Le Train Militaire Français de Berlin : sillon d’espoir dans un océan d’obscurité.

Ce train de tous les secrets vient de faire l’objet d’un passionnant livre écrit par un diplomate, Jean-Michel Feffer qui a très bien connu ce train puisqu’il a fait son service militaire comme chef d’escorte puis convoyeur à bord de ce train pendant de longs mois, et avant de faire une carrière diplomatique en Allemagne. Le titre de cet ouvrage est « Le Train Militaire Français de Berlin et ses secrets(1945-1994) » et il est paru aux Editions SALDE, BP 40290, Strasbourg, où il peut être commandé directement.

Mais notons que, pour ce mois d’avril 2024, un tout nouveau livre vient de paraître sur le même sujet, sous le titre de « Le Train Militaire Français de Berlin – TMFB 1945-1994 » écrit par Michael Bayer et Pierre Gernez, et auto-édité par Pierre Gernez lui-même, car refusé par plusieurs éditeurs dont certains ont été contactés par nos soins…

Si le premier livre, celui de Jean-Michel M. Feffer, est un livre de souvenirs, car il était aux premières loges de cette histoire ferroviaire et, après son service militaire à Berlin, il a été attaché de presse du Gouvernement militaire français de Berlin jusqu’à la chute du Mur, le second livre, celui de Michaël Bayer et Pierre Gernez, lui, est né d’une toute autre démarche, avec une enquête approfondie de type journalistique sur le sujet et menée avec le recul nécessaire de compétences militaires et ferroviaires mises en commun.

Ce train est quelque chose de mystérieux, et il est, comme nous le verrons ci-dessous, quelque peu parent de l’ « Orient-Express » non par un luxe totalement absent d’un train militaire utilisant des voitures ordinaires de la Deutsche Bahn mais par sa dimension fermée et très secrète d’un train représentant une cause, pour ne pas dire une vision du monde.

Tout un passé derrière ce mystérieux train TMFB.

Tout a commencé, une fois encore, avec La Compagnie Internationale des Wagons-Lits (CIWL) qui est un symbole de réussite économique, politique et culturelle, un signe d’ouverture et d’universalité que les pays de l’Ouest de l’Europe, la Belgique et la France surtout, ont pu accomplir à la fin d’un XIXe siècle où les nationalismes et les frontières, les drapeaux et les uniformes, sont bien loin d’avoir dit leur dernier mot. Humiliés par une présence imposée dans ce wagon d’une CIWL qu’ils détestent en 1918, les Allemands ne manqueront pas, dès la Seconde Guerre mondiale en 1940, d’en faire un trophée majeur et de le faire rouler jusqu’à Berlin, retrouvant, dans sa destruction, leur honneur.

Le « wagon de l’armistice » est bien choisi pour ce qu’il incarne. Chose certainement non voulue et pas même soupçonnée par son créateur, la CIWL sera, malgré elle il faut le dire, l’emblème du triomphe du mode de vie des alliés, Britanniques et Américains au premier chef, d’une certaine vision du monde que les « Empires centraux » sont loin de partager. Lorsque la CIWL lance son fameux train « Simplon Orient-Express » en 1919, créant un nouvel Orient-Express pour contourner l’Allemagne et l’Autriche par la Suisse et l’Italie, les Allemands l’appelleront, avec amertume et ironie : « der Zug der Sieger » – le train des vainqueurs.

Un bien obscur prédécesseur du TMFB.

Ce bien mystérieux TMFB a eu un prédécesseur encore moins connu et encore plus oublié : le tout aussi mystérieux « Train de luxe militaire », lui aussi créé au lendemain d’une guerre mondiale, mais il s’agit ici de la Première Guerre mondiale et des années 1920, et il s’agit du bien connu Orient-Express qui se mue pour un temps en « Train de luxe militaire ».

Il faut dire que, bien évidemment, l’« Orient-Express » est suspendu pendant la Première Guerre mondiale et son matériel roulant, pour ce qui est resté sur le sol allemand, est « emprunté » par la compagnie concurrente allemande Mitropa. Mais, dès 1916, les Alliés ont besoin d’un train qui servent leurs intérêts économiques et militaires interalliés et ils travaillent sur le projet d’un train Paris-Varsovie par Prague.

En trait rouge épais : le « Train de Luxe Militaire » en 1920. En trait rouge fin : les autres trains de la CIWL contemporains.

