Il était une fois dans l’Ouest : la « Bicyclette », mais pas le vélo.

Nous sommes à une époque où les « bobos-écolos » parisiens, surtout de l’ouest de Paris, redécouvrent ce que l’on appelait jadis le vélocipède et abandonnent ce que l’on appelait à ses débuts la « machine à quitter les lieux » (devenue « automobile » ensuite). Surtout, ces gens d’un nouveau genre ne respectent ni les passants sur les passages cloutés, ni les trottoirs, encore moins les feux rouges, et il est consolant de savoir qu’il y a déjà eu, il y a très longtemps, des vélocipèdes dont les conducteurs respectaient les feux rouges, circulaient avec prudence et remorquant, sans polluer ou si peu, des centaines de voyageurs derrière eux.

« Génial, ouais… Ecolo et tout et tout, euh… en fait… euh, quoi, hein ?» comme on doit désormais dire quand on est mis en face d’une évidence qui s’impose avec la force de son histoire.

La « Bicyclette » N°54 et sa fière équipe de conduite. Cliché collection Petiet. État d’origine avec plateforme de conduite sans abri.
Une autre vue d’une machine des débuts, la N°85, nommée « Passy ». Le réseau du Nord essaye aussi ce type de locomotive et cette vue a, sans doute, été prise à La Chapelle.

La destinée ingrate d’un (très ancien) serviteur de l’Etat.

Les « Bicyclettes » ? C’est une histoire ferroviaire, aussi.

Formée en 1851, la « Compagnie du Chemin de fer de l’Ouest » comprend les lignes de Viroflay à Chartres, Paris – Laval, les deux lignes de Versailles. Lors de sa plus grande expansion, en 1909, elle est forte de 6 078 km de lignes (dont un grand ensemble de 400 km en voie métrique : le Réseau Breton) formé de quelques grandes lignes comme Paris-Rennes-Brest, Paris-Caen-Cherbourg, Paris-Granville, mais surtout une infinité de petites lignes reliant entre elles d’innombrables petites bourgades d’une France rurale normande ou bretonne : Alençon à Pré-en-Pail et Domfront, ou encore Sillé-le-Guillaume à Sablé, ou Segré à Saint-Mars-la-Jaille, etc. Tout cela manque de trafic lourd faute de grandes villes industrielles, et la compagnie de l’Ouest ne fera jamais fortune.

De son côté, mais ailleurs en France, crée le 25 mai 1878, le réseau de l’État naît dans l’urgence de maintenir un service public et malgré le manque de trafic et de moyens. Bref, on « refile » au service public, déjà, ce qui ne rapporte rien. Ce réseau dit de l’État est le produit du rachat par l’état (le vrai) de compagnies éphémères comme la Cie des Charentes, de la Vendée, de Bressuire à Poitiers, d’Orléans à Rouen, de Poitiers à Saumur, etc. Leurs lignes sont pour la plupart déficitaires et même inachevées. Mais, surtout, cet ensemble n’a aucune « tête » à Paris et fait du réseau de l’État une enclave prise entre ceux de l’Ouest et du PO et condamné à une ruralité qui, à l’époque, n’a pas le charme que l’on lui prête aujourd’hui. Le rachat de l’Ouest en 1909 donne enfin au réseau de l’État un sens et une efficacité avec des gares parisiennes de Saint-Lazare, des Invalides et de Montparnasse.

L’union de ces deux exclus de la richesse ferroviaire française sera-t-elle meilleure que celle de la fable du paralytique et de l’aveugle ? Il faut croire que oui, car le réseau de l’État, surtout avec Raoul Dautry durant les années 1930, parviendra à un niveau très enviable et permettra, dans l’opinion publique, l’acceptation de l’idée que le chemin de fer, comme service public, est viable, rentable et utile.

Le matériel du nouveau réseau de l’État procède d’un regroupement de celui des deux réseaux effectué en 1909 à partir de parcs très hétérogènes provenant, pour la plupart, du regroupement de petites compagnies éphémères. En 1938, lors de l’intégration du réseau de l’État devenant la région ouest de la SNCF, total des locomotives et engins moteurs est de 3 942 unités, et 422 locomotives accusent plus d’un demi-siècle d’âge !

