Marcel Proust et ses trains imaginaires et réels.

Marcel Proust souffrait beaucoup lors de ses voyages, car il souffrait dans son corps fragile, fatigable, exposé aux atteintes des intempéries et des hasards heureux ou malheureux occasionnés par des techniques qu’il jugeait aveugles, mais il souffrait aussi dans son esprit qui perdait de précieuses habitudes et de fertiles repères, plongé rapidement dans une confrontation cruelle avec des mondes inconnus et hostiles. Mais Proust a voyagé, comme les gens de son temps dont il est le fidèle observateur, et il a voyagé « en chemin de fer » et parfois en « automobile ».

Certes, Albertine aime les voyages en automobile (dont les performances sont moins brillantes que les pannes) et fait découvrir au « narrateur » de Sodome et Gomorrhe  (Marcel ?) que « l’automobile mène même un malade (c’est donc bien Marcel !), là où il veut, et empêche – comme je l’avais fait jusqu’ici – de considérer l’emplacement comme la marque individuelle, l’essence sans succédané des beautés inamovibles » C’est magnifiquement dit, mais le chemin de fer, pour autant, n’est pas disqualifié, car il assure, seul, « un but soustrait aux contingences de la vie ordinaire, presque idéal au départ et qui le restant à l’arrivée, à l’arrivée dans cette grande demeure où n’habite personne et qui porte seulement le nom de la ville, la gare, a l’air d’en promettre enfin l’accessibilité comme elle en serait la matérialisation ». Et le chauffeur de l’automobile, perdu dans les rues d’une ville inconnue, consultant sa carte et faisant des demi-tours, voilà qui tue la ville et cet effet magique, et la ville reste « gisante à terre » et « démystifiée », conquise avec violence.

« Ce fut pourtant à une station de chemin de fer, au-dessus d’un buffet, en lettres blanches sur un avertisseur bleu, que je lus le nom, presque de style persan, de Balbec ». L’aventure proustienne contée dans « À l’ombre des jeunes filles en fleurs » se passe dans ce lieu mythique, et commence bien par la « station de chemin de fer ». Ce n’est qu’une modeste station, pas même une gare, d’une ligne de tramway à vapeur en voie de 60 qui dessert la côte normande à la fin du XIXᵉ siècle, bref ce que l’on appelle un « tortillard » comme il y en a eu des centaines en France, et que, localement, on surnomme le « Transatlantique » du fait de son sifflet dont le bruit défaillant et ridicule évoque plutôt la plainte d’une sirène de paquebot entendue au loin, dans la brume. Bref, le tortillard est peu performant, de la locomotive aux wagons et des bielles jusqu’au sifflet.

Le petit train de Cabourg, en voie de 60 cm [1], que Marcel Proust a souvent pris, représenté sur une carte postale qu’il aurait pu envoyer, mais sur laquelle il n’aurait pu écrire une de ses interminables phrases.
Sur cette carte de l’annuaire Pouey de 1933, la ligne du “transatlantique” est bien mentionnée, avec la station de Cabourg.

Les réseaux ferrés dont Marcel Proust est le client réticent puis enthousiaste.

Né en 1871, le jeune Marcel voyage, pour ses déplacements familiaux puis personnels, à bord des trains de deux réseaux: celui de l’Ouest, très ancien, remontant aux débuts du chemin de fer en France et desservant la Normandie, et partiellement la Bretagne, principalement, au départ de la gare Saint-Lazare. Hormis le trafic important entre Paris, Rouen et Le Havre, ce réseau ne sera jamais très actif, desservant une France que l’on ne dit pas encore profonde, très rurale, peu industrialisée.

