Juste Lisch et son bâtiment voyageurs de la gare du Champ de Mars.

Devant l’intérêt rencontré par l’article consacré à la ligne Courcelles-Ceinture-Champ de Mars (avec plus de 3600 lecteurs en 24 heures), de nombreuses questions se sont posées sur la “gare Juste Lisch” du Champ de Mars. Nous aimerions répondre à ces très intéressantes questions.

Le BV de Juste Lisch, dans la gare du Champ de Mars, d’après une carte postale de l’époque.

Ce petit bâtiment-voyageurs de la gare du Champ de Mars est construit à l’occasion de l’exposition universelle de 1878. La gare est originellement une petite gare destinée au passage d’une ligne rejoignant le pont de l’Alma à Courbevoie et Les Moulineaux. Une décision ministérielle en fait une gare terminus. Le B.V. (= bâtiment-voyageurs, à ne pas confondre avec une gare) est très rationnellement conçu par l’architecte Juste Lisch, élève de Labrouste, et qui est un habitué de ce type de travail : il signera cinq bâtiments-voyageurs pour la compagnie de l’Ouest, dont celui de la nouvelle gare Saint-Lazare en 1883, celle des Invalides en 1900, ou la première gare du Havre, entre autres brillantes réalisations.

La gare du Champ de Mars : difficile de vivre dans un quartier chic.

De type léger avec ossature métallique et remplissage briques ou autres matériaux, tout à fait dans le style « chalet » ou « palais industriel » de l’époque, ce BV n’est plus présent sur ce lieu aujourd’hui : en matière de gares, il reste certes la station « Champ de Mars-Tour Eiffel » de la ligne C du RER qui, à l’origine, jouxtait la gare du Champ de Mars.

Il faut beaucoup d’imagination, en se rendant sur place, pour essayer de savoir où était cette gare et pour comprendre l’importance qu’elle avait, en 1900, avec ses dix quais et ses vingt voies de départ ou d’arrivée, dont six pour Saint-Lazare, quatre pour la Gare du Nord, deux pour la Ceinture-Rive droite, quatre pour les Moulineaux, deux pour Versailles, et deux pour la Ceinture-Rive gauche.

Le Palais du Trocadéro peu avant 1878: au premier plan à gauche, hors du cliché, l’emplacement de la gare du Champ de Mars. Le palais est conçu par les architectes Bourdan et Davioud qui prennent leur inspiration dans un palais espagnol de Séville.

Née dans la mouvance de la ligne Courcelles-Champ de Mars.

La nouvelle ligne de Courcelles-Champ de Mars accueille, pour le compte des visiteurs de l’Exposition de 1900, tous les trains pour Saint-Lazare, la gare du Nord et la Ceinture rive droite. Les autres trains empruntent l’ancienne ligne déjà existante Invalides-Versailles R.G.

La ligne Invalides-Versailles RG présente une caractéristique importante : elle est une ligne à traction électrique, assurant, d’une manière complètement autonome, un pur trafic de banlieue entre deux gares terminus, sur une plate-forme qui lui est propre. Reconnue d’utilité publique en 1897, l’exécution du tronçon de ligne compris entre Issy-les-Moulineaux et la bifurcation de Viroflay permet de relier entre elles les gares de Paris-Invalides et Versailles RG. Cette nouvelle liaison supplée à l’insuffisance du débit de la ligne Paris-Montparnasse – Versailles, ligne ouverte en 1840, et saturée par un trafic grandes lignes qui ne peut plus recevoir en plus un mouvement type banlieue. Notons aussi que, à une époque où les transports urbains parisiens sont très lents, gare des Invalides dessert mieux le centre de Paris que celle du Montparnasse.

Inaugurée le 1er mai 1889, la ligne des Moulineaux à Puteaux se prolonge jusqu’au Champ de Mars et, le 5 juillet 1893, le décret de prolongement jusqu’aux Invalides est promulgué. La ligne Invalides – Champ de Mars – Les Moulineaux est inaugurée le 12 avril 1900.

Une deuxième raison d’exister.

La gare du Champ de Mars trouve, ce jour-là, une deuxième raison d’exister, puisque la ligne la reliant à celle de l’Avenue Henri Martin et à la Petite-Ceinture est aussi inaugurée : si elle laisse à celle des Invalides d’être la véritable tête de ligne, elle se positionne en étant l’importante gare d’embranchement de la ligne Courcelles-Champ de Mars qui se détache, à cet endroit, de la ligne Invalides-Versailles RG.

