Chemin de fer et écologie: la teneur (en carbone?) du débat.

Le chemin de fer ? Presque oublié pendant les « trente glorieuses » puis redevenu indispensable ?

Pour tout décideur de l’époque dite des « Trente glorieuses », de 1945 à 1975, le chemin de fer est une survivance du passé et l’avenir appartient à la route et à l’air. Aujourd’hui, le vent de l’histoire s’est inversé, mais le chemin de fer, pratiquement éliminé du monde des transports par la puissance des lobbies pétroliers et routiers, n’a pas encore rattrapé ce qu’il a perdu malgré l’aide, non prévue, du choc pétrolier de 1973. Dans de nombreux pays industrialisés du monde, ceux de l’Europe en tête, la suprématie de la route, donc du pétrole, reste intacte.

Le modèle américain, le rêve américain, tel qu’il est représenté dans la presse des années 1950: l’embouteillage est la nécessité du progrès acceptée avec joie et soumission. Chaque voiture, à l’époque, pèse deux tonnes, mesure 5 mètres, consomme 20 litres aux cents sinon plus encore en ville, et n’a à transporter qu’une personne sur environ 100 km quotidiens. Le bonheur, vous dis-je…

Pour ces bâtisseurs d’un avenir radieux des années 1950 à 1970, ces fameux “décideurs” ou “technocrates” à la conscience tranquille, le train n’avait plus aucune raison d’être, aucun dynamisme, aucun avenir. Le train n’était pas invité à cette fête libérale qui a duré une trentaine d’années, car il n’était pas porteur des valeurs et des possibilités qui intéressaient ce « boom économique » resté sans égal depuis.

L’Etape, station service à Cosne, à 2h du matin dans les années 1930: l’avenir, et le royaume du jour et de la nuit confondues, appartiennent à la station service, l’autoroute, au camion.

Deux héros des temps modernes : le routier et l’aviateur.

À l’époque, on oppose volontiers au conducteur de trains l’image du « routier sympa », selon l’autocollant à l’arrière des camions, qui s’affirme dans l’opinion publique comme un courageux gaulois seul face à la légion ferroviaire, individualiste en diable, pragmatique, partant là où il y avait du travail sans perdre de temps, ne ménageant pas les heures passées au volant, bon buveur, bon mangeur, et gagnant à la sueur de son front prolétarien de quoi nourrir sa famille si le cruel accident lui laissait la vie sauve.

Au-dessus, dans les cieux et au sommet de la hiérarchie sociale, le commandant de bord fait figure de grand professionnel, maîtrisant parfaitement des techniques de pointe incompréhensibles et justifiant un salaire de rêve, et assurant, à une vitesse proche de celle du son, un transport efficace, rapide, et ponctuel. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale l’avion joue à fond sur son image de « modernité » et sur un arrière-plan de clientèle de « stars » du cinéma et de milliardaires ou de « businessmen » internationaux, permet à des millions de vacanciers d’accéder à ces mythes grâce à un effondrement des tarifs que jamais le chemin de fer n’a connu, et qui ouvre le chemin des aéroports à des millions de voyageurs de condition modeste qui, auparavant, s’entassaient dans les gares.

Dès la fin des années 1930, l’avion a triomphé du train, offrant un trajet “sec” d’une heure pour un Paris-Londres, avec d’efficaces Farman 224 d’Air-France offrant 40 places spartiates contre plusieurs centaines luxueuses à bord du célèbre train “Flèche d’or”. Ce train est empêtré, il est vrai, dans deux transbordements portuaires portant le trajet à plus de 6 heures.

En 1972, par exemple, la part du rail, en matière de comparaison avec les différents moyens de transport, n’est plus que de 36,9 %, contre 59,8 % en 1959, et 64 % en 1955. Le chemin de fer français a donc abandonné à la route, tant pour les transports publics que privés, une part qui est passée de 24 % en 1955 à 46,2 % en 1972: c’est-à-dire que le rail a presque perdu la moitié de sa part et la route a presque doublé la sienne. Aujourd’hui, en France, cette part de la route dépasse 80 %.

Toutefois deux grandes données nouvelles vont faire changer de mains les atouts que possèdent la route et l’avion : l’énergie et l’environnement.

Le « tout pétrole » étrangle le chemin de fer.

En matière de transports, c’est, depuis 1939, et principalement avec l’Irak, la politique du pétrole prédomine en France et, si la guerre a pu cependant accorder un court répit à un chemin de fer devenu indispensable, c’est bien ce dernier qui est le grand perdant en matière de coûts puisqu’il ne peut, sinon que pour une part modeste de ses modes de traction, faire appel à ce carburant bon marché qui est, par excellence, celui de ses grands concurrents que sont tous les autres moyens de transport réunis: la route, l’air et même les voies navigables. Le chemin de fer, lui, marche au charbon de qualité et importé, dont le coût s’envole, et son seul salut sera l’électrification, mais celle-ci est toujours décidée et financée trop tard.

