Nous avons trouvé ce très beau et important texte d’Albert Demangeon, un des piliers de la Géographie économique française, dans la base de données “Persée”, sur internet. Le document que nous avons pu recueillir s’est présenté dans un état d’amputation de la ponctuation, de disparition de tous les mots à une seule lettre (comme “l’ “, “à”, “d’ “) et autres aberrations comme des phrases tronquées, des tableaux “éclatés” et inutilisables, ou des “%” écrits avec deux zéros placés directement à la suite du chiffre principal, tous sans doute dus à une traduction automatique du français vers l’anglais et retour. Devant l’importance et la profondeur de vues de ce texte, nous nous sommes livrés à un très long travail de reconstitution dans le respect de la pensée de l’auteur et, surtout, en conservant les termes du langage de l’époque comme “indigènes” qui pourront, aujourd’hui, provoquer l’ire des censeurs “indignologues”. Nous espérons avoir ramené sa beauté originelle, écrit dans une langue française comme aujourd’hui on ne sait plus le faire.
Nous avons ajouté des illustrations d’époque, tirées de notre fonds documentaire, pour agrémenter la lecture d’un texte qui fait d’abord et uniquement appel à la réflexion.


LE RAIL ET LA ROUTE
Texte d’Albert Demangeon paru le 15 Mars 1930 dans « LES ANNALES DE GEOGRAPHIE » .
Partout à travers le monde le rôle de l’automobile dans les transports de voyageurs et de marchandises s’est développé d’une manière si prodigieuse, qu’il nous apparaît, surtout depuis la Première Guerre mondiale, comme un des traits profonds et décisifs de l’évolution économique. On assiste, dans les vieux pays, au réveil des routes qui sommeillaient depuis la disparition des diligences et des messageries. Depuis le brutal triomphe des chemins de fer, l’automobile, qui avait d’abord été le privilège des riches, est devenue maintenant la servante de toutes les classes de la société : on l’utilise dans tous les genres de transports commerciaux, on la voit même déjà prétendre au transport de certaines marchandises à longue distance. Dans beaucoup de pays jeunes encore, mal pourvus de rails, on voit la route poussée au même plan que jadis le chemin de fer, adoptée comme instrument des transports généraux et considérée comme l’arme du pionnier. Par l’automobile il semble que même les déserts tendent devenir de grandes routes de transit. Avec cette renaissance de la route, le chemin de fer, qui depuis longtemps, ne craignait plus de concurrence, rencontre aujourd’hui une rivale entreprenante et audacieuse. Cette concurrence de la route au rail constitue, selon l’expression de Mr Colson, un fait sans analogie à la fin du XIXe siècle.
Des prix de revient comparables et souvent même inférieurs à ceux des chemins de fer se retrouvent avec la navigation sur mer ou sur les grands fleuves, sur les larges nappes d’eau, ou les fleuves en pente douce comme la Volga, l’ Elbe, le Rhin ou même la Seine et le Danube. Mais la voie d’eau dessert des portions de territoires limitées, et elle n’entrave nullement l’essor du trafic ferroviaire ou automobile qui rend possible une circulation nouvelle, qui pénètre et s’insinue au fond des campagnes et des montagnes, à la manière des filets d’un réseau capillaire qui distribuerait le mouvement et la vie aux extrémités du pays. L’ étude de ce nouveau mode de transport, sa répartition et sa fonction relève bien des titres du domaine de la géographie économique.
Malheureusement elle se révèle assez difficile parce que les matériaux s’en trouvent fort dispersés. Pour l’industrie des transports automobiles, il existe ni statistiques corporatives, ni services officiels de renseignements, comme il en existe pour l’industrie ferroviaire. Malgré tout, il nous paraît intéressant de choisir parmi la multiplicité et l’universalité des faits qui nous montrent la concurrence du rail et de la route, et qui sont les plus aptes à nous faire comprendre cette rivalité, à nous éclairer sur les circonstances possibles de leur coopération et à nous montrer sur quels terrains cette concurrence semble irréductible.
I – La fortune de l’automobile
Les progrès de l’automobile commencent avec le XXe siècle. Au moment où éclate la Première Guerre mondiale en 1914, il y avait déjà, de par le monde surtout en Europe, d’assez nombreux services automobiles sur route couvrant plusieurs milliers de kilomètres en France, en Allemagne, et en Italie. Plusieurs circuits fonctionnaient en Russie au Japon et dans l’Inde. Dans certains pays mal pourvus en voies ferrées, comme le Siam, la Perse, la Malaisie, l’Amérique centrale, on exploitait déjà sur de courts trajets des lignes automobiles. Mais l’essor prodigieux de la nouvelle machine date de la période qui suit la Première Guerre mondiale. Le nombre d’automobiles en service dans le monde passe d’environ 800.000 en 1914 à exactement 14.734.468 en 1923, et à environ 31.000.000 au début de 1928. Les Etats-Unis nous offrent l’exemple de la progression la plus étonnante et rapide avec 700.000 automobiles en 1911, 2.445.000 en 1915, 10.449.705 en 1921, 23.262.000 en 1928. En 1930, ils possèdent 76% des automobiles du monde, d’après L. Colson « L’automobilisme et les chemins de fer » (Revue politique et parlementaire, 10 août 1929, pages 169-170)
Dans l’état du Nevada, par exemple, un pays aride à peine peuplé avec 77.407 habitants, sans grande ville, on compte plus d’une automobile par habitant, ce qui signifie que chaque famille a son automobile et qu’il est très fréquent que, dans la classe moyenne, le mari et la femme aient chacun leur voiture. On calcule que, dans les seuls Etats-Unis, les capitaux investis actuellement dans l’automobile sont presque équivalents ceux qui se trouvent consacrés au matériel roulant des chemins de fer et aux voies maritimes. Les sommes dépensées annuellement pour l’utilisation des automobiles aux Etats-Unis sont près du double des celles des recettes des chemins de fer. Le personnel occupé comme chauffeurs et mécaniciens pour les automobiles est supérieur en nombre celui de tous les employés de chemin de fer. Ces chiffres montrent quel point on peut dire que l’automobile s’offre comme un symbole de la civilisation américaine.
Elle ne règne pas aussi triomphalement dans les autres pays, mais partout elle fait des progrès remarquables. La France, qui avait, avant la Première Guerre mondiale, environ 110.000 automobiles, en possède 976.000 en 1928. La proportion de ces véhicules par rapport au chiffre de la population tend à donner la mesure de l’état de civilisation : l’usage que l’on fait de automobile nous donne l’idée du degré d’efficacité qu’une société attend de ses moyens de transport. Les pays les mieux pourvus en automobiles sont, en 1930, les pays anglo-saxons d’Amérique et d’Australie, les pays de l’Europe occidentale, puis certains pays neufs de hémisphère austral. On peut voir sur un tableau indiquant combien, dans chaque pays, il y a d’habitants pour une automobile et donc comment se classent les différents pays du monde : par ordre décroissant, ce sont les USA, puis la Nouvelle-Zélande, et ensuite les Canada, Australie, Grande-Bretagne, Danemark, France, Luxembourg, Argentine, Suède, Panama, Suisse, Uruguay, Afrique du Sud, Belgique, Pays-Bas, Norvège, Cuba, Allemagne, Finlande, Espagne , Autriche, Chili, Italie, Algérie, Turquie, Mexique, Venezuela, Brésil, Portugal, Tchécoslovaquie, Palestine, Tunisie, Grèce, Hongrie, Pérou, Estonie, Roumanie, Japon, Pologne, etc… et en queue de liste : l’Inde et la Chine.

