Les tout premiers trains n’ont pour seule mesure de sécurité que des cavaliers partant devant la locomotive et chargés de vérifier que la voie était bien libre, envoyant les curieux et même les animaux priés d’aller voir et paître ailleurs ! Mais le danger, pour les trains, venait des trains eux-mêmes avec le risque de collision. Les distances de freinage sont démesurées par rapport à celles de la route et quand ça cogne, “ça cogne grave” dirait-on aujourd’hui. Le premier grand problème rencontré est celui du maintien d’une distance de sécurité entre les trains qui se succèdent sur les voies et comment informer les équipes de conduite de la diminution ou de la suppression de cette distance.
Certes, le problème du rattrapage est posé dès l’exploitation des premières lignes construites dès les années 1830, et dès la circulation des premiers trains de l’époque de George Stephenson il est d’usage, pour les trajets de nuit, de suspendre, à l’arrière du dernier wagon, un brasier de charbon incandescent dans une cage suspendue au dernier crochet de traction : le feu rouge de signalisation arrière est inventé….
Le stade d’avant l’électricité.
Les débuts de la signalisation ferroviaire ont consisté à faire agiter des drapeaux par des gardes postés le long des voies. Débordés par leur tâche, écrasés par leur responsabilité, ces gardes sont rapidement apparus comme n’offrant qu’une sécurité dérisoire et, dès la création des premières grandes compagnies dans les années 1840, une signalisation implantée le long des voies, faite de mâts supportant des disques pivotants ou d’ailes mobiles en bois peints de couleurs vives, constitue un premier moyen de sécurité. Les signaux seront ensuite de construction métallique à partir des années 1850, et seront actionnés par tringles ou par fils, ceci sous l’influence des ingénieurs anglais Saxby et Farmer, qui en regrouperont les leviers de commande sur des postes d’aiguillage dont certains sont dans des cabines.
Dans l’ensemble des pays industrialisés de l’époque, les ingénieurs des réseaux ferrés n’ont de confiance et de considération que pour ce qui est mécanique, travaillé à la lime et ajusté avec précision, et qui, surtout, en cas d’accident ou de manquement de la part du cheminot, laisse une trace visible et indiscutable de la culpabilité de ce dernier. L’électricité ? C’est un “fluide” subtil, volage, et volatile…
Mais le télégraphe puis le téléphone seront nécessaires et forceront, par leur commodité et leur immédiateté, les ingénieurs à se gratter le mention et à se demander si…. des fois… Si la ligne de Paris à Rouen est équipée d’un télégraphe dès 1845 (avec un poste à l’entrée du tunnel des Batignolles en plein Paris), la signalisation elle-même reste mécanique et traditionnelle.
Toutefois c’est sur le réseau du Nord, en 1874, que le bloc Lartigue marque un progrès décisif en matière de sécurité des trains quand il s’agit d’empêcher leur rattrapage des uns par les autres. Non seulement on communique, mais dorénavant, on agit. Le handicap est bien le repérage des trains, préalable à leur espacement tout comme la direction à leur donner pour les aiguilleurs, qui est déterminé à partir des heures de passage en un point donné, d’où le risque de confusion entre les deux trains en cas de retard important du premier. Un simple délai d’une dizaine de minutes entre chaque train n’assurait, en fait, qu’une sécurité très théorique….

Le réel grand danger que connaissent les premiers trains est le rattrapage de deux ou plusieurs trains se succédant sur la même voie. Le problème est créé par deux réalités techniques du chemin de fer : d’une part, une distance de freinage très importante, de plusieurs centaines de mètres voir plus d’un millier de mètres, et, d’autre part, la circulation qui se fait sans vue, puisque de nombreuses tranchées en courbe, des tunnels, ou la circulation de nuit empêchent toute vision par le mécanicien qui fait confiance au guidage par les rails et à la position des signaux. Tant que les trains se succèdent et roulent à la même vitesse, tout va à peu près bien. Mais il suffit que le premier d’entre eux s’arrête d’une manière inopinée pour que le suivant vienne le heurter par l’arrière, ceci provoquant la catastrophe que l’on sait.