La demande de transport, pourtant, n’a cessé de croître durant cette période des années d’après-guerre. En face de cette augmentation formidable de la demande, le chemin de fer se trouve dans une situation absurde qui le conduit à… augmenter ses tarifs qui, entre 1962 et 1968, augmentent de 25 % pour les wagons complets, 40 % pour le bétail, 33 % pour les colis, et 28,5 % pour les tarifs voyageurs. Mais, pis encore, durant la même période, la SNCF accroît son prix de revient de 8 % alors que ses concurrents diminuent le leur de 20 à 64 %, tant pour la route dont les prix du carburant ou des pièces détachées chutent et dont les véhicules sont de plus en plus performants, que pour la voie d’eau dont les parcours annuels progressent.

Le choc pétrolier rappelle quelques évidences.

Mais le pétrole est capable, en un instant, de défaire ce qu’il a créé durant des décennies. Cette versatilité économique du pétrole, par un simple jeu de prix et de décisions politiques, le rend capable de provoquer les plus grands coups de théâtre ou les plus grands bouleversements industriels, économiques, et en matière de transports. Ceci se produit en 1973 : on comprend que le pétrole n’est pas inépuisable.

Sans avoir prévu ce changement subit et ce coup de théâtre en faveur du rail, la SNCF, en 1973, n’est nullement prise au dépourvu, bien au contraire : elle a toujours réduit, d’une manière comme d’une autre, sa facture énergétique. Entre 1938 et 1972 la consommation totale d’énergie de la SNCF est passée de 9,42 millions de tonnes d’équivalent charbon à 2,44 millions, soit 3,86 fois moins, alors que le trafic ferroviaire passait, dans la même période, de 48,5 milliards de tonnes-kilomètres à 112, soit 2,3 fois plus : la réduction de la consommation est, en fait, de l’ordre de presque 9 fois.

Dès la libération, la SNCF entreprend enfin une électrification intense de son réseau. Ici l’ingénieur Marcel Garreau pose devant la 2D2 9100 lors du démarrage de l’électrification Paris-Lyon en 1952, attendue depuis les années 1920.

Cette nouvelle donne joindra ses effets à ceux du choc pétrolier de 1973 pour que, désormais, les cartes que la SNCF a en mains soient de valeur différente et changent sa position par rapport à ses adversaires.

D’une manière générale, l’énergie, désormais, n’apparaît plus comme inépuisable. L’époque où l’on pensait pouvoir se servir à profusion dans les infinies réserves d’une nature prodigue est révolue : la page est tournée, et l’on sait que les réserves d’énergie sont comptées, et auront une fin.

La consommation de l’énergie en France au moment du choc pétrolier, aujourd’hui, et en 2050.

Sur le plan national et en 1974, à l’époque du « choc pétrolier », les transports consomment 21 % de la facture pétrolière (l’industrie atteignant 30 % et les usages domestiques presque 40 %). Mais, pour les transports, 91 % de l’énergie (ou 91 % des 21 % du total, donc) est consommée sous la forme de pétrole.

À l’époque, le chemin de fer consomme 1,6 % de ce pétrole représentant 21 % du total, soit 0,33 % de la facture pétrolière nationale. Aujourd’hui, à l’heure des « Grenelle de l’environnement », cette proportion est encore plus faible, du fait de la progression de l’électrification.

Notons que, depuis la fin du XXe siècle, la consommation d’énergie, dans les transports, vient de dépasser celle de l’industrie, et dans cette part 80 % sont utilisés par la route et 5 % par le chemin de fer, le reste allant à l’aviation et aux transports fluviaux et maritimes. Le pétrole représente toujours la plus forte dépense et c’est pratiquement tous les transports autres que ferroviaires… Le chemin de fer reste le seul à pouvoir utiliser l’électricité nationale, qui, rappelons-le, est produite pratiquement sans aucun effet de serre, mais par une source d’énergique dont il urge de sortir: le nucléaire. Et si la facture énergétique est d’environ 60 % du prix du kilomètre en avion, elle est encore de 40 % pour l’automobile, et d’environ … 4 à 5 % pour le chemin de fer.

L’Agence internationale de l’énergie, estime durant les années 2000, que si l’évolution actuelle se poursuit, les transports consommeront 4.500 millions de tonnes équivalent pétrole en 2050. Quant aux émissions de CO2, elles seront multipliées par 2,3. Les transports terrestres représenteront toujours 80 % de cette consommation. Ce sera une évolution catastrophique sur le plan environnemental et qui n’est pas compatible avec les objectifs de division par quatre, à l’échelle de la France, et par 2, à l’échelle mondiale, des émissions de CO2 d’ici à 2050 … sauf si on développe massivement les transports ferroviaires et la traction électrique.

L’avenir de la traction diesel : une nécessaire évolution technique et écologique.

La traction diesel repose sur un moteur lui-même assez immuable dans ses principes. Mais la traction diesel commence à se trouver dans un nouvel ensemble de contraintes économiques, d’environnement, et même de compétitivité sur le plan des performances.

A la Libération, la France est heureuse de recevoir l’aide des États-Unis pour le redémarrage de son réseau ferré: les lentes et lourdes locomotives diesel américaines Baldwin sont déchargées dans les ports français. Peu puissantes, elles resteront affectées aux manœuvres et aux trains de marchandises.

