Trois fois l’ “Orient-Express” : voici le train ayant le plus long parcours du monde. C’est ce que Georges Nagelmackers, fondateur de la brillante Compagnie Internationale des Wagons-Lits (CIWL) a voulu créer. Cela aurait été le service ferroviaire le plus long du monde, reliant Lisbonne à Vladivostok, que cet homme exceptionnel pensait d’abord concrétiser avec un seul train qui se serait appelé “Nord & Sud-Express”. Mais il fallut bien se rendre à l’évidence des impossibilités techniques, et, desservi par trois trains prestigieux qui vont se relayer sur un parcours avoisinant 10.150 km, ce projet est réalisé, mais de faire rouler ces trois trains, surtout pour la partie russe du trajet, fut une très difficile gageure. Le grand train Lisbonne-Madrid-Paris-Berlin-Varsovie-St-Pétersbourg-Moscou-Vladivostok, traversant toute l’Europe en diagonale, puis l’Asie en longueur, reliant le Portugal à la Russie, et dont rêve Georges Nagelmackers, n’a jamais existé.


Le “Sud-Express” épargne les tempêtes.
Le 21 octobre 1887, le “Sud-Express” fait son premier trajet et rattache la péninsule ibérique au continent, et en partant de Londres ou de Paris-Austerlitz. A partir de 1901 le “Sud-Express”, coté français, est doté de voitures-salons sur bogies, identiques d’ailleurs à celles du “Trouville-Express” et du “Savoie-Express”. Longues de 19,74 m et pesant 37,8 tonnes, ces voitures sont éclairées à l’électricité et chauffées par thermosiphon à vapeur. Elles sont superbes avec leur livrée marron et crème à filets jaunes.
En 1919 le “Sud-Express” circule à nouveau après la Première Guerre mondiale, toujours avec des voitures-salons du coté français, et sur le coté espagnol le parcours est limité à Madrid avec des voitures-lits sur bogies. L’Europe panse ses plaies et la Compagnie Internationale des Wagons-lits remet en service ses grands trains de luxe. Le réseau français du Chemin de fer de Paris à Orléans et celui du Midi demandent à la Compagnie Internationale des Wagons-lits de retirer les anciennes voitures encore en service, et qui ne correspondent plus aux exigences d’une clientèle d’hommes d’affaires et de touristes fortunés, et les deux réseaux français proposent même à la CIWL de financer de nouvelles voitures. La CIWL refuse, diplomatiquement, cette solution qui serait quelque peu vexante pour elle et assure que de nouvelles voitures sont à l’étude pour ce train prestigieux. Les anciennes voitures continuent donc leur carrière provisoirement.
Mais en 1926, effectivement, les nouvelles et magnifiques voitures-salons spéciales “Sud-Express” sont en service, offrant un confort maximal, mais son âge d’or durera quelques années seulement: la Seconde Guerre mondiale y mettra rapidement fin. Avec le « Sud », comme l’appelaient les habitués, c’est tout un art de vivre qui disparaît, tué par l’avion. Le “Sud-Express” relie Londres à Lisbonne trois fois par semaine. On pourrait penser que ce train est destiné aux touristes et aux hommes d’affaires allant de Londres ou de Paris dans la péninsule ibérique: c’est certainement le cas. Mais ce train a aussi un autre rôle qui est primordial et qui est présenté comme tel: faire gagner du temps pour les voyageurs se rendant en Amérique du Sud (Rio-de-Janeiro, ou Montevideo, ou encore Buenos-Ayres) ou au Cap, ou à Madère. Le gain de temps ? Pas moins de 4 jours de navigation, et, surtout, autant d’épreuves épargnées ! En effet on évite le redoutable Golfe de Gascogne et ses interminables tempêtes.
A la fin des années 1920, les voitures, qui seront bientôt bleues et crème, sont, en outre, remorquées en traction électrique par des 2D2 qui font de ce train l’un des plus rapides d’Europe. En 1932, aussi, la 2e classe est introduite dans le “Sud-Express” dont la composition est réduite à seulement 3 voitures et 2 fourgons : la fréquentation des trains de luxe est en baisse. En 1939 la durée du trajet Paris-Madrid est de 21h 34 mn. Au lendemain de la guerre, le train sera une longue rame de voitures classiques de la SNCF, rehaussée de deux voitures CIWL seulement : la clientèle de luxe prend l’avion désormais.
Le 8 Octobre 1945 le “Sud-Express” circule à nouveau et jusqu’à Lisbonne, mais « en raison de la fermeture de la frontière espagnole, les voyageurs doivent effectuer le trajet Hendaye-Irun par leurs propres moyens » (Revue Générale des Chemins de fer, Octobre 1946). Le matériel est toujours celui d’avant-guerre – du moins, celui qui a échappé aux destructions. Mais ce matériel, dont l’intérieur est somptueux, a ses jours comptés, le Sud-Express perdant peu à peu ses voyageurs séduits par l’avion. Aujourd’hui tout ce matériel roulant si attachant a disparu, et le TGV plus les trains directs de nuit, ont apporté leur rapidité et leur efficacité. Mais, donnée historique persistante, le problème des différences d’écartement n’est pas résolu.