Il est vrai que, après la guerre, la création du « Simplon-Orient-Express » (SOE), prévue par le traité de Versailles, donne un nouvel itinéraire complémentaire à l’itinéraire historique du premier Orient-Express. Le SOE passe par la France, la Suisse et la Yougoslavie, et évite, pour un temps, les pays vaincus que sont l’Allemagne et l’Autriche. L’Orient-Express historique ne disparaît pas pour autant et devient d’abord un train exclusivement militaire avec un itinéraire modifié au profit d’un trajet Paris-Prague-Varsovie pendant deux ans, de 1919 à 1921. D’après l’économiste et juriste Ernest Lémonon, dans son ouvrage « Les Chemins de fer interalliés » (Paris, B. Grasset, 1918), un certain capitaine Charles de Gaulle, devenu instructeur auprès de l’armée de Pologne puis directeur du cours des officiers supérieurs à l’école d’infanterie de Rembertów (près de Varsovie), aurait emprunté ce train au moins deux fois en 1920. Le général Weygand a aussi emprunté ce train, quand il est le représentant militaire de la mission franco-anglaise envoyée en Pologne par les Alliés en 1920, alors que Varsovie est menacée par l’URSS.

Les nombreux trains militaires berlinois de l’après Seconde Guerre mondiale.

Le 20 novembre 1945, tout un système ferroviaire se met à fonctionner à partir de Berlin-Ouest et vers les pays vainqueurs avec des trains militaires américains, britanniques et français. Le train le plus connu est composé de quatre voitures grises, dit le « Dreamliner » pour les voyages de vacances des soldats et du personnel américain aux États-Unis. Ce train circule notamment sur la relation Berlin-Munich par Helmsted et Heidelberg. Ce train commence sa carrière en traction vapeur, composé d’un fourgon, d’une voiture-couchettes, d’une voiture-salon, d’une voiture-restaurant et d’une voiture-salon pour des personnalités. On trouvait même dans ce train, parfois, un fourgon spécial transporteur de voitures.

Outre les trains classiques remorqués par une locomotive à vapeur puis diesel, il y avait aussi les rames automotrices spéciales réservées aux généraux américains, récupérées parmi le très brillant parc des automotrices diesel allemandes mises en service dans les années 1930, véritables TGV de l’époque, connues sous le nom de « Fliegender ». L’exemple le plus connu est celui du général américain Clay qui circulait dans une superbe rame à trois éléments type « Köln » N° 2-22-222 de couleur argent et vert (plus tard VT06 108). Certaines de ces rames rapides « Köln » étaient déjà réaménagées, avant la guerre, comme quartier général mobile et très confortable pour les généraux allemands du Troisième Reich : les généraux américains « n’avaient plus qu’à…».

Rame prototype allemande type VT-04 lors d’essais durant les années 1930.

Les autres généraux, donc britanniques et français, ont des goûts moins ostentatoires et récupèrent de modestes rames automotrices diesel de type VT33, beaucoup plus simples, à deux éléments, en ce qui concernait l’état-major britannique, et VT36 pour l’état-major français dont notamment le général Koenig. À partir d’avril 1948, les Soviétiques commencent à mettre des bâtons dans les roues, mais certaines de ces automotrices peuvent fuir Berlin à temps et échapper aux convoitises des Soviétiques. Pendant le blocus de Berlin du 19 juin 1948 au 12 mai 1949, les trains militaires occidentaux circulent de la manière la plus secrète possible pour ne pas être bloqués par les Russes qui sont décidés à paralyser les trains utilisés par les autorités militaires occidentales.

Après le blocus, ces trains peuvent retrouver des horaires réguliers et affichés : les trains américains, notamment celui de l’ambassadeur des États-Unis, roulent toujours. Le « Dreamliner » est reconstruit et rallongé à trois éléments au lieu de deux, numéroté VT06 106 et peint en bleu foncé. Les autres trains américains roulent calmement de Francfort et de Bremerhaven jusqu’à la gare de Berlin Lichterfelde (Ouest), tandis que les trains britanniques, désormais dits « Berliner », roulent depuis Bad Oeynhausen, Hanovre ou Brunswick et jusqu’à la gare de Berlin Charlottenburg. Enfin et, last but not least, les « Franzosenzug », roulent un pleu plus tard de Strasbourg à la gare de Berlin Tegel, composés parfois et temporairement avec des voitures lits CIWL du type S bleu datant des années 1920, puis du type P SNCF de 1955 à caisse en acier inoxydable.

Pour les voyageurs civils, le fameux « Nord-Express » de la CIWL se retrouve composé de voitures ordinaires, dont de rustiques voitures C11 Nord dites « Art Déco », et ce prestigieux train CIWL (au moins par son nom mais guère par ses voitures) circule dès le 6 mai 1946 entre Paris et Berlin Charlottenburg. Le 7 octobre, une nouvelle tranche du « Nord-Express » roule entre Amsterdam et Berlin, et prend le nom de « Interzonenzug ». Toutefois, la paix et les affaires étant revenus d’une manière solide et durable, la CIWL est bien obligée de se souvenir que la principale destination du « Nord-Express » est la Scandinavie et, à partir de 1957, ce train retrouve toute sa splendeur civile et ne dessert plus Berlin.

Le Rideau de fer et ses différents points de franchissement entre 1945 et 1990. Au chemin de fer (locomotives rouges), à la route (automobiles vertes) et aux voies fluviales (péniches bleues), il faut ajouter trois couloirs aériens reliant Berlin à des aéroports français, anglais, américains.

