Un train de marchandises, de nuit, sur le « Boul’Mich » ?

Imaginez que vous êtes en 1900, en pleine « Belle Époque » qui est belle pour tous (pas comme aujourd’hui), et que vous venez de vous installer dans un splendide immeuble haussmannien du boulevard Saint Michel.

Stocks de stucs dorés, boiseries à profusion, orgie de lambris, concierge, Niagaras d’escaliers larges, escalier de service, ascenseur aux ferrures dorées, cascades de plantes vertes et grand miroir style nouille dans l’entrée, donc ? Mais oui, c’est un rêve bourgeois que tout Parisien parvenu se permet, et, commodité suprême, ce Parisien est bien desservi par le tramway dont les rails passent juste devant l’immeuble. L’ascension sociale accomplie. Toussotements retenus, désormais, et jeux de mots spirituels qu’un Jean Dormesson, un Cédric Villany, ou un Bernard-Henri Lévy, tous en nœud papillon, adoreraient et que le cousin de province ne comprendrait pas.

Mais, enfer et damnation, flûte et crotte, dès la première nuit, vous êtes réveillé par un bruit de ferraille atroce, et le sol vibre. Vous vous précipitez dans la rue pour échapper à un tremblement de terre, ou à une invasion de l’armée russe, mais vous vous retrouvez seul pour voir passer devant vous un train de marchandises tiré par une locomotive à vapeur. Vous jurez de ne plus jamais boire.

Cette promesse est vaine et il faut se faire une raison : ce sera toutes les nuits comme cela, car vous avez un appartement avec vue imprenable sur les voies de l’« Arpajonnais », le train de marchandises qui dessert les halles – fichtre, le salopard. Et fermez vos fenêtres pour éviter que les panaches de fumée ne viennent noircir vos dentelles, car votre appartement est au premier étage, juste à la hauteur des panaches de fumée.

La locomotive à vapeur de l’ « Arpajonnais », dite « à jupes » : les jupes sont les protections en tôle placées devant les roues et les bielles pour éviter toute frayeur aux chevaux et tout coincement aux chiens.
La ligne de l’ « Arpajonnais » vers 1895. En pointillé vert : un prolongement en projet.
Les tramways parisiens en 1901. le « PA » est bien présent sur la carte.

Un train de banlieue pas comme les autres.

La ligne Paris-Arpajon, dite « PA » sur les plans des tramways de l’époque, reliant la capitale de la France à celle du haricot, est autorisée par un décret en date du 13 février 1891, et la première section de 8,3 km, construite entre Paris et Antony, est inaugurée le 25 mars 1893. Établie en double voie et longeant la nationale 20, la ligne est parcourue par des trains de voyageurs desservant Montrouge, Arcueil, Bagneux, Bourg-la-Reine. La ligne est construite en voie unique jusqu’à Arpajon les années suivantes. Les villages des environs fournissent aussi un important trafic de légumes et le train prend une vocation tout aussi maraîchère, transportant fruits et légumes partout où cela était possible dans les voitures. La compagnie multiplie alors les wagons à marchandises et les incorpore dans les trains, donnant à ces derniers, selon les heures du jour, un aspect dominant plus ou moins voyageurs ou marchandises.

En 1912, pas moins de 3 983 436 voyageurs sont transportés, ainsi que 1673 t de colis, 20 691 tonnes de denrées dites périssables, et 52 766 tonnes de chargements divers (charbon, céréales, matériaux de construction, etc.). Les recettes s’élèvent à 1 330 105 francs et les dépenses à seulement 970 234 francs : heureuse époque pour les petits trains…. et des chiffres dont les comptables de la SNCF rêveraient aujourd’hui. Mais, déjà, le camion commence à les étrangler.

La ligne à double voie est électrifiée en 1901 et l’opportunité d’un raccordement direct avec les voies du réseau de tramways de Paris est saisie. Ce raccordement est long de 4,9 km et c’est lui qui permet la circulation de trains de marchandises. Les voyageurs, eux, devront prendre les tramways en correspondance à la Porte d’Orléans. Le raccordement n’est électrifié qu’en 1914, d’où la très joyeuse circulation nocturne de locomotives à vapeur sur le boulevard Saint-Michel pour transporter les choux-fleurs, les carottes et les navets jusqu’aux halles.

