Des marchandises de jadis au fret actuel: le coeur du chemin de fer bat toujours.

On dit, et on croit, à tort qu’ils n’existent plus: quand ils s’appelaient encore des « trains de marchandises » avant que la rude époque actuelle n’en fasse des trains de fret, ces trains-là, classés en « petite vitesse » ou en « grande vitesse », étaient à l’image même d’un âge d’or pour le chemin de fer : abondants, surchargés, et acceptés avec enthousiasme par une civilisation qui n’avait pratiquement aucun autre moyen de transport. L’univers des marchandises représente, avec des wagons de chargés à bras d’homme, des véhicules à chevaux dans les cours de débord, des petits bistrots ouverts tôt le matin, tout un aspect modeste et touchant du chemin de fer du XIXème siècle, vivant d’un travail rude fourni par une main d’œuvre de manœuvres, de manutentionnaires, de commissionnaires. De 1830 à 1910, ce sont 80 années de prospérité interrompue et de monopole absolue du chemin de fer sur le transport terrestre des marchandises comme des voyageurs. Mais peu avant la Première Guerre mondiale la route commence un travail de sape, écrémant librement à son profit les transports des marchandises les plus rentables et laissant le reste à un chemin de fer tributaire de ses obligations de service public.

La complémentarité idéale entre le rail et la route qui assure “le dernier kilomètre”, née dans les années 1910, n’a duré qu’une décennie ou deux: dès les années 1930, le camion effectue la totalité du trajet, tuant le chemin de fer qui, jusque-là, lui a donné du travail.

A première vue : une croissance continuelle.

En faisant des recherches au sein d’une collection de la Revue Générale des Chemins de Fer, et en prenant une des premières statistiques générales publiées par la revue, celle de 1887 pour l’ensemble des réseaux français, on trouve un tonnage de 9.816.940.494 tonnes/kilomètres (chiffre en augmentation de 10 % par rapport à 1886, le réseau de l’État connaissant 18,07 %). La recette brute des marchandises est de 567.756.740 fr. (augmentation de 6 % par rapport à 1886).

Pour les années suivantes, nous pouvons constater que les chiffres ne cesseront jamais de progresser, et on peut réunir les chiffres suivants en prenant des années significatives :

Année Total des tonnes/kilomètres (en milliards de tonnes) Recettes totales (en millions de francs constants)
1913 25,2
1929 41,80
1938 26,52 104
1949 41,04 1940,7
1957 53,65 3286,6
1962 61,18 4574,3
1968 62,96 5256,8
1974 73,98 8967,1
1975 61,25 8506,6
1980 66,37 14726,5
1985 55,78 18943,9

Si le transport des marchandises par le rail progresse, il est loin de progresser autant qu’il le devrait, car, à partir de 1910, le transport routier commence à prendre une part qui ne cessera d’augmenter fortement jusqu’en 1974, avant d’amorcer un recul relatif jusqu’à la fin du XXᵉ siècle, avant de connaître une reprise encourageante récemment.

On voit sur ce tableau la première offensive du camion entre les deux guerres qui parvient même à faire reculer le total transporté par le rail entre 1929 et 1938, la crise économique des années 1930 aidant. Le progrès constaté entre 1938 et 1949 est dû, principalement, à une quasi-paralysie des transports routiers entre 1940 et 1946 : la France, en période de pénurie de carburant et de pneus, se souvient qu’elle a un chemin de fer et donne un sursis même au moindre chemin de fer secondaire pourtant dûment condamné peu de temps auparavant par les décideurs économiques. La régression commence au lendemain du choc pétrolier, mais elle est générale avec le recul de l’économie.

Un exemple : la situation du trafic marchandises au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. 

La tarification double de la grande vitesse et de la petite vitesse est aboli, et remplacé par celui du Régime Accéléré et du Régime Ordinaire, avec une tarification unique fixant, pour chaque type de marchandises, le régime de vitesse du transport, vite connus sous l’appellation RA ou RO. Assurant plus de 80 % des recettes de la SNCF à l’époque, le trafic marchandises est très important, avec 37.000 wagons par jour et 13.482.000 wagons pour l’année 1950, par exemple. Le RO correspond à environ 2/3 du volume des marchandises. Si le RA est calculé pour réduire la durée du transport, le RO, lui, devra réduire le prix du transport.

