Quand la SNCF ne veut pas de “locomotive atomique”.

Dans les années 1950, aux USA comme en France, la mode est à la création de véhicules fonctionnant directement avec l’énergie que l’on qualifie, gentiment, d’ “atomique”. Gentiment ? Oui, il ne faut pas effrayer le peuple qui assimile tout ce qui est atomique à Hiroshima, mais la perspective de voir rouler sur les rails ce qui passe pour des “bombes atomiques” effraie quand même quelque peu les riverains des gares et des lignes qui voient leur pelouse de devant leur maison ou leur arrière-cour rôtie au passage et ressemblant beaucoup plus à Hiroshima qu’à un jardin à l’anglaise. “Not in my backyard” est, alors, le slogan préféré de ces défenseurs d’un monde civilisé, paisible, vert, et bien arrosé tous les jours.

Le projet de locomotive atomique américain, en deux “éléments” et sur 14 essieux, mais qui a plutôt effrayé le monde, tel qu’il est publié dans “Science et Vie”.

Il est intéressant de savoir que Louis Armand, directeur de la SNCF des années de l’après guerre, grand militant de l’électrification générale du réseau ferré français grâce au courant monophasé 25 kV à fréquence industrielle, a songé, à un moment donné, à faire l’économie de centrales nucléaires et de milliers de kilomètres de caténaires en regardant avec intérêt un projet de “locomotive atomique” américain.

Comme d’habitude, tout progrès se passe d’abord par les USA et la direction de la SNCF de l’époque a des yeux grand ouverts en ce qui concerne des recherches américaines visant à concevoir des locomotives fonctionnant avec un moteur nucléaire à la manière des sous-marins. Mais, pourtant, aucun réseau américain ne semble avoir réussi à les faire réellement rouler. L’échec aurait été provoqué par le poids absolument exorbitant de ces engins sous lesquels il aurait fallu multiplier les essieux pour avoir une charge par essieu admissible sur les réseaux tant américains que français. Et pourtant si la charge par essieu en France se limite à une vingtaine de tonnes au maximum pour certaines lignes, aux USA on dépasse la trentaine de tonnes.

D’après Bruno Jourdan, un article daté du 6 mars 1955 paraît dans “La Vie du Rail” sous le titre « A propos de la locomotive atomique », et Bruno Jourdan cite Louis Armand qui écrit : «L’énergie atomique, selon toute vraisemblance, permettra dans un proche avenir, grâce à la construction de grandes centrales, de diminuer le prix du kWh, et c’est sous cette forme que le chemin de fer tirera d’elle un grand profit ». Notons aussi que la question de l’énergie nucléaire et du chemin de fer français est particulièrement bien traitée dans le livre “Louis Armand, 40 ans au service des hommes” paru en 1986 aux éditions Lavauzelle (pages 97 et suivantes).

Les bonnes idées du professeur Borst.

Au milieu des années 1950, le professeur Lyle B. Borst, qui enseigne la physique à l’Université de l’Utah (Salt Lake City) se souvient d’avoir participé à la conception de réacteurs à la Commission de l’Energie Atomique, et il propose à ses étudiants qui suivent son cours de technologie nucléaire une excellente idée que ceux-ci, devant l’autorité naturelle de leur professeur et mus par une admiration profonde – nous sommes dans une université américaine, voyons – adoptent immédiatement et avec un enthousiasme débordant. Le “spleen” désabusé et violent du célèbre film “La fureur de vivre”, avec James Dean, n’a pas encore dévasté la jeunesse américaine puis mondiale, mais cela ne va pas tarder. Pour le moment, on ne jette pas encore des automobiles depuis le bord des falaises en sautant à la dernière seconde, et on va sagement en fac à pied ou en vélo après avoir embrassé affectueusement papa et maman.

Le professeur Borst sait que les locomotives à vapeur devaient faire des arrêts fréquents pour renouveler le contenu de leur tender en charbon. Pourtant, déjà, les tenders américains les plus importants emportent jusqu’à 28 tonnes de charbon, et jusqu’à 190 tonnes d’eau, quand il s’agit, par exemple, de la célèbre “Big-Boy” dont une impressionnante série est en service sur les lignes de l’ouest de l’ “Union Pacific” passant à Ogden, non loin de Salt Lake City. Ne serait-ce pas mieux que de construire une locomotive qui pourrait faire deux fois le tour du monde sans ravitaillement en “carburant” ?