Le marché de la locomotive diesel est florissant dans le monde, et il n’est pas dit que la nature et le climat y trouvent leur compte, même si, rappelons-le, une locomotive diesel de 2000 ch. peut remorquer jusqu’à 2000 tonnes, alors qu’un camion de 400 ch. n’en remorque que 40 : dix tonnes sur le rail pour une tonne sur la route… Intéressant certes les pays neufs comme les États-Unis et le Canada qui commandent des locomotives par centaines, la traction diesel intéresse aussi les pays en voie de développement comme seule énergie immédiatement opérationnelle, tandis que l’Inde, la Chine, la Russie, et nombre de pays d’Asie se portent acquéreurs de séries entières de locomotives. Par exemple, pendant la première décennie du XXIe siècle, la Chine va acheter plus de 500 locomotives, l’Inde plus de 140, les États-Unis plus de 470, et nombre de réseaux européens dont le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne vont en acheter plusieurs dizaines.

Traction diesel aux USA: pour obtenir la puissance nécessaire, on multiplie les locomotives en tête de trains de plus en plus lourds, dépassant couramment 10.000 tonnes.

Mais, en Europe, le « tout diesel » est de moins en moins à la mode : n’oublions pas qu’en France la traction électrique assure, a la fin du XXe siècle, 90 % du tonnage brut kilométrique remorqué de la SNCF, dépasse 90 % en Suède, et atteint 100 % en Suisse depuis 1939. La traction diesel est donc dans une position contestée, et elle est très mal perçue sur le plan de l’environnement : elle aura à se parer de nouvelles vertus pour se faire accepter dans ces pays où elle se heurte à la concurrence de la traction électrique.

Etre propre, même aux Etats-Unis.

Il peut paraître surprenant, pour des Européens, que ce soit les écologistes des États-Unis qui soumettent le plus la traction diesel à leur pression idéologique. Il faut dire qu’elle assure pratiquement à 100 % la traction ferroviaire des États-Unis et que, donc, l’image de marque du chemin de fer américain dépend de l’image de la traction diesel. Une loi sur la protection de l’air existe bel et bien aux États-Unis, même si on en parle peu. C’est le “Clean Air Act”, une loi qui a été votée aux États-Unis dès 1980, et qui a commencé à s’appliquer aux transports par des limitations concernant les déplacements professionnels en voiture dans les grandes agglomérations depuis 1988. Le partage de la voiture est obligatoire pour les trajets quotidiens pour le travail tant à New York, qu’à Chicago et à San Francisco, et ceci dans les entreprises de plus de cent salariés.

Comme les constructeurs d’automobiles aux États-Unis qui ont été obligés de réduire le taux de la pollution due à leurs nouveaux véhicules, les constructeurs américains de locomotives diesel doivent leur emboîter le pas (quand ce ne sont pas les mêmes, comme General Motors) et trouver des moyens de diminuer les nuisances considérables des gros moteurs diesel des locomotives. Ils ont bénéficié d’un délai jusqu’à l’an 2000 pour que les nouvelles locomotives construites aient une pollution moitié moindre, et 2005 pour une réduction de l’ordre de 65 % par rapport aux normes admises en 2000, ce qui a été respecté.

Comme les réseaux américains ont pour habitude de reconstruire d’anciennes séries, il se pose le problème des 14000 locomotives américaines qui existent depuis 1973 : elles devront être équipées pour réduire leurs émissions de 30 %, voire 40 %, si elles sont reconstruites ou rénovées.

Aux Etats-Unis : le chemin de fer perçu comme pollueur.

Si en Europe, on considère que la propreté de la traction diesel, vu les faibles kilométrages effectués, n’est pas prioritaire, aux États-Unis, une fois encore, il n’en est pas de même. En Californie, qui est l’état le plus pollué des États-Unis, les premiers programmes antipollution ont véritablement débuté, dès octobre 1992, avec les services régionaux Metrolink du sud de l’État, assurés, on s’en doute, en traction diesel.

Les trois premières lignes d’un nouveau réseau régional de voyageurs de 600 km ont été ouvertes avec dix-sept locomotives F 59 PH fournies par General Motors et munies de dispositifs assurant des émissions réduites de gaz de type automobile. La Southern California Regional Rail Authority n’avait permis la remise en route de lignes banlieue voyageurs qu’au prix d’engagements formels de sauvegarde de l’environnement. En été 1994, onze engins de traction similaires ont permis d’ouvrir deux lignes de plus que prévu.

Ces F 59 PH comptent déjà parmi les locomotives les moins polluantes des États-Unis, car celles qui ont été livrées à la banlieue de San Francisco bénéficient, d’une part, de l’emploi de fuel à faible teneur en soufre (0,05 %) d’autre part, de dispositifs de retard à l’injection diminuant les émissions d’oxyde d’azote de 30 %. De plus, le refroidissement de l’air de suralimentation à basse température a été mis à l’essai dès 1993 pour réduire les émissions de 10 % supplémentaires, ce qui devait donner un taux de l’ordre de 40 % prévu pour les locomotives postérieures à 1973 et qui sont reconstruites ou rénovées. Il semble qu’il y ait là des pistes techniques et écologiques intéressantes à suivre pour les constructeurs européens !

Et en Europe ?

En Europe, le parc de locomotives diesel est à la fois ancien et important, et, par exemple en Allemagne, la réunification a apporté un important lot de locomotives diesel s’élevant à environ 3500 machines dont plus de 1000 ont dû être radiées immédiatement, vu leur état ou leur conception. Mais les fameuses locomotives de la série 232, de construction soviétique, ont du être maintenues en service du fait des besoins, et en dépit d’une pression écologique très forte dans ce pays.