Le problème des routes.
Le développement rapide et brusque de la circulation automobile pose, du même coup, le problème des routes. Dans les vieux pays, comme la France, ce fut comme une irruption insolite d’un bolide sur un réseau routier excellent, mais conçu et construit pour d’autres besoins et, par ailleurs, surmené par les années de guerre. Aussi a-t-on entrepris dans les années 1920 la réfection des routes nationales dont on promet que 30.000 km sur 40.000 seront en état au début de année 1930 : on se propose alors de reclasser les routes françaises afin de distraire des 600.000 km de routes régionales et locales, qui dépendent du Ministère de Intérieur, les quelques 30.000 km de routes « rand trafic » qui seront rattachés au réseau national et entretenus par le Ministère des Travaux publics. On songe à supprimer plus de 20.000 passages à niveau dangereux et gênants, et à engager pour cette opération une dépense qui se compte en millions de francs.
En Grande-Bretagne, des comptages de trafic ont révélé d’extraordinaires accroissements de circulation sur certaines grandes routes. Les charges transportées ont décuplé en dix ans et quelquefois vingtuplé sur les routes de Liverpool et de sa banlieue, presque triplé de 1922 à 1925 entre Carlisle et Edimbourg, augmenté de 400% entre 1913 et 1926 entre Gloucester et Bristol, triplé sur les routes de Cornouaille, etc. Une enquête récente faite dans seize comtés montré que, sur le total des grandes routes classées jadis comme bonnes, 48% seulement sont aptes au trafic actuel et que, dans le réseau des routes locales de dix comtés, on en trouve pas plus de 100 qui n’aient pas besoin être reconstruites ou élargies. Presque tout d’un coup on s’aperçut que la route était devenue un obstacle à la circulation et des statisticiens purent évaluer à £ 25.000.000 par an les frais inutiles occasionnés par la congestion du trafic dans le « Greater London ». On conçoit pourquoi l’extension et l’amélioration du réseau routier apparaissent maintenant au premier plan des nécessités économiques en Grande-Bretagne.
Comme étant bien plus urgente, cette nécessité est montrée aux Etats-Unis vers 1899 quand on songe, pour la première fois, à un programme général de construction de routes. Suite au triomphe des chemins de fer, les routes se trouvaient souvent abandonnées et on sentait déjà les embarras crées par une pareille situation. Mais le triomphe de l’automobile la rend plus grave encore, et c’est alors qu’en 1921 on décida de la construction d’un réseau complet de grandes routes à travers tout le territoire fédéral. Les Américains comprirent qu’il coûte moins cher de construire des routes que de s’en passer, et que sans bonnes routes l’économie tout entière du pays souffre, et que toute route nouvelle accroît la richesse de la communauté. Une loi de 1921 impose la construction de routes nouvelles, et oblige les services de tous les états à désigner certaines routes, dont la longueur ne devait pas dépasser celle de celle de leurs routes propres, pour faire partie d’un réseau fédéral construit et entretenu aux frais communs par l’état fédéral et les états particuliers. Aux Etats-Unis, au début de 1928, il existe 984.000 km de routes accessibles aux automobiles. L’entretien des routes coûte normalement plus de 376 millions de dollars et on prévoit pour près de 690 millions de dollars de constructions nouvelles. On a l’impression que les Etats-Unis se lancent dans la construction des routes avec le même esprit d’unification et de conquête continentale qui inspira jadis la construction des grands chemins de fer transcontinentaux. La circulation automobile devient si dense que, sur les routes des années 1930, elle paraît quelquefois incompatible avec les formes anciennes de trafic, et particulièrement avec le trafic agricole et avec la circulation rurale. De là vient idée de construire des routes qui seraient réservées aux seules automobiles, que l’on appellera des « autostrades » ou « autoroutes ». Cette idée s’impose de plus en plus dans les régions à forte densité de population et circulation intense. Mais, en pratique, elle se heurte à tous les embarras que l’on peut rencontrer dans les pays à occupation ancienne : pullulement des habitations rurales, morcellement des champs cultivés, densité des maisons dans les banlieues suburbaines, etc…

