On peut souvent lire que la conicité des tables de roulement des roues de chemin de fer serait un fait technique voulu, et même calculé, par les ingénieurs. Cette conicité serait ménagée pour favoriser l’inscription en courbe du matériel roulant, pour compenser les différences de parcours entre les deux roues solidaires d’un même corps d’essieu.
En effet, sur un « essieu monté » classique de chemin de fer, les deux roues sont emmanchées à force sur le « corps d’essieu» (souvent appelé à tort « axe »), obligeant les deux roues à effectuer le même parcours puisque tournant à la même vitesse. En alignement, cela ne pose pas de problème alors que, en courbe, la roue située à l’extérieur a un plus grand trajet à parcourir que la roue intérieure et devrait tourner plus vite pendant le parcours de cette courbe.
Bref, la conicité, en obligeant la roue extérieure, sous la poussée de la force centrifuge, à « monter » sur son plus grand diamètre et obligeant la roue intérieure à « descendre » sur son plus petit diamètre, aurait la même fonction qu’un différentiel sur un essieu moteur d’une automobile. On a fait aussi l’analogie entre la conicité des roues de chemin de fer et la forme des tonneaux, pratiquée dès l’antiquité, obtenue pour en diriger le roulement au sol et « auto centreuse » lors du roulement d’un tonneau sur deux poutres parallèles posées pour les décharger d’un chariot.
Pour en revenir aux roues du chemin de fer, si la conicité voulue pour l’inscription en courbe est le fait premier, on peut être conduit à constater que cette conicité génère beaucoup de problèmes, d’une part avec l’impossible adaptation aux différents rayons de courbure possibles qui ne peut être fait avec une seule « pente » de la conicité (en général 1/20ᵉ), et, d’autre part, avec le problème du roulement en alignement qui voit se créer d’importants mouvements de lacet pouvant générer de fortes contraintes violentes pouvant aller jusqu’au déraillement.
Notons qu’un différentiel d’automobile résout le problème en assurant une répartition constamment rééquilibrée en fonction des variations du rayon de courbure, mais cette répartition ne repose que sur l’adhérence des roues : si une roue patine (neige, verglas, boue), l’autre roue qui adhère ne reçoit plus aucune force motrice et l’automobile est immobilisé, la roue non adhérente tournant « folle » à très grande vitesse.
En matière de chemin de fer, la conicité, certes, répond aux différences de parcours, les roues formant un “dicône” sur les rails, mais il n’y a pas une absence de glissement parfaitement et instantanément adaptée pour tous les rayons de courbure et leurs variations. C’est ainsi que, sur les rames TGV, la constatation d’instabilités-bogie, lors d’essais, a conduit les ingénieurs à réduire cette conicité à un prudent 1/40ᵉ.
La conicité des roues a d’abord été voulue pour permettre le démoulage des roues en fonte.
Or la conicité a été pratiquée dès des débuts du chemin de fer, notamment avec Marc Seguin sur sa ligne de Lyon à Saint-Etienne, alors qu’il n’était pas encore question de vitesses, de stabilité, à une époque où les vitesses étaient celles des chevaux, les rares locomotives à vapeur ne roulant guère plus vite.
La raison du choix de la conicité invoquée par Marc Seguin en 1839 est bien celle du démoulage des roues qui sont venues de fonderie et qui ont de la difficulté à quitter les « coquilles » dans laquelle elles sont moulées. Il évoque ce problème dans son ouvrage « De l’influence des chemins de fer et de l’art de les tracer et de les construire » Ed. Pitrat, Lyon, 1839.
La roue de chemin de fer, difficile à fabriquer.
Partie essentielle du chemin de fer, la roue a toujours été très problématique, véritable talon d’Achille du système ferroviaire à ses débuts. Du temps paisible des diligences et des chariots, elle savait se faire oublier, laissant souvent à l’essieu le soin de se briser sur les mauvaises routes : faite d’un moyeu et de rayons en bois, et d’une jante cerclée de fer, la roue formait un ensemble assez souple solidarisé par la simple pression du cerclage qui, une fois refroidi par le charron à grands coups de seaux d’eau, se contractait et forçait les rayons dans les alvéoles du moyeu. Le tout tenait ainsi et résistait longuement par le fait de la souplesse naturelle du bois.


Le chemin de fer, apparu à partir du XVIIe siècle en de nombreux points en Angleterre, crée une nouvelle donnée technique : le couple roue/rail. Les premiers rails sont en bois, et sur ces rails plats roulent lentement des trains entiers de wagons traînés par des chevaux, transportant vers les ports le charbon et les autres pondéreux. Bois sur bois : tout se passe bien, et quand on garnit les dessus des rails de bandes de fer pour limiter l’usure, tout continue à bien se passer dans la mesure où le métal, réduit à une fine couche sur un support souple, ne joue pas un rôle constitutif.