L’ « Arpajonnais » en 1925 : sa gloire lui vaut les honneurs de la presse britannique. La voiture à impériale crée une rupture dans l’aérodynamisme, déjà très douteux, du train.

Un service de qualité.

En 1914, le service du « PA » comprend 10 trains express en traction vapeur entre Paris et Antony, plus 81 circulations en rame automotrice électrique les jours de semaine. Les jours fériés et les jours de fête, le goût des après-midis à la campagne aidant, le nombre de trains dépasse 110. Les vitesses commerciales sont de 19 à 22 km/h.

Les petites locomotives-tender à trois essieux ont des « jupes » en tôle cachant les bielles et les roues pour ne pas effrayer les chevaux et coincer le museau des chiens. Elles ont deux cabines vitrées, une à chaque extrémité pour permettre une conduite aisée et sûre dans chaque sens de marche. Elles sont de construction belge (Ateliers Métallurgiques de Tubize) et tout à fait identiques à celles des nombreux tramways à vapeur de ce pays.

Une locomotive type 030T de l’ « Arpajonnais ». Document RGCF de l’époque. Le poste de conduite avant permet, pour le mécanicien, une vision plus directe sur la réalité des choses et d’anticiper éventuellement sur le temps avec un freinage énergique faisant tomber la vitesse de 15 à 5 km/h.

Les voitures ont été construites aux ANF (« Ateliers du Nord de la France »). Elles ont deux compartiments et des sièges adossés aux fenêtres de part et d’autre d’une allée centrale longitudinale, et des plates-formes ouvertes aux extrémités permettant l’accès et l’intercirculation. Certaines voitures des trains à vapeur ont une impériale, mais ces voitures ne sont pas utilisées en hiver. Les rames électriques sont formées de belles voitures à bogies, entièrement closes et vitrées.

Le « PA » électrifié, avec de belles motrices à bogies. Nous sommes en 1901.

L’« Arpajonnais » a connu une plus intense activité encore durant la Première Guerre mondiale, mais a été supprimé en 1936, laissant la place nette aux automobiles, aux camions et aux autobus. Il paraît que l’on dort mieux, malgré tout, boulevard Saint-Michel.

Tramway à vapeur système Harding, devant la gare Montparnasse, vers 1890.
Un autre proche cousin de l’« Arpajonnais » : le fameux « PSG », ou « Paris-Saint-Germain » (déjà !). La parenté va jusque dans le type de matériel roulant, avec des voitures à impériale mélangées à des voitures classiques.

L’« Arpajonnais » : vraiment un tramway ?

À la fin du XIXe siècle, le chemin de fer français est en crise. Comment financer ces milliers de kilomètres de lignes secondaires promises par les élus de tous bords pour relier entre eux villages, hameaux, et chefs-lieux de canton ? Le chemin de fer est le seul moyen de transport terrestre efficace : à lui, donc, de tout faire, et « en même temps » et « quoiqu’il en coûte » comme on dirait aujourd’hui du côté de la rue du Faubourg Saint-Honoré. Le tramway, qui en est une version simplifiée et économique, semble pouvoir relever le défi.

Quand on parle de tramway, on pense presque toujours à ces véhicules électriques et urbains, et jamais à leurs cousins des champs, à vapeur et ruraux, qui, pendant plusieurs décennies, voire un siècle, ont desservi les bourgades de l’Ile de France profonde à partir de Paris ou des gares de chemin de fer rayonnant autour de la capitale. L’ « Arpajonnais » en fait partie.

C’est vrai qu’ils n’ont du tramway que le nom, et, parfois, du tramway la voie ferrée à rails plats lorsqu’ils traversent les villes et les villages : fondamentalement ils sont différents. Ils sont, techniquement, plus proches du chemin de fer que du tramway par la présence immuable d’une locomotive à vapeur, d’une rame de wagons à voyageurs et à marchandises – ce qui les éloigne fort du tramway urbain composé d’une motrice électrique accueillant des voyageurs, et éventuellement accompagnée d’une remorque. Mais les tramways urbains ont bien été à vapeur, et ont bien eu de véritables trains vers 1880, avec locomotive et voitures.

