Le peuple, grâce aux chemins de fer, apparaît enfin sur “les plages saines et vivifiantes”.

Cette nécessaire union du départ en vacances et du chemin de fer est très ancienne, car il est intéressant de se rappeler que les vacances, et plus encore, le besoin de vacances, est bien une pure et vraie création du chemin de fer. L’idée de partir au loin, pour se reposer ou pour s’instruire, ou, plus simplement, pour son plaisir, ne naît qu’avec le chemin de fer. Et les grands départs en masse des années d’entre les deux guerres ne sont permis que par le chemin de fer, et aussi par les fameux « acquis sociaux » qu’une classe ouvrière consciente de ses droits sait conquérir. Partir en vacances, c’est partir en train, désormais. Mais pour combien de décennies ?

A ses débuts, le chemin de fer est strictement utilitaire, fait pour la production industrielle et pour le commerce. S’il transporte surtout des marchandises, il se met au service des voyageurs dans un but économique, celui de transporter des travailleurs ou des hommes d’affaires, et si certains prennent alors plaisir à voyager par le train, tant mieux pour eux… car ce n’est pas le but recherché, du moins pour ceux qui créent le chemin de fer de leur temps.

Il faut même une bonne dose d’abnégation pour prendre un plaisir à voyager par le train lors des débuts. Pis encore, ce que l’on n’appelle pas encore l’ « image de marque » du chemin de fer, voilà une chose assez mauvaise : le train est l’objet d’un certain ressentiment et de moqueries, car la pingrerie des grandes compagnies (et, derrière elles, celle des grands banquiers) laissent les voyageurs s’entasser dans l’inconfort le plus complet, et les caricaturistes comme Daumier s’en donnent à cœur joie. Bref : de mauvais trains, de mauvaises voitures et de mauvaises gares ouvertes à tous les vents… voilà pour le plaisir et le rêve que l’on ne risque donc pas de trouver dans les voyages de l’époque !

Dès les années 1880, les “trains de plaisir” offrent, à tarif modique, une journée à la mer, avec départ aux aurores et retour de nuit, aux Parisiens (déjà) épris de nature et bénéficiant des premiers Dimanches fériés.

Il est vrai que quelques esprits épris de modernité s’enthousiasment pour le chemin de fer, pour sa vitesse, pour ce que le train représente en matière de puissance industrielle et technique. Mais le chemin de fer est d’abord un instrument de profit et d’enrichissement pour les grands financiers qui ne se trompent pas sur les bénéfices immenses que l’économie d’échelle et les transports de masse peuvent apporter. Les travailleurs, les innombrables « pauvres » (comme on dit à l’époque), devront attendre longtemps encore pour que le plaisir de voyager en train et le départ en vacances soient des réalités quotidiennes.

Et pourtant, c’est en 1841, qu’un certain Thomas Cook, qui allait devenir un agent de voyages célèbre avant que sa firme ne se mue en « tour operator », lance le premier train de plaisir ou train touristique, au Royaume-Uni. Il a environ 500 clients. Le mouvement est lancé.

1)   Le chemin de fer des débuts : pas pour les vacances, ni pour le plaisir de voyager.

Le chemin de fer à ses débuts, celui de la période de 1830 à 1870, n’est donc pas aimé, même s’il passionne et provoque l’admiration : il est perçu comme une grande entreprise capitaliste et une aventure financière menée par de cyniques banquiers, comme en témoignent de nombreuses caricatures de l’époque. Le chemin de fer offre au public l’inconfort de ses voitures à voyageurs, peu ou pas de services, et ne vise qu’au profit le plus immédiat. Le chemin de fer fait sa fortune, celle de ses promoteurs, celle des investisseurs et crée autour de lui une certaine impopularité, même s’il attire sur lui l’enthousiasme de millions de voyageurs qui comprennent, en l’utilisant, à quel point il marque un progrès par rapport à l’époque des diligences et des calèches. Les caricatures de Daumier traduisent l’entassement des foules, la bousculade dans les wagons, la gêne des crinolines ne passant pas par les portières, et s’ajoutent aux sarcasmes de Thiers qui ne voit dans le chemin de fer qu’un jouet et tandis que nombre de médecins voient, dans le chemin de fer, un risque pour la santé des voyageurs qui pourraient étouffer dans les tunnels ou y contracter des pleurésies.