La locomotive à vapeur brise les roues et les rails.
Avec la locomotive à vapeur, apparaissant au début du XIXe siècle, d’un seul coup tout se complique, car c’est désormais la dure loi du tout métal sur le tout métal. Le poids de la locomotive, ses fortes charges remorquées, mais surtout sa vitesse, font un ensemble de données techniques qui changent complètement le problème et débordent les possibilités des voies. Il faut renforcer encore plus la voie, et les rails sont dorénavant intégralement en fonte, puis en fer, par la suite en acier. Les roues adoptent les mêmes matériaux. La fonte est cassante. Le fer aussi, car il n’est pas exempt de fissures, de criques. Les rails en fer, en se cassant, se « rebiquent » et passent à travers les planches des voitures, tuant des voyageurs.
Les ingénieurs des premières années 1800 songent à utiliser l’excellente roue en bois cerclée de fer, celle des charrons pour les véhicules hippomobiles, et à la faire rouler sur des rails plats à rebord de guidage. Cette solution, utilisée notamment par Trevithick en 1804 pour faire rouler la première locomotive à vapeur, donne des rails trop fragiles qui se brisent et des rails dont la forme aplatie encourage l’accumulation de boue et de cailloux sur la table de roulement.






L’acier Bessemer semble être une promesse de la résolution du problème des brisures intempestives à partir des années 1860-1870, et parvient à raréfier les incidents, mais les ingénieurs et les équipes de conduite semblent toujours confrontés aux bris d’essieu et de roues pour de longues décennies encore. Avec la crainte de la « boîte chaude », celle de l’essieu qui se brise ou celle des roues qui volent en éclats hantent les esprits, et aujourd’hui, cette vieille crainte, reste inexorablement liée au chemin de fer.
La constitution des roues : à « rais » ou à “toile” ?
Les roues se composent, à l’époque, du centre et du bandage. Le centre comprend, à l’origine, un moyeu en fonte et des « rais » (rayons) en fer noyés dans le moyeu, et une jante en fer ou « faux cercle ». Cette disposition est économique, mais vers la fin du XIXe siècle, on passe de plus en plus à la roue à moyeu en fer forgé qui, bien que plus chère et plus lourde, a une durée de vie supérieure. Le forgeage se fait au marteau-pilon, et sur des pièces chauffées. Le bandage est posé sur la jante par embattage, selon l’ancienne technique issue du charronnage, par chauffe, pose, refroidissement et contraction.


Il faut dire que, à l’époque, on ne sait guère lutter contre les froids rigoureux qui sont funestes aux roues à bandage. Pendant le très dur hiver de 1864, le réseau allemand connaît, entre le 1er janvier et le 15 mars, pas moins de 376 ruptures de bandage, dont 87 près d’un trou de rivetage, 65 pour la soudure (cas des roues à bandages en fer soudés), 65 pour des fentes parallèles au plan de la roue, et 33 fissures en plein métal, d’après Charles Couche dans son ouvrage de référence « Voie, matériel roulant, exploitation technique des chemins de fer » Tome 2, Fascicule 1, page 155, éditions Dunod, 1870.
Pendant le service courant, on n’hésite pas, dans les ateliers, à fretter les fissures apparaissant sur les moyeux, ceci sous la forme d’une frette circulaire. Parfois cette frette est posée à la construction – selon le vieil adage qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Les poids d’un essieu monté atteignent 820 kg (réseau de l’Est) ou 785 kg (réseau du PLM avec un diamètre réduit à 930 mm).
Les ingénieurs de l’époque reprochent aux roues à rayons de prendre une forme polygonale par l’aplatissement de la jante entre les points d’appui des rayons, d’une part, et, d’autre part, d’agir comme de véritables ventilateurs qui soulèvent la poussière du ballast, projetant même cailloux et cendres enflammés (la locomotive est à vapeur) jusque dans l’environnement proche de la voie ferrée. On garnit alors les roues de quartiers en bois engagés entre les rayons, ou encore de feuilles de tôle.

Ceci conduit les ingénieurs à préférer la roue pleine, dont la partie centrale prend le nom de « toile ” (d’après J. Netter dans son ouvrage « Voitures et wagons », éditions Baillière, 1927). ou de disque. Elle se compose d’un disque simple renflé vers le moyeu pour des raisons de solidité, ou de deux disques boulonnés sur le moyeu, et dont l’écartement va croissant en direction du moyeu. La deuxième solution donne des roues plus légères. Certaines compagnies choisissent même des disques flexibles pour épargner la voie et le bandage. C’est le cas des réseaux français du Nord, du PO (devenu la région sud-ouest à la SNCF), de l’Ouest, mais aussi de la quasi-totalité des réseaux britanniques et allemands.