Cette réflexion débouche sur le projet de la “X-12”, une locomotive à propulsion nucléaire développée par le professeur Borst et ses étudiants, en collaboration avec l’AAR (Association of American Railroads) et le fleuron des entreprises américaines prouvant que le professeur avait un bon carnet d’adresses, comme la General Motors (GM), la Commonwealth Edison, ou encore la General Electric et, pourquoi pas, Westinghouse. On notera, sans faire de mauvais esprit, que les carnets d’adresses des universitaires français, question entreprises, sont loin d’âtre aussi reluisants, même aujourd’hui, et que les professeurs ou les maîtres de conférences de la Sorbonne sont loin d’avoir leur rond de serviette chez Bouygues, Total ou Orange.

Voici l’énigmatique “X-12”.

“X-12” ? Ce n’est pas le nom d’une arme secrète ou d’une voiture truquée de gadgets tueurs à la James Bond. C’est le nom du projet de locomotive décrit dans un rapport de 54 pages : “An Atomic Locomotive: A Feasibility Study”.

La locomotive “X-12” aurait pesé environ 360 tonnes et mesuré environ 160 pieds de long (soit, quand même, quelques 50 mètres environ). Elle est donc, vu sa longueur, divisée en deux “éléments” formant un ensemble à deux caisses. La locomotive aurait utilisé, comme carburant, une solution d’U-235 fissile, contenue dans un réservoir de 3 pieds (environ un mètre) de long et un pied (environ 33 cm) de diamètre. Mais ce petit et rassurant réservoir, à l’aspect innocent et modeste en soi, aurait quand même été enfermé dans un bouclier de 200 tonnes.

La vapeur produite par le réacteur aurait entraîné des turbines qui auraient été couplées à quatre génératrices électriques. Celles-ci créeraient les “7000 ch d’électricité” (termes d’époque) nécessaires pour alimenter les moteurs de traction. Toute la partie arrière de la locomotive aurait été occupée par des condenseurs et des radiateurs équivalents à pas moins de « 1000 radiateurs automobiles “.

La “X-12” aurait été si puissante qu’elle serait capable d’accélérer un train de 5000 tonnes d’un départ arrêté à 60 mph en seulement 3 minutes et 32 secondes. A titre de comparaison, la “Big-Boy” à vapeur fait autant sinon mieux encore, question tonnage, mais moins, question accélération.

Quant au coût, le professeur Borst estime celui de sa locomotive à environ 1,2 million de dollars, soit environ deux fois le coût d’une locomotive diesel comparable à quatre unités, ou, disons, huit locomotives diesel courantes. En se basant sur un prix de l’U-235 à environ $ 9.000 la livre, et fonctionnant pendant une année complète entre les ravitaillements, le professeur Borst pense que sa locomotive serait capable de « rivaliser avec succès avec l’énergie diesel dans des circonstances favorables ».

Quand elle est construite en 1941 La “Big-Boy” est, vraiment, la plus grande locomotive du monde avec son poids de 541 tonnes tender compris, et la plus puissante en traction vapeur, avec plus de 5000 ch. permettant de remorquer des trains de 7000 à 9000 tonnes et atteindre 120 km/h ! Jamais aucune locomotive à vapeur n’approcha de telles dimensions et de telles performances. La “X-12” n’était donc pas seule en lice.

Une locomotive électrique autonome ? Pas encore.
Une locomotive diesel série F, courante des années 1940. Type: BB. Moteur principal: 16 cylindres GM. Puissance du moteur: 1120 kW. Transmission: électrique. Moteurs de traction: 4. Masse: 104 t. Vitesse: 160 km/h. La “X-12” coûterait l’équivalent de huit de ces locomotives.

 

La décision de Louis Armand.

Revenons en France, à la même époque. Les deux premières décennies de la SNCF, de 1938 à 1958, se présentent avec toutes les caractéristiques que connaissent, en général, les autres réseaux européens au lendemain d’une nationalisation : la reprise d’une matériel moteur ancien et hétérogène, la présence de quelques prototypes ou projets plus ou moins avancés, une grande phase de redistribution du matériel avec la volonté de regrouper des séries identiques ou voisines,  la volonté de mieux adapter l’offre de matériel moteur aux besoins des réseaux, mais aussi des projets de fermetures de lignes à faible trafic et d’électrification de lignes à fort trafic, une intensification de l’intervention des pouvoirs en matière de coordination, de renégociation des contraintes de service public, d’aides pour le financement du matériel roulant.