Les bienfaits de la réunification ont laissé pour compte d’anciennes locomotives soviétiques importées par la RDA: surnommées “Tambours de la Taïga” vu leur vacarme, polluantes au possible et toujours en panne… Ce cadeau du “grand frère russe” trouve une dernière jeunesse sous les couleurs du réseau allemand avec le numéro de série 232.

En France les locomotives diesel sont toutes très anciennes, et après le long temps mort en matière de construction de locomotive diesel de ligne depuis les CC 72000 de 1967, les BB 75000 sortent des chaînes d’Alstom et Siemens sous la forme de locomotives de puissance moyenne. Mais de très anciennes séries, très polluantes, continuent à rouler, comme quelques A1A-A1A 68000, beaucoup de BB 67000 datant des premières années 1960, ainsi que des autorails anciens.

En 1963, la SNCF mise sur la traction diesel de ligne avec des locomotives puissantes, les A1A-A1A 68000. Dix ans plus tard, le choc pétrolier conduira à une révision de la doctrine et les magnifiques 68000 devront s’éclipser pour cause de manque de politiquement correct.

Le parc des locomotives diesel de l’ensemble des autres pays européens est, lui aussi, assez âgé. Mais, il est vrai, que le bilan écologique global des réseaux ferrés reste acceptable du fait de la domination absolue de la traction électrique, sauf pour le Royaume-Uni où la traction diesel, bien qu’en recul, reste très active et omniprésente.

Le Royaume-Uni élimine, sans pitié et sans considération pour l’utilisation du charbon ressource nationale, toute sa traction vapeur en deux décennies après la nationalisation de 1948. Les “Deltic”, malgré leurs pannes, ont leur moment de gloire, et aujourd’hui des locomotives diesel britanniques traversent la France, sous les caténaires de la SNCF, pour le compte d’opérateurs privés….

Le rail protège la vie.

La vie est perçue comme fragile et à protéger d’urgence, ce qui amène à privilégier à la fois la faible consommation énergétique et un haut niveau de sécurité dans toutes les activités, y compris et surtout les transports. Le rail joue gagnant.

Consommant très peu d’énergie, et consommant très peu du pétrole importé sur le plan national (moins de 1 %), le chemin de fer se rappelle subitement aux bons souvenirs des économistes au lendemain du choc pétrolier. En 1981 on « découvre » qu’une personne voyageant en TGV entre Paris et Lyon ne consomme que 9 kg d’équivalent charbon, contre 33 kg en voiture avec 2 personnes à bord (pour 9 litres au 100 km) et 60 kg en Airbus. Le chemin de fer ne peut que montrer, par ses consommations infimes, sa supériorité incontestable dans ce domaine et son indépendance par rapport aux aléas de l’approvisionnement en énergie sur le marché mondial.

Les obstacles à la conversion des esprits et au changement des mœurs.

Mais le système ferroviaire ne peut pas être changé d’un coup de baguette magique, et fait qu’un wagon doit être remis sur un embranchement particulier à disposition de l’usine expéditrice, repris par la SNCF, incorporé dans un train qu’il attend dans la gare voisine, acheminé, trié en cours de route dans un ou plusieurs triages avec autant d’attentes à la clé, puis, enfin, remis sur l’embranchement particulier de l’usine réceptrice. Les heures, les jours passent… et, pendant ce temps, le camion roule directement d’une cour d’usine à une autre, traversant la France en une dizaine d’heures sur les autoroutes qui commencent à constituer un réseau cohérent et dense. Le fret ferroviaire continue sa descente aux enfers dans un climat d’indifférence aux routes engorgées de camions.

De même, le voyageur ne raisonne pas en termes de consommation au cœur d’un système économique et de pensée qui n’en est pas encore à le contraindre à raisonner ainsi, mais en termes de commodité, de souplesse, de vitesse. La facture énergétique ne se voit pas d’emblée, on paiera plus tard…. Mais chaque matin et chaque soir, on voit bien les heures de départ et d’arrivée, tout comme la commodité de charger un coffre de voiture à son gré, ou de faire un vrai porte-à-porte avec un camion.

Il est certain que jamais le problème de l’énergie s’est posé avec assez d’acuité, ou de violence, pour inverser la manière de raisonner de la clientèle du chemin de fer (voyageurs, fret) qui ne fait que comparer des avantages immédiatement perceptibles. Et quelque que soit le prix de l’énergie, le chemin de fer ne gagne des parts de marché que quand il peut être plus rapide ou plus commode que l’avion, l’automobile ou le camion.

Mais le changement climatique est cependant perceptible.

Depuis quelques années, les choses semblent se précipiter et le problème de l’environnement prend de plus en plus d’importance. Ce mouvement d’idées semble marginal quand il naît dans la foulée des événements de mai 1968 en France, ou dans celle des autres mouvements contemporains en Allemagne, aux États-Unis, au Japon. Pour les « décideurs », les économistes, ces nouvelles idées ne sont que des manifestations d’utopistes universitaires ou des lubies d’étudiants.

Mais des signes inquiétants de déséquilibre biologique ou de pollution commencent à se manifester dans une nature qui n’a pas encore pris le nom d’environnement. Et l’opinion publique commence à s’alarmer à propos de l’état de santé de la planète.