La fonte, objet d’une grande suspicion.
En lisant une collection de la RGCF, on a le privilège de remonter dans le temps pour découvrir que la conicité apparaît, à notre avis, pour la première fois, décrite par Marc Seguin dans son essentiel ouvrage déjà cité.
Devant l’accroissement des vitesses passées de celles du pas à 40 km/h, des charges passées d’une tonne à une centaine, les roues à moyeu et rayons en bois, avec cerclage et mentonnet de guidage en fer, se disloquent notamment sous les contraintes et poussées latérales et l’ensemble des réseaux d’alors passe à la roue en fonte.
Devant les besoins énormes du chemin de fer de la révolution industrielle, les roues en fonte sont coulées et « moulées » en série dans de ce que l’on appelle des « coquilles ». La présence du mentonnet de guidage ou « boudin » impose que les roues soient moulées couchées, face externe vers le haut pour permettre la sortie de la roue vers le bas par simple levage de la « coquille » avec un palan. Les roues restent couchées sur le sol quand la « coquille » est levée. Mais elles sortent mal, ou pas du tout, montant avec les « coquilles ». Il faut même en venir à casser les « coquilles » pour récupérer les roues. Marc Seguin serait parmi les fondeurs de l’époque à donner aux tables de roulement une conicité très légère qui fait que la roue, en se refroidissant, se « décolle » et reste au sol, facilement, libérant la « coquille » qui monte, vide. Seguin ne donne pas la valeur de la conicité, mais en reconnait la nécessité et le succès. Il est possible que les fondeurs anglais, allemands, américains, etc. en aient fait de même.
Le fondateur du chemin de fer français, Marc Seguin, découvre déjà la problématique des roues lors de l’exploitation de la ligne de Lyon à Saint-Etienne qu’il vient de construire. Il écrit, en 1839 : « On a fait un grand pas pour éviter la détérioration des jantes en coulant les roues dans une coquille en fonte qui refroidit subitement le métal, lui communique son poli, et lui procure par cette espèce de trempe une excessive dureté, jusqu’à 2 ou 3 mm en profondeur. Mais cette opération favorise la fracture des roues déjà si fragiles par la matière même dont elles sont formées… »
Et Marc Seguin constate que, même avec des bandages en fer placés à chaud sur les roues et les resserrant par contraction lors du refroidissement, et soumises ensuite à une finition au tour, les roues restent fragiles et que « aucun de ces moyens, soit pour l’efficacité, soit pour le prix, n’a produit les résultats désirables » d’après Marc Seguin.
Toujours est-il que les réseaux américains et canadiens considèrent les roues à disque comme plus sûres que les roues à rayons, notamment sur les voies dures des sols gelés des longs hivers. Les roues sont en fonte au bois et à grain très fin, moulées d’une seule pièce, bandage compris. Leur surface de roulement est durcie par le moulage en coquille.
Elles parcourent facilement 200.000 à 250.000 Km au cours de leur carrière, soit beaucoup plus que ce qui se fait en Europe, mais avec des vitesses et des charges bien moindres. En Europe, on se méfie des roues en fonte, et les réseaux français les interdisent pour le matériel à voyageurs, excluant même les wagons à marchandises à roues en fonte dans les trains mixtes marchandises-voyageurs.
Le réseau de l’Est, jouxtant celui de l’Allemagne qui utilise des roues en fonte, mène une véritable guerre (en attendant la vraie, celle de 1914…) pour éliminer les nombreux wagons allemands à roues en fonte pénétrant sur le réseau. Les roues en fonte d’une seule pièce sont employées exclusivement aux États-Unis dès les débuts du chemin de fer dans ce pays, et elles se répandent en Allemagne et dans l’empire Austro-hongrois. Mais la France fait partie des pays qui se méfient de ces roues qui, trempées par l’échauffement des freinages, deviennent fragiles et cassent volontiers.
C’est pourquoi l’ordonnance française du 15 novembre 1846 les interdit dans les convois comportant des voitures à voyageurs. Une tolérance pour des roues en fonte cerclées de fer est admise pour les trains ne dépassant pas 25 Km/h. Le 1ᵉʳ mars 1901, cette interdiction est levée devant les progrès de la métallurgie. Mais les compagnies françaises restent sur leurs gardes et refusent ces roues. Et pourtant, la Première Guerre mondiale laissera en France plus de 30.000 wagons américains à roues en fonte qui ne poseront aucun problème spécial. Mais la conférence de Berne, en 1925, maintient l’interdiction de l’emploi des roues en fonte pour les wagons freinés, et sans nul doute cette position consolide le discrédit à l’égard des roues en fonte.