Dans les années 1930, il existe déjà des autoroutes en Italie du Nord, par exemple, avec celle de Milan à Bergame. En Angleterre, on projette celle de Londres à Brighton qui aura 90 km. En France on parle d’une autoroute entre Paris et Saint-Germain, d’une autre entre Paris et Chartres, d’une autre encore entre Paris et Calais et qui aboutirait au débouché du futur tunnel sous la Manche. En fait, la première autoroute française sera celle dont la construction est commencée entre Cannes et Nice : elle aura 35 km, elle sera constituée par une suite alignements droits raccordés par des courbes un rayon de 500m. qui permettra aux voitures rouler dans les virages à la vitesse de 60 km/h.
A voir et à vivre tous ces problèmes que posent les transports sur routes, on croit assister à une révolution qui surprend tout le monde par sa soudaineté et son universalité. Une réalité technique nouvelle surgit dans l’économie de la circulation sans trouver encore son cadre propre. C’est une révolution qui exige déjà des accords internationaux afin éviter que des gênes, rappelant les différences écartement des rails des voies ferrées, ne viennent entraver la circulation des automobiles au-delà des frontières de leur pays : de là la nécessité d’unifier les codes de la route et les règlements de circulation.
L ‘automobile dans les pays neufs.
Si l’automobile se heurte dans les vieux pays à tous les obstacles accumulés par le passé, elle trouve, au contraire, une carrière ouverte dans les pays jeunes auxquels elle épargne souvent la construction coûteuse de voies ferrées. On peut même dire que certains de ces pays, ayant presque ignoré l’ère des chemins de fer, sont entrés tout un coup dans l’ère de l’automobile qui joue le rôle de pionnier que jadis la locomotive a joué dans la colonisation des pays neufs.
En Argentine c’est par camions entiers que beaucoup de produits agricoles sont acheminés vers les ports et c’est ainsi que la province de Santa Cruz a évacué sa dernière récolte de coton. Les transports routiers dominent dans la « Pampa » et des services d’autobus relient les villes entre elles pour le transport des voyageurs de la poste et des petits colis. Presque chaque jour nous apporte la nouvelle : un progrès de automobile a été réalisé dans les colonies.

Au début de 1928, l’Indochine française possède plus de 15.000 véhicules automobiles, et beaucoup de services sont déjà exploités par des entreprises indigènes. On sait comment la route de l’Annam au Laos, sur le Mékong, ouverte en 1923, a relié au monde extérieur, en un trajet d’une journée, le Laos resté alors dans l’isolement. En 1924, le raid du capitaine Bertrand sur une “auto” entre Téhéran et Kandahar a montré que la route automobile vers l’Inde était pas un rêve. La Palestine, n’ayant aucune automobile avant la Guerre, en possède en 1930 près de 500. Pour la première fois, en 1923, une automobile a traversé le désert de Syrie de Bagdad à Damas en 24 heures : le service régulier établi en 1924, puis arrêté en 1925, regagne le terrain perdu dès 1928. Les voyageurs venant de l’Inde recommandent de prendre cette route. Beyrouth redevient la porte de Orient, et le passage entre Europe et Asie. La Syrie avait à la fin de 1927 environ 500 automobiles et 400 camions et tracteurs.
L’intérieur de l’Afrique s’ouvre aux itinéraires automobiles. L’Afrique Occidentale Française, presque dépourvue de bonnes routes encore en 1916, possède, en 1930, des routes accessibles en toute saison aux plus lourds camions, et 18.500 km sont praticables pour les poids lourds pendant la seule saison sèche. Elle importait 58 automobiles en 1917, 106 en 1926, et le portage a disparu.



Dans l’Afrique Equatoriale Française plusieurs milliers de kilomètres de routes sont en service et, en particulier, la route de Bangui à Douala (Cameroun), longue de 100 km, est achevée pendant l’été de 1928. Elle met Bangui à trente jours de Bordeaux. Engin rapide souple et robuste, l’automobile s’adapte à la traversée des déserts en 1922 et les raids de la “Croisière Noire” de Citroën faits par l’équipe Haardt-Ardouin-Dubreuil Estienne ont démontré que la question d’un matériel spécial ne se pose plus pour la traversée du Sahara. Ces pionniers ont ouvert la voie des voyages sahariens qui tendent à devenir normaux en 1926. Des commerçants algériens, partis en auto d’Alger et de Constantine les 15 et 20 novembre, ont atteint Bourem sur le Niger dès décembre. On sait maintenant qu’il existe un itinéraire transsaharien accessible et facile à aménager par Colomb-Béchar, l’oued Saoura, le Touat et Bourem, le long duquel un simple jalonnement suffira sur de longues sections. On entrevoit la liaison pratique par automobile de l’ Afrique du Nord avec le Soudan et pour certains experts l’existence de cette route automobile serait un argument contre l’entreprise si discutée d’un chemin de fer transsaharien.


II – La concurrence du rail et de la route.
Dans les pays neufs qui n’ont pas ou qui ont peu de chemins de fer, l’avènement de automobile n’a pas fait naître, de toute évidence, de concurrence entre le rail et la route. Partout ailleurs, partout où existait déjà un réseau ferré, cette lutte a éclaté. On peut dire qu’elle est universelle. On la retrouve dans tous les pays avec presque les mêmes caractères.
Exemples et formes de la concurrence.
En France, deux grandes sociétés de transports automobiles ont pris un remarquable développement : la « Société des Transports en commun de la Région Parisienne » (STCRP). et la « Société Générale des Transports Economiques Départementaux » (SGTD), filiale de la “Société des Transports Automobiles”. La première exploite, en 1928, 85 lignes d’autobus dont 20 hors de Paris avec un parc de 489 autobus. La seconde, fondée en 1919 exploite, avec 779 autobus, 444 lignes qui desservent quarante-quatre départements. Non seulement ses services prolongent le chemin de fer dans les pays de montagnes comme les Hautes-Pyrénées où ne pénètrent pas les chemins de fer, mais encore ils le doublent parfois quand il agit, comme dans l’Eure-et-Loir, de desservir des marchés agricoles fréquentés. Ils assurent non seulement des relations intérieures dans un même département, mais aussi des relations interdépartementales : par exemple entre Clermont-Ferrand et Nantes, ou entre Clermont-Ferrand et Belfort, ou entre Lyon et Toulouse, entre Rouen et Rennes, entre Arras et Saint-Quentin.




Cette concurrence de automobile se fait cruellement sentir sur les chemins de fer d’intérêt local qui, avec leurs horaires paradoxaux, leur pauvreté en trains et en matériel roulant, leurs frais élevés, font souvent figure de machines d’un autre âge. En 1929, par exemple, le Conseil Général du Lot-et-Garonne a décidé de ne maintenir ses chemins de fer départementaux que pour le trafic des marchandises, les voyageurs devant désormais prendre des autobus.
En Grande-Bretagne, le nombre de voitures en circulation est passé de 500.000, en 1919, à 618.000 en 1928. On considère que cette énorme augmentation est responsable de la diminution du trafic ferroviaire, et presque au même degré que la crise industrielle. Dès 1912, on attribue la diminution de près de 32 millions de voyageurs par rapport 1911 à la grève des mineurs, mais surtout au développement des transports par « motorbus ». En 1928, sur les quatre grands réseaux ferroviaires de la Grande-Bretagne, une diminution de £ 750.000 des recettes-voyageurs par rapport à 1927 est attribuée, pour une bonne part, à la concurrence de l’automobile. Un peu partout on signale la suppression de services ferroviaires en raison de cette concurrence : on peut citer, par exemple, en 1929, les services de la ligne de Forest of Dean et de la ligne de Habsworth à Southwold qui fonctionnait depuis 1879.