Mais “en même temps” (expression pas encore à la mode) les lendemains de nationalisation montrent toujours des volontés de continuité pour ne pas gêner par des suppressions trop hâtives de ce qui constitue structurellement l’organisation générale des réseaux : maintien des régions géographiques ou re-nomination des anciens réseaux en régions, maintien en place des structures administratives et des grandes « fonctions » des réseaux anciens devenant autant de sous-parties de la nouvelle structure nationalisée, etc… la panoplie des nationalisations est toujours la même.

Ainsi la politique de traction de la toute jeune SNCF est bien celle des anciennes compagnies, et elle se traduit, techniquement, par une augmentation continue des puissances et des performances du matériel moteur. Si, en apparence, ces progrès sont surtouts effectués pour le compte de la traction vapeur depuis les années 1920 et 30, il est certain que l’arrière-pensée est que la traction électrique assurera l’avenir du chemin de fer en France, et, peu à peu, un basculement de l’innovation et de la recherche se fait en faveur de la traction électrique. Louis Armand, dont on sait le rôle important qu’il joue comme Directeur Général Adjoint de la SNCF en 1946, puis Directeur Général à partir de 1949, assure à la traction électrique la place de choix qui a été prévue dès le premier plan quinquennal de la SNCF en 1939. Si Louis Armand commande les 1323 locomotives à vapeur 141-R à l’industrie américaine à la fin de la guerre, de toute façon la modernisation du parc de locomotives à vapeur n’était, dans l’esprit de Louis Armand, qu’une étape intermédiaire, comme en témoignent l’ouvrage “40 ans au service des hommes” déjà cité ci-dessus, entre autres ouvrages de Louis Armand.

Il faut dire que les locomotives 141-R dépannent une SNCF qui manque de matériel moteur : d’une construction américaine robuste, mais peu fine, ces machines sont excellentes, mais gourmandes, et en sont à 39,92 kg/km/machine à leur mise en service en 1945, mais à seulement 22,04 kg/km/machine six mois plus tard. L’objectif de Louis Armand, à long terme, était bien d’électrifier la plus grande partie possible du réseau national. Mais la traction électrique a pour principal inconvénient son très lourd investissement financier en installations fixes : centrales, sous-stations, caténaires. La traction diesel occupera les interstices laissées vides par l’électrification des lignes sous la forme d’autorails et de locomotives diesel de ligne assurant des parcours de complément ou de liaison.

Louis Armand (1905-1971)

De nombreux articles de l’époque de Louis Armand décrivent l’électrification comme étant une sorte de condition de la « réhabilitation » du chemin de fer devant la nation en se référant, entre autres, au réseau d’un pays modèle à tous points de vue qu’est la Suisse, ou à ceux de certaines compagnies américaines. Et pendant la guerre une intensification de la campagne tourne à la « propagande » avec des affiches, placées jusque dans le moindre dépôt, disant : « Pas plus que ton pain, ton charbon n’est à gaspiller ». Morale ouvrière et sacralisation du pain rejoignent la cause du charbon….

Mais surtout, à partir de 1938 et 1939, il semble qu’une autre offensive vienne se joindre celle des partisans de l’électrification : celle des partisans du pétrole. Elle gagne les milieux mêmes de la SNCF et, surtout, à la Libération, le retour du pétrole en abondance et à bas prix plaidera en faveur des locomotives électriques fabricant elles-mêmes leur courant de traction grâce à une génératrice entraînée par un moteur diesel. La locomotive diesel-électrique sera donc la vraie locomotive électrique autonome, sans besoin d’électrification des lignes, dont la SNCF et Louis Armand avaient besoin. Certes, la “X-12” américaine était intéressante et allait dans ce sens, et l’adjectif “atomique” aurait fait très “moderne” en matière de communication … Toutefois, pour l’ “X-12”, son poids excessif et une image “atomique” encore très négative et empreinte de crainte dans l’opinion publique ont, en fin de compte, décidé de son sort : un oubli définitif.


L’électrification du réseau de la SNCF à la fin des années 1950 : si la ligne impériale Paris-Marseille a encore été électrifiée dans les premières années 1950 avec l’ancien système 1500 volts, Louis Armand a œuvré pour que l’électrification nouvelle des lignes du Nord et de l’Est soit une réalité rapidement menée, sous une caténaire moins coûteuse et moins chère, et en courant monophasé 25 kW à fréquence industrielle 50 Hz (mesures d’époque). La “X-12” n’avait donc aucune chance d’avoir une descendance française.
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