L’acier fondu : la solution ?
Fondues en une seule pièce, ou avec un bandage rapporté, les roues en acier fondu se répandent, à partir des années 1870, en Allemagne. L’acier Bessemer se montre, à l’époque, encore inadapté et n’est appliqué qu’à la production des rails. Les roues en acier fondu ont une garantie de parcours de 91.000 Km en Allemagne avant le premier tournage, et, si elles sont en une pièce, elles peuvent être tournées jusqu’à 8 ou 9 fois, donnant un parcours total atteignant 700.000 à 800.000 Km pendant leur carrière. Les roues à bandage rapporté ne peuvent être tournées que jusqu’à six fois. Toutefois, les trains à freinages fréquents, comme les omnibus, réduisent le parcours entre tournages de 50 %. En outre, les ingénieurs découvrent que l’acier fondu parvient, à la suite d’un réchauffement intense (long freinage) et d’un refroidissement subit, à un état de trempe tel qu’il devient cassant et se briser en service, d’où des déraillements.
Le doux chant des roues en courbe.
D’après Charles Couche « Voie, matériel roulant, exploitation technique des chemins de fer », éditions Dunod, 1870, les roues, coniques ou pas, crissent toujours en courbe, montrant la non résolution du problème des glissements. En effet, l’assemblage des roues se fait à force sur les corps d’essieux, formant un « essieu monté » inapte au roulement en courbe et dont le positionnement en parfaite coïncidence avec le rayon des courbes ne sera jamais obtenu, même avec un bogie. Couche préconise, pour ce qui est du tracé des voies, l’alignement partout où c’est possible, la ligne droite étant, pour lui, la seule condition autorisant un chemin de fer « parfait ». Couche semble ne pas croire aux vertus de la conicité dans les courbes et du roulement sur le plus grand diamètre pour les roues extérieures. Le point de vue dubitatif de Couche sera aussi confirmé par le roulement en lacet, en alignement : les deux rails se renvoient les essieux qui heurtent alternativement un rail puis l’autre. L’inclinaison des rails est, dans les faits, semble bien être une pratique empirique découverte à la longue par les « hommes de la voie », toujours très pragmatiques, mais il ne nous a pas été possible, jusqu’à présent, d’en déterminer avec précision l’époque et le lieu d’origine. Elle est sans doute une réponse logique à la conicité imposée par les fondeurs de roues pour tenter de mettre fin au roulement en lacet.
La forme du contact rail – roue intéresse aussi les ingénieurs des réseaux des États-Unis. Ils sont les premiers à s’intéresser de très près à ce problème du contact physique entre la roue et le rail, ceci avant la Première Guerre mondiale et l’American Railway Engineering Association établit, en 1917, que cette surface de contact est de forme, grossièrement ovale, allongée dans le sens du rail pour les roues motrices à grand diamètre. Mais des différences sont introduites par les formes des rails, l’usure des champignons et des boudins, ou encore la charge qui écrase la roue. Quand la roue roule, l’aire de contact se renouvelle constamment en progressant à la fois sur la roue et sur le rail. Les fibres de la roue sont rétrécies, et celles du rail sont dilatées. Si la roue est sollicitée vers l’avant, sa surface de contact est étirée dans le sens longitudinal et s’appuie sur une surface rétrécie. Le roulement est accompagné d’un glissement longitudinal. Ce glissement intervient pour créer des mouvements parasites, dont le mouvement de lacet. On voit que le problème est complexe et que les roues continueront à rouler longtemps en étant soumises à des mouvements parasites et en se faisant entendre.
Faire taire ce chant : la « roue en bois ».
Les roues en acier fondu sont très sonores, non seulement sous l’action des freins, mais lors du roulement sur les voies dures en hiver. C’est pourquoi, notamment pour les trains de luxe et leurs voitures-lits, on a utilisé des roues pleines à disque en bois. L’inconvénient de ces roues est le pourrissement des parties cachées soit dans le moyeu, soit dans le bandage, même si l’on utilise du bois de chêne ou de teck.
Les « roues en bois » (terme d’époque utilisé par Charles Couche dans son traité déjà cité) sont très utilisées au Royaume-Uni et en Suède. À Leeds, une grande entreprise, Lhoyd & Forster, les fabrique avec un procédé spécial utilisant une presse hydraulique pour la pose des bandages en acier sur le disque en bois, ceci pour éviter les inconvénients de l’embattage qui risque de brûler le bois avant que le bandage ne soit refroidi. La firme Beattie utilise un système de calage du bandage sur le bois. Zéthélius, en Suède, utilise un serrage par boulons une fois le bois engagé dans une rainure pratiquée sur la face intérieure du bandage en acier, un procédé appliqué aussi par l’ingénieur anglais Maunsell dès 1903 pour les roues qu’il a mises au point et qui ont été très utilisées sur les trains de luxe du réseau britannique jusque durant les années 1930.