L’autre réseau emprunté par Proust est l’ancien réseau de l’État qui est créé en 1878, donc à l’époque de l’enfance du grand écrivain, par le rachat de nombreuses lignes ou compagnies situées dans l’ouest de la France : ce sont des compagnies en déficit permanent du fait de la faible industrialisation de cette partie de la France à la fin du XIXᵉ siècle et de l’absence de grandes villes pouvant créer un important trafic. Les compagnies de la Vendée, des Charentes, du Maine-et-Loire à Nantes (sic), des Chemins de fer Nantais, des Chemins de fer de la Seudre, des Chemins de fer de Bressuire à Poitiers, ou de Poitiers à Saumur, d’Orléans à Rouen et autant d’autres créations éphémères d’hommes politiques ou de banquiers locaux, inspirés par des visions de prospérité et de progrès très Second Empire, sont en proie à la faillite, mais « les populations concernées », comme on dit, ne l’entendent pas de la même oreille et tirent les sonnettes des ministères, du Sénat et de l’Assemblée Nationale pour que l’État intervienne. Crée en 1878, le réseau de l’État parvient à se montrer viable et à inspirer confiance, et rachète même, en 1909, le réseau de l’Ouest qui, trop déficitaire et peu rentable, est obligé de jeter le gant.

Un train du réseau de l’Etat, pendant les années 1880, à l’époque où Marcel, encore enfant, les prenait pour aller à Illiers.

À la veille de la Première Guerre mondiale, le réseau de l’État a donc constitué, en le rassemblant sous ses quatre lettres qui rassurent, un matériel aussi hétéroclite qu’ancien, et totalement inadapté. Mais, entre les deux guerres, le réseau de l’État aura à cœur de procéder à une rénovation en profondeur de son parc de matériel roulant tout en laissant survivre un « héritage » dont il se passerait volontiers, mais dont il a grand besoin pour assurer son service.

Marcel Proust devenu un grand voyageur.

Mais le chemin de fer des grandes lignes attire Marcel Proust, avec ce passage obligatoire par l’entrée de la gare, comme de l’autre côté d’un miroir, dans un monde parallèle où d’autres formes, d’autres sons, d’autres mouvements et d’autres destins l’attendent. Proust aime le progrès technique, mais celui qui se fait en grand, celui qui, d’une manière spectaculaire crée des nouvelles civilisations. Le monde coloré des gares l’attire, bien qu’il entende, dans l’animation et les bruits de l’immense gare Saint-Lazare, lors du départ pour Balbec, les signes avant-coureurs de sa propre crucifixion : les heurts des tampons, les sifflements des locomotives, les crissements des roues sur les appareils de voie sont, pour lui, le bruit des marteaux avec lesquels on cloue la croix qui l’attend…

La gare Saint-Lazare, au fond à gauche et devant elle l’hôtel Terminus dont le magnifique salon de thé Belle époque pouvait servir de premières étapes pour Marcel, un répit, avant d’aller affronter sa “crucifixion”… ici sur le réseau de l’Ouest et en direction de Balbec.

Déjà, enfant, le voyage rituel de Paris à Combray (Illiers) l’effraie, car toute la famille, dès Chartres, est prise par une crainte frénétique de rater la gare de Combray, et se prépare fébrilement, pendant une longue demi-heure dans le couloir dans lequel s’entassent les bagages, à quitter le train durant les cinq minutes d’arrêt fatidiques. Au-delà, le train part et s’engage sur un viaduc (toujours présent aujourd’hui) qui, pour le jeune Marcel, s’il restait prisonnier du train, le mènerait dans des lieux aussi incertains que funestes, infréquentables et totalement hostiles, et même « peu chrétiens » (sic)…

Le réseau français en 1910, tel qu’il apparaît dans les indicateurs Chaix du temps de Proust. Illiers est au sud-ouest de Chartres, à 112 km de Paris, sur la ligne de Saumur qui, à l’époque, était importante, car reliant Paris à Bordeaux par le réseau de l’État, concurrente malheureuse de celle du Paris-Orléans, plus rapide. Pour Cabourg, à 217 km de Paris, on change à Lisieux.
D’après une des 89 cartes de l’annuaire Pouey (1933), la petite gare d’Illiers est au cœur du département de l’Eure-et-Loir, mais desservie par la ligne Paris-Bordeaux de l’État parcourue par des trains express qui ne s’arrêtaient pas à Illiers: la famille Proust, père, mère et les deux fils, changeait de train à Chartres.