Alors, on commence à se souvenir d’évidences souvent répétées et non comprises clairement : le chemin de fer préserve la nature par l’énergie minime utilisée, et par le rejet nul de toute pollution locale pour la traction électrique qui assure 90 % du trafic SNCF. Quelques catastrophes routières comme celle du tunnel du Mont Blanc viennent, en outre, frapper l’opinion.

Alors, on change le regard que l’on a pour le chemin de fer.

La pollution due aux transports est l’agression majeure faite contre la nature. Il n’est pas question de dire que le train ne pollue pas, même si bien des partisans des chemins de fer croient que la traction électrique est absolument non polluante. La traction électrique, pour une bonne part, est d’origine nucléaire (78 % de la production d’électricité en France), et l’on ne peut pas dire qu’un TGV « pollue à 0 % ». Pas vraiment.

Mais transporter une tonne sur un kilomètre par la route donne des émissions de fumée totalisant 72 g de CO2 contre 7,5 g pour le rail, et 01 g de particules contre 0,01 g pour le rail, d’après l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) du Ministère des Transports. Et pourtant la Conférence des Nations Unies, réunie à Stockholm, et durant laquelle s’est faite la prise de conscience officielle des gouvernements en matière de protection de l’environnement remonte à… 1972!  En 1997 on « espère ramener », pour l’an 2000, les émissions de gaz à effet de serre à leur niveau de 1990. En 2007, on préfère oublier ces promesses, et on sait aujourd’hui qu’en 2050 ont ne pourra plus gérer quoi que ce soit si l’on continue ainsi.

Il n’y a pas que la détérioration du climat et de la nature. La seule consommation d’espace, toujours prise sur la nature, est aussi une forme de pollution et de création de déséquilibres graves. La ligne à grande vitesse Paris-Lyon occupe moins d’espace au sol que le seul aéroport de Roissy. Le réseau routier européen occupe 1,3% du sol, alors que le réseau ferré n’en occupe que 0,03%, d’après la Conférence Européenne des Ministres des transports (CEMT) en 1989. Une ligne de chemin de fer à double voie occupe deux fois moins d’espace qu’une autoroute à double voie (15 mètres contre 28 mètres). Il suffit de regarder un magnifique paysage comme celui de l’Esterel, sur la Côte d’Azur : la voie ferrée y est implantée depuis plus d’un siècle et elle est, comme on peut le voir sur une des illustrations ci-contre, pratiquement invisible, dessinant un trait fin qui se devine à peine dans le paysage : on imagine facilement quelle catastrophe serait la construction d’une autoroute, ou d’une « quatre voies », mais le projet, régulièrement sorti des cartons, est repoussé avec détermination par les amoureux de ces endroits paradisiaques et la petite route qui longe la côte sera la seule issue pour tous ceux qui n’ont pas encore compris qu’il faut prendre le train. 

Les accumulateurs : essayés sur les rails un siècle avant la route.

La locomotive à batteries essayée en 1897 sur le réseau du PLM: 45 tonnes de batteries sont réparties entre la locomotive et le fourgon derrière la locomotive. Le rendement désastreux et une vitesse de 50 km/h eurent raison de ce prototype que, aujourd’hui, on persisterait à trouver prometteur.

Aujourd’hui, surtout avec les automobiles parées de la vertu du “tout électrique”, les batteries d’accumulateurs redorent leur blason médiatique. Mais les chemins de fer, depuis un bon siècle déjà, connaissent le dessous des cartes… Si la France essaie une locomotive à accumulateurs dès 1897 sur le réseau du PLM, l’Allemagne est le seul pays ayant poussé très loin la technique des accumulateurs en construisant, dès 1907, des séries d’automotrices rapides circulant en ligne, avant que, aujourd’hui, il en soit question pour les constructeurs d’automobiles qui redécouvrent la question et refont le même tour du même parc, illusions comprises.

En 1934 un parc de l 70 automotrices à accumulateurs effectue un parcours moyen journalier de 200 km en Allemagne et, durant les années 1950, pas moins de 78 automotrices effectuent encore un parcours annuel de 6 000 000 de km, soit 210 km par automotrice et par jour et consommant annuellement 16 millions de kW/h. Et à la fameuse exposition des transports de Munich en 1953, les chemins de fer allemands exposent deux nouveaux modèles d’automotrices à accumulateurs devant des visiteurs étrangers intrigués. Bref, les Allemands persistent et signent..

Dès 1907, les chemins de fer allemands pratiquent la traction par batteries, et y resteront fidèles durant des décennies mais sur les lignes à faible trafic.

Avec une capacité de 72 voyageurs assis plus 16 sur des strapontins, la série d’automotrices ETA 176 construite en 1952 offre autant de possibilités qu’une automotrice électrique classique. Elle peut même démarrer à pleine charge en rampe de 30 pour 1000. Les accumulateurs, au plomb, sont répartis sur toute la longueur de l’engin, entre les poutres du châssis. Leur tension de repos est de 440 volts, avec une capacité de 850 Ah et 350 kW h (décharge en 3 h sous 280 ampères). Le rapport poids/énergie est de 44, 7 kg par kW/h (batterie nue, sans les coffres ni le châssis qui le renferme sous le plancher) ce qui représente un gain de l’ordre de 50% par rapport aux batteries des automotrices de 1926. Ils alimentent deux moteurs d’une puissance unitaire de 100 kW et la vitesse maximum est de 90 km/h. Mais il est vrai qu’il faut 19 tonnes de batteries d’accumulateurs à bord, ceci pour n’obtenir qu’une puissance très faible donnant des performances modestes et un rayon d’action limité. Aujourd’hui, l’automobile dit “pas mieux”.