La « Bicyclette » Ouest : le vélo pour le peuple, déjà…

Très populaires sous le nom de « Bicyclette », ces locomotives de l’Ouest sont une des toutes premières machines conçues pour le service de la banlieue. Dès 1850, en effet, la banlieue existe suffisamment pour justifier un trafic spécial, notamment sur le réseau de l’Ouest, et les trains de plaisir, le dimanche, emmènent canotiers et grisettes à la campagne, plus quelques peintres impressionnistes et opportunistes.

Aujourd’hui, la banlieue (devenue, d’ailleurs, « les banlieues » quand on n’ose plus dire « les quartiers ») est plutôt synonyme d’exclusion ou de risques. La « province », pour les mêmes raisons, est bien devenue « les territoires » … le pluriel apportant un flou adoucisseur pour les oreilles et les esprits sensibles.

Mais jadis, c’était un lieu convoité, celui d’un intense bonheur à portée de chemin de fer dont on payait le billet, celui de la petite maison à la campagne que l’on quittait tous les jours pour venir travailler à Paris, et surtout celui des parties de canot le dimanche, avec pique-nique sur l’herbe ou déjeuner dans une auberge perdue dans les fleurs. C’était l’époque des peintres « impressionnistes » qui faisaient aussi bonne impression par leurs mœurs pacifiques et champêtres. Ni violence, ni « street art », ni « rap ». Juste un chapeau de paille et un verre de rosé bu dans une guinguette au bord d’une rivière, mais c’était déjà osé.

Il y avait quelques trains par jour, partant tôt le matin, et rentrant tard le soir, et, le dimanche, ils prenaient le nom de « trains de plaisir », permettant, pour quelques sous, à des ouvriers parisiens d’aller faire une sieste sur les pelouses bordant les rives de la Marne ou de la Seine.

Puis, entre les deux guerres, les pavillons des années 1920 et 1930, construits par milliers, symboles durables du bonheur d’être maitre chez soi, entourent ces petits villages qui finissent par se toucher. Les trains, désormais électriques, se suivent de près au quart d’heure. Ensuite, les années 1950 voient pousser les « barres » et les tours, futurs « quartiers sensibles ». Les trains à deux niveaux et les RER circulent toutes les deux ou trois minutes, transportant plusieurs millions de personnes quotidiennement. Le paradis qu’était la banlieue a disparu comme l’Atlantide.

L’Ouest créateur de la banlieue moderne.

C’est bien la compagnie de l’Ouest qui développe la première des services de banlieue pensés en termes de commodité et d’efficacité. Au départ, elle comprend les lignes de Viroflay à Chartres, Paris – Laval, les deux lignes de Versailles, ce qui lui donnera, dès sa création, une forte vocation naturelle pour la desserte de la banlieue qu’elle trouve sur son territoire à l’ouest de Paris, et qu’elle saura développer, créant une véritable mutation sociale et inventant un nouveau mode de vie, celui de la migration quotidienne pour le travail.

La banlieue parisienne en 1859. Le réseau de l’Ouest est déjà le meilleur. Les autres compagnies desservent la banlieue avec des trains omnibus sur leurs grandes lignes, et ne construisent pas des lignes de banlieue spécifiques.
Les débuts, déjà brillants, de la banlieue du réseau de l’Ouest, vus en 1866. Versailles est déjà desservie dès 1839 (RD) et 1840 (RG).
La gare de Chaville, au temps de l’ancien Ouest. Le terrain est rare et cher, et l’Ouest est un réseau pauvre : la gare se retrouve à cheval sur les voies.

Les premières locomotives des premiers trains des premières banlieues.