La « roue en papier » est aussi une solution pour le bruit et les crissements. La compagnie américaine Pullman utilise la technique de roues en fonte avec interposition de papier dans le centre. Le papier est traité et comprimé à 500 ou même 600 tonnes, ce qui donne un matériau très solide et dont le principal avantage est d’absorber les vibrations et le bruit. Selon certains ingénieurs, l’élasticité du papier retardait l’usure des bandages. Mais ces roues supportaient très mal l’action énergique des freins Westinghouse, et il fallut mettre fin à leur carrière.

Le diamètre : le plus grand possible.
Les ingénieurs cherchent aussi, entre 1830 et 1880, à donner aux roues du matériel remorqué le plus grand diamètre possible pour bénéficier des avantages d’un roulement plus doux, et d’une vitesse de rotation moindre. Mais le diamètre est limité à 900 ou 1.000 mm pour ne pas rehausser les planchers du matériel roulant, et, en France, seule la compagnie du Midi ira jusqu’à 1.100 mm pour ses voitures. Le Great Western anglais, tenant des hautes vitesses sur voie large de 2,10 m, ira au-delà, quitte à engager les roues sous les banquettes des voitures à voyageurs. En France, le train Estrade de 1890 est entièrement monté sur des roues de 2,50 m, y compris les voitures, dans l’espoir de pratiquer des très grandes vitesses (espoir déçu par le manque de puissance de la locomotive).

Le procédé Arbel.
Pendant les années 1860, le procédé de fabrication Arbel est très reconnu. Le moyeu, les rayons et la jante, fabriqués séparément, sont réunis avec du « fil de fer» et l’ensemble est placé dans un four. Une fois portée à l’incandescence, la roue est passée au marteau-pilon qui forme et soude les parties entre elles. On chauffe de nouveau et l’on repasse au marteau-pilon pour la finition avant dégrossissage : la roue est ainsi frappée comme une pièce de monnaie. En 1862, les ateliers Arbel produisent 12.000 roues de wagon et 1.500 roues de tender et de locomotive pesant de 110 à 250 kg.
La roue pour la RGCF ? Très bien sur le rail, mais à condition d’y rester.
La roue et le rail sont, dans leur association très intime, à la base du chemin de fer, puisque le mot même de « chemin de fer » renvoie, dès l’origine, à la présence fondamentale et fondatrice qu’est celle de la voie. Sur ce chemin de fer, on roule, comme on roule sur les voies routières de l’époque, c’est-à-dire en utilisant des roues. Mais là où la route permet surtout au temps du pas lent des chevaux dans les chemins « malaisés » du bon La Fontaine, un certain nombre de jeux, d’écarts, de rebondissements dont on s’accommode au cœur d’un système technique assez grossier qui ne demande pas un contact précis et permanent entre la roue et la chaussée, le principe même du chemin de fer pose d’emblée une exigence incontournable, celle du contact permanent entre la roue et le rail. La RGCF, pour sa part, suit le problème depuis 1878, mais en 1935, force est d’avouer, et sous la plume de Robert Lévi, un des ingénieurs du Service de la Voie du réseau de l’État, que les données du problème ne sont pas encore complètement maîtrisées. Un déraillement inexplicable, survenu le 24 octobre 1933, concernant le train 354 de Cherbourg à Paris, viendra le rappeler et demandera la mobilisation du Professeur Yves Rocard, Maître de Recherches à la Sorbonne.
L’état du problème après un siècle de chemin de fer.
« Au lendemain du déraillement avec déformation de voie qui est survenu le 24 octobre 1933 au train 354 de Cherbourg à Paris, les Chemins de fer de l’État ont entrepris des recherches destinées à approfondir les questions, non encore mises en lumière, du comportement des véhicules dans la voie ».
C’est ainsi que la RGCF de février 1935 présente, et avec des propos mesurés et prudents, l’état de la question du contact roue – rail après un siècle de chemin de fer. Ce déraillement est absolument inexplicable dans l’état des études de l’époque, et il a affecté un train roulant à une vitesse de 120 km./h, mené par une locomotive type 241 de construction récente et représentant un accomplissement en matière de savoir faire : il s’agit des fameuses 41001 du réseau de l’Est, étudiées et sorties à l’état de prototype en 1925, et mises en service sur le réseau de l’Est à partir de 1931, après plus de cinq années d’essais intensifs. Ces locomotives sont si remarquables que le réseau de l’État essaie la 41001 entre le 2 et le 11 octobre 1929, et en commande une série de 49 machines identiques. C’est bien une de ces locomotives de l’État qui déraille à Saint-Hélier, ce 23 octobre 1933.