Cette bifurcation fait d’elle une gare de correspondance pour les voyageurs provenant des Invalides ou s’y rendant, et, surtout, une gare de départ et d’arrivée pour les millions de visiteurs de l’Exposition universelle puisqu’elle est placée au cœur même de cette gigantesque manifestation qui accueillera 50 millions de visiteurs.

Le « B.V. » du Champ de Mars : éphémère « star » des Expositions Universelle de 1878 et 1889.

La Compagnie de l’Ouest fait de cette gare « la gare de l’exposition », comme en témoignent encore les plans et des guides édités à l’époque. Elle est inaugurée le 31 mars 1878 afin de servir de gare terminus pour la courte ligne reliant la gare de Grenelle-Ceinture à l’esplanade du Champ-de-Mars en longeant la Seine. Pour le bâtiment-voyageurs, son architecte,

Juste Lisch, utilise la technique, très d’époque, d’une solide et légère charpente métallique à remplissage de briques, posée sur un soubassement de pierre. Son « B.V. » flanqué de deux ailes reçoit une jolie et très vide ornementation de briques colorées et de tuiles plates vernissées, et il sert de salle des pas-perdus. Le plan de voies comprend quatre voies à quai, plus quelques voies de service. Elle se distinguera par un rôle très actif pendant l’Exposition Universelle de 1889, nichée à l’ombre de la Tour Eiffel qui vient de pousser à côté d’elle, mais ce sera son dernier grand rôle.

La Compagnie de l’Ouest, a alors comme projet, pour l’exposition universelle de 1900 qui s’annonce déjà, de construire le raccordement de la gare de Boulainvilliers et de la ligne des Invalides à Versailles-Rive-Gauche. Le bâtiment-voyageurs de 1878, qui a encore brillé en 1889, ne fait plus le poids en face de ces nouvelles tâches, et on va lui trouver un rôle de remplacement.

Les ateliers Ouest situés dans l’impasse des Carbonnets à Asnières et à Bois-Colombes sont détruits par un cyclone le 18 juin 1897 : voilà l’occasion rêvée pour démonter et  réassembler le bâtiment-voyageurs du Champ de Mars qui, depuis 1878, atteint un nouveau destin. Elle ne reverra jamais plus ni la Tour Eiffel ni les expositions universelles, exilée et oubliée à jamais.

La gare du Champ de Mars vue en 1888 ou 1889. Document de la collection Pierre Tulllin.

La suite des aventures de la gare du Champ de Mars : « tare dans le décor ». 

Après l’Exposition de 1900, le site de la gare du Champ de Mars est réservé aux marchandises, laissant alors les voyageurs utiliser la station du même nom existant sur la ligne de Versailles R.G. Un véritable dépôt, avec chariot transbordeur et pont-tournant, un faisceau de vingt-cinq voies avec des grues, des bascules, voilà ce qui occupe la totalité des emprises de la gare, le tout à l’air libre, bordé par la belle et bourgeoise avenue de Suffren, par le quai d’Orsay, et par la rue de la Fédération. L’animation, certes sans rapport avec l’environnement, ne manque certes pas, grâce aux trains de charbon allant et venant, au triage des wagons, aux chocs des tampons et aux ferraillements des attelages, au grincement des roues sur les appareils de voie en courbe à la sortie de la gare. Ajoutons les cris et les jurons de rigueur que se disputent avec compétence les cheminots et les « bougnats » de l’époque, et on comprend que le spectacle est complet, mais sied mal avec le décor feutré des salons du Quai d’Orsay ou celui des appartements de l’avenue de Suffren…

La gare marchandises du Champ de Mars, vue depuis la tour Eiffel sans doute (il n’y avait pas de drones à l’époque) durant les années 1910. Au fond, le pont de Bir-Hakeim et sa ligne de métro aérienne. La station Champ de Mars est à droite, au bord de la Seine, à la limite du cliché. Le château d’eau du dépôt fait bonne figure, mais manque de classe.

La gare assure jusqu’en 1935 le trafic des charbons de la capitale, mais, d’après le numéro de janvier 1937 de la Revue générale des chemins de fer, cette gare est « située dans un quartier de belle résidence et particulièrement fréquenté par les touristes et les étrangers, constituant une tare dans le décor des édifices et des monuments avoisinants »…. (sic !).

Notre belle bourgeoisie veut bien avoir chaud en hiver, certes, mais une gare, des locomotives à vapeur, des wagons de charbon, c’est sale, et les cheminots et les bougnats ont des mœurs un peu rudes, plus prompts à avaler des « ballons-comptoir » au Café de la Petite Vitesse que du thé au lait dans un service en argent sous les lambris salons distingués.