L’univers clos du train, pourtant, le rassure, et le paysage vu par la fenêtre le fascine. Le soir (les voyages sont interminables à l’époque) sa grand-mère l’installe dans un coin du compartiment, le visage tourné vers l’appuie-tête en tissu rembourré, et elle tire devant les yeux de l’enfant le lourd rideau bleu dont les odeurs mêlées de charbon, de suie, d’huile, de tabac froid, ont, sur son imagination, une fertilité créatrice qui place de rideau de la Compagnie de l’Ouest bien loin devant la « petite madeleine » de la tante Léonie – mais la culture proustienne nationale du Lagarde et Michard a préféré, pour des générations de Français, la madeleine au rideau. Tant pis pour le chemin de fer.

La gare d’Illiers (Combray, dans la “Recherche”) à l’époque où Marcel venait, enfant, dans la maison familiale. Venant de Chartres, le train était sur la voie de gauche, et Marcel n’avait qu’à descendre sur le quai, sans traverser les voies, pour gagner immédiatement Illiers qui est sur la gauche de ce cliché. Le train omnibus, très attendu, arrivant à droite se dirige vers Chartres.
Pour aller à Îliens, Marcel – ou plutôt son père qui menait le voyage – n’avait d’autre choix que l’étroite et malcommode Gare Montparnasse dont le seul avantage était un accès commode en fiacre. Pour Illiers, il fallait changer à Chartres.

Les bruits de roulement du chemin de fer sont, pour Marcel, des symphonies fantastiques surpassant les autres, celles des compositeurs de son temps qui, pourtant, en fournissent à profusion… « J’étais entouré par la calmante activité de tous ces mouvements du train, qui me tenaient compagnie, s’offraient à causer avec moi si je ne trouvais pas le sommeil… entendant selon ma fantaisie d’abord quatre croches égales, puis une double croche furieusement précipitée contre une noire »[2]. Ce qu’il ne sait pas – mais a-t-il à le savoir ? – est qu’il affronte le roulement assez désastreux de ces voitures grandes lignes avec couloir et compartiments, certes, mais à qui la compagnie de l’Ouest, pingre et pauvre, refuse les douceurs et les surcoûts du bogie et les fait rouler sur deux essieux comme de vulgaires wagons à marchandises. Mises en service à partir de 1893, ces voitures sont présentées comme luxueuses et passent pour très confortables à l’époque, avec couloir latéral, leurs compartiments fermés, leurs deux cabinets de toilette. Mais les essieux, situés à 5,90 mètres l’un de l’autre[3], roulent sur des voies avec pose de rails courts sur des coussinets et, d’après la Revue Générale de septembre 1906, la plupart des compagnies françaises de l’époque (dont celle de l’Ouest, ici) utilisent des rails de 6 mètres, et, pour l’Ouest, ce sont des rails médiocres soit de 46,25 kg au mètre pour les lignes principales, soit de 38,75 kg au mètre pour les lignes secondaires. Les deux essieux de la voiture de Marcel Proust « tombent » sur les joints de rail pratiquement en même temps[4], occasionnant un choc très fort (voilà pour la noire), précédé, si Marcel est dans le premier ou le deuxième compartiment de la voiture, de l’entente, adouci par la distance, du choc des essieux de la voiture précédente et même aussi de celui de la voiture située encore plus en avant et entendu encore plus doucement (voilà pour les croches).

Voici très exactement, une des voitures État de 1ʳᵉ classe à deux essieux que Marcel utilise: l’empattement -ou la distance séparant les deux essieux – est presque celle de la longueur d’un rail (ils sont très courts à l’époque) et provoque le rythme décrit par Marcel, les roues résonnant sur les joints des rails.
Une autre voiture Etat 1re classe sur deux essieux, qui permet de voir le haut niveau de confort et d’aménagement de ces voitures compensant quelque peu un roulement assez rude et sonore. C’est sur ces sièges luxueux que Marcel, enfant, dormait, le visage caché derrière un des épais rideaux bleu sombre de ces voitures.

Mais, comme le note Proust, y avait des variantes car les extrémités des rails s’usant très fortement et beaucoup plus que le reste du rail, les compagnies de la fin du XXIXᵉ siècle avaient pour habitude de récupérer les rails usés, d’en couper à la scie les extrémités, et de reposer ces rails raccourcis comme rails de réemploi sur des lignes secondaires. Ces rails plus courts provoquaient donc des chocs décalés pour les essieux d’une même voiture, et pouvaient créer, pour Marcel, la même impression de deux croches plus une noire s’il était assis juste au-dessus du deuxième essieu de sa voiture qui lui donnait la noire, les deux croches étant jouées par le premier essieu de sa voiture, précédé du deuxième essieu de la voiture précédente. Marcel avait ainsi droit à de très nombreuses variations musicales possibles… Cette constatation de Marcel Proust permet, pour le moins, de savoir exactement dans quel type de voiture de l’Ouest l’écrivain a voyagé, ce que bien des critiques littéraires, peu au courant des techniques (ferroviaires ou autres) ne pourront offrir.