Tout s’est passé, selon les témoignages de l’équipe de conduite, comme si la locomotive avait décollé des rails. Il n’y a pas eu de bris de rails, de bris d’essieux ou de roues. Aucune anomalie n’a été constatée, si ce n’est, pendant les quelques secondes sui ont précédé cet « envol » de la locomotive, des vibrations qui ont inquiété l’équipe de conduite.
La seule réaction possible a été de limiter à 105 km/h la vitesse maximale de ces magnifiques locomotives calculées pour remorquer à 120 km/h des trains de 600 tonnes. La vitesse limite fut ensuite relevée à 110 km/h. Mais cette mesure ne suffisait pas, on s’en doute, pour rasséréner les esprits, tant chez les ingénieurs que chez les équipes de conduite. Il fallait aller plus loin.
Le contact roue – rail mobilise toujours les esprits.
Les ingénieurs du réseau de l’État, et plusieurs techniciens pris en dehors de ce réseau, sont associés à des études qui sont menées sur le plan théorique et sur le plan expérimental. En particulier, le professeur Yves Rocard, Maître de Recherches de la Sorbonne, produit un travail mathématique très complet dans lequel il étudie notamment les circonstances dans lesquelles le mouvement de lacet, toujours possible du fait du jeu de la voie, est susceptible d’acquérir progressivement des amplitudes croissantes.
Les relevés effectués au moyen des voitures de mesures munies des appareils Mauzin, Ingénieur principal de la Compagnie du Paris-Orléans, ont bien mis en évidence les particularités du mouvement de lacet propres à chaque catégorie de machine, ainsi que l’importance des efforts auxquels il donne fréquemment naissance.
Robert Lévi, ingénieur du réseau de l’État, conduit les recherches théoriques dans les directions les plus profitables, en faisant de l’expérience l’auxiliaire du calcul. Il a étudié de près les lois du glissement dans un roulement. Il s’agit donc d’un faisceau de recherches coordonnées et qui ont été entreprises dans un nouveau sens. « Si les résultats ne peuvent pas encore, pour la plupart, être considérés comme définitivement acquis, par contre les spéculations émises éclairent un domaine qui n’a guère été exploré jusqu’à présent » écrit la RGCF de février 1935 en présentant les travaux de Robert Lévi : « Aussi, la note ci-après, dont le caractère scientifique peut surprendre les lecteurs de la Revue Générale, peu habitués à des exposés théoriques, parait devoir néanmoins constituer une contribution importante à l’étude de la circulation des véhicules sur la voie, ferrée, étude dont la nouvelle orientation consiste à préciser, puis à utiliser la connaissance des phénomènes élémentaires du contact roue – rail. Il est à souhaiter, qu’elle serve de point de départ à des recherches nombreuses. » (RGCF, février 1935, p81 et sq.)
Mais il y a des accommodements avec les lois rigoureuses…
La conicité des bandages, pour les ingénieurs des années 1930, permet de considérer que l’on roule sans glissement sur les rails. Les rayons effectifs de roulement des deux roues d’un même essieu peuvent être différents, puisque l’essieu se comporte comme un solide indéformable qui, au niveau des rails, se présente sous la forme d’un dicône.
Aux vitesses lentes, sans nul doute, la réalité de ce schéma s’applique et le roulement est bien défini. Mais, comme le remarque Robert Lévi, « Il n’existe pas, dans la nature, d’exemple de force qui ne trouble l’état du système auquel elle est appliquée » (RGCF, février 1935, p. 83.) L’hypothèse du roulement ne peut suffire si l’on prend en compte les forces d’inertie. L’hypothèse du glissement n’est admissible que qui les forces d’inertie, ramenées dans le plan des rails, dépassent la limite définie par le coefficient de frottement. Au-dessous de cette limite, pour Robert Lévi, « le problème reste entier et tant qu’il ne sera pas résolu, on sera dans l’incapacité d’approfondir la manière dont se comportent, en vitesse, les véhicules sur voie ferrée ».
“On est obligé d’admettre le glissement de toutes les roues”.
Dans le cas des essieux groupés, puisque les essieux sont parallèles, on ne peut trouver un centre instantané de rotation du bogie qui soit aussi celui de chaque paire de roues : on est obligé d’admettre le glissement de toutes les roues. Dans le cas des essieux accouplés, les roues qui ne se trouveraient pas en train de rouler sur les rayons efficaces égaux, devraient, du fait de l’accouplement et de la liaison mécanique établie avec les autres roues, glisser soit en avant, soit en arrière. Or « tout permet, au contraire, de supposer que les roues motrices s’adaptent à leurs rayons efficaces, même s’ils sont différents, pour exercer un effort moteur dont la limite est sensiblement indépendante de la situation de la machine dans la voie ou de la courbure de celle-ci. Mais il y a des accommodements avec les lois rigoureuses que l’on a supposées jusqu’à présent au roulement avec ou sans glissement, ces phénomènes d’adaptation ou d’accommodation de la matière peuvent ne pas produire exclusivement des effets bienfaisants. » (RGCF, février 1935, p. 85.)