Mais, après les années 1860 et sous la progression des idées sociales qui marque la fin du Second empire, les conditions de travail évoluent et, à la fin du XIXᵉ siècle, les compagnies de chemin de fer découvrent que les avantages sociaux comme les dimanches ou les vacances mettent à portée de tous des envies d’évasion et de voyages qui peuvent être la source d’un profit pour les finances des réseaux. C’est alors l’époque des premiers grands investissements publicitaires de la part des compagnies de chemin de fer avec des protège-cahiers, des buvards pour les écoliers, et surtout une débauche de magnifiques affiches qui envahissent les salles d’attente des gares et les piliers des verrières sur les quais : le voyage devient un produit à vendre, et le train cherche de nouveaux clients.

Le chemin de fer trouve d’abord ses nouveaux clients parmi les élites. Fortunées, cultivées, celles-ci ont déjà l’habitude des voyages, car elles voyagent pour leur plaisir, et le chemin de fer est non seulement plus rapide et plus confortable que la diligence ou la berline particulière, mais aussi un moyen de transport qui affiche ostensiblement le niveau d’un rang social. La supériorité de ceux qui partent sur ceux qui restent est ainsi affichée pour un plus grand nombre, et la fréquentation de grands trains internationaux très luxueux comme le Train Bleu, la Flèche d’Or ou l’Orient-Express ne fait qu’accentuer cette différence de classe. Les compagnies de chemins de fer, à l’époque, commencent une grande politique de construction d’hôtels de tourisme et même d’aménagement de routes touristiques pour satisfaire cette clientèle fortunée.

Le Calais-Méditerranée Express sur le réseau du Nord vers 1912: ses luxueuses voitures en bois de teck verni transportent les premiers touristes, de préférence riches et anglais, vers les plages de la Méditerranée et les Casinos. Ce n’est ni “sain” ni “vivifiant”…

Cette époque ne durera cependant que des années 1890 à 1914. L’automobile confortable des années 1920 et 1930, puis l’avion de ligne des années 1950 enlèveront d’ailleurs au chemin de fer cette clientèle fortunée qui, véritablement, ne « rêve » pas, mais va d’une commodité à une autre. Néanmoins, ces grands trains font rêver, peut-être parce qu’ils sont, d’une part, le lieu de retrouvailles des grands de ce monde à l’époque, et, d’autre part, parce qu’ils sont bien un sommet dans la technique et l’esthétique ferroviaires.

La situation dorée de cet état de fait qui profite aux gens fortunés atteint son apogée peu avant la Première Guerre mondiale. Mais, ensuite, elle périclite par une sorte de retournement dont l’histoire a toujours eu le secret : dans les années 1920 et 1930, le peuple, à son tour, vient par trains entiers se promener dans les lieux réservés aux « riches » et, devant ces hordes d’ouvriers qui saucissonnent en maillot de corps sur des plages de sable fin bordées de villas somptueuses, la solution sera la fuite vers un ailleurs mieux protégé par la distance ou par des prix inaccessibles.

Avant 1914, le chemin de fer crée ainsi un véritable clivage social par les vacances en amenant un certain nombre de villes, comme Cannes, Nice ou Deauville, ou La Baule, ou Biarritz, à se muer, par une politique de prix, en de véritables « réserves » ou « parcs protégés » dont les belles gares en pierre de taille n’annoncent que des plages ou des golfs, et que des hôtels au prix et à la fréquentation dissuasive. Mais à partir de la période d’entre les deux guerres, le train, qui progresse à grands pas en matière de vitesse et de capacité est tellement rapide, commode, et surtout transporteur de quantités de voyageurs tels qu’il faudra que les élites aillent encore plus loin, et, cela, le chemin de fer ne pourra le faire : ce sera au tour de l’avion de rafler la mise, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Ce sera alors la mode des safaris en Afrique, des voyages de découverte en Asie ou en Amérique du Sud, la mode du Japon ou du Népal, ou même, pour les plus endurants, l’Australie.

2)   Les premières vacances par le train ? D’abord les plages du Nord ou de Normandie.