En Allemagne, les services d’autobus et de camions, qui ne dépendent pas des chemins de fer, ont exploité, en 1928, quelques 60 000 km de lignes, un chiffre qui dépasse de plusieurs milliers de kilomètres le réseau de la Deutsche Reichsbahn elle-même. Les deux sociétés les plus importantes, une de Berlin (« Kraftverkehr Deustchland »), l’autre de Dortmund (« Deutscher Kraftsverkehr ») ont transporté, en 1928 sur leur réseau de 12.700 km. près de 75 millions de voyageurs. A ces sociétés privées, il faut ajouter le service des postes (« Reichspost »), une importante entreprise de transports automobiles, et qui exploite 600 lignes avec 600 autobus et qui concurrence ainsi les chemins de fer de la Reichsbahn. Celle-ci renonce à construire de nouvelles lignes d’intérêt local et se propose, dans les régions montagneuses comme le Harz, de les remplacer par des services automobiles.
Partout, en Autriche, en Suède, en Suisse, on constate aussi, dans l’exploitation des chemins de fer, des déficits qu’il faut bien attribuer à la concurrence de l’automobile. Au Brésil le directeur du « Great Western Railway » dénonce, avec émotion, la concurrence de l’automobile. Il se réjouit que le chemin de fer ait pu reprendre, en 1928, les transports du sucre que les camions automobiles avaient détournés en 1926. Mais il déclare que le problème est bien plus grave encore que l’on ne se l’imagine, car tandis que les transports par chemin de fer paient un impôt à l’état, les entreprises de transport automobiles échappent à ces frais. Or dans un pays aussi vaste que le Brésil, ajoute-t-il, les voies ferrées étant indispensables pour la mise en valeur. Il importe de les protéger contre cette concurrence.
Au Venezuela, et dans l’Inde britannique, on entend les mêmes plaintes des chemins de fer contre les transporteurs automobiles. Dans son rapport pour 1927, le directeur des chemins de fer du Kenya et de l’Ouganda déclare qu’il faut examiner le problème de la concurrence de la route avant il n’ait pris le caractère inquiétant tel que l’on le voit dans les pays à ancienne civilisation. C’est aux Etats-Unis, certainement, que la rivalité de la route et du rail se montre la plus ardente et s’étend sur les plus larges espaces. Les compagnies de chemins de fer poussent des cris alarme et appellent au secours. La nécessité d’une politique fédérale modérant la réglementation des transports automobiles entre états s’impose de plus en plus, disent-elles. Si ces transporteurs continuent être autorisés à créer et exploiter des services automobiles quand et où il leur plaît, sans souci des services similaires déjà exploités par les chemins de fer, il serait au moins équitable que ceux-ci en soient prévenus ! Pour citer le seul exemple de la « New England Transportation » (filiale, il est vrai, d’une compagnie de chemin de fer) fondée en 1925, elle remplacé plusieurs lignes de chemin de fer supprimées, et elle a permis, sur autres lignes, de ne conserver que les trains express. Et, surtout, ce qui inquiète le plus les chemins de fer est le développement des services automobiles à grand rayon d’action : alors on pensait que leur concurrence ne pouvait exercer que sur de courtes distances.
Les avantages de l’automobile.
II faut se demander pourquoi l’automobile mène ses conquêtes aux dépens des chemins de fer. Sa grande supériorité est d’éviter les transbordements de marchandises. Elle ne réside ni dans la vitesse, qui est pour chacun des deux moyens de transport du même ordre de grandeur, ni dans le prix de revient par voyageur kilométrique ou par tonne kilométrique, lequel reste inférieur pour le train. Elle vient de ce que l’automobile permet le transport des marchandises de porte à porte, c’est-à-dire directement du domicile de l’expéditeur au domicile du destinataire. Au contraire, toute une série de manutentions s’impose avec le transport ferroviaire : il faut apporter les marchandises à la gare de départ, les charger dans le wagon, les décharger du wagon leur arrivée, puis les charger dans une voiture, puis il faudra encore les décharger. D’autres transbordements sont même nécessaires si ces marchandises ont pour destination un lieu placé sur une ligne embranchement.
Aussi l’usage de l’automobile se traduit par une grosse économie de frais et de temps, ainsi que par une diminution des risques d’avaries et des dépenses d’emballage. Cette économie se répercute nettement sur le prix de certaines denrées comme le lait, grâce à l’automobile : beaucoup d’envois de lait proviennent directement de la ferme, ou de l’entrepôt de distribution des grandes villes. Il est vrai que cette économie, très sensible pour les faibles distances, diminue à mesure que s’accroît la longueur du trajet. Quand la distance devient telle que les conducteurs de camions doivent coucher en route, les dépenses de l’automobile s’accroissent. De plus, les frais de manutention dans les gares, les frais résultant de l’immobilisation du matériel roulant, ceux des appareils servant aux manutentions, ceux de utilisation des quais et des voies de garage, voilà des frais qui grèvent lourdement le transport par chemin de fer. Pour de petites distances, ils diminuent rapidement et ils se répartissent sur un plus grand nombre de kilomètres. C’est sur une distance de 80 à 100 km que se place la limite au-delà de laquelle la route cesse être plus économique que le chemin de fer. Cet avantage de l’automobile limitée à un court rayon explique sa prépondérance dans le trafic suburbain.
Une autre supériorité de automobile vient de sa souplesse qui contraste avec la rigidité des horaires et des itinéraires de chemins de fer. Elle apparaît abord dans le transport des voyageurs qui possèdent leur voiture particulière. On pense, aux Etats-Unis, que la diminution de près d’un tiers observée au cours des cinq dernières années dans le nombre des voyageurs des trains provient presque uniquement de la concurrence des voitures particulières. On estime désormais qu’une distance trois fois et demie plus grande en auto qu’en chemin de fer est parcourue chaque année. Cependant il semble que l’usage de automobile trouve souvent une entrave dans la multiplication du nombre des voitures qui circulent et qui rendent les trajets en automobile peu agréables. Pour cette raison le chemin de fer voit lui revenir beaucoup de voyageurs en même temps que d’autres lui demeurent fidèles à cause de la difficulté qu’ils éprouvent trouver une place pour se garer dans les grandes agglomérations. Dans le transport des voyageurs en commun, l’automobile fait apprécier aussi ses qualités de souplesse grâce des horaires plus élastiques, des départs plus fréquents, des arrêts plus rapprochés, et le tout en des points plus commodes. Elle jouit d’une plus grande liberté dans les itinéraires. Elle peut, utilisant des raccourcis, assurer une vitesse plus grande que par le train surtout lorsque plusieurs changements de train s’imposent.



