent net.
Mais cette transmission suffit pour cette locomotive « bonne à tout faire » forestière qui ne roule pas vite, et elle sera imitée par de nombreux constructeurs qui modifient le système, comme Climax ou Heisler, mais avec moins de succès.
Les “Shay” purent affronter avec succès des rampes de 70 pour 1000 : il faut comprendre que c’est un exploit incroyable dans le monde des chemins de fer où une rampe de 20 à 30 pour 1000 apparaît déjà comme un maximum pour une locomotive à vapeur classique, et 50 pour 1000 comme une limite absolue sur les lignes de montagnes parcourues par des locomotives spéciales.
Mais aussi, elles pouvaient négocier des courbes de 50 m. de rayon, alors que les locomotives classiques demandent au moins 200 m de rayon dans les cas exceptionnels, et de plus de 800 m en ligne. Il est intéressant de savoir que les Shay pouvaient remorquer, en palier, des trains de plus de 2.000 tonnes ! En rampe de 60 pour mille, le tonnage était encore respectable avec une centaine de tonnes.



A qui appartenaient les locomotives Shay ?
Certainement pas aux grands réseaux : les locomotives Shay ne sont pas des locomotives de vitesse et faites pour de longues distances. On ne les retrouve que sur ces innombrables réseaux privés établis dans les forêts américaines, et qui sont, en général, ce que l’on appelle des « logging companies » ou des « lumber companies ». Le terme de « logging » désigne tout ce qui concerne l’exploitation et le transport des grumes, tandis que celui de « lumber » désigne le bois de charpente.
Par exemple, le réseau Greenbier, Cheat & Elk, utilisateur de ces locomotives, s’étendait sur 185 Km et était tout en rampes et en pentes très prononcées et dépassant 70 pour mille, assorties de courbes dont le rayon était inférieur à 50 mètres. Bref : une vraie ligne de « montagnes russes » de fête foraine, mais les équipes des Shay n’étaient nullement à la fête !



Shay, Heisler, Climax et les autres…
Le succès des Shay conduit d’autres fabricants à s’y mettre. Mais Shay a pris la précaution de breveter son système, et les concurrents se doivent de contourner les brevets en ayant recours à d’autres systèmes.
Heisler construit des locomotives à bogies, mais dont les deux essieux moteurs sont mécaniquement solidaires par des bielles. Un long arbre de transmission articulé est disposé dans l’axe longitudinal de la locomotive, et il permet à un moteur central d’entraîner un essieu sur chaque bogie. Le moteur central est à deux cylindres, disposés en « V » dirait-on aujourd’hui, et attaquant un vilebrequin longitudinal, à la manière d’une automobile. La disposition Heisler est parfaitement symétrique.
La disposition Climax est plus proche de celle des locomotives classiques, avec un moteur à deux cylindres entraînant un essieu transversal. Mais cet essieu ne roule pas sur les rails : il sert simplement de relais pour recevoir le mouvement des pistons et le transmettre, par système articulé, aux bogies moteurs. Cette disposition est, elle aussi, symétrique.





Des locomotives qui débroussaillaient elles-mêmes leurs voies ?
Si l’on regarde une Shay, la première chose qui attire le regard sont ces nombreux engrenages à l’air libre, placés devant les roues et servant à leur entraînement par un système d’arbres longitudinaux.
Les voies des exploitations forestières sont posées au cœur d’une végétation dense et de nombreuses broussailles se prennent dans les engrenages des locomotives. Shay les dispose de manière que les dents engrenées tournent en direction du sol quand la locomotive est en marche avant, ce qui limite tant soit peu les dégâts, mais, en marche arrière et lors des nombreuses manœuvres, les engrenages tournent alors dans le « mauvais » sens et arrachent les broussailles et les mottes de terre qui viennent avec, et parfois en souffrent.
Des essais de pose de carters d’engrenages en tôle permettent de réduire les dégâts, mais rendent plus complexes les opérations de dégagement quand, malgré tout, des broussailles ont réussi à se glisser entre les dents.
Caractéristiques techniques
Types : 020+020 ou 020+020+020 ou 020+020+020+020
Dates de construction : 1890 à 1920
Constructeur : Shay
Longueur totale locomotive + tender : jusqu’à 21 m
Longueur de la locomotive : jusqu’à 13 m
Longueur du tender : jusqu’à 8 m
Masse totale locomotive + tender : jusqu’à 80 tonnes
Contenance du tender en eau : jusqu’à 10 tonnes
Contenance du tender en charbon : jusqu’à 3 tonnes
Diamètre des cylindres : en général 36,82 mm
Course des pistons : en général 38,10 mm
Pression de la chaudière : 14, 062 kg/cm2
Diamètre des roues motrices : 91,44 mm
Vitesse maximale en service : 30 Km/h

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