Trois fois premiers ? Oui, car tout commence très tôt. Dès 1849, alors que le réseau ferré français est encore à ses débuts, les Ets Gouin, à Paris, construisent de petites locomotives tender type 120 pour les trains de la ligne de Paris à Versailles et à Chartres, ceci sur la commande du réseau de l’Ouest qui ne veut pas négliger cet important trafic offert par la banlieue naissante.

Ce sont bien les premières vraies locomotives de banlieue en France, uniquement dédiées à ce genre de service. Ces petites locomotives-tender comportent deux essieux moteurs et des cylindres intérieurs, disposition héritée tout droit de la conception britannique de la petite locomotive performante et simple. Ces machines sont courtes et ont des essieux très rapprochés pour permettre leur « virage » (ce terme désigne, en termes de métier, le retournement) sur les plaques tournantes des gares qui, à l’époque, ont un très faible diamètre. Leurs grandes roues motrices, leur mouvement intérieur, et leur légèreté leur donnent de grandes qualités de roulement et de stabilité. Elles sont faciles à conduire, simples et économiques.

Locomotive-tender type 120, N°1 (série 1 à 150 puis 21.601 à 21.725). Réseau de l’Ouest. Série construite entre 1849 et 1884. Noter la forme curieuse de l’abri de conduite ajouté peu après le démarrage de la série. Le « pot à moutarde » (dôme de prise de vapeur) sur le corps cylindrique est une caractéristique du style Ouest de l’époque.
Locomotive N°10 de la toute première série. Négatif verre collection Petiet.
Une « Bicyclette » aux ateliers. Abri de conduite fermé à l’arrière avec deux « lunettes » (terme d’époque).
Avec la N°78 : variantes dans l’abri de conduite ici plus ouverte vers l’arrière.

Six ans plus tard, en 1855, le même constructeur livre une deuxième série, portant les numéros 351 à 362. Ces machines ont quelques différences par rapport aux précédentes, notamment une puissance augmentée grâce à des cylindres et une chaudière plus grandes, et des soutes à charbon d’une contenance accrue.

Les dirigeants du réseau de l’Ouest sont de petits malins et essayent de faire conduire deux locomotives en même temps par une seule équipe de conduite : deux « Bicyclettes » sont transformées et deviennent « siamoises » si l’on peut dire ! L’expérience n’a pas été un succès, surtout auprès du mécanicien et du chauffeur. La présence de deux fourgons dont les guérites se confondent avec les mains-montoirs rend la photo difficilement lisible au niveau de l’abri de conduite.

Les dernières « Bicyclettes ».

Une troisième série est construite entre 1858 et 1884, marquant la maturité de ce type de locomotive. Ce sont elles qui popularisent le plus le surnom de « Bicyclette ». Plus lourdes que les précédentes avec une masse de 36 à 37 t contre 23 à 24 t, ayant une chaudière à plus forte pression plus élevée avec 9 kg/cm², des cylindres à plus fort diamètre encore (420 contre 400 mm), un foyer allongé, ces machines sont encore plus puissantes. Leurs soutes à charbon ont une capacité portée de 3,8 m³ à 4 m³.

Elles assurent un service qualifié de remarquable à l’époque, faisant mouvoir inlassablement leurs grandes roues avec sérénité dans les deux sens de marche, s’arrêtant, repartant inlassablement. On les voit en tête d’interminables trains de petites voitures à deux essieux dont les innombrables portières latérales déversent sur les quais de Saint-Lazare des milliers et des milliers de voyageurs chaque jour.

Infatigablement, et pendant près de 70 ans pour certaines d’entre elles, elles courent avec légèreté et grâce sur l’ensemble des lignes de la banlieue Ouest, allant Saint-Lazare, à Auteuil, à Argenteuil, à Mantes, à Pontoise, à Saint-Germain, à Versailles-RD, à St-Nom la Bretèche, etc. Elles sont capables de remorquer des charges de 180 tonnes en palier et de 45 tonnes sur la dure rampe du Pecq à Saint-Germain. La compagnie du Nord en commande un certain nombre pour ses propres trains de banlieue, mais, sur ce réseau, les charges des trains sont plus élevés, les distances entre stations plus longues, et, très rapidement, le Nord adoptera des types plus lourds et plus puissants.