En montagne les trajets en autocar sont beaucoup plus courts et directs par rapport aux trajets par voies ferrées : ainsi de Vichy au Puy et aux gorges du Tarn, de Nice à Chamonix par Briançon en été par Grenoble en hiver, de Nice à Genève en autocar, voilà qui donne parfois l’illusion d’être en voiture particulière, car il permet aux voyageurs de monter et de descendre où et quand il leur plaît .
Nulle part ce charme de l’automobile est mieux apprécié que chez les peuples indigènes sevrés jusqu’ici de communications rapides et faciles. Il faut avoir vu, sur la place de Marrakech, de grand matin, les indigènes s’entasser dans les autocars en partance pour mesurer la révolution qui accomplit dans ces sociétés longtemps attardées et isolées, ceci grâce à l’utilisation de la nouvelle machine.

Pour les marchandises, nombreux sont les particuliers qui ont remplacé le chemin de fer par des camions et camionnettes. Combien d’usines et de grandes maisons de commerce font désormais leurs livraisons par leurs propres camions ! Chaque jour on en peut voir ces camions partir de Paris, pour la banlieue vers Mantes, Pontoise, Clermont, Senlis, Coulommiers, Melun… Les grands magasins de Paris ont chacun leur parc d’automobiles : les « Galeries Lafayette » desservent Rouen, Compiègne, Château-Thierry, Soissons, Amiens, Vernon, Chartres, Nogent-sur-Seine, Dreux… La même organisation fonctionne pour le « Louvre », le « Bon Marché », le « Printemps », la « Samaritaine », le « Bazar de l’Hôtel-de-Ville ». Certaines grandes épiceries comme « Potin et Damoy » atteignent Orléans, Troyes, Nancy…

Ces livraisons faites en camion ne représentent pas seulement une économie de temps : elles ont aussi pour but la publicité. La voiture qui porte le nom de sa firme la fait connaître le long des routes auprès de toute une clientèle possible. On peut, sur une camionnette, placer un livreur qui, promu au rôle de commissionnaire, ramassera les commandes. Tandis que le chemin de fer exige des emballages coûteux, la camionnette épargne cette dépense. Tous ces transports commerciaux par camions et camionnettes atteignent un très gros chiffre de tonnage. Il faut considérer ce tonnage comme perdu par le rail.
Répondant aux plaintes que les compagnies de chemin de fer formulaient devant le Parlement britannique contre la concurrence de l’automobile, la « Fédération nationale des agents de transport sur routes » déclarait qu’aucune loi ne pourrait ramener ce trafic aux gares car 80% du trafic des marchandises, qui échappe aux chemins de fer du fait de l’automobile, sont transportés par les commerçants et les industriels sur leurs propres véhicules.
La souplesse de automobile donne aussi des avantages aux services publics de transports de marchandises. Les camions se prêtent beaucoup mieux que les wagons d’un train au transport des marchandises fragmentées. La véritable utilisation d’un train consiste à composer le convoi avec le maximum de wagons entièrement chargés, et parcourant une longue distance sans rompre la charge. Au contraire, le transport de wagons à demi chargés sur de faibles distances fait travailler le chemin de fer à perte. Les chemins de fer auraient souvent intérêt à abandonner à l’automobile ce genre de trafic pour utiliser leur matériel dans des conditions de meilleur rendement et de façon à pouvoir intensifier leur trafic longue distance après avoir dégagé leurs têtes de lignes trop souvent encombrées par des marchandises destinées des points rapprochés.
En outre le camion convient beaucoup mieux au transport des denrées périssables telles que le lait, le beurre, les légumes les œufs, les fleurs, les animaux vivants, etc… En Hollande, des services de camions s’occupent exclusivement de transporter le poisson entre Ijmuiden et les grandes villes comme la Haye, Amsterdam et Rotterdam. En Afrique du Sud, un service automobile fut établi en 1926 entre Müden et Greytown pour le transport des citrons.
Enfin c’est sa souplesse sa liberté illimitée de mouvement qui a donné à l’automobile les montagnes comme domaine propre. En montagne, le chemin de fer ne circule qu’à grands frais : les dépenses d’installation et d’exploitation sont fort élevées à cause des rampes et souvent à cause de la situation écartée des gares par rapport aux villes. On peut dire que les circuits d’été, qui sillonnent les montagnes, les ont ouvertes à la circulation générale en des lieux presque inaccessibles jadis. D’aucuns prétendent que automobile jouit d’avantages qu’ elle ne doit pas à ses mérites propres, et lui reprochent d’échapper à certaines charges qui pèsent sur les transports ferroviaires. Les experts débattent encore de ce procès. Cependant il demeure très significatif que, dans presque tous les pays, les chemins de fer ont cessé d’engager des polémiques contre l’automobile à ce propos. Ils ont renoncé à leur prétention de faire interdire partout la création des services d’automobiles qui pourraient leur faire concurrence. Ils ont sagement préféré entreprendre contre l’automobile une lutte commerciale.
La lutte commerciale du rail et de la route.
Parmi les armes employées par les chemins de fer pour combattre la concurrence de la route nous trouvons, dans tous les pays, la réduction des prix de transport sur les faibles parcours et la multiplication des commodités sur les petits trajets. Ces mesures sont des armes directes puisque c’est pour les courtes distances que s’exerce essentiellement la supériorité de l’automobile.
Au Danemark, les chemins de fer ont abaissé le prix des billets aller et retour sur des distances maximales de 60 km, et augmenté la durée de leur validité. Pour les marchandises, les tarifs applicables aux grandes expéditions de 500 kg et au-dessus ont été réduits de 10% pour les distances inférieures à 125 km, tandis que de petites stations et de simples haltes ont été ouvertes à l’expédition des marchandises, et même des animaux sur pied. Les services de prise et de livraison des marchandises à domicile se multiplient dans les campagnes.
En Suisse on a, de même, développé des services de distribution même pour d’assez grandes distances des gares.
En Egypte, les chemins de fer ont réduit le prix du billet entre Alexandrie et un de ses faubourgs, celui-ci étant éloigné de telle manière que ce prix reste très inférieur au prix demandé par les services automobiles qui font ce trajet. Ainsi ils offrent des prix très bas pour les parcours de 30 km et augmentent le poids des bagages que les voyageurs de 3e classe peuvent prendre avec eux dans les compartiments.
En Grande-Bretagne le prix des billets aller et retour ne dépassent pas, dans certains, cas celui des billets simples, tandis que certains billets de week-end offrent des avantages extraordinaires. Aussi quelques services d’automobiles ont-ils durement pâti de ces mesures qui ont ramené aux chemins de fer un grand nombre de leurs anciens clients.
Malgré tout, il apparaît que les transports à petite distance sont perdus désormais pour les chemins de fer. Il n’en est pas de même pour le trafic longue distance. Les chemins de fer s’efforcent de le conserver et réussissent à force d’ingéniosité. Pour les voyageurs, il y a les billets aller et retour de 33 jours et les billets de famille. Pour les marchandises, il y a la création de « prix fermes », c’est-à-dire de prix globaux forfaitaires qui varient selon l’importance des transports à effectuer. Il aurait peut-être aussi fallu abandonner à l’automobile des colis de détail qui permettrait aux chemins de fer de mieux organiser le transport des marchandises : une des mesures les plus curieuses et, si on peut dire les plus humiliantes pour l’automobile, est l’établissement de tarifs spéciaux pour le transport à grande vitesse des automobiles accompagnées. Beaucoup de voyageurs, ayant déjà fait plusieurs fois en automobile par exemple le trajet de Paris à Biarritz, se soucient peu de le recommencer : lors de chaque période de vacances, ils préfèrent prendre le train et ils lui confient leur voiture, munis d’un billet Paris-Biarritz. Ils peuvent ainsi emmener avec eux, et à des prix modérés, leur automobile. On retrouve cette combinaison sur d’autres réseaux français