Le mouvement de lacet : “une automobile roulant sur un canal gelé, entre deux trottoirs” ou “on navigue dans la voie”.
Ce mouvement est connu depuis les origines du chemin de fer, mais, un siècle après, on ne pose toujours la question de la cause ou des causes de sa naissance, et de la manière dont il se combine avec le fait physique du roulement avec glissement. On sait qu’il est le résultat de cette combinaison, mais on ne peut en faire une expérimentation ni en déduire une théorie.
On s’est aperçu que le lacet en courbe est beaucoup plus facile à provoquer, car les résistances transversales et au pivotement étant diminuées fortement, il suffit pour cela d’impulsions minimes reçues de la part des attelages ou des rails. D’autre part, quand un mouvement de lacet se produit en alignement, si l’amplitude devient grande, les boudins du bogie arrivent au contact des rails et, à ce moment, les ressorts de rappel, entrant eu action, brisent plus ou moins le mouvement de lacet. Au contraire, en courbe, la machine peut en quelque sorte « naviguer dans la voie» (terme utilisé par la RGCF, février 1935, p. 102), sans qu’aucune discontinuité se produise et donc sans retenue notable de la part du bogie.
Si les boudins des essieux moteurs viennent au contact des rails, les mouvements de pivotement amorcés sont très peu freinés, puisque la résistance au pivotement du véhicule est très sensiblement diminuée par rapport à sa valeur en alignement. Plus la courbure de la voie est grande, et plus le mouvement s’approche du modèle que constituerait une automobile lancée sur un canal gelé, dans un couloir formé par deux bordures de trottoir.
Enfin, le mouvement complexe de lacet, accompagné ou non de chocs contre les rails, participe du caractère de tous les mouvements alternatifs, les déplacements successifs offrent une certaine similitude, tout en accusant des amplitudes généralement décroissantes quand toute cause a disparu. L’amortissement s’explique par l’intervention de tous les facteurs comme les coefficients du glissement dans le roulement, les irrégularités du tracé de la voie, les déformations des roues à la torsion et à la flexion, la déformation de la locomotive dans les sens diagonaux, et surtout les frottements dans la suspension et plus encore sur les platines d’appui de la chaudière lorsque la machine en comporte.
Si donc une locomotive est ainsi conçue et équilibrée pour offrir le risque qu’un lacet en courbe puisse s’amorcer, l’accumulation d’un certain nombre de facteurs contribue à l’amortir… mais il est possible que, par suite d’une valeur un peu anormale de ces facteurs, l’amortissement n’est pas susceptible de devenir négatif, c’est-à-dire caractérisé par des amplitudes croissantes. Et il est possible de penser que, bien qu’impossible à reconstituer d’une manière expérimentale en 1935, c’est ce qui s’est passé pour la Mountain État du train 354 du réseau de l’État.
« Quoi qu’il en soit, et même si l’on conserve un doute sur la possibilité d’un mouvement de lacet à amortissement négatif ou contre-amortissement, il paraît sage d’éviter les circonstances qui favorisent le lacet lui-même » conclut Robert Lévi.
Les conclusions concernant les véhicules en mouvement, pour la RGCF de 1935.
Faite de mieux, la conclusion donnée par la RGCF se résume en un nombre de recommandations empiriques.
Un véhicule circulant en courbe est le plus mal disposé, en ce qui concerne les risques de déraillement et la tendance au chanfreinage des rails, lorsque, formant le biais maximum avec la voie, il exerce, par son boudin extérieur avant, l’effort maximum compatible avec ce biais. Cette circonstance se produit pour une valeur de la force à laquelle le véhicule est soumis, qui dépend du rayon. Pour les petits rayons, cette force est dirigée vers l’extérieur et augmente quand le rayon diminue. Ajoutons que l’on retrouvera ce problème avec les bogies de grande longueur des locomotives électriques de type CC au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
On sait cependant que la circulation en courbe rend les machines plus sujettes à subir les effets des forces qui tendent à les déplacer transversalement ou à les faire pivoter, lorsque les boudins sont maintenus à distance des rails. La circulation des locomotives à vapeur avec leur tender en avant, et sur les appareils de voie, donne lieu à des efforts ou à des déformations notables, surtout pour les locomotives à grand empattement. Les ingénieurs de l’époque savent que l’on ne peut les réduire qu’en construisant les boudins des essieux moteurs de manière à éloigner du contact les boudins médians, et en adoucissant les tracés des branchements.