Une retraite dans la verdure.

Mais, pour l’Ouest comme pour les autres réseaux, la demande de trafic croît et les trains s’allongent. À partir de 1900, l’arrivée de machines de type 030T à trois essieux, plus puissantes, leur fait quitter ce service de la banlieue pour lequel elles étaient faites. On retrouve les « Bicyclettes », pour quelques années d’une retraite paisible, en tête de trains légers sur les lignes de la Normandie, du Perche, de la Bretagne, ou encore sur la digue du Mont St Michel, voire sur des embranchements industriels comme chez Peugeot à Sochaux, certaines ayant été revendues jusqu’aux confins du réseau de l’Est !

Sur les 168 locomotives construites, il en reste encore 104 en 1913. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, beaucoup manquent à l’appel et en 1923, il n’en reste que 27. Elles ont, à l’époque, l’air de machines d’un autre âge, frappées d’une totale obsolescence. Leur vitesse de 60 km/h et leur faible puissance de traction les condamnent rapidement, même sur les lignes de campagne où elles se sont réfugiées : la concurrence de l’automobile commence à se faire sentir et beaucoup de ces lignes ont besoin de locomotives plus performantes pour tenter de survivre. Il semble qu’en 1925 plus aucune « Bicyclette » ne circule. Leur grand remplacement s’est fait au profit des « Boers ».

Caractéristiques techniques des « Bicyclettes ».

Type : 120

Date de première construction : 1849

Moteur : 2 cylindres simple expansion

Cylindres : 420 x560 mm

Diamètre des roues motrices : 1680 mm

Surface de la grille du foyer : 1,04 m2

Pression de la chaudière : 8 ou 9 kg/cm2

Masse : 34 à 38 t selon les machines

Longueur : 8,12 m

Vitesse : 60 km/h

Des voitures à la hauteur derrière la « Bicyclette ».

Voyager sur le toit, c’est une vieille affaire avec les diligences, et les gens qui, dès 1829, lors des toutes premières années de l’histoire ferroviaire, se sont postés d’office sur le toit des voitures (comme cela se fait toujours dans le Tiers monde actuel) ont conduit les compagnies à aménager ces toits pour en faire des « impériales », les réseaux ayant déjà le souci de suivre les goûts de la clientèle et d’ « encaisser les sous qui vont avec » comme on dit.

C’est ainsi que, dès 1829, des voitures à deux niveaux sont engagées sur la ligne de Lyon à Saint-Etienne. Les premières lignes américaines, comme celle du Baltimore & Ohio, font circuler des trains formés de voitures à deux niveaux en 1832, très inspirées des diligences contemporaines. Ainsi, passer « à l’étage » est un acte ancien et qui a une longue histoire.

Ainsi appelées des voitures à impériale parce que l’Impératrice Eugénie en aurait fait l’éloge sinon l’utilisation, elles existent d’abord pour les omnibus à chevaux, notamment à Paris. Mais les compagnies de chemin de fer, pressées par une demande de transport qui augmente sans arrêt, vont adopter cette solution pour accroître la capacité des trains sans les allonger, car allonger les trains demanderait d’allonger les quais, d’où des achats onéreux de terrains pour étendre les emprises des gares et d’importants travaux de remaniement des voies.

On gagne donc en hauteur ce que l’on ne peut gagner en longueur. Construites entre 1855 et 1880 par la compagnie de l’Ouest, les premières voitures de banlieue à impériale sont rudimentaires. Pesant environ huit tonnes, elles ont un châssis à brancards en bois et une caisse en bois. En bas, quatre compartiments étriqués offrent un confort minimal, tandis que, en haut, l’impériale « accueille » 34 voyageurs sur de simples bancs. Bref, ce n’est pas encore le « Transilien » à deux niveaux d’aujourd’hui, mais, pour l’époque, c’est jugé acceptable par une clientèle qui n’a d’autre choix que prendre le train ou aller à pied.