Elle existe aussi en Afrique du Sud où les chemins de fer viennent d’établir un tarif réduit pour le transport des autos de tourisme, sous réserve que expéditeur soit bien le propriétaire de la voiture et que le lieu de destination soit au moins 300 milles du point embarquement. Cette lutte des chemins de fer contre l’automobile ne paraît pas susceptible de s’étendre indéfiniment. Il ne peut être question pour chacun des deux modes de transport de ruiner l’autre. Il s’agit plutôt, pour les chemins de fer, de coopérer avec l’automobile et de fonctionner en liaison avec elle : ainsi, jadis, le roulage et le rail sont vite devenus des associés.
III – La coopération du rail et de la route.
Le rail et la route possédant chacun leurs avantages propres, il faut savoir les combiner de manière à les exploiter pour une utilité commune. Aussi les chemins de fer, convaincus que leur propre fonction peut se concilier heureusement avec l’aide de automobile, cherchent-ils à canaliser sa concurrence et lui demandent sa collaboration. Pour réaliser cette collaboration, certains réseaux créent eux-mêmes des services automobiles : c’est le cas en Allemagne, en Amérique, en Australie, par exemple. Ailleurs, la solution consiste à associer financièrement les entreprises ferroviaires et les entreprises automobiles, et les compagnies de chemins de fer prennent, par exemple, des participations de capital dans les sociétés de transports automobiles, ou leur consentent des prêts.
Mais peu importe notre point de vue sur les combinaisons financières qui permettent la collaboration. Ce qui intéresse la géographie économique, ce sont les services que chaque associé fournit à l’association. Dans cette coopération, les lignes de transports automobiles sont les affluents et les prolongements des chemins de fer qui en vont loin des gares pour drainer les voyageurs et les marchandises et les amènent la voie ferrée et inversement. Elles prolongent vers les localités les plus éloignées le trafic que leur livre la voie ferrée.
C’est ainsi ce qu’exprime clairement l’administration des « Chemins de fer de l’Etat français » : « l’automobile permettra, pour les colis de messageries, d’organiser, dans les localités intéressantes situées dans le rayon action des gares avec nos correspondants habituels, la collecte ou la distribution des colis au domicile même des expéditeurs ou des destinataires tout en ramenant ces colis ». La voie ferrée est mieux qualifiée que l’automobile pour le transport sur les grandes et moyennes distances. Chaque jour, nous voyons s’élargir cette formule de liaison entre les deux moyens de transport. De cette évolution il est bon de choisir quelques exemples en France et à l’étranger.
Les exemples en France.
Les compagnies de chemins de fer françaises ont, les unes après les autres, mis en pratique l’idée de la collaboration entre le rail et la route. Elles ont créé chacune une société auxiliaire de transports laquelle organise et exploite un réseau de lignes automobiles qui fonctionne en liaison avec le réseau ferré. Successivement elles ont été fondées par la « Compagnie du Midi » en 1928, puis par les « Chemins de fer de l’Etat », par la « Compagnie de l’Est », par les « Chemins de fer de l’Alsace-Lorraine », la par la « Compagnie du Nord ».
Afin établir une liaison directe et rapide entre la Bretagne et la Normandie, le réseau de l’Etat organisa, à partir du 15 octobre 1928, un service automobile entre Rennes et Caen avec des arrêts à Saint-Aubin-du-Cormier, Fougères, Louvigné, Saint-Hilaire-du-Harcouët, Mortain, Sourdeval, Vire et Villers-Bocage, Rennes et Caen, et ce service correspond avec un train express. La même année, des services de même genre ont été créés entre Falaise, Condé-sur-Noireau et Fiers, entre Chartres et Versailles, ceci par toute une série de communes éloignées du chemin de fer
On pourrait citer bien autres exemples de pareilles combinaisons à une époque où le rail et la route vivaient encore en paix. Les compagnies de chemins de fer furent les premières à organiser des services d’autocars touristiques afin de faire connaître aux touristes les régions écartées du rail, tout en développant des services routiers en correspondance avec les horaires de leurs trains. Les réseaux de l’Etat et du Nord en ont établi toute une série dont les itinéraires rayonnent autour de Paris. Les réseaux de Est et d’Alsace-Lorraine exploitent les leurs. Le réseau du « PLM » possède les plus anciens services d’autocars et les plus étendus, dont la longueur de 11.000 km dépasse la longueur de ses voies ferrées. Ces services « PLM » ont transporté en 1928 pas moins de 280.000 voyageurs, et on connaît la fameuse « Route des Alpes » via Nice, ouverte en 1919. Les services autocars du réseau du PO, circulant sur 346 km, ont accueilli 67.000 voyageurs en 1928. Ceux du Midi, sur 615 km. comprennent parmi leurs beaux itinéraires la route des Pyrénées en six étapes, de Biarritz à Cerbère sur 870 km. et la route de Carcassonne à Millau sur 238 km. En 1928 la longueur totale des lignes d’autocars exploitées par les réseaux français atteint 24.054 km. est-à-dire plus de la moitié de la longueur du réseau ferré national. Le total des parcours atteint 301 000 km.