Les somptueuses voitures de 1926.
Revenons à ces magnifiques voitures de 1926. Elles sont composées de deux séries. La série 2737 à 2748 comprend des voitures à 18 places (avec cuisine) ou à 24 places dont la disposition intérieure offre des petits salons de 4 places et des coupés de deux places, et une grande salle. La série 2839 à 2841, avec trois voitures complémentaires, offre initialement un restaurant de 24 places et un salon de 8 places, puis sont transformées en 20 places + cuisine avec salon de 12 places. Ces trois voitures feront une longue carrière comme voitures-restaurant SNCF jusque durant les années 1960.
En 1922 le chef de brigade Louther de la voiture-restaurant du Sud-Express est pris d’une extinction de voix et ne peut inviter d’une voix sonore les voyageurs à se rendre à table en parcourant, selon la tradition, les couloirs de l’ensemble des voitures. Il a l’idée de prendre, sur une table, une des petites sonnettes proposées aux clients pour appeler les serveurs, et il parcourt le train en agitant cette sonnette. Les voyageurs, habitués du wagon-restaurant, reconnaissent bien le son, et comme chien conditionné de Pavlov, salivent au signal sonore annonçant le repas… La direction de la CIWL trouve l’idée excellente et, par une circulaire du 11 décembre 1922, prescrit l’usage de la sonnette pour annoncer les repas dans les trains.


La même vérité de chaque coté des Pyrénées, si possible.
Pour l’Espagne, le rêve de Nagelmackers se heurte à quelques réalités techniques et économiques. Isolée de l’Europe par les Pyrénées que des lignes peu rapides traversent ou contournent, l’Espagne aussi est tout aussi isolée par son écartement de 1688 mm qui est plus large que l’écartement européen dit normal, comme nous l’avons vu. C’est un handicap qui demande des changements de trains aux frontières, ou imposera des systèmes d’essieux à écartement variable qui, à l’époque, n’existent pas encore.
En revanche, la situation espagnole offre un avantage que la CIWL saura exploiter avec bonheur. Il est certain que Gorges Nagelmackers, lorsqu’il crée en 1876, la CIWL a trouvé son inspiration dans le confort des trains américains et dans le constat du manque total de confort des trains européens de l’époque. Au concept américain de voiture-lits à dortoir collectif il préfère celui du compartiment à un ou deux voyageurs, mais aussi et surtout, il ajoute la voiture-restaurant pour former un ensemble hôtelier complet avec prise en charge intégrale des voyageurs pendant les longs trajets internationaux. Il crée la notion même de train de luxe en combinant voitures-lits, voitures-restaurants et voitures-salons et offre un confort inspiré par celui des transatlantiques de la Cunard Line.
Le gabarit ferroviaire normal en voie de 1435 mm est très restreint pour installer des « palaces » roulants avec seulement 4,28 m en hauteur totale, châssis et roues compris, et seulement 3 m environ en largeur maximale à l’époque, ceci sur un écartement pratiqué sur la plupart des réseaux du monde entier. Du coté espagnol, cependant, le gabarit, plus généreux grâce à un écartement de 1688 mm, donc plus important que l’écartement normal, permettra de mieux réaliser le rêve de Nagelmackers. L’espace est un luxe apprécié que seul le gabarit espagnol permet.
Les bienfaits du gabarit espagnol, malgré tout.
La train « Sud-Express », à la fin du XIXe siècle, se compose de matériel circulant sur les rails français en écartement normal entre Paris et Irun, d’une part, et, d’autre part, de matériel circulant sur les voies espagnoles larges entre Irun et Madrid et Lisbonne. En effet la différence entre les écartements des voies, et l’absence, à l’époque, d’essieux à écartement variable, oblige les voyageurs à changer de train à la frontière. Le matériel CIWL spécial pour l’Espagne est construit à partir de 1880, et il est d’une largeur de 3,25m contre 2,85m pour le matériel classique à voie normale. Il est sur trois essieux.
Cette plus grande largeur permet d’établir des couloirs latéraux plus larges dans les voitures-lits et d’y disposer des fauteuils qui, la nuit, se déployaient en couchettes, ce qui permettait d’augmenter la capacité de transport en voyageurs de la voiture. La largeur du couloir était telle que, de nuit comme de jour, les fauteuils laissaient encore un large passage pour la circulation des voyageurs dans le train. Georges Nagelmackers, sur ce point, est donc gagnant et réalise ce qui nous décrivons dans l’article consacré à l’espace dans les trains de la CIWL : “L’Orient-Express et les trains de la CIWL: la vraie classe c’est l’espace.”