Pour ce qui est de la « hauteur sous barrots », elle est très mesurée, et même si nos ancêtres sont un peu moins grands que nous, les plafonds sont à seulement 1,65 m du sol au niveau inférieur, et, sous le toit de l’impériale, on dispose de  1,67 m : il faut donc circuler la tête penchée et se dispenser du chapeau que la mode impose pourtant !

L’accès à l’impériale est dangereux et acrobatique. On doit prendre des escaliers extérieurs placés aux extrémités de la voiture, ces escaliers étant en deux volées donnant de chaque côté. On monte ainsi depuis le quai et, une fois debout sur la toiture de l’étage inférieur, on gagne son banc en marchant le long du bord de ce toit, en faisant attention à ne pas glisser dans le vide, et en se tenant à ce que l’on peut notamment à une petite main-courante placée le long de la toiture de l’impériale.

L’impériale est ouverte latéralement, et accueille généreusement vents, bourrasques, pluie et escarbilles, oiseaux en plein vol… Les chutes en cours de route sont nombreuses, souvent à l’approche des gares, car les voyageurs se préparent à descendre et commencent à gagner les escaliers en marchant le long du toit inférieur pendant que le train roule encore.  Dans la plupart des cas, les chutes ne sont donc pas trop graves vu la vitesse modérée des trains, plus particulièrement en vue des gares : contrairement à ce que la SNCF connaît aujourd’hui, il y a souvent moins de voyageurs à l’arrivée qu’au départ…  Les manquants terminent piteusement leur voyage à pied le long des voies et font savoir illico, sur le cahier de réclamations de la gare, de quel bois ils se chauffent, et quelles sont leurs relations dont ils vont user auprès de « messieurs les dirigeants de la compagnie ». Ah ! Mais… vous allez savoir de quel bois je me chauffe mon petit monsieur…

Ces voitures ne sont pas une calamité purement nationale. On en voit d’analogues un peu partout dans le monde, conçues sur le même principe d’une impériale ouverte, ceci sans doute par l’influence des tramways omniprésents dans les grandes villes du monde. Beaucoup de réseaux urbains de pays peuplés et chauds en ont usé, comme l’Espagne, les Indes, l’Afrique du Sud.

Voiture Ouest à un seul niveau de l’époque des « Bicyclettes » après son intégration au réseau de l’État.
Plans simplifiés d’une voiture Ouest à impériale. Document de 1865, publié dans la RGCF.
Voiture à impériale Ouest. Le pire est de gagner se place à l’impériale, en marchant, le dos tourné vers le vide, le long du rebord du toit du « rez-de-chaussée ».
Voitures à impériale Ouest près du pont de l’Europe, gare Saint-Lazare.
Voiture à impériale Ouest, un des trésors de la Cité du Train-Patrimoine SNCF exposée sur les Champs-Élysées en 2003, lors de l’exposition « Train-Capitale» de la SNCF qui attira 6.000.000 de visiteurs ! On voit bien le « guide chevilles » au-dessus des compartiments du niveau inférieur qui, traitreusement, peut faire basculer en arrière le voyageur dans le vide.

Train de banlieue vu à Igny-Ceinture dans les années 1910. La garde-barrière, mère de famille à l’occasion, est à son poste. La « Bicyclette » et son train peuvent passer tranquillement.
Illustration tirée du célèbre livre de Lefèvre et Cerbelaud « Les chemins de fer » paru en 1890. (éditions Quantin).
Train de banlieue sur le réseau Ouest à la Belle Époque.

La révolution des « Boers » pour la banlieue St-Lazare.

Vers 1900, alors que le temps des « Bicylettes » se termine, et pendant que les banlieues, au sens ferroviaire, découvrent les bienfaits de la traction électrique, celle de la compagnie de l’Ouest, dite « Banlieue Saint-Lazare » découvre aussi celles de l’organisation, et se prépare un avenir prospère et efficace en divisant son réseau en groupes, et en le concevant pour que la banlieue passe avant les grandes lignes.