En 1889, le réseau de l’Etat met en service ces premières voitures à bogies, au roulement plus doux et plus stable. Marcel Proust les aura certainement utilisées pour ses derniers voyages à Illiers, le célèbre Combray de la “Recherche”.

Le chemin de fer et les personnages de l’univers proustien.

Mais aussi le chemin de fer l’attire Proust, et, donc, attire ses personnages, comme bien entendu, Swann : «… Il se plongeait dans le plus enivrant des romans d’amour, l’indicateur des chemins de fer, qui lui apprenait les moyens de la rejoindre, l’après-midi, le soir, ce matin même ! Le moyen ? Presque d’avantage : l’autorisation. Car enfin l’indicateur et les trains eux-mêmes n’étaient pas faits pour les chiens. Si on faisait savoir au public, par voie d’imprimés, qu’à huit heures du matin partait un train qui arrivait à Pierrefonds à dix heures, c’est donc qu’aller à Pierrefonds était un acte licite, pour lequel la permission d’Odette était superflue, et c’était un acte qui pouvait avoir un tout autre motif que le désir de rencontrer Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pas l’accomplissaient chaque jour, en assez grand nombre pour que cela valût la peine de faire chauffer des locomotives.[5]»

Un horaire de 1914, du temps de Marcel: le train de 1h 44 y figure-t-il ? Quand on voit que, pour aller de Pont-l’Abbé à Audierne (41 km) il faut presque trois heures, combien de journées et de nuits entières aurait-il fallu pour aller de Paris à Questembert, par Lannion, Lamballe, Quimper, etc… ?

L’impossible et imaginaire train de 13h 22.

Et puis il y a ce fameux train de 13 h 22 dont, depuis la parution de la « Recherche », beaucoup de critiques ont tenté de voir, dans son itinéraire, des « clés » révélatrices des lieux exacts fréquentés par Marcel. Une consultation de la carte du réseau de l’Ouest et aussi des indicateurs horaires de l’époque montre que cet itinéraire est totalement impossible pour un seul train, et implique de nombreux changements – si tant est que l’on puisse s’en tenir à la réalité de l’exploitation d’un réseau ferroviaire, ce qui n’est certes pas dans les préoccupations de Proust. L’Ouest était loin d’être un réseau modèle, certes, et ses déficits sont restés légendaires : un train partant de Paris pour s’arrêter à Bayeux (pas de villes importantes avant ?), Coutances, puis gagnant Vitré sur une succession de lignes secondaires ou faisant le détour par Rennes, puis filant à Questembert dans le Morbihan, revenant par les lignes secondaires et sinueuses de la Bretagne centrale pour rejoindre Pontorson, puis croisant une partie de son parcours déjà effectué pour aller à Balbec (Cabourg ?), et revenir à Lannion pratiquement par les mêmes lignes, puis faisant marche arrière jusqu’à Lamballe, et puis regagnant ensuite le sud de la Bretagne pour batifoler autour de Quimper, voilà un train qui aurait rapidement épuisé, en pertes financières, le peu qui restait pour la compagnie avant que l’État ne la rachète en 1909 pour la fusionner avec son propre réseau qu’il exploitait en Vendée et dans les Charentes depuis 1878 – un autre monument du déficit, lui aussi.