Les exemples à l’étranger.
En Grande-Bretagne, c’ est le « Great Western » qui pose, dès 1903, le principe des services automobiles considérés comme affluents des voies ferrées. Depuis cette époque, les applications se sont multipliées En 1929 cette compagnie exploite 113 services de camions reliant ses gares aux districts ruraux, et elle a installé des ateliers de réparations pour automobiles dans six grandes villes dont Bristol, Birmingham ,et Birkenhead, sans compter 70 postes de ravitaillement en essence. Une autre compagnie, le « Southern Railway », vient de créer, dans plusieurs villes comme Horsham, Maidstone, Guilford et Andover Junction, un centre de délivrance et de ramassage des denrées et des marchandises qui doit fonctionner autour de chaque centre dans les campagnes, sur un rayon de 10 miles. Dans sa ferme même, le fermier recevra directement ses engrais, sa farine, ses semences, ses machines, et il expédiera directement ses produits de ferme en économisant ainsi ses chevaux et ses hommes pour travailler la terre.

Les services de transports routiers exploités par des compagnies de chemins de fer entre les centres industriels et les villes et les campagnes se comptent par centaines. Partout, dans l’ancien monde et dans le nouveau, on pourrait multiplier les exemples de cette utilisation de l’automobile pratiquée par les chemins de fer pour attirer le trafic vers leurs lignes et le retenir, que ce soit en Allemagne, Autriche, Suisse, Australie, Afrique du Sud.
Mais nulle part cette association des deux moyens de transport est mieux aménagée qu’aux Etats-Unis. Depuis 1927, il existe à l’intérieur de l’ « American Railway Association » une « Motor Transport Division » chargée étudier et de régler les questions qui se posent pour les chemins de fer en matière de transports automobiles. En 1928 les compagnies de chemins de fer exploitaient 14.805 miles de lignes automobiles pour voyageurs, ainsi que 521 miles de lignes pour marchandises. Ces services automobiles ont permis de supprimer des trains de voyageurs peu fréquentés et des trains de marchandises peu chargés. En remplaçant des trains intérêt local par des camions le Baltimore and Ohio RR réalise une économie mensuelle de 400 dollars. En substituant des autocars à certains trains de voyageurs, un réseau de Ouest américain réduit son parcours annuel de 137.110 « trains-miles » et réalise une économie de 72.420 dollars. En dix mois d’exploitation, de mai 1927 à mars 1928, un réseau de l’Est américain a pu constater que ses services automobiles lui coûtaient 55% de moins que les trains desservant les mêmes parcours. Actuellement le « Pennsylvania Railway » est probablement la compagnie la plus avancée dans cette collaboration entre le rail et la route : elle possède des participations dans le capital de nombreuses entreprises de transports automobiles, et elle dirige plusieurs de ces entreprises pour son propre compte. C’est ainsi que le parcours Philadelphie-Pittsburg revient à moins de 1000 dollars par route au lieu de 1258 dollars par fer et les arrêts se font autant que possible aux gares de chemin de fer, tandis que les billets de chemin de fer sont valables pour les parcours en autocars, et on établit des horaires permettant aux voyageurs d’être transportés le jour en autocar et la nuit dans le train qui leur offre plus de confort.
IV – Le domaine du rail et le domaine de la route.
A quelque degré que l’on ait poussé la collaboration du rail et de la route, il ne faut pas espérer qu’elle puisse s’étendre à tout le trafic d’un pays : elle prend fin dès que la force des choses impose un usage exclusif de l’un ou de l’autre moyen de transport. On reconnaît universellement que automobile triomphe sur les faibles parcours, et on a cherché en Angleterre comment déterminer la limite où cesse cet avantage : sur une distance de 32 km. les transports par automobiles coûtent environ 55% moins cher que les transports par rail. Mais cette différence diminue graduellement avec les distances : à partir de 128 km, l’avantage passe au chemin de fer. A partir de 250 km cet avantage atteint 28%, et à partir de 427 km c’est 42%. En bonne pratique, pour obtenir une rémunération suffisante, les transports automobiles, avec un chargement moyen de marchandises, ne dépassent guère actuellement un rayon de 70 miles (112 km.) soit 140 miles (224 km) aller et retour : c’est un bon maximum de rendement et avec un véhicule pour une journée.
C’est ce qu’expriment, sous une autre forme, des études faites dans l’Ohio aux USA. Elles ont constaté que 84,5% du trafic total convoyé par fer et par route entre Columbia et les 34 villes importantes de l’Ohio vont automatiquement dans un rayon de moins de 20 milles. Entre 20 et 399 miles la proportion chute à 54,7%, et elle tombe 32% entre 40 et 599 miles, et à 24,2% entre 60 et 999 milles. Au-dessus de 100 miles elle devient négligeable.
On a démontré aussi en Allemagne que l’avantage du tarif par camion diminue à mesure que la distance s’accroît. Pour les longues distances et pour les lourdes charges l’automobile ne peut donc pas faire une concurrence avec chemin de fer. Pour transporter les 700 tonnes de marchandises que transporte un train ordinaire il faudrait 140 camions transportant chacun environ 5 tonnes. Pour cette raison les chemins de fer restent ,par exemple aux Etats-Unis, sans concurrence possible pour les transporteurs de marchandises sur de longs parcours Selon une évaluation de Ch. Markham, président de « Illinois Central RR », tandis que les automobiles ont, en 1927, transporté 135 milliards de « voyageurs-miles » et 12 milliards de « tonnes-miles », les chemins de fer ont transporté 35 milliards de « voyageurs-miles » et 390 milliards de « tonnes-miles ».