Durant la première décennie du XXe siècle, la population des communes du département de la Seine (qui, à l’époque, entoure Paris et sa banlieue) s’accroit rapidement d’année en année. Le lieu de croissance la plus forte est dans le groupe de communes desservi par les stations d’Asnières, Bécon-les-Bruyères, les Vallées, La Garenne-Bezons, Bois-Colombes et Colombes, situées toutes sur des lignes aboutissant à la gare Saint-Lazare.

Cette circonstance, jointe au développement normal du trafic sur les grandes lignes aboutissant à la même gare terminus, rend très difficile le mouvement des trains aux abords de Paris. La circulation, sur les mêmes troncs communs, de trains de grandes lignes, qui les franchissent sans arrêt, et de trains de banlieue extrêmement nombreux ayant des stationnements multipliés, permet difficilement un service régulier, plus désirable encore pour les trains de banlieue que pour les trains à longs parcours.


Les difficultés de l’exploitation se trouvent encore accrues dans la partie comprise entre le viaduc d’Asnières et la gare Saint-Lazare, du fait du va-et-vient des machines sortant du Dépôt de Batignolles ou y rentrant et de la circulation des rames de matériel vide entre Saint-Lazare et les remises de Clichy. Sur les six voies de ce tronçon, communément désigné sous le nom de « Goulot de Saint-Lazare », l’intensité de la circulation atteint sa limite maximum.

Séparer complètement la banlieue des grandes lignes sur le terrain.

Depuis plusieurs années, la Compagnie de l’Ouest s’est préoccupée de faire face à ces nouvelles
exigences de son trafic de banlieue, et qui se présente légalement sous la forme d’un service public dont elle a la charge. La compagnie entreprend un grand chantier tendant à séparer aussi complètement que possible les lignes de banlieue des grandes lignes, à faciliter la circulation des machines et du matériel vide entre la gare Saint-Lazare d’une part, le Dépôt de Batignolles et les remises de Clichy d’autre part, enfin d’agrandir la gare Saint-Lazare proprement dite qui, bien qu’elle soit déjà une des plus vastes de Paris, semble avoir atteint la limite de sa capacité.

En raison de son importance, ce plan des travaux n’est réalisé que par étapes successives à partir des premières années 1900. Elle comporte l’établissement de deux voies principales nouvelles entre Paris-Saint-Lazare et Bécon-les-Bruyères, ce qui permettra, par la suppression du tronc commun de huit kilomètres, compris entre Saint-Lazare et La Garenne-Bezons, de séparer complètement la ligne de Paris à Saint-Germain de la ligne de Paris au Havre par Poissy. En outre, la création d’un groupe auxiliaire de deux voies de service entre le tunnel des Batignolles et les remises de Clichy, complété par un passage souterrain réunissant ce groupe auxiliaire au Dépôt de machines de Batignolles, facilite le va-et-vient des rames de matériel vide et des machines, entre la gare Saint-Lazare, les remises de Clichy et le Dépôt des Batignolles. Enfin, les tunnels seront supprimés et remplacés par la gigantesque tranchée des Batignolles, mais ce stade ne sera atteint qu’après la Première Guerre mondiale.

« Le Goulot de Saint-Lazare », se trouve ainsi élargi, et, pour pénétrer dans l’avant-gare, le matériel vide et les machines n’ont plus à emprunter les voies principales que sur les 300 m. ou 400 m. de longueur du souterrain des Batignolles.

Le premier « goulot » de Saint-Lazare : le tunnel de l’Europe, déclaré à quatre voies, mais sans doute prévu pour trois et demie, et que l’on a pu faire passer à quatre en « raclant » la voûte, comme on le voit sur le côté gauche, près du poste télégraphique. Ce tunnel aura complètement disparu lors du remaniement de 1854. Au fond, le tunnel des Batignolles dit « à deux voûtes ».
Les plans de voie de la gare Saint-Lazare à l’époque des Boers, puis à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Les évolutions, pour ne pas dire révolutions, de la sortie de la gare Saint-Lazare. Pour les « Boers » c’est en 1892. De deux voûtes, le tunnel passe à trois voûtes, puis quatre en 1913.