En ce qui concerne les résultats quantitatifs, il conviendrait de multiplier les expériences pour vérifier directement ou indirectement la relation entre le glissement et l’effort, et en déterminer les coefficients : ce ne sera fait que dans les années qui suivront la Seconde Guerre mondiale et lors des essais de 1955 dans les Landes, lorsque des vitesses de 331 km/h seront pratiquées, le problème ne manquera pas de se poser, avec des déformations dans la voie d’une amplitude impressionnante et des coupures traction salutaires pour enrayer des instabilités-bogie et des mouvements parasites qui commençaient à se produire et à s’amplifier dangereusement. En ce qui concerne ces très intéressantes années 1950, nous conseillons la lecture, en particulier, des articles de l’ingénieur en chef Bouteloup dans la RGCF d’avril 1952 (p.149) et de Mauzin et Gaspard dans la RGCF de juin 1953 (p. 337 et 344).
L’inclinaison des rails : la raison de cette pratique.
Pendant tout ce temps, conicité des roues ou pas, les ingénieurs continuent à poser les rails en les inclinant de 1/20ᵉ vers l’intérieur de la voie. Vers la fin du XIXe siècle, on appelle cette inclinaison du nom de « dévers » voir le « Traité des chemins de fer» de G. Humbert, paru en 1891, avant que ce terme ne soit appliqué à l’inclinaison de toute la voie, plateforme comprise, et en courbe. L’ingénieur Descubes, bien connu pour ses systèmes de commande de la signalisation depuis des cabines portant son nom, prend la plume dans la RGCF de janvier 1925 pour dire : «En France, la pose des rails s’est toujours faite, jusqu’en 1918, avec l’inclinaison au 1/20ᵉ qui correspond à la conicité des bandages des machines et du matériel roulant ». Nous ne savons pas si ce « toujours » s’étend jusqu’à l’époque de Marc Seguin, ou s’il est plus récent… car même les ingénieurs les plus éminents ne sont pas toujours tournés vers la connaissance historique des problèmes techniques.
Mais l’article de Descubes est intéressant, car il rappelle que, en 1918, « au moment de la standardisation des profils de rail Standard, la Conférence des Ingénieurs en chef de la Voie, se basant sur l’exemple de certains chemins de fer américains, a adopté la pose verticale du rail pour les voies neuves à poser en rails Standard ». Cette conférence est tenue en France. C’est ainsi que la compagnie de l’Est mène, entre 1920 et 1921, une expérience de pose verticale avec des rails Standard de 36 kg/m. On constate que des bavures se produisent sur la face interne du champignon, mais cette bavure n’apparait pas en alignement ni sur les faces internes du rail situé du côté de l’intérieur des courbes. On constate aussi un déversement du rail vers l’extérieur donnant un sur-écartement pouvant atteindre 4,5 mm. Dans les courbes d’un rayon de 500 m, le patin du rail mord dans les tirefonds et les semelles en peuplier placées entre les rails et les traverses s’usent du côté de l’extérieur, tout ceci montrant bien l’existence d’une forte poussée de la part des roues.
Les autres compagnies françaises ayant procédé aux mêmes essais en arrivent aux mêmes constatations : la Conférence des Ingénieurs en chef de la Voie décide, le 8 novembre 1921, de ne maintenir la pose verticale que dans les appareils de voie, et de revenir à l’inclinaison au 1/20e pour la voie courante. L’inclinaison des rails n’est donc pas seulement et directement liée à la conicité des roues, mais évite aussi et surtout des destructions des rails provoquées par la poussée latérale, notamment en courbe. La conicité des roues, d’une part et l’inclinaison des rails, d’autre part, sont bien des réponses communes à deux groupes de problèmes différents.


Les pages 255 et 256 du « Traité des chemins de fer» de G. Humbert apportent-elles une réponse définitive ?
Nous avons, à l’occasion d’une recherche sur un autre sujet, consulté cet ouvrage et découvert une réponse chiffrée et scientifique à cette question. La conicité des roues au 1/20ᵉ n’a de sens que pour des courbes d’un rayon de 500 mètres, et pour des rayons inférieurs ou supérieurs, il y a des contraintes mécaniques et des glissements… La conicité ne sert pas pour jouer un rôle de « différentiel » entre les deux roues d’un essieu monté. Chaque rayon de courbure exigerait sa propre conicité !
Nous vous laissons lire ces deux pages, extraites du fameux cours de chemin de fer de Sévène (utilisé dans les Grandes écoles de l’époque) très instructives et « en direct ».


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