Mais ce sont surtout les colis de détail qui occupent le devant des préoccupations, avec 157.000 expéditions par jour intéressant 6.000 gares. C’est pourquoi le RA leur est essentiellement destiné: colis de détail, petits animaux, denrées périssables, tout doit être transporté au plus vite par un chemin de fer qui lutte pour garder son monopole. Le RO, lui, transporte les engrais, les céréales, le charbon, le sable, les minerais, les automobiles neuves, l’électroménager, les envois lourds et volumineux, et il correspond à environ 2/3 du volume des transports marchandises de la SNCF d’alors.

En 1950 la SNCF dispose de 40 grands triages, dont deux, le Bourget et Villeneuve-St-Georges, traitent  3.000 à 4.000 wagons par jour. Les trains de marchandises, surtout du RO, sont des trains lourds de 1.000 à 1.600 t, et lents avec 40 à 50 km/h de moyenne commerciale, 75 km/h en vitesse limite. Ils circulent aux heures creuses, et dégagent les triages aux heures les plus opportunes, souvent de nuit. Composés de wagons de tous types, remorqués par des locomotives à vapeur type 140, 141 ou 150, puis des BB électriques, plus tard des diesel, ces trains sont le type même du long train de marchandises dont le bruit se fait entendre, la nuit, dans les grands nœuds ferroviaires.

Les années 1970 : la vitesse pour les trains de marchandises.

Lors de la première grande électrification en monophasé de fréquence industrielle entre Valenciennes et Thionville, les locomotives de type CC 14000 ou CC 14100, construites spécialement pour le trafic marchandises de cette ligne entre 1954 et 1957, sont établies avec une vitesse maximale de 60 km/h. Cette vitesse très modeste s’explique par le fait que ces locomotives, d’une part, remplacent des machines à vapeur de type 150 qui circulent à 60 km/h, et, d’autre part, parce que l’on pense que cette vitesse est suffisante pour ce type de trafic composé de trains de minerai lourds et lents. C’est, en l’occurrence, l’assimilation pure et simple du chemin de fer au canal. C’est sans doute un cas extrême, et il ne faut pas en déduire que, pour la SNCF des années 1950, les trains de marchandises doivent tous rouler à 60 km/h. Mais dans la réalité des faits, ils ne roulent guère plus vite, le 80 à 90 km/h étant la règle générale, et les circulations à plus de 100 km/h étant des exceptions réservées à quelques trains spéciaux du genre fruits ou marée.

La politique de la biréduction, menée pour les bogies des locomotives électriques ou diesel des années 1950 et 1960, assigne bien le régime marchandises à une vitesse nominale de 90 km/h, l’autre régime, celui des voyageurs, étant de 140 km/h.

Accélérer la vitesse des trains de marchandises est un important enjeu des années 1960, peut-être d’ordre commercial, mais surtout d’ordre technique: cette lenteur des trains de marchandises engorge les lignes et en réduit très sérieusement le débit, créant une paralysie préjudiciable à l’ensemble des performances de la SNCF, et fait les beaux jours de la concurrence routière. L’augmentation des vitesses des trains les plus lents, ceux du Régime Ordinaire est prévue, dans le courant des années 1960, pour passer à 80 km/h pour le 1ᵉʳ janvier 1970, et de nombreux trains de messageries circuleront à 100 ou 120 km/h.

L’âge des wagons reste le problème majeur. Les anciens types courants (couvert, tombereaux, plats, etc.) forment 90 % du parc au lendemain de la guerre et encore 55 % du parc en 1975. Mais au début des années 1970 l’ensemble des wagons est apte à circuler au moins à 80 km/h en Régime Ordinaire. Le kilométrage marchandises parcouru à 120 km/h passe de 150 000, en 1966, à 1 870 000 en 1970 et à 3 750 000 en 1973, c’est-à-dire qu’en 8 ans, il est multiplié par 25 selon le numéro spécial « Chemins de fer 1975 » Science et Vie, p.66 et sq.

Une évolution s’est donc dessinée, et la SNCF a non seulement du modifier les organes de roulement des wagons à marchandises, comme l’abandon du palier lisse pour les rouleaux dans les boîtes d’essieu, mais aussi repenser le problème en termes d’exploitation et de traction.

La renaissance du trafic marchandises    

Jusque vers 1994, le trafic marchandises des réseaux européens n’a cessé de chuter, accompagné par une crise économique qui en est la cause. Puis, à partir de 1994-1995, la courbe s’est inversée vers le haut, montrant non seulement la réalité de la reprise économique, mais aussi le rôle indispensable et même vital que le chemin de fer peut, seul, jouer au sein de l’activité économique des grands pays européens. Enfin une note optimiste dans une actualité ferroviaire souvent grise….

Le « ferropessimisme » n’est plus de mise.