La couverture des trains par le temps : une technique aléatoire à une époque sans autre choix.
La division d’une ligne en cantons successifs délimités chacun par un signal actionné par un garde sera, elle aussi, une des premières solutions adoptées par les lignes déjà très actives. Chaque fois que ce garde constate le passage d’un train, il ferme son signal et attend dix minutes, ou toute autre durée fixée par les règlements de la compagnie, puis il ouvre le signal de nouveau pour laisser la voie libre à tout autre train survenant. C’est ce que l’on appelle la couverture des trains par le temps.
Mais il a ouvert son signal sans savoir, en fait, si le train précédent roule toujours et si ce train est sorti du canton. Il y a donc un pari, et une incertitude… Le premier progrès est, vers 1845, l’usage du télégraphe puis du téléphone qui permettent enfin aux gardes de communiquer entre eux, et de communiquer avec les aiguilleurs.
Toutefois le risque existe toujours : le deuxième garde qui jure avoir vu passer le train peut-il permettre au premier garde d’ouvrir à nouveau la voie ? Sa certitude repose sur sa vigilance et sa mémoire, deux facultés mentales que l’habitude rend aléatoires…
Voir à la fois un signal, et connaître la position du signal suivant.
De nombreux accidents se produisent. L’idéal serait que le garde puisse voir en aval la position du signal précédent, ce qui le rassurerait sur le fait que le canton soit bien fermé et qu’il train y circule. L’idéal serait aussi que le garde suivant ait cette même possibilité. Il faut donc aller plus loin et établir un système matériel qui coordonne les mouvements des signaux pour les rendre visibles simultanément par le garde qui l’actionne et aussi son collègue situé en aval.
Ce sera le principe du bloc-système qui a pour principe de couper la ligne en cantons dans lesquels un train ne peut pénétrer que si le train précédent en est sorti. Chaque canton comporte donc un signal d’entrée à ailes mobiles, ou sémaphore. Le terme “sémaphore” vient de la marine qui installe ce genre de signal près des ports, et qui est visible de très loin par les marins à l’approche des côtes. L’aile est en position horizontale pour indiquer l’arrêt et en position inclinée pour indiquer la voie libre.
Lorsqu’un train passe, et entre dans un canton, le cheminot chargé du sémaphore ferme alors le sémaphore derrière le train, ce geste ouvrant aussi le sémaphore précédent qui en est solidaire. Chaque sémaphore ne peut être mis en position voie libre que par l’agent du sémaphore suivant. L’électricité peut se charger de l’opération grâce à des électroaimants.
Le bloc Lartigue.
Ce bloc utilise des signaux appelés électro-sémaphores. Le premier électro-sémaphore Lartigue est installé en 1874 sur la ligne de Paris à Creil, et il constitue bien le premier bloc système enclenché en France. Il est dû aux ingénieurs de la compagnie du Nord que sont Lartigue, Tesse, et Forest, et au constructeur Prudhomme. Il rend solidaires les signaux électriques échangés entre les gardes des cantons et les ailes des signaux optiques s’adressant au mécanicien. Notons que, à l’époque, les ingénieurs du chemin de fer ne font qu’une confiance très limitée à l’électricité “tout juste bonne à faire tinter des sonnettes” disent-ils, et qui, surtout, est très “fugitive” et ne laisse aucune trace de son fonctionnement ou de son dysfonctionnement, donc ne permet pas d’établir des responsabilités au cas où….
Pour ce qui est du Lartigue, on implante un grand mât haut de 13 mètres environ situé près du bâtiment (ou BV) de chaque gare, ou en un point gardé comme un passage à niveau ou une cabine d’aiguillage sur une bifurcation. Sur ce mât sont installées, dans le cas d’une voie double, deux grandes ailes rouges de deux mètres environ, jouant le rôle de sémaphores. Il y a une aile par sens de marche, et, au pied du mât, il y a aussi deux ailerons jaunes reliés par des tringles à quatre boîtes de manœuvre munies de manivelles et placées sur le socle, les grandes ailes rouges étant attelées aux boîtes n° 1, et les petits ailerons jaunes aux boîtes n° 2.


Lorsqu’un train est annoncé par le garde de la gare A précédente, le petit bras de la voie correspondante en gare B se place à l’horizontale, par rotation automatique de la manivelle. Au passage du train en gare B le garde ferme le signal d’annonce, puis met la grande aile à l’arrêt en manoeuvrant la boîte n°1, cette opération provoquant le développement du petit bras de la gare suivante C, ce qui annonce du train à cette gare. Ensuite il peut rabattre son aileron par manœuvre de la boîte n° 2, ce qui provoque automatiquement en gare A le rabattement de la grande aile, ce qui annonce à cette gare A que la voie est désormais libre. Enfin la grande aile de la gare B se remettra automatiquement à l’ouverture lors de la manœuvre de l’aileron de la gare suivante C. Le même processus se répète de gare en gare, au fur et à mesure que le train avance.
La petite aile d’un sémaphore est donc toujours solidaire de la grande aile du sémaphore situé en amont. Quand on manoeuvre un sémaphore pour le mettre à l’arrêt, il ne peut être remis en position voie libre que par le garde situé en aval. Le courant électrique ne fournit aucune énergie servant à des mouvements mécaniques, mais simplement agit sur les enclenchements qui libèrent les ailes et les rendent libres d’être actionnées par les manivelles, ou, pour les petites ailes jaunes, leur permettent de revenir en position initiale par simple action d’un contrepoids.
Il est à noter que le bloc Lartigue a aussi été adopté par les Compagnies de l’Est et du Paris-Orléans. A la fin du XXe siècle, il reste quelques sections de ligne équipées en block Lartigue, notamment celle d’Amiens à Boulogne, mais le bloc est doublé par des sémaphores lumineux distincts. Le dernier électro-sémaphore Lartigue a été déposé en 1998 à Véretz-Montlouis.