L’histoire très particulière du TMFB.

Crée en 1945, le « Train Militaire Français de Berlin » n’est pas le seul dans le genre mais, grâce aux livres de Jean-Michel Feffer, d’une part, et de Michael Bayer et Pierre Gernez d’autre part, il nous est possible de connaître beaucoup de choses insoupçonnées sur lui, notamment en ce qui concerne la vie à bord et toute l’aventure humaine que seul le chemin de fer sait créer. En effet, ce train n’échappera pas à la situation parfois ubuesque qui est créée en Allemagne, bien que ce pays ait fortement contribué à la produire, ne l’oublions pas. Puisque l’Allemagne de l’après-guerre se retrouve occupée par les quatre pays vainqueurs que sont les USA, l’URSS, le Royaume-Uni et la France, la ville de Berlin, comme l’ensemble du pays, est divisée en quatre secteurs. Mais Berlin, bien que divisée en quatre secteurs, se retrouve entièrement enclavée dans le secteur soviétique qui deviendra la République Démocratique Allemande (RDA). Comme les trois autres puissances occupantes, la France devra donc relier son secteur berlinois, occupant une partie excentrée dans le nord-ouest de la ville, à sa zone d’occupation en Allemagne de l’Ouest, et, comme les Américains et les Britanniques, les Français n’ont guère d’autre choix pratique que l’utilisation du chemin de fer pour franchir les quelques 160 km qui sont en zone soviétique, c’est-à-dire en RDA.

Notons que, selon les accords quadripartites, le TMFB comme tous ces trains militaires – qu’ils soient américains, britanniques ou français – sont assurés par des cheminots et des locomotives des chemins de fer de la Deutsche Reichsbahn (le réseau communiste a, curieusement, conservé son appellation historique allemande). Par la force et l’absurdité des choses, ces trains roulent directement depuis des gares militaires différentes de Berlin-Ouest (chaque pays occupant a sa gare) jusqu’au passage autorisé du Rideau de fer qui leur permet alors de quitter le carcan soviétique. Comme ses semblables, le train militaire français transporte… des militaires, mais aussi éventuellement leurs familles, et on peut ajouter des bagages et des marchandises les plus diversifiés possibles, et même, dit-on, des espions… et c’est là que la légende commence, et elle est à découvrir dans les deux livres. Toujours est-il que, comme nous l’apprennent les auteurs, le TMFB, dit le « Franzosenzug » chez les Allemands, a transporté jusqu’à 100 000 voyageurs chaque année entre 1945 et 1994 entre Strasbourg et Berlin, aller et retour, où 3000 militaires français, dont 1900 appelés du contingent étaient stationnés.

Tous ont voyagé dans des conditions très angoissantes, kafkaïennes, passant en frissonnant entre des barbelés et des miradors menaçants (voir notre article sur ce site consacré au réseau de la RDA), stationnant des heures durant avec les rideaux des fenêtres des compartiments baissés, car le train était entouré de soldats soviétiques au regard étrangement scrutateur et froid. Quelque chose, en somme, digne du fameux film « Le troisième homme », mais sans la musique. Toutefois le train américain une star du cinéma avec le film « Le train de Berlin est arrêté » raconte la fuite vers l’ouest d’un échappé du régime soviétique qui s’était attaché à une portière du train. De telles aventures se sont aussi produites pour le TMFB et bien des angoisses ont saisi les voyageurs de ce train de l’impossible, fragile rayon de lumière et de vie dans un monde fermé, froid et glacé.

L’itinéraire du TMFB. Document Jean-Michel Feffer.
Locomotive diesel série 118 de la Reichsbahn (RDA) : ces locomotives ont couramment assuré la traction du TMFB. On notera l’environnement habituel très herbeux et broussailleux des voies d’une RDA et des pays de l’Est qui n’ont ni les moyens ni le souci de les dégager , contrairement à une Europe de l’ouest très portée sur les désherbants. Aujourd’hui, le souci de l’écologie fait-il de ces pays des précurseurs ?
Locomotive diesel russe série V-232, surnommée « Tambour de la Taïga » vu son vacarme assourdissant qui semblait plaider implicitement pour une robustesse rustique, mais qui, fabrication russe oblige, fut quelque peu aléatoire. Après la réunification allemande, certaines de ces machines furent, pour un court temps, utilisées par le réseau ferré de l’Allemagne ex-ouest, comme c’est le cas sur cette vue prise à Berlin. Le train remorqué ici est composé de voitures allemandes grandes lignes identiques à celles du TMFB.
Le réseau ferré berlinois à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La petite gare de Tegel est excentrée, située sur un embranchement dans la banlieue nord-ouest. Le trajet du TMFB, dans un Berlin en ruines, devait être très compliqué pour rejoindre la ligne vers Potsdam et Magdebourg, et demandait un rebroussement et des manoeuvres difficiles.

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