Le pessimisme traditionnel, ou « ferropessimisme » selon le mot de Jacques Douffiagues, président des industries ferroviaires, n’est plus de mise en 1998. Pendant des décennies, et surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il était admis par l’opinion publique et les grands « décideurs » que le chemin de fer était une survivance archaïque du XIXᵉ siècle et n’avait aucun avenir au XXᵉ et surtout au XXIᵉ siècle: place à l’automobile et à l’avion! Or, aujourd’hui, le système ferroviaire dans le monde est l’objet d’investissements d’une importance sans précédent, en Europe certes, mais aussi en Amérique ou en Asie. En Europe 1 000 trains à grande vitesse circulent et 35 milliards de km sont parcourus chaque année.

Il est vrai qu’il y a notamment en France et en dépit du succès du TGV, des mauvaises habitudes de pensée anciennes privilégiant la route et l’air malgré leur bilans écologiques désastreux et l’ensemble des investissements ferroviaires français, pour 1998, totalise 89 milliards de francs alors qu’en Allemagne, il est de 270 milliards: les pouvoirs publics français, malgré de récentes déclarations pleines de bonnes intentions, ne jouent pas encore franchement la carte ferroviaire et donnent encore la part belle au transport routier.

Selon la Revue générale des chemins de fer (février 1998), Jacques Douffiagues n’hésite pas à reprendre la formule de Malraux qui disait que le “XXIᵉ siècle sera religieux ou ne sera pas” : il sera tout autant ferroviaire !

Le réveil après la fin des « trente glorieuses » ?.

Le choc pétrolier de 1974 marque, pour les économistes, la fin de ce que l’on appelle désormais « les trente glorieuses » que sont les années 1945-1975. Pour le chemin de fer français, le trafic voyageurs passe de 63 en 1990 à 55 milliards d’unités-kilomètres actuellement, et, pour les marchandises, la chute est de 70 (en 1980) à 50. L’année 1974 a été la meilleure année de l’après-guerre pour la SNCF et l’ensemble des cheminots s’en souvient encore… Cet âge d’or reviendra-t-il ?

Il aura fallu attendre 20 ans. Une reprise du trafic fret de la SNCF est très nette en 1994, une année qui voit 8,2 % de fret supplémentaire circuler sur les rails français par rapport à 1993 (la route ne connaît qu’une augmentation de 3 %): la chute inexorable amorcée en 1975 semble enrayée. En même temps l’année 1994 voit une augmentation de 7,7 % pour les recettes avec 11,4 milliards de francs.

Si les produits de grande consommation continuent à bouder le transport par le rail, les produits habituellement confiés au chemin de fer lui reviennent en force, notamment les trains entiers de charbon ou d’acier, de matériaux de construction ou d’automobiles neuves. Le charbon et l’acier connaissent, en 1994, une hausse de 19 %. Le trafic international, avec la technique de l’intermodal surtout, connaît une forte hausse, passant de 10 à 20 % du volume global du trafic.

Les atouts du train dans le domaine du fret.

Si, pour le transport des voyageurs, le succès éclatant des TGV en France et d’autres trains à grande vitesse en Europe a montré que le chemin de fer n’avait pas abattu sa dernière carte, dans le domaine du fret le camion continue à être un concurrent redoutable.

Mais l’opinion publique est en train de se retourner et de devenir un puissant allié du rail. L’intérêt des régions pour le transport ferroviaire est manifeste, surtout en période électorale…. Et bien des candidats ou des élus n’hésitent plus à promettre moins de camions sur les routes, et moins de triomphales « quatre voies » et autres rocades de contournement. En matière d’environnement, la pression directe de l’opinion publique est plus forte que jamais pour limiter la circulation automobile et, notamment, limiter la part royale faite au camion dans le domaine du transport des marchandises. Rappelons cette donnée actuelle (2019): les émissions de CO2 d’un trajet en train sont 20 fois moins importantes que celles d’un trajet par la route avec une moyenne de 6,2 grammes de CO2 par km en train, contre 161 grammes de CO2 par km par la route. Rappelons aussi qu’une locomotive électrique ou diesel en développant un effort correspondant à environ 2000 ch peut remorquer un train d’environ 1000 tonnes, soit 2 ch par tonne, mais la même charge demande, sur route, le recours à 25 camions de 40 tonnes donnant, à une vitesse comparable ou souvent moindre, chacun environ 400 ch, soit 10 ch par tonne.

Pourquoi si peu de camions prennent le train.