Des « Arpajonnais », il y en a des centaines dans cette France de la fin du XIXe siècle qui réclame le chemin de fer pour tous. Ici nous sommes sur la ligne du tramway de Livry-Gargan à Bondy. La locomotive est, comme il se doit, à jupes, et certaines voitures ont une impériale.
Toujours dans le même style, mais ici en voie métrique pour réduire le coût, la ligne de Lons-le-Saunier à Saint-Claude, dans le Jura dans les années 1930.
Locomotive à jupes typique de ces innombrables tramways ruraux de la Belle Époque . Ici nous sommes sur le « TS », ou réseau des Tramways de la Sarthe.

Souvent établis le long du bas-côté d’une route nationale ou départementale comme l’ « Arpajonnnais » le long de la nationale 20, ils poussent parfois l’imitation du « grand » chemin de fer jusqu’à se séparer de la chaussée. Ceci se fait par une infrastructure comprenant des gares, des viaducs, des tunnels, et à se permettre de jouer au vrai train en venant traverser la route avec toute l’arrogance d’un passage à niveau arrêtant voitures et camions.

Ils sont pourtant bien, administrativement, des tramways dans la mesure où ils circulent sur la voie publique, au moins pendant une partie de leur itinéraire sinon en totalité. Et ils sont techniquement des tramways dans la mesure où l’armement des lignes est léger :  le poids des rails se situe dans les environs de 15 kg au mètre contre jusqu’à 60 kg pour le « grand » chemin de fer, les dimensions des traverses sont plus petites avec 1,8 à 2 m contre 2,70 m, et le ballast moins épais. Les signaux sont rares, pour ne pas dire totalement absents : la marche à vue est de règle, à une vitesse modeste, la main prête à actionner le frein à la vue du moindre poulet ou âne sur la voie…

Encore appelés « chemins de fer économiques », ou « lignes secondaires », voire « chemins de fer vicinaux », ils sont passés à la postérité sous le nom de « tortillards ». C’est ainsi que leurs usagers, en général peu satisfaits de leur confort et de leurs performances, les surnommaient. 

La loi crée, en deux temps, le tramway rural en France.

Le premier temps est la création, le 12 juillet 1865, de la loi Migneret qui établit pour la première fois la notion de chemin de fer d’intérêt général et d’intérêt local, sur fond de « fièvre des chemins de fer ». Cette maladie frappant le moindre candidat à la moindre élection, le faisant promettre inconsidérément force locomotives et wagons roulant sur des lignes de chemin de fer amenant la prospérité et la civilisation jusque dans le territoire le plus arriéré de notre glorieuse république. Le résultat est éloquent, car, en 1880, pas le moindre lieu habité n’est à l’écart du plus fantastique réseau mondial desservant en finesse le pays. Le total des lignes construites est de l’ordre de 3 500 km, comprenant aussi bien des lignes secondaires à voie normale qu’à voie métrique.

Il est vrai qu’en France, tout finit par des chansons, dit-on, mais aussi, tout commence à table…Le 8 Janvier 1878, trois hommes importants dînent dans un restaurant parisien : Say, Président du Sénat, Gambetta, Président de la Chambre des Députés, et Freycinet, ministre des Travaux Publics. L’ordre du jour n’est pas le menu, mais la situation des chemins de fer en France, de la nécessité d’un rachat par l’État des lignes déjà construites, mais déficitaires, et du respect de l’engagement de l’État à en construire d’autres pour la desserte des régions reculées et des campagnes.

De cette soirée naît un nouveau réseau national de 17 000 km de lignes venant s’ajouter aux 21 300 km déjà construits. La décision est purement politique. Say est aussi administrateur de la Compagnie du Nord et il est l’homme des Rothschild, tandis que Gambetta est chef de l’Union Républicaine et porte-parole du courant politique favorable à l’engagement de l’État dans les chemins de fer et à leur rachat par l’État. Freycinet, saint-simonien, réalise là l’indispensable compromis politique entre le capital bancaire, la bourgeoisie industrielle, et les couches moyennes représentées par Gambetta. Le plan Freycinet est voté en 1879, avec 8 848 kilomètres de lignes nouvelles à construire immédiatement, et 4 152 autres kilomètres à construire ultérieurement, et la dépense sera de plus de 3 milliards de francs.

