Le transsaharien, le rêve enfoui.
J’ai toujours été fasciné par cette grande aventure ferroviaire dont il me tarde d’écrire le livre, par cette ligne quelque peu parcourue par des autorails ou des trains omnibus dignes des lignes d’intérêt local de la métropole, et dont le perpétuel chantier a fini oublié, enfoui quelque part dans les sables sans fin du Sahara. Le chemin de fer le plus virtuel du monde, le plus abstrait, celui qui a fait un siècle de « buzz » médiatique, politique, onirique pour ne laisser que quelques ruines oubliées dans le sable….
Il aurait du être grand, ce train, remorqué par des locomotives diesel conçues à une époque où ce type de moteur faisait ses premières armes, composé de voitures luxueuses dont le confort aurait été celui des plus beaux paquebots d’alors, et il aurait surtout été le signe manifeste de la grandeur française en Afrique.
Mais… qu’allions-nous faire là-bas, avec la construction de cette ligne de chemin de fer qui semblait partir de nulle part pour guère mieux, un autre nulle part ? Quel sens, quel rapport pouvions-nous accorder à cette aventure de la pose de traverses et de rails dans ces milliers de kilomètres de sables et de dunes ? En quoi la France construisait-elle son prestige en boulonnant les éclisses de ces rails déjà torturés par le soleil à peine posés, en quoi trouverait-elle de quoi nourrir sa grandeur politique et économique en comptant faire rouler des trains dans cette fournaise aride ?


La réponse est-elle que ce fut le plus beau rêve ferroviaire qui soit, le projet fascinant qui a enthousiasmé la France entière, quand elle voyait dans ses colonies l’expression d’une grande mission civilisatrice, et d’un train des sables aurait fait de l’Afrique une Amérique ?
Le projet d’une ligne Alger – St-Louis-du-Sénégal par Tombouctou proposé par Paul Soleillet au Ministre du Commerce en 1875 passe pour utopique à une France qui n’a pas de politique coloniale précise. L’ingénieur des Ponts et Chaussées Albert Duponchel propose, la même année, un projet sérieux de pénétration par chemin de fer dans le Sahara : les pouvoirs publics l’invitent à attendre le XXe siècle!
Mais en 1877 il obtient un congé et un financement de 4000 frs pour monter une expédition d’études préliminaires dont il publie le rapport en 1878. L’idée fait son chemin, désormais: on commence à parler de ce « Chemin de fer transafricain » dans les lieux influents de la capitale.
Il faut bien noter que l’on ne l’appelle pas encore « transsaharien », mais bien « transafricain », car le projet est bien de créer une colonne vértébrale Nord-Sud pour le continent africain, mais français: les Anglais, eux, rêvent déjà d’un Le Caire – Le Cap et ils sont bien capables de passer rapidement à l’action, car ils ont un rêveur local de grande qualité, meilleur que les nôtres: Cecil Rhodes, avec son grand projet Le Cap – Le Caire (qui toutefois, bienvenue au club, ne se réalisera jamais).
Le projet français vivra aussi à l’ombre de ce dernier, devenant en quelque sorte sa doublure ouest raccourcie, ce qui lui donne une dimension plus réalisable, plus encourageante, plus raisonnable. Faute de grives anglaises mangeons toujours des merles français….De « transafricain », il devient « transsaharien ». Il représente « un marché de cent millions d’âmes ».
Le mot est du ministre Freycinet, l’homme des chemins de fer secondaires, et qui met tout le poids de son influence en faveur du projet à la fin du XIXe siècle. La formule est heureuse, elle montre que le transsaharien n’est pas, contrairement à ce que l’on croit, un vain train des sables, mais, au contraire, celui de la prospérité raisonnable et raisonnée.
Mais la mort du colonel Paul-François-Xavier Flatters, tué en 1881 par des Touaregs durant une mission de reconnaissance dans le Hoggar met fin, pour 20 ans, à la pénétration française et au projet du transsaharien qui apparaît désormais comme une dangereuse utopie.
Le commandant Lamy, l’homme de la colonisation, écrit en 1900: « Je crois au transsaharien ». Les enjeux coloniaux, désormais, pèsent lourd et la France est en concurrence avec d’autres pays pour la conquête de son empire: il faut l’unifier en reliant le Congo à l’Algérie, et contenir les ambitions britanniques dans le Soudan et en Guinée. Le projet transsaharien prend même l’aspect d’un véritable transafricain devant doubler le fameux Le-Cap – Le Caire britannique par l’ouest.
A la veille de la Première Guerre mondiale on pense que la ligne va bientôt être construite. Après la guerre, l’automobile (la Croisière Noire d’André Citroën en 1922 avec ses redoutables autochenilles de l’ingénieur Kégresse) et l’avion investissent un Sahara que le chemin de fer a donc délaissé, faute de politique cohérente et de d’esprit de décision, et en deviennent le moyen de transport quotidien. Le PLM fait des propositions de tracés, mais n’est plus seul en lice : des groupes privés se manifestent aussi, et les projets s’accumulent. En 1926 naît la Compagnie Générale Transsaharienne qui ouvre sa première ligne, mais de transports automobiles!