D’une manière générale, vers la fin du XIXᵉ siècle, les compagnies se limitent à ce qui peut être atteint en un maximum de 5 à 6 heures de trajet pour des voyages d’une journée, d’où le développement de nombreuses stations balnéaires comme Trouville ou Deauville à quatre heures de Paris, Cabourg à cinq heures, Le Tréport et Mers, plus avantagés, à trois heures de Paris seulement, ou comme Saint Quentin-Plage ou Berck-sur-Mer moyennant une demi-heure de plus.

Plan de la gare du Tréport en 1904. Document du réseau du Nord.
La gare du Tréport aujourd’hui, heureusement préservée en état d’origine. Cliché Roland Coupé.
La “Gare Économique” de Noyelles-sur-Mer à la Belle Époque. Les touristes Parisiens y descendent du train de Paris pour trouver, en correspondance, le “petit train” des plages du Crotoy ou de Saint-Valéry.

Les années 1900 à 1930 sont donc la grande période pour les côtes du nord de la France et les plages de la Manche sont bien la première conquête sociale apportée par le chemin de fer à des millions d’ouvriers et leurs enfants qui n’ont « jamais vu la mer ». Ces plages correspondent à la zone d’action des chemins de fer à l’intérieur du facteur temps disponible qui est d’une journée de repos hebdomadaire seulement, pour les employés, les fonctionnaires, cheminots et autres travailleurs des grandes administrations ou entreprises. Le monde des petits commerçants ou des paysans n’y a pas encore droit, faute de «congés » au véritable sens du terme.

Le petit tramway en voie de 60 cm assure la liaison entre la gare de Quend, située sur la grande ligne Paris-Boulogne, et la plage de Fort-Mahon. Les familles parisiennes débarquent pour passer une journée: là, c’est vraiment “sain et vivifiant”, mais au prix d’une demi-journée passée dans le train.
Arrivée estivale d’ouvriers “endimanchés” dans une gare du réseau du Nord.
Dunkerque, et ses immenses plages “saines et vivifiantes”: des “trains de plaisir” entiers sont garés, maintenus sous pression, pour assurer le retour de milliers de Parisiens après une journée à la mer. Nous sommes avant 1914.

3)   Puis le P.L.M. et le réseau de l’Etat mettent la Méditerranée et l’Atlantique (et la Bretagne) à la portée de tous.

À la fin du XIXᵉ siècle, cette période de démarrage créée par le réseau du Nord se ternit, car deux grands réseaux français vont se livrer à une concurrence acharnée pour s’emparer du marché des vacances : le P-L-M et l’État, l’un sur la Méditerranée, l’autre sur la façade atlantique. Certes, il ne faudrait pas oublier le grand réseau du Paris-Orléans qui, après sa fusion avec celui du Midi en 1934, entreprend une véritable campagne de promotion des plages de Biarritz quelque peu oubliées depuis leur gloire du Second empire, ou les montagnes des Pyrénées.

Mais le mieux loti est le grand réseau du PLM qui jouit d’un grand prestige, puisque desservant des villes comme Lyon, Marseille, Nice, ou des régions comme la Côte d’Azur et les Alpes, et ayant un trafic se prolongeant vers la Suisse, l’Italie, l’Afrique, le Proche-Orient et l’Extrême-Orient. Ses trains lourds, rapides et fréquents sont la caractéristique même de son type de trafic. Mais le tourisme, ajouté aux trains d’affaires vers les grandes villes industrielles, commerciales ou universitaires, constitue, pour ce réseau, un apport considérable et régulier en toutes saisons. En effet, le tourisme d’époque n’a pas encore vécu sous la forme d’une dualité de deux saisons (hiver, été) à forte fréquentation de toutes les classes sociales, mais plutôt sous la forme d’un flot constant de gens fortunés se rendant aussi bien dans les grandes villes d’eaux à la mode que dans les stations touristiques de montagne ou sur la Côte d’Azur.

Départ en vacances pour cette photo, sans doute assez “composée”, prise en 1934 et servant pour les publicités du réseau PLM.