Le “développement durable” : seulement se développer et durer, pour le chemin de fer du XIXe siècle.

Ce terme de “développement durable” est utilisé dans son sens récent et actuel qui, pour des lecteurs d’il y a quelques décennies, aurait demandé une explication assez longue. Car, quand le chemin de fer apparaît vers 1830 et multiplie ses réseaux et ses lignes à la surface du sol pendant l’ensemble du XIXe siècle et une grande partie du suivant, on aurait compris l’expression dans ce sens que, certainement, le chemin de fer allait se développer, d’une part, et que, d’autre part, ce développement allait durer…On en disait de même, d’ailleurs, autant pour la marine, les mines, et toutes les formes d’industrie, et, pour faire bon poids, on ajoutait aussi toutes les formes d’activités commerciales. Le développement du chemin de fer était celui d’une civilisation entière autour de lui, et par lui, et l’on n’aurait jamais imaginé que ce développement ne se produise pas et prenne fin.

Ecologie ? Environnement ? Ces mots existent déjà, à l’époque, mais ils ont un sens entièrement dégagé de toute connotation dramatique. L’écologie est une science des milieux naturels dans lesquels les êtres vivants naissent et vivent, et évoluent et cette science n’est nullement l’interrogation qu’elle est devenue. L’environnement existe aussi, et se confond avec les environs, plus proche de la notion de paysage, de nature : on va faire un tour « dans les environs », on vit « dans les environs » du village ou de la ville. Mais tout cela est vécu d’une manière paisible, et les paysages ressemblent à ceux qui sont dessinés dans les manuels scolaires, avec le village blotti autour de son église dans un paysage vallonné et vert que ne désavoueraient pas les fabricants de fromage d’aujourd’hui.

Aujourd’hui, rien ne va plus avec ces environs verdoyants, et, même, le chemin de fer doit donner des gages de bonne conduite, et même une conduite « amicale pour la nature » si l’on traduit mot à mot l’expression anglo-américaine utilisée. Devant la dévastation entreprise par les moyens de transport concurrents, grands consommateurs d’énergie pétrolière et grands cracheurs de gaz divers, le chemin de fer, et plus particulièrement la SNCF, joue sur du velours.

Si on va chercher dans le passé quelle était l’image de marque du chemin de fer vis-à-vis de la nature, on découvre qu’elle a failli, dès le départ, être assez désastreuse, et bien avant la prise de conscience écologique : avec le chemin de fer, on craignait la disparition d’un monde bucolique, paisible, reposant… Ces gens là n’avaient-ils pas un peu raison ?

Inciter les gens à voyager.

Il faudra bien, dès que les compagnies de chemin de fer commencent à construire des lignes, inciter les gens à prendre le train et à préparer les voyages dont, pour le moment peut-être ils n’ont pas encore besoin. Les capitaux investis sont considérables, les compagnies ont eu des difficultés considérables pour les réunir et leurs actionnaires leur ont confié des fortunes familiales entières : il faut absolument que le chemin de fer rapporte.  Il faut donc inciter commercialement les gens à voyager, faire connaître les avantages du voyage en chemin de fer par rapport à la diligence que sont des horaires commodes et des temps de trajet courts ou encore faire connaître le confort des voitures. Le billet de chemin de fer est l’aboutissement de ce long parcours initiatique que pratiquent les compagnies dès leur création, et la vente des billets, but en soi à l’époque, apparaît aujourd’hui pour l’historien comme le fidèle témoin de la situation commerciale des réseaux.

A ce rêve savamment entretenu par les dépliants et les guides et qui ne s’adresse nullement aux pauvres (à tous les sens du terme) voyageurs de troisième classe, les compagnies répondent d’abord par une politique systématique de l’inconfort pour les voyageurs de troisième classe, pour les en chasser si possible et les faire voyager dans les classes supérieures qui rapportent beaucoup plus. Ceci dure des années 1830, qui voient la naissance du chemin de fer, jusqu’au début de notre siècle.

Les dépliants et notices trouvent un prolongement concret avec les voitures de première classe qui sont de véritables voitures fermées, très luxueusement aménagées, avec sièges de velours, rideaux, tapis et vitres. Une classe intermédiaire apparaît nécessaire afin d’attirer ceux qui ne veulent pas payer trop mais qui refusent de voyager avec le vulgaire et à tous les vents. La deuxième classe est née, classe intermédiaire, offrant un confort réel mais sans ostentation.

De ces deux classes supérieures naîtra véritablement le tourisme ferroviaire : le confort de ces voitures permet à ceux qui peuvent se l’offrir de longs voyages que les diligences, jusque là, transformaient en cauchemar. Désormais la Suisse, la Côte d’Azur, Venise sont des destinations classiques et prisées à la fin du XIXe siècle. La littérature de promotion des voyages prend alors une dimension industrielle avec les gros guides nationaux, comme le célèbre Baedecker, les petits guides de poche décrivant une région, les dépliants descriptifs des lignes, les feuilles d’horaires.