Le “Nord-Express”, un train moins facile à créer et à faire rouler.
Le “Nord-Express” est le train qui, en direction de la Russie, prolonge le “Sud-Express” à partir de Paris-Nord, demandant un difficile parcours du combattant en fiacre puis en taxi entre les gares d’Austerlitz et du Nord. Ce train jusqu’à Saint-Pétersbourg à sa création qui a lieu en 1896, et plus tard jusqu’à Moscou et les pays scandinaves. Avant la Première Guerre mondiale, il est considéré comme le train le plus luxueux de son époque, faisant même de l’ombre à l’ “Orient-Express” et au “Sud-Express”.
Georges Nagelmackers, nous l’avons vu précédemment, voulait mettre en service un train de luxe unique entre Lisbonne et Saint-Pétersbourg, dit “Nord & Sud-Express”, mais les difficultés techniques liées à l’écartement des voies et d’autres incompatibilités imposent un “Sud-Express” de Lisbonne à Paris, et un “Nord-Express” de Paris à la capitale impériale russe suivant un itinéraire Paris-Bruxelles-Cologne-Hanovre-Berlin-Königsberg-Dünaburg-Saint-Pétersbourg.
Du fait des écartements de 1435 mm en Europe et de 1524 mm en Russie, les voyageurs doivent souffrir d’un transbordement, dans le sens Paris-Saint-Pétersbourg, qui se produit dans la gare de Eydtkuhnen en Prusse-Orientale, et dans le sens Saint-Pétersbourg-Paris, dans celle de Wirballen. Ce sont deux gares-frontières situées de chaque côté de la rivière Lipovka. Le train dessert neuf villes prussiennes et, via Ostende, le voyageur pouvait rejoindre Londres par la “Malle de Douvres”.
Au début de l’existence du service, la fréquence est d’une fois par semaine, puis deux fois dès l’automne 1897, et elle devient quotidienne à partir de 1899. La composition du train est de quatre wagons-lits, un wagon-restaurant, et de deux fourgons (un à chaque extrémité), ceci étant bien dans la tradition CIWL. Le voyage dure 52 heures entre Paris et Saint-Pétersbourg. La gare de Dünaburg permet, jusqu’en 1914, de faire la connexion avec le “Transsibérien-Express” de la CIWL pour un voyage jusqu’en Chine.






La décadence du “Nord-Express”.
Après la révolution bolchévique russe, le train est limité à Varsovie. Après la Seconde Guerre mondiale, le rideau de fer a mis ferme définitivement tout espoir de faire rouler normalement ce train de luxe. Les services ouest-est sont désormais assurés par des trains ordinaires au confort et aux vitesses peu satisfaisants.
Après la Seconde Guerre mondiale aussi, le train comporte des voitures-lits directes Paris-Stockholm et Paris-Oslo. À partir des années 1960, des voitures-lits directes soviétiques assurent la première liaison directe Paris-Moscou, avec changement de bogies à la frontière russo-polonaise de Brest. Le succès de cette relation directe aboutit à la création d’un “Est-Ouest-Express”. L’été, dédoublant le “Nord-Express”, le “Gallia Express” relie Paris à Copenhague, sous la forme d’un train-autos-couchettes. Limité ensuite au parcours Paris-Hambourg-Copenhague, composé d’un matériel désormais considéré comme obsolète, soumis à la concurrence aérienne, le “Nord-Express” est modernisé une dernière fois en 1973.