L’exposition de 1937 vient à point nommé pour sauver les apparences : la gare aux charbons « doit » déménager dans un quartier autre et, on l’espère, éloigné : ce sera Vaugirard, en l’occurrence, où la gare de marchandises sera créée. Les terrains disponibles abriteront une partie de la future exposition. Bref….la gare du Champ de Mars cesse d’être « une tare dans le décor des édifices et des monuments avoisinants »…

Réveillé par les rames électriques Standard Etat.

L’électrification de la ligne de Paris-Saint-Lazare à Argenteuil lui donne, en 1924, un semblant de rôle comme terminus de la ligne électrique dont le troisième rail conducteur a, dans un premier temps, a atteint Bois-Colombes. Doté alors de voies en impasse accueillant les rames électriques Paris – Bois-Colombes, le bâtiment-voyageurs de Juste Lisch sert de correspondance, durant douze années, pour les voyageurs continuant leur voyage depuis la gare de Bois-Colombes, située à une centaine de mètres de là, d’où partent les trains à vapeur pour Argenteuil et Pontoise. Le BV de Juste Lisch est alors appelé “Gare électrique de Bois-Colombes”.

Le réseau de la banlieue Etat en 1924: la “gare électrique” de Bois-Colombes est bien indiquée avec le symbole “remisage” et “petit entretien” du matériel roulant électrique” donné en légende.

Mais le quadruplement de la ligne et la poussée du troisième rail électrique jusqu’à Argenteuil en 1936, induisent un remodelage complet du site de la gare de Bois-Colombes. Le vieux bâtiment-voyageurs de Juste Lisch datant de 1878 est devenu inutile : il est alors désaffecté et transformé en atelier, puis connait diverses activités, dont celle des messageries avec le Sernam. En 1972, ce bâtiment-voyageurs manque, de peu, de devenir une École nationale du cirque dirigée par Annie Fratellini.

Un long endormissement.

Promis à la démolition en 1983, le vieux bâtiment-voyageurs est sauvé par son inscription à l’Inventaire Supplémentaire des Monuments Historiques le 13 août 1985, grâce à une campagne de presse dans le Figaro initiée par un passionné de cette gare, Pierre Tullin qui est la personne qui connaît le mieux ce bâtiment et son histoire.

Divers projets viennent, comme des fantômes, rôder autour de ce qui est désormais une ruine rouillée et abandonnée : au début des années 1990, on pense l’installer près de la nouvelle gare de Cergy-le-Haut, dans le Val-d’Oise.

Puis, enfin, une réunion est organisée le 12 janvier 2013 à l’initiative de la mairie d’Asnières avec la participation de l’association Les Amis du château et du vieil Asnières, ainsi que les représentants de la Direction Régionale de l’Action Culturelle du Ministère de la Culture, avec aussi le conseil général et RFF. On pense soit à la restauration du bâtiment sur place pour en faire un établissement public culturel intercommunal, ou à son démontage et son remontage dans le parc Robinson, près des rives de la Seine.

La SNCF s’y intéresse en 2013 sous la forme d’une “Mobilisation gare Lisch – Opération renaissance », et propose la conversion du bâtiment, sur place, en vue de sa réutilisation comme « Cité du Voyage » auquel Guillaume Pepy tient beaucoup, voulant faire de ce lieu une “Maison du Cheminot”. Ce projet est abandonné après le départ de Guillaume Pepy de la présidence de la SNCF.

Aujourd’hui, la paix retrouvée, mais peut-être pas pour longtemps ?

Aujourd’hui, un peu fréquenté court de tennis, un hôtel Hilton, et les bâtiments de l’Union Internationale des Chemins de fer occupent très calmement ce beau site parisien qui a oublié, depuis longtemps, sa gare. Le site n’appartient pas à la ville de Paris, mais reste, officiellement, ce qu’il était en 1937 : une emprise ferroviaire.

Incrédule, l’amateur de chemins de fer d’aujourd’hui ne peut que faire le tour des anciennes emprises de la gare formé par l’avenue de Suffren, le quai Branly, et la rue Jean Rey : ces trois rues forment un triangle correspondant parfaitement au faisceau des voies de la gare qui se réunissaient pour passer sous l’extrémité de la rue de la Fédération et longer la Seine en direction de l’ouest.

Mais ce quartier a perdu toute vie, toute attractivité, et, oubliant le chemin de fer, il a oublié le progrès et la joie de vivre, échangées contre une frileuse paix bourgeoise et des foules de touristes cherchant à fuir par la station de métro Bir-Hakeim. Peut-être que quelques surprises l’attendent sur les voies incertaines de l’avenir.

Le BV du Champ de Mars vu sur une publicité Suchard.
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