Dès la fin du XIXe siècle, la Suisse est le pays pionnier du tourisme ferroviaire et innove avec ses affiches incitatrices au voyage et au rêve.

Paradoxalement l’incitation au voyage se fait au mieux dans les écoles, avec les cartes, les livres de géographie, les ouvrages de lecture courante décrivant des voyages, tandis que la littérature se met au goût du jour avec les aventures extraordinaires de voyageurs intrépides immortalisés par Jules Verne. Les récits de voyages se popularisent dans des éditions bon marché vendus en librairie et dans les kiosques de gare, tandis que les journaux et les revues accordent une grande place, eux aussi, au voyage et au tourisme dans leurs pages familiales ou leurs suppléments de ce que l’on commence à appeler le «week-end».

Le paysage vu du train : dégradé par le train ?

C’est sans nul doute l’apport le plus important du voyage en train, tant pour les voyageurs que pour une élite d’hommes de  lettres, d’écrivains ou de poètes qui, dès 1830, sont subjugués par ce spectacle nouveau et cette redécouverte du monde. Musset, certes, se lance dans une diatribe très antiferroviaire dans «la Maison du Berger » mais plus par constatation d’une uniformisation du monde et du paysage – uniformisation apportée par le nivellement du sol et les travaux de terrassement garantissant le passage d’une voie rectiligne et à hauteur constante, et ce sentiment d’uniformisation, prélude de l’uniformisation de la société, est une des premières craintes d’ordre culturel créées par le chemin de fer. Il y a bien perception d’une dégradation du paysage, mais nullement dans ce qui pourrait être aujourd’hui qualifié de perception écologique : cette dégradation est dans l’harmonie rompue, l’harmonie des courbes naturelles rompue par des droites imposées par la voie ferrée.

Mais le train, en uniformisant les paysages, les fait entrer dans la «modernité » et induisent une nouvelle esthétique à laquelle Hugo et Apollinaire sont très sensibles : le chemin de fer détruit le paysage comme il tue des hommes, certes, mais il crée un monde nouveau autour de lui, ouvrant les villes en pénétrant, par tranchées et remblais, jusque dans leur centre, ouvrant les montagnes par des viaducs et des ponts gigantesques ou des tunnels interminables, et Apollinaire parle même d’un «éclatement de l’espace » ou d’une «anamorphose ». Le train est, pour Apollinaire, quelque chose de si nouveau, de si remarquable, de si modificateur du monde géographique et social, qu’il exprime la crainte «qu’un train, un jour, ne t’émeuve plus » : ceci ne veut pas dire, contrairement à ce que l’on croit couramment en lisant cette citation célèbre, qu’Apollinaire redoutait que l’on soit blasé même devant les plus belles réalisations techniques, mais, plus simplement, qu’il craignait la disparition des chemins de fer.

Le train, créateur de paysages vus du train, met à la portée de tous le spectacle du défilement paysager qui, jusque là, était réservé aux marins longeant les côtes, aux bateliers des fleuves et des canaux, aux rares voyageurs des diligences et des malles-poste. Mais il ajoute un élément totalement nouveau et violent, spectaculaire, poignant : la vitesse. Théophile Gautier, lors de son voyage en Belgique en 1836, note cette «accélération de la machine » qui donne des «champs hachés de raies jaunes où on ne distingue plus les fleurs » et où «les lignes perpendiculaires deviennent horizontales », mais il en exploitera que très peu les ressources littéraires, résumant le chemin de fer en cette cruelle formule : « des rainures où l’on fait galoper des marmites »…

Le train profanateur du paysage ?

L’idée d’une profanation du paysage par la voie ferrée enjambant des vallées sur un viaduc ou transperçant les flancs des montagnes avec ses entrées de tunnel monumentales, est certainement beaucoup plus une idée d’aujourd’hui, qui se manifeste plutôt durant le XXe siècle, qu’une idée née au XIXe siècle lors de la construction des chemins de fer. En effet le train incarne, à partir des années 1830-1840, l’espoir d’un grand progrès, d’un bouleversement non seulement du monde physique entourant l’homme, mais aussi d’un bouleversement social. Le train concourt à l’abondance industrielle, à la construction d’une société plus juste, plus égalitaire : la vision saint-simonienne est là, et, il faut le reconnaître, le train tient ses promesses en faisant disparaître les famines pouvant frapper une région alors qu’une autre est excédentaire, en faisant disparaître les coûts très élevés des transports des matériaux de construction ou des produits métallurgiques. Le chemin de fer est bien perçu comme une nécessité allant de soi, et il le prouve rapidement. Dès les années 1860, le chemin de fer, avec Zola, Huysmans, trouve ses mythes et sa reconnaissance.

La fierté et la conviction de construire un monde nouveau et meilleur animent la foi des cheminots qui construisent des lignes de chemin de fer. Véritable élite motivée par le progrès, les bâtisseurs d’empire se consacrent, par générations successives, à la plus grande création technique jamais réalisée par l’humanité.