Mais il serait imprudent établir une loi trop rigide et de croire en un partage quasi schématique entre les petites distances pour l’automobile les grandes distances pour le chemin de fer. Car déjà l’automobile enregistre des succès sur les longs parcours. On pensait, aux Etats-Unis, que sur les longs parcours, l’automobile était incapable d’opérer une capture de trafic aux dépens des chemins de fer. Or voici qu’elle se pose en conquérante pour le transport des voyageurs en commun à grande distance. On voit maintenant, de façon courante, des autocars bondés de voyageurs partir pour des trajets de 800 km. et on constate parfois que, sur ces lignes, plus de la moitié des voyageurs circulent de bout en bout. Une entreprise de Ouest exploite un énorme service le long de la côte du Pacifique entre Vancouver, Seattle, Portland, San Francisco et Los Angeles, ainsi qu’une ligne de San Francisco et de Los Angeles à Salt Lake City et une autre entre Kansas City et Saint-Louis. Dans l’Est des Etats-Unis des services d’autocars relient entre elles presque toutes les grandes cités. Les Américains ont mis en service des autocars avec couchettes. Ce sont des voitures du type appelé « Nitecoach » construites par une firme de Los Angeles : elles sont longues de 10,30 m, larges de 4m, et contenant 26 couchettes avec installation de lavabos et une cuisine disposée à l’avant de la voiture sous le siège du chauffeur. Enfin une idée a été lancée sous la forme d’une fusion entre plusieurs entreprises de transports automobiles et de la création un grand organisme qui exploiterait un réseau national de lignes automobiles et assurerait des services transcontinentaux. L’exécution du programme d’un réseau fédéral de chaussées grand trafic va permettre sans doute de réaliser ces projets. La revue « Railway Age » considère que ces transports routiers à longue distance ont de grandes chances à l’avenir pour une raison spécifiquement américaine : avec leurs tarifs bas et leur faible vitesse, ils susciteront l’apparition d’une basse classe de voyageurs correspondant notre troisième classe européenne et à nos trains omnibus. Aux wagons (=voitures) des trains de jour correspondrait une seconde classe plus chère et plus rapide. Enfin, au sommet de cette hiérarchie nouvelle, viendrait le sleeping-car des trains de nuit, constituant le mode de transport le plus confortable et le plus rapide, mais le plus coûteux.

Mais l’extension des services automobiles à longue distance gagne aussi les transports de marchandises. Tout récemment on a fondé la « French Lick Indiana », une société coopérative pour le transport des marchandises à longue distance embrassant une zone action de dix-sept Etats, et utilisant des camions sous la forme d’un modèle spécial qui comporte une couchette disposée sous le siège du chauffeur. Cette couchette permet aux deux conducteurs de se reposer à tour de rôle, de sorte qu’il est pas nécessaire d’interrompre le service pendant la nuit. Réalisant la formule « door to door » (de porte à porte), c’est-à-dire le transport direct du domicile de expéditeur au domicile du destinataire en évitant les transbordements, ces innovations créent une concurrence certaine face aux chemins de fer.


En France, nous constatons le même effort pour rendre économique le transport des marchandises par camions sur de longs trajets. Il existe actuellement trois services automobiles quotidiens fonctionnant sur de longs parcours : Paris-Brest avec 600 km en 16 heures contre 48 heures par le train, Paris-Nancy-Metz-Verdun-Sarrebruck et Strasbourg en 20 heures et demie, et un Paris-Marseille qui marche depuis le début de l’hiver 1928-1929 : tous les jours part de Paris à 17 heures un camion de 5000 kg qui arrive Marseille le lendemain à 16 heures, et la marchandise est entièrement distribuée 17 heures. Inversement, part de Marseille un camion qui le lendemain terminé ses distributions dans Paris avec les mêmes horaires. Les marchandises transportées sont les articles habituels du régime dit de la « Grande Vitesse » des chemins de fer : elles paient sur des tarifs de base qui sont ceux de cette “Grande Vitesse”. Durant le rude hiver de 1928-1929, ces camions ont pu, malgré la neige et le verglas, couvrir en 24 heures leur parcours de 830 km. On prévoit que par un type nouveau de camions on pourra réduire à 18 heures la durée du trajet. Cependant malgré les tarifs et malgré la brièveté des délais de transport, le tonnage du service Paris-Marseille n’a pas dépassé 2000 en une année. Il est sans doute encore prématuré d’affirmer que l’automobile devient une rivale du chemin de fer, même pour les transports de marchandises longue distance.

En somme, la limite entre le domaine de l’automobile et le domaine du chemin de fer ne peut pas être fixée. Il est bien difficile de la déterminer actuellement. Nous sommes en pleine période d’effervescence où chaque mode de transport cherche à se perfectionner et à mettre en valeur ses avantages propres. Pour chaque trafic, dit Mr Guillemont, il existe un moyen de transport qui est le mieux approprié et il est avantageux pour tous, que ce soit celui-ci ou celui-là qui soit le plus employé. Nous en sommes pas encore au point où l’on puisse établir ce partage. Des faits observés, il résulte que le chemin de fer pourra de moins en moins lutter contre l’automobile sur les faibles parcours, mais il reprend ses avantages sur les longs parcours. Cependant, même sur les longs parcours, des cas de concurrence apparaissent. Dès lors, pour consolider leur trafic à longue distance, il semble que les chemins de fer seront amenés développer la dégression des tarifs et l’emploi des prix fermes, à diminuer les arrêts pour accélérer leurs services, à grouper les marchandises pour former des trains complets allant de bout en bout sans transiter et sur de longues distances, et peut-être abandonner à l’automobile le trafic-voyageurs et même celui des messageries courte distance, de manière à desservir surtout le transport des marchandises lourdes à longue distance.
Albert DEMANGEON.


Merci cher Clive pour cet article très intéressant. Les photos que vous avez choisies pour l’illustrer sont un régal !