Le ferroutage désigne la possibilité de transporter des camions ou, au moins, leurs semi-remorques, par le chemin de fer. Dans la série des grandes questions (‘n’y a qu’à…” “faut qu’on”…) on entend souvent cette remarque, scandalisée et à juste titre, du nombre incroyable de camions roulant sur les routes européennes, avec tous les embouteillages, les accidents, et surtout la pollution à la clé. On lit avec stupeur que le rail ne traite à peine que 10 % du transport des marchandises – le fameux “fret” en termes actuels quand ce n’est pas le “freight” britannique ou américain purement transposé dans la langue technocratique et politiquement correcte. Le camion, donc, règne sur le monde du transport des marchandises avec un triomphe insolent, laissant cependant une petite part à l’avion très gourmand en énergie ou à la batellerie si économique et si “propre”, mais si lente.

Ne nous y trompons pas: les camions créent de l’emploi avec un chauffeur pour chaque charge, des millions de personnes pour les construire ou les entretenir, ou pour entretenir les routes qu’ils défoncent allègrement, le camion va partout jusque dans le moindre hameau, reliant une usine à un client jusqu’au moindre “dernier kilomètre” sans aucune faille, les camions se contentent de toutes sortes de routes même de pistes qui n’en sont pas dans le Tiers monde: depuis un siècle les camions prouvent leurs qualités et leur utilité.

Le chemin de fer est certes exemplaire en matière d’efficacité avec un rapport énergie/charge inégalable, de respect de l’environnement qui n’est plus à démontrer, et aussi de sécurité qui le place loin devant la route, la mer, et même l’avion, (malgré des statistiques commerciales tenaces en faveur de l’avion qui ne considèrent que le nombre de morts au kilomètre alors qu’un avion en avale des centaines chaque heure), mais le chemin de fer est très cher à construire, cher à exploiter, et ne peut exister comme un nécessaire et incontournable service-public.

Mais, surtout, s’il y a si peu de camions prenant le train, c’est parce que le chemin de fer présente des handicaps:

  • Le problème des écartements qui peuvent différer d’un réseau à l’autre, même et surtout en Europe, ce qui isole l’Espagne, les pays Baltes, l’Irlande du grand réseau en écartement standard européen de 1435 mm, et demande des coûteuses pertes de temps en transbordement des marchandises ou l’emploi de systèmes d’essieux à écartement variables complexes.
  • Le problème des types de courant différents selon les pays européens, créant un grand nombre de “frontières électriques” entre les réseaux
  • Le problème des attelages automatiques ou manuels, récents ou anciens, selon les réseaux
  • Le problème des systèmes de signalisation différents selon les réseaux.
  • Et, cerise sur le gâteau ou “last but not least”, le très difficile problème historique du gabarit qui, depuis les origines, limite la hauteur des chargements et empêche les gros camions classiques, à hauteur standard de 4,18 m, de pouvoir être transportés sur l’ensemble des réseaux européens pour la bonne et simple raison que, posés sur un wagon de chemin de fer qui, en général, les met à une hauteur supplémentaire de 1 mètre, soit un total de plus de 5 mètres en hauteur wagon compris, ces camions ne peuvent passer sous les ponts, tunnels, et tout ce qui est au-dessus d’une voie ferrée, puisque le gabarit standard européen ne peut offrir, tout au plus selon les réseaux, un très restrictif 4,28 m en hauteur, et beaucoup moins, par exemple, sur le réseau britannique.

Donc les camions ne peuvent prendre le train, directement et sans installations autres qu’une simple butée permettant au camion d’aller rouler lui-même sur le train jusqu’à son wagon, tel qu’il est, comme il le fait depuis des décennies aux USA, en Russie où le gabarit ferroviaire est beaucoup plus généreux. En Europe on a bien essayé des wagons spéciaux très bas et à petites roues, qui peuvent rouler lentement par exemple pour les navettes en tunnel sous les grands cols alpins, et on a surtout imaginé d’ingénieux “wagons à poche” surbaissée dans lequel il faut aller poser la semi-remorque ou dont un ingénieux système de pivotement permet d’y faire rouler la remorque, mais au prix d’un système qui ne permet pas l’accès direct, simple, immédiat comme aux USA ou en Russie.

Quand on pose directement un camion standard d’une hauteur de 4,18 m sur un wagon britannique, français, ou… américain. L’écartement, certes, pour une fois, est le même, mais le gabarit en hauteur est totalement différent et surtout au Royaume-Uni interdit tout transport d’un camion. En France ce n’est guère mieux… (Document Union Internationale des Chemin de fer -UIC).
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