La création des fameux « groupes » de St-Lazare.

Un des résultats de ces travaux est la création de voies principales nouvelles entre Paris-Saint-Lazare et Bécon-les-Bruyêres. Le remaniement est achevé en 1913 (voir l’illustration ci-dessus). L’établissement de deux nouvelles voies principales porte à huit le nombre de ces voies à partir de l’entrée du tunnel des Batignolles. Elles forment quatre groupes numérotés I-II-III et IV, quand on regarde en direction de la province et en comptant de gauche à droite.

Le groupe I constitue la ligne dite d’Auteuil (qui fait partie de la Ceinture) et se situe sous la rue de Rome, dans un tunnel, en attendant que cette rue soit en encorbellement au-dessus des voies. À la sortie de la gare Saint-Lazare, avant l’entrée dans la tranchée, des liaisons sont établies entre les différents groupes de façon à permettre d’envoyer indifféremment sur l’un d’eux un train partant de l’une quelconque des voies de la gare ou inversement.

A la hauteur du pont Cardinet, le groupe I se sépare des autres et se prolonge par les voies actuelles de la ligne d’Auteuil. En ce point, la station des Batignolles sera reconstruite (ce ne sera fait qu’en 1922) et son quai double placé au-delà du pont Cardinet, entre les deux voies de la ligne d’Auteuil.
En outre, pour donner satisfaction à un vœu exprimé par la Commission d’enquête, un second quai double sera établi entre les deux voies du groupe III, affecté à la circulation des trains de Paris à Saint-Germain constituant ainsi une nouvelle station sur cette ligne.

À partir du pont Cardinet, les groupes II, III et IV sont affectés, le premier, aux trains de Versailles et de Bretagne, le second aux trains de St-Germain, le troisième aux trains de Normandie. Et ces groupes suivent la direction générale des voies existantes jusqu’au viaduc d’Asnières. L’emplacement nécessaire à l’établissement de ces voies est obtenu par des remaniements et des modifications de voies, tant du côté du Dépôt que du côté de la gare des Batignolles-marchandises. Des diagonales seront établies aux points où il sera nécessaire, pour permettre les communications entre les six voies principales et les voies de service de la gare des marchandises, du Dépôt ainsi que celles des ateliers de Batignolles et de Levallois.

La 030T Boer : une petite Anglaise au pair à Paris.

Les bons résultats obtenus avec les locomotives-tender de la série N° 3001 à 3031, de type anglais et à mouvement intérieur, et à roues motrices de 1,44 m, incitent la Compagnie de l’Ouest à faire construire des locomotives de banlieue absolument identiques, mais montées sur roues de 1,54 m, en vue d’assurer le service sur les lignes accidentées, notamment sur les rampes de 35 pour mille du Pecq à Saint-Germain pour éviter le changement de machine au Pecq, ou aussi sur la ligne de Saint-Cloud à l’Étang-la-Ville où l’on trouve des rampes de 10 à 15 pour mille.

Ces nouvelles locomotives sont construites en 1885. L’empattement total est identique à celui des N° 3017-3031 ainsi que leur longueur. Ces locomotives sont donc totalement identiques aux précédentes, si ce n’est le diamètre des roues motrices, des soutes à charbon réduites faisant gagner une demie tonne sur le poids total en charge de la locomotive. Originairement, la cheminée est évasée, puis elle est coiffée d’un chapiteau réduit, remplacé ou non par une visière.

Locomotive-tender Ouest type 030.(série 3561-3572). Vue avec un train omnibus court en 1892.