Le deuxième temps légal répond à la demande de transports avec la loi du 11 juin 1880, votée pour hâter la construction des lignes d’intérêt local. Elle ajoute une nouvelle catégorie aux deux précédentes : les tramways. Ceux-ci ont pour principale différence, par rapport aux lignes d’intérêt local, d’utiliser les bas-côtés des routes départementales qui, justement, appartiennent aux départements – ce qui résout le problème de l’acquisition des terrains ou de leur expropriation.

Cette loi autorise trois écartements : 1 435 mm, 1 000 mm, 750 mm, ou 600 mm. Exceptionnellement, les deux derniers sont plus particulièrement recommandés pour ce que l’on appelle bien les « tramways » et qui sont construits sur les bas-côtés des routes.

L’expansion maximale du réseau français à l’époque de l’« Arpajonnais ».

De 1890 à 1914, on se met à construire ces lignes par milliers de kilomètres, et peu avant la Première Guerre mondiale, il n’existe pas moins de 300 compagnies concessionnaires. Mais déjà, les difficultés financières s’accumulent et, en réponse à cette situation, on vote une loi en 1913 qui supprime toute participation de l’État (mais pas des départements) aux dépenses d’exploitation de ces lignes… ce qui relève d’une conception du service public qui ne déplairait pas aujourd’hui !

Vers 1924, année de l’apogée du réseau des chemins de fer secondaires en France, tant d’intérêt général que local et dans ces quatre écartements, atteint 22 000 km : le total des lignes projetées aurait dû dépasser 30 000 km, soit autant que le réseau des grandes compagnies toutes réunies. À partir de la fin des années 1920, l’automobile ajoute ses effets aux désastres de la Première Guerre mondiale, et met à mal ce réseau secondaire, le faisant disparaître en une trentaine d’années.

Des performances bien modestes.

C’est ainsi qu’un peu partout en France, en face des gares du « grand » chemin de fer qu’est le Paris, Lyon et Méditerranée ou le Paris-Orléans, se trouve une petite gare modeste d’un réseau en voie métrique, mais qui entend bien ne pas le laisser marcher sur les pieds… Devant la petite gare attend une petite locomotive-tender de type 030T, ou une Mallet 020+020T si le relief est accidenté. Derrière la locomotive, on trouve une ou deux voitures à bogies ou à essieux indépendants, avec ou sans plates-formes ouvertes d’extrémité, puis quelques wagons à marchandises.

Le tout, bien disparate et pitoyable, part à une vitesse modeste, réalisant sans éclat ni panache autre que celui de la fumée envahissante, une moyenne de 15 à 25 km/h, rejoignant, sur le bord des routes ou en site propre, les villages et les hameaux environnants. En hiver, on gèle dans les voitures chauffées par un poêle à bois que l’on a oublié d’entretenir, et en été on cuit sous les toitures recouvertes de toile goudronnée bien noire. Les vitres grincent à l’unisson des attelages. Dans les villages, les gamins courent et montent sur les marchepieds, tandis que les chiens, en aboyant, tiennent compagnie au train pendant toute la longueur de la Grande Rue remontée à ras des étalages et des terrasses de cafés.

Aujourd’hui, on paierait pour une promenade « touristique » de ce genre, mais à une époque où l’on n’avait rien d’autre pour se déplacer que ce tramway pris tous les jours, on le déteste et on rêve d’une belle « automobile ».  Les premiers services d’autobus et de camionnages routiers des années 1910 et du lendemain de la Seconde Guerre mondiale iront deux à trois fois plus vite, et l’automobile particulière videra définitivement ces petits trains de leur voyageurs.

Magnifique cliché pris à Reims, en 1886, avec une locomotive Tubize, à jupes bien sûr. Tous ces petits chemins de fer créent à profusion des emplois et de l’enthousiasme… Et le charbon est une denrée universelle, indispensable, et mais chère, déjà. Son prix tuera la traction à vapeur.
Le frère ou le cousin de l’« Arpajonnais » à Valenciennes, au début du XXe siècle. Valenciennes se dote rapidement d’un très beau réseau, inspiré de celui des Chemins de fer Vicinaux de Belgique.

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