Le train est finalement supprimé en 1986 et remplacé, mais uniquement en été, par un nouveau train, le “Viking-Express”, prolongé vers Stockholm. En hiver, une voiture-lits assure le service Paris-Copenhague, aux côtés d’une autre voiture-lits Paris-Moscou à l’année, toutes deux accrochées au TEE “Molière” de Paris à Cologne. Peu brillante, peu commode, cette disposition assure le maintien permanent des relations France-Scandinavie et France-Russie appréciée par des jeunes voyageurs ayant une carte de réduction. Toutefois, à partir de 1993, ces services disparaissent, faute de succès.
Le trajet direct Paris–Moscou est assuré depuis 2019 par le « Moscou Express », tandis qu’un train de nuit Paris–Hambourg assure une correspondance quai-à-quai avec l’ICE ou l’EC Hambourg – Copenhague mais qui est supprimé en 2014. Aujourd’hui, le voyage s’effectue à grande vitesse dans la journée, par correspondances entre le “Thalys” et un “ICE” à Cologne puis à Hambourg.
Le “Transsibérien-Express” de la CIWL.
Nous passons au troisième volet de cette grande aventure. Du côté russe, les choses seront encore moins faciles pour Georges Nagelmackers et la CIWL. En 1905 la ligne dite du “Transsibérien” est en service, régulièrement, sur toute la distance Moscou – Vladivostok et la Compagnie Internationale des Wagons-Lits peut assurer une circulation hebdomadaire de ses voitures qui forment, alors, le plus confortable des hôtels roulants du monde, mais concurrencé par les trains russes partant de St-Pétersbourg et rejoignant eux aussi Vladivostok pour un prix moindre.
En 1910, il y a trois trains par semaine entre Moscou et Vladivostok, si l’on compte à la fois deux trains transsibériens russes et un « Transsibérien-Express » de la CIWL, ce dernier étant le plus confortable et comportant quatre voitures offrant des places 1re et 2e classes pour 82 voyageurs. Il offre un meilleur service, de la salle de bains du fourgon jusqu’au bar où l’on peut lire les dépêches des agences de presse (recueillies au passage dans les gares). Une voiture avec salle de bains, douche, salle de gymnastique fait partie de la composition du train. La moyenne est de 25 km/h et l’on paie un supplément… pour la vitesse élevée du train ! Le trajet dure deux semaines environ, et quand il n’y a pas de déraillements dus au mauvais état des voies.

Les voitures-restaurant sont décorées en style Louis XVI avec des lambris en acajou délimitant des petits salons de 12, 18 et 24 places selon les types de voitures. La voiture-salon lits comprend, à une extrémité, 4 compartiments à 2 places couchées séparés par des compartiments toilettes intermédiaires, un salon à 15 places décoré en style Empire et, à l’autre extrémité, un «fumoir oriental» (sic). La voiture-salon est destinée a être placée en queue du train, le fourgon se trouvant en tête. Elle comprend un grand salon laqué en blanc, style Louis XVI «très décoré» d’après les notices de l’époque. Parmi les nombreux meubles du salon se trouve un piano qui, au cas où aucun voyageur n’est pianiste (même d’un doigt…). Ce piano peut jouer mécaniquement. Elle comprend aussi une salle de bains en sycomore vert avec baignoire de forme spéciale évitant les projections d’eau (sage prudence, vu la qualité des voies russes), un salon de coiffure, un salon de gymnastique avec haltères et «vélocipède de chambre» (sic), et enfin une terrasse en queue de train.
Connaissant le climat russe, la compagnie dote ses voitures-lits de bouillottes composées d’une «bûche électrique» (selon la presse d’époque). Celle-ci contient un bâton de silicium graphitoïde contenu dans une ampoule en verre et soumis à un courant électrique. Un lit est chauffé moyennant une consommation de 33 watts. La CIWL fait breveter un système d’air forcé utilisant des anémomètres à cuillères placés sur le toit du train et entraînant, quand celui-ci roule, des ventilateurs placés au plafond des cabines grâce à un axe commun traversant le toit. C’est simple et astucieux, mais guère efficace à l’arrêt.
En 1910, si l’on compte a la fois deux trains transsibériens russes et un «Transsibérien Express» de la Compagnie Internationale des Wagons Lits, il y a donc trois trains par semaine entre Moscou et Vladivostok Celui de la CIWL plus confortable en dépit des problèmes d’entretien propose, et ceux des chemins de fer de l’Etat russe reliant Saint-Pétersbourg à Vladivostok, ce qui est plus avantageux, mais « ne lui vaut pas une meilleure fréquentation » d’après les voyageurs de l’époque. La Révolution Bolchévique, de toutes manières, mettra fin à l’existence du train de la CIWL et les voyageurs chic de la CIWL devront s’accommoder des trains à moins bonne fréquentation, remplis de “camarades” en lutte avides de progrès. Dès les années 1920, le monde aura définitivement changé. L’URSS n’aimera pas la CIWL et la CIWL n’aimera pas l’URSS, mais les élites soviétiques feront quand même, et sans rancune, grand cas clandestin du champagne et des menus de la CIWL à bord de ses rares trains persistant à rouler en Europe de l’Est après la Seconde Guerre mondiale.
NB. Nous recommandons la lecture de nos précédents articles concernant les trains du “Transsibérien”. La solution la plus commode pour les retrouver est d’ouvrir un moteur de recherche comme Google et de taper simplement “Lamming-Transsibérien”.


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