« J’aurais  voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’une heure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces de voyages circulaires, l’heure de départ : elle me semblait inciser à un point précis de l’après-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, au matin du lendemain, mais qu’on verrait, au lieu de Paris, dans l’une de ces villes par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir ; car il s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questembert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Bénodet, à Pont-Aven, à Quimperlé, et s’avançait magnifiquement surchargé de noms qu’il m’offrait et entre lesquels je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité d’en sacrifier aucun. Mais sans même l’attendre, j’aurais pu en m’habillant à la hâte partir le soir même, si mes parents me l’avaient permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la furieuse, contre les écumes envolées de laquelle j’irais réfugier dans l’église de style persan.[6] »

Mais, pour le moins, si ce train n’enthousiasmerait guère un comptable de la compagnie de l’Ouest, au moins il transporte Marcel… d’allégresse et d’admiration, faute de l’avoir réellement transporté, puisque n’existant que dans son imagination. Beaucoup de lecteurs ont, pourtant, tenté de le retrouver sur les horaires de l’époque, mais en vain. Proust se réfère clairement à des « réclames des Compagnies de chemin de fer, dans des annonces de voyages circulaires », et certainement il a puisé des noms de lieux dans divers prospectus pour les assembler en une construction de l’esprit qui donnerait la chair de poule à un « horairiste » de la compagnie de l’Ouest : effectivement les compagnies proposent, à l’intention des touristes déjà installés sur leur lieu de villégiature, des voyages circulaires d’une journée avec départ matinal et retour tardif, en utilisant, par combinaison astucieuse des horaires, des excursions dont, après la Première Guerre mondiale, les transporteurs routiers feront leurs choux-gras grâce à leurs autocars découvrables. Donc, en partant de Paris et en descendant à Cabourg (correspondance à Lisieux, ou Mézidon, etc), Marcel Proust pouvait, s’il l’avait souhaité (mais le souhaitait-il ?) reprendre un train pour une ville de Bretagne comme Rennes, Pontorson, Vitré, Lannion, et surtout Quimper, pour y séjourner et passer une journée ou deux à « rayonner », toujours par chemin de fer, souvent par la voie métrique du Réseau Breton ou d’autres de ces innombrables secondaires bretons de la fin du XIXe siècle, et visiter un grand nombre de lieux mémorables. Mais un train unique, sur un aussi long parcours effectué avec de nombreux retours ou recoupements, voilà qui défie la moindre logique ferroviaire qui, à cette époque, n’hésitait pas à assurer de nombreuses dessertes mais au prix d’aussi nombreuses correspondances, transbordements, changements dans des gares de moyenne importance.

Le réseau ferré national à l’époque des dernières années de la vie de Marcel Proust. Le réseau, comme l’écrivain, est à son apogée.

Proust et ce qu’en a compris Gallimard.

Si, quand il se réveille « après quelques heures de sommeil en chemin de fer », Proust se trouve en présence de lieux nouveaux qui lui donnent « presque comme le vertige des distances que la machine à vapeur a parcourues pour nous », il reste fasciné par ces villes innombrables qui « donnent l’impression de venir au devant du train », mais, aussi, il est fasciné autant par les noms de ces villes qui viennent au devant de lui-même par la simple lecture de l’indicateur des chemins de fer, ou le « Chaix » dont Gaston Gallimard dit qu’il en connait par cœur de larges extraits : le brillant éditeur, s’il a réellement dit cela, ne fait que reprendre la plaisanterie toujours en usage aujourd’hui, que l’on adresse volontiers aux passionnés de chemins de fer et qui est complètement fausse ! [7]

Un Marcel de moins pour l’agriculture et un de plus pour la littérature.

Laissons donc là l’excellent éditeur, et replongeons-nous, grâce à lui et avec délices, dans un Proust ferroviaire à souhait pour qui lit la « Recherche » : « Les levers de soleil sont un accompagnement des longs voyages en chemin de fer, comme les œufs durs, les journaux illustrés, les jeux de cartes, les rivières où des barques s’évertuent sans avancer…. Dans le carreau de la fenêtre, au-dessus d’un petit  bois noir, je vis des nuages échancrés dont le doux duvet était d’un rose fixé, mort, qui ne changera plus, comme celui qui teint les plumes de l’aile qui l’a assimilé ou le pastel sur lequel l’a déposé la fantaisie du peintre »[8]. Oui, les voyages de nuit sont interminables dans les trains de la fin du XIXe siècle, à une époque où le train a déjà étendu ses longues lignes à travers l’ensemble du territoire national sans, pour autant, avoir conquis la grande vitesse des TGV actuels : les « express » que prend Marcel Proust, remorqués par des machines à deux essieux moteurs comme d’antiques 120 datant du Second empire et encore en service, ou, mieux, des 220 ou des Atlantic, atteignent un modeste 80 à 90 km/h quand le profil de la ligne est favorable, et assurent, sur de longs trajets aux nombreux arrêts, des moyennes de l’ordre de 40 à  50 km/h. Alors les œufs durs peuvent défiler dans les compartiments, et les levers de soleil peuvent, enfin, délivrer des voyageurs des angoisses d’une longue nuit passée à se délecter de la musique des roues sur les joints des rails.