Surtout dans les années 1930, ce grand réseau n’hésite pas à déverser des trains entiers des voyageurs de troisième classe à Nice, Cannes, mais aussi Evian, Aix-les-Bains, Vals-les-Bains, Divonne, Vichy, Evian, et beaucoup d’autres lieux de villégiature et de vacances. Le nombre de voyageurs utilisant le « billet populaire de congé annuel » sur le réseau est de 150 000 en 1936. L’affiche P-L-M est, par excellence, une invitation au rêve et au voyage et le réseau met tout en œuvre pour faire solliciter, par l’imagination et l’envie, les enfants et les adultes et installer durablement en eux des projets qui sont d’autant plus chatoyants qu’ils sont suscités par la vision d’un paysage idyllique affiché… dans une pluvieuse gare de banlieue, un petit matin gris d’une journée de travail!

4)   Enfin la Bretagne et ses « plages familiales et vivifiantes ».

Crée en 1878 par le regroupement de réseaux régionaux et de lignes locales déficitaires desservant la Vendée et agrandi en 1909 par le rachat du réseau de l’Ouest qui dessert la Normandie et la Bretagne, le réseau de l’État ne veut pas laisser le PLM seul sur le front touristique. En outre, le réseau de l’État se veut la vitrine d’une conception très « sociale » du chemin de fer, et développer une vision économique et politique autre que celle des compagnies privées qui mènera à la nationalisation de la totalité du réseau français en 1938 avec la création de la SNCF.


Très dynamique, mené de main de maître par un grand commis de l’état qu’est Raoul Dautry entre 1931 et 1937, ce réseau sait poursuivre et améliorer le tourisme en direction de l’Atlantique avec les fameux billets «bains de mer » déjà lancés par l’ancienne compagnie de l’Ouest. Le réseau est un pionnier du marketing et des formulations que les publicitaires actuels ne désavoueraient pas comme « La Normandie, campagnes riantes et forêts, villes d’art, plages renommées. », « La Bretagne, menhirs et dolmens, églises et calvaires, plages vivifiantes », et «Le Sud-Ouest, châteaux historiques, Marais Poitevin, plages ensoleillées ». Bref, de la « plage vivifiante » à la « plage renommée » ou ensoleillée, on devine que ces plages sont toutes glaciales, mais ceci est loin de décourager les touristes de l’époque car, justement, les «bains de mer » sont à la mode et sont préconisés par les médecins hygiénistes. L’air vif marin, chargé d’iode et de bienfaits, doit prévenir ou même aider à guérir un grand nombre d’anémies engendrées par les villes. Et, surtout, les grandes stations balnéaires de ces plages savent admirablement jouer la carte de ce que l’on ne nomme pas encore la qualité de vie ou l’environnement architectural, et Deauville, La Baule, Royan, se couvrent de magnifiques villas, de casinos, de salons de thé, de parcs et de jardins. Le réseau de l’État sait aussi utiliser le prestige innovant des autorails Michelin puis Bugatti pour la desserte de ces destinations, créant ainsi une véritable symbiose entre la technicité et les vacances, alors que les autres réseaux utilisent souvent, pour les destinations touristiques, du matériel vieillissant.

Le « Billet populaire de congé annuel » : le symbole de l’action sociale et ferroviaire liées.

De nombreux documents montrent que, bien avant le Front Populaire et par exemple en 1934 pour le réseau du PO, les billets “populaires” existaient déjà, les compagnies étant intéressées par cette clientèle nombreuse qui ne demandait qu’à voyager en famille.

Le 2 août 1936, c’est la création du Billet populaire de congé annuel, offrant une réduction de 40 % par rapport au billet simple à place entière en 3ᵉ classe, avec un trajet AR d’au moins 200 km et un séjour d’au moins un mois sur place. Il est destiné à tous les ouvriers et employés, voyageant avec leur épouse et leurs enfants, et qui bénéficient des congés annuels instaurés par la loi du 20 juin 1936. Dès 1936, le nombre de voyages dépasse 360000 et en 1937, c’est plus de 700000 et en 1938, le nombre de voyages atteint presque le million. Dans les années 1950, lors de l’apogée de ce type de billet, le nombre de voyages atteint 5 millions. Le déclin est inexorable pendant les années 1970. L’extension de l’automobile dans les années 1960, la mode du « week-end » pratiqué à longueur d’année enlèveront peu à peu cette dimension ferroviaire et « Front popu » à cette mesure sociale, mais qui est toujours en vigueur.

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