Même le chemin de fer traversant une propriété, passant non loin de la façade d’un château, est perçu là comme l’expression de la démocratie en marche, de la conquête par la République de son territoire, de la conquête par la raison et la science, la technique et le progrès, de l’univers. Les tunnels sont présentés comme des «arcs de triomphe » et les gares comme des «nefs gothiques » dans les premiers guides touristiques, tandis que l’arrivée du chemin de fer dans une ville donne des articles de journaux ou des brochures absolument enthousiastes, complètement acquis à la cause du chemin de fer. Aucun guide touristique du XIXe siècle (Baedecker, Hachette, Bradshaw’s, etc.) ne déplorera un saccage du paysage, et les impressionnistes comme Monet peindront volontiers des trains en harmonie avec la campagne environnante dans laquelle ils se fondent.

Par contre cette idée d’une destruction naîtra après 1914 avec celle d’un échec de la civilisation, d’une condamnation du monde industriel et capitaliste, d’une perte définitive de ce que Giono appelle «les vraies richesses », celles de la nature, du monde paysan et artisanal définitivement détruites. Le train fait partie, comme acteur de tout premier plan, de cette destruction du monde par l’homme.

Les peintres de la campagne aiment pourtant les trains.

Les paysages de la banlieue de Paris, à la fin du XIXe siècle, sont encore intacts: seule la petite gare fleurie ou un modeste pont de pierres traduisent le passage du chemin de fer et le début de l’aventure industrielle, mais rien de menaçant, ni sur le plan économique, ou social, ou même écologique ne semble se présenter. Le chemin de fer est tout au plus un moyen très commode pour voyager, et des foules entières, le dimanche, quittent Paris ou aller dans les villages d’Argenteuil, Colombes, Nogent-sur-Marne, Enghien, et s’adonnent aux joies de la promenade, du canotage, du « grand air », des guinguettes et des auberges. C’est l’époque des « déjeuners sur l’herbe ».

Claude Monet, comme Camille Pissarro ou Auguste Renoir, sont des peintres de la campagne et ils utilisent le chemin de fer pour quitter Paris, où ils trouvent les marchands et les galeries, en direction des paysages qui les inspirent. Ils s’inscrivent dans cette dynamique de la campagne facilement retrouvée et encore intacte, et ils finissent par y vivre, en peindre les paysages, et en intégrant les transformations de ces paysages dont le chemin de fer fait partie prenante désormais.

Le Train dans la Campagne est un des tableaux les plus connus de Monet. Ce tableau représente une prairie, au premier plan, et un remblai de chemin de fer abondamment boisé. Ce remblai ferme l’horizon et disparaît dans les feuillages des arbres qu’il porte, comme si, en quelque sorte, l’outrage visuel et écologique du remblai est déjà effacé par la prolifération d’une nature encore assez forte et riche pour pouvoir tout pardonner. Le train lui-même, dans sa progression, est en train de disparaître, perdu parmi les arbres, et seule une très fine fumée trahit encore la présence de la locomotive.

Le train est composé de voitures de banlieue à impériale type Ouest, avec une impériale ouverte. Ces voitures sont utilisées pour les courts trajets au départ de la gare St-Lazare, et très peu appréciées des   « banlieusards » de l’époque pour les poussières, les courants d’air et les escarbilles… Elles sont mises en service à partir de 1855 et roulent jusqu’au milieu des années 1880, ce qui permet de situer le tableau dans la proche banlieue de Paris dans la mesure où ces voitures, très inconfortables, n’étaient pas engagées sur des relations longues, et ne dépassaient guère les vallées des proches méandres de la Seine. A partir des années 1880 ces voitures sont remplacées par d’autres, plus lourdes, plus performantes, et qui traduisent le fait que la banlieue est désormais l’objet d’enjeux importants en matière de transport, de trajets travail – domicile: le monde industriel, le monde de la ville et le monde des grands intérêts financiers ont commencé à détruire ces petites campagnes si paisibles et si riantes.

Une des plus anciennes photos ferroviaires prises, datant des années 1870: un train de banlieue ouest composé de voitures à impériale, tel que Claude Monet les a représentés sur ses tableaux. La nature et le chemin de fer sont encore en harmonie.

Le chemin de fer y est-il pour quelque chose ? Non, comme simple moyen de transport, et personne, jusqu’à des époques très récentes, ne viendra se plaindre des fumées des locomotives à vapeur. Oui, comme créateur de la civilisation industrielle, et comme déclencheur de ce ravage du monde qu’est l’industrie et sa pollution, le commerce et ses voyages, l’économie et son cynisme.

C’est pourquoi, dès les premières prises de conscience écologiques, notamment avec les premiers opposants aux TGV des années 1970 et 1980, la SNCF choisit de se démarquer du monde industriel (crée par le chemin de fer un siècle plus tôt), et, comme transporteur respectueux de la nature et à faible consommation énergétique, la SNCF choisit, à son insu peut-être, de se rapprocher de la vision des impressionnistes : le chemin de fer d’aujourd’hui, avec les ouvrages d’art de la LGV Méditerranée et ses TGV en mouvement par exemple, s’intègrent dans la nature comme les gares et les trains de la banlieue ouest vers 1880, dans une parfaite et innocente harmonie. C’était, à l’époque, vrai : on voyageait peu, et seulement par le train – à l’exception de quelques courts déplacements à pied ou à cheval. Tout ce que l’on pourrait souhaiter est que cette réalité revienne, et que le train d’aujourd’hui et de demain soit à nouveau ce transporteur harmonieux et paisible du temps d’avant les grandes craintes écologiques. 

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