Au petit matin, les trains s’arrêtent dans des gares perdues sous les ciels incertains des aurores, et des jeunes paysannes viennent vendre du café au lait et c’est le coup de foudre, pour Marcel qui a tant rêvé de faire cette rencontre du côté de Méséglise, pour une « grande fille » qu’il voit sortir d’une maison, et il la regarde : « …empourpré des reflets du matin, son visage était plus rose que le ciel. Je ressentis devant elle ce désir de vivre qui renaît en nous chaque fois que nous prenons de nouveau conscience de la beauté et du bonheur ». Hélas, Marcel prend aussi conscience que si les trains s’arrêtent, la nécessité des horaires (dont il a une conception très approximative, faut-il le dire) fait que les trains repartent : « La vie m’aurait paru délicieuse si seulement j’avais pu, heure par heure, la passer avec elle, l’accompagner jusqu’au torrent, jusqu’à la vache, jusqu’au train, être toujours à ses cotés, me sentir connu d’elle, ayant ma place dans sa pensée. (…) Elle posa sur mon son regard perçant, mais comme les employés fermaient les portières, le train se remit en marche ; je la vis quitter la gare et reprendre le sentier, il faisait grand jour maintenant : je m’éloignais de l’aurore »[9]…. Et Proust s’éloignait de l’amour. Le train fera qu’aucun destin bucolique de paysan normand attendra Proust, et le cours de sa vie se passera, d’une manière beaucoup plus mondaine et intellectuelle, dans les salons parisiens.

En privant le monde agricole d’un Marcel de plus qu’il n’attendait pas, et en apportant au monde littéraire, le Marcel qui lui manquant, le chemin de fer avait prouvé son utilité.

Une locomotive pour trains express sur le réseau de l’Ouest en 1908.

C’est en train que Marcel Proust comprend quelle sera sa destinée.

« L’autre jour en revenant en chemin de fer notre train longeait une vallée qui passe avec raison pour une des plus belles de France. C’était à 5 heures du soir, le train s’était arrêté, je pouvais contempler les arbres sur lesquels le soleil de 5 heures du soir donnait jusqu’à une certaine hauteur de leur tronc, et, dans le ruisseau qui un moment longeait la voie, je voyais une telle variété de fleurs, de mousses mêlées à de beaux reflets du ciel qu’on avait l’étonnement de voir que les plus artistiques spectacles décrits par la littérature se trouvent en effet dans la réalité, sur une voie de chemin de fer. J’avais profité de l’arrêt momentané du train pour tirer une feuille de papier, et j’avais essayé de décrire exactement cette bande dorée de lumière sur les troncs, et la ligne oblique de l’arbre.

Mais ne sentant aucune joie à décrire, et persuadé que l’enthousiasme quand on écrit est le critérium du talent dont il faut bien que nous éprouvions la joie nous-mêmes si nous voulons la communiquer aux autres, j’avais laissé tomber ma feuille de papier, avec un morne découragement. Je continuais â regarder ces bandes de lumière et ces lignes d’arbres et je n’éprouvais aucune joie à les regarder. Et, pour me consoler, j’avais essayé un moment de me persuader que sans doute j’avais passé l’âge où on peut être enivré par la nature et la décrire et que l’étude des caractères, la discussion des esthétiques seule me restait. Et je me souviens que je m’étais écrié à moi-même tâchant de me consoler par la pensée qu’un autre domaine m’était réservé : « Ô arbres vous n’avez plus rien à me dire, mon cœur refroidi ne vous ressent plus, mon œil constate la ligne qui vous divise en parties d’ombre et de lumière avec une froideur telle qu’il serait bien vain de transcrire ces notes, trop ennuyeuses pour moi pour pouvoir plaire à personne. Si quelque chose doit m’inspirer maintenant c’est la pensée humaine et l’esthétique. Chanter je le sais bien en ce moment où je reste de glace devant la plus belle heure du jour et la plus belle futaie de France, l’époque de ma vie où j’aurais pu vous chanter est close depuis longtemps et les inspirations que vous aviez pu me donner ne reviendront jamais.. »