D’après Lucien-Maurice Vilain, les 3506-3510 ont un dôme sphérique. Équipées d’un frein Westinghouse et à vis, ces machines reçoivent, comme les 3001, des pompes à air à double phase type Fives-Lille. En 1909, ces machines sont renumérotées suivant les nouvelles règles du réseau de l’État qui vient de racheter la compagnie de l’Ouest, formant alors la série de 30-193 à 202 pour les ex-3501-3510, et de 30-173 à 192 pour les ex-3511-3530. La vitesse limite en service est de 80 km/h. Les dix premières locomotives, formant de la série N° 3531 à 3540, sont mises en service en 1888. Les machines suivantes, n” 3541 à 3560, ont été construites en 1891 et les 3561 -2572 en 1892. Les 3573-3587 et 3588-3602, mises en service en 1897-98, ont des soutes de 4,2 m³ et diffèrent par quelques détails, abri ou autres, des précédentes.

Locomotive-tender Ouest type 030, portant les numéros 30 à 124.(puis 30.101-30.172 ex-3531-3603) vue vers la fin des années 1920. Sur la droite, vue partielle d’une locomotive électrique type BB de la ligne Invalides-Versailles. Doc.HM.Petiet.

Une belle carrière, efficace et utile.

Locomotive-tender type 030 Ouest de 1892 N°3568 (série 3561-3572) vue en gare de Saint-Lazare.

Toutes ces locomotives font un bon service sur les lignes de la banlieue Ouest ou les lignes d’embranchements du réseau, atteignant en service courant la vitesse de 80 km/h. Sur la banlieue de Paris, elles ouvrent le service voyageurs de Paris-Montparnasse et Invalides à Versailles-RG, et surtout sur les lignes au départ de la grande gare de Paris Saint Lazare, à Mantes, par Argenteuil et par Poissy, ou à Pontoise, et à Saint-Germain, à Saint-Nom-la-Bretèche, à Versailles-RD, et aussi jusqu’à Auteuil-Boulogne sur la fameuse ligne de la Petite Ceinture.

« Boer » : vous avez dit « boer» ? Comme c’est bizarre.

Les amateurs actuels appellent volontiers toutes ces locomotives des « Boer ». Or la guerre dite des Boers a lieu de 1889 à 1902 en Afrique du Sud, et il est donc impossible que ce surnom ait été donné avant cet événement à ces locomotives. La compagnie du Nord construit, en 1889, un type identique à la seconde sous-série de l’Ouest-État pour le service sur la ligne de la Petite Ceinture, mais sur roues de 1440 mm.

Ce serait, d’après l’auteur Lucien-Maurice Vilain, ce type-là qui aurait reçu le surnom de « Boer » par référence à cette guerre qui a commencé cette année-là au Transvaal. En effet, il était courant, chez les cheminots de l’époque, de donner des surnoms à des séries de locomotives en se référant à un événement important de leur année de mise en service (comme « Ravachol » lors des attentats, « Joconde » lors du vol du tableau, « Panama » lors de l’affaire financière et politique, etc), et tout donne lieu de croire que Lucien-Maurice Vilain a parfaitement raison : le surnom de « Boer » a été donné à la locomotive du réseau du Nord, et, peut-être, par extension, est-il revenu s’appliquer aux séries de l’Ouest plus anciennes ensuite.

Caractéristiques techniques des « Boer »

Type : 030T dite « Boer »

Date de construction : 1885

Moteur : 2 cylindres intérieurs simple expansion

Cylindres : 430 × 600 mm

Diamètre des roues motrices : 1540 mm

Surface de la grille du foyer : 1,73 m2

Pression de la chaudière : 10 kg/cm²

Masse : 39,5 t

Longueur : 8,3 m

Vitesse : 80 km/h

Pour terminer cet article : la plus jolie, et sans doute la plus ancienne, photographie ferroviaire de notre collection « Trainconsultant » : un paysage de la banlieue ouest, tel qu’il existait à la Belle Époque, avec ses petites barrières en bois, sa douceur paisible et reposante, sa nature encore exubérante et aimée, et respectée par le chemin de fer. Une « Boer » emporte les impressionnistes à la campagne, perchés dans les impériales d’un train court roulant à 40 km/h. On avait le temps de vivre et d’aimer. L’Atlantide a disparu.

En savoir plus sur Train Consultant Clive Lamming

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Continue reading