Vers le bloc automatique.
Il reste que la sécurité du système repose sur une action humaine : le garde doit voir le train et fermer le signal, et, même si son action (ou son manque d’action) est répercutée sur les autres postes de garde et peut donc être vérifiée, il y a un risque car la sécurité repose toujours sur la vigilance humaine, même s’il s’agit de deux hommes au lieu d’un seul.
L’idéal serait de lier le tout, trains et signaux, pour former un ensemble interactif et cohérent. C’est le stade suivant, toujours possible grâce à l’électricité, et c’est ce que l’on appelle le bloc automatique.
Le perfectionnement consiste à automatiser l’action des trains directement sur les signaux eux-mêmes. Ce progrès est possible par le fait que les rails ont toujours été posés sur des traverses en bois, ce qui fait que, bien que cela n’ait pas été le but visé à l’origine, ils sont isolés électriquement l’un de l’autre. Si un seul essieu d’un wagon de chemin de fer se trouve sur les rails, il les réunit électriquement, puisque les deux roues sont emmanchées sur un corps d’essieu formant un tout entièrement métallique.
Si l’on divise la ligne en tronçons successifs indépendants électriquement, séparés par des joints isolants, on obtient bien une succession de cantons électriques dans lesquels le moindre essieu peut agir, par court-circuit sur les deux files de rails et fermer un circuit électrique, et actionner un système automatique mettant le signal en position fermée. La sécurité ne repose désormais que sur la seule vigilance du mécanicien de la locomotive.
Le stade suivant, franchi aujourd’hui avec les systèmes actuels de la SNCF, est de faire agir directement la signalisation sur les trains eux-mêmes : le conducteur reste maître de la situation, mais en cas de défaillance de sa part, un automatisme peut arrêter le train.
Le crocodile est aussi né sur le réseau du Nord.
Mais tout ceci est bien né en 1874 sur le réseau du Nord qui était donc un précurseur en matière de sécurité. Ce réseau aura d’autres systèmes de sécurité à son actif, comme le crocodile, inventé peu après le bloc Lartigue, ceci par l’ingénieur Edmond-Jules Colas. Cet appareil est placé dans l’axe d’une voie ferrée, en avant d’un signal, et il est destiné à rappeler celui-ci à l’attention du mécanicien.
Le crocodile, ainsi appelé en raison de sa forme allongée et basse, est un contact fixe installé à quelques mètres du signal, entre les rails, isolé électriquement et en communication avec une source électrique. Initialement constitué d’une plaque, le système de plots suintants à pétrole a permis d’en rendre le fonctionnement plus sûr en période hivernal. Cette disposition est maintenant abandonnée et les crocodiles sont constitués d’un assemblage de lames métalliques ondulées laissant un espace entre elles. En frottant sur le crocodile, une brosse métallique placée sous la locomotive recueille le courant dont la polarité provoque la répétition en cabine de conduite de l’indication signal fermé par un signal sonore que le conducteur doit interrompre en appuyant sur le bouton de vigilance, et l’enregistrement des signaux, qu’ils soient ouverts ou fermés, dans l’enregistreur d’événements de conduite de l’appareil Flaman (voir l’article consacré au Flaman sur ce site-web).






Dernière minute : un dernier Lartigue nord toujours en service à la SNCF ?
Alain Stome, lecteur de ce site, nous envoie deux de ses clichés montrant un Lartigue encore présent et apparemment reconverti comme simple sémaphore, en gare de Milly-sur-Thérain dans l’Oise, sur la ligne Epinay-Le Tréport.


Mais, aussi, l’avis très confirmé de Loïc Giuliani, conducteur de trains et formateur de conducteurs SNCF, et aussi lecteur de ce site, nous fait savoir avec exactitude que ce Lartigue survivant de la gare de Milly-sur-Thérain a pour particularité technique d’être à la jonction entre une portion équipée en bloc manuel unifie SNCF ou BMU (double voie avec protection arrière voyageurs) et une portion équipée en bloc manuel unifié SNCF voie unique ou BMVU.

Nous remercions vivement ces deux lecteurs.
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