« Le temps retrouvé », Esquisse XXIV, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, Paris 2009, tome 4, pages 801 et 802

Un train rapide du réseau de l’Etat, dans les années 1920, à l’époque où Marcel Proust vit ses dernières années. Locomotive Pacific puissante, voitures métalliques lourdes: Proust ne connaîtra pas des trains d’une nouvelle génération.

Quelques passages consacrés aux chemins de fer dans « A la recherche du temps perdu » Editions La Pléiade, Gallimard, édition 1988 en 4 volumes

(NB : Tomes I et II, pour le moment. La 4e lecture intégrale de la « Recherche » est en cours…)

Tome I page 3 : Le sifflement des trains, au loin, dans la nuit

Tome I page 62 : Les couvertures pour les voyages (assis) de nuit

Tome I page 113 : Le viaduc de Combray

Tome I page 188 : L’indicateur des chemins de fer comme le plus enivrant des romans d’amour

Tome I page 378 : Le train de 1h22, héros de la « Recherche » (NB : 13h22 en termes SNCF actuels !)

Tome I page 385 : Noms de gares, et passion de Marcel pour les noms de lieux

Tome I page 523 : L’avenir des chemins de fer : inquiétudes et craintes

Tome II page 6 : Les gares

Tome II page 8 : Le départ du train de 1h22

Tome II page 13 : La « Madeleine » ferroviaire de Proust : l’odeur des rideaux des voitures de la compagnie de l’Ouest

Tome II page 15 : La symphonie fantastique des trains : sons, notes, rythmes et croches dans la partition

Tome II page 16 : La jeune paysanne de la gare et son café et le tournant d’un destin : il y aura un Marcel de moins dans l’agriculture et un Proust de plus à Paris.

Tome II page 23 : Le chef de gare sur un fond de fleurs

Tome II page 40 : Les buffets de gare

Tome II page 221 :Le « tortillard » de Balbec

Tome II page 231 : Le « tacot »

Tome II page 243 : Eloge du « wagon-couloir »

Tome II page 257 : Les « Madeleines » possibles pour Marcel, dont une gare.

Tome II page 303 : La fermeture, en hiver, du BCB (le « petit train » en voie de 60 de Cabourg)

Tome II page 416 : Le sifflet du train entendu au loin

Tome II page 435 : Les trains qualifiés « d’êtres parfaits ».

(A suivre…)


[1] C’est-à-dire une voie à l’écartement très réduit de 60 cm utilisé pour les chemins de fer maraîchers, forestiers, ou de chantier (voie Decauville) et aussi pour la construction de très modestes tramways desservant des stations touristiques sur de faibles distances.  On ne peut faire plus modeste pour une arrivée à Balbec !

[2] « A l’ombre des jeunes filles en fleurs-II », page 15, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris 2009

[3] Cette longueur séparant les essieux est l’empattement et peut atteindre plusieurs mètres. Ne pas confondre avec l’écartement des roues qui correspond à l’écartement des rails, soit 1435 mm.

[4] Il y a un décalage infime de 10 cm entre l’empattement des essieux et la longueur des rails qui, à 70 km/h, donne un laps de temps de 5 centièmes de seconde, ce qui, pratiquement, confond les deux sons et leurs résonances, et crée l’impression d’un son unique, mais beaucoup plus fort.

[5] « Du coté de chez Swann, II ». Page.288, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris 2009.

[6] « Du coté de chez Swann, III ». Page.378, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris 2009.

[7] L’auteur de ce livre ne connaît aucun « Chaix » par cœur, et, en un demi siècle de fréquentation d’innombrables amateurs ou associations, n’a jamais rencontré un tel cas…

[8] « A l’ombre des jeunes filles en fleurs-II », page 15, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris 2009

[9] « A l’ombre des jeunes filles en fleurs-II », pages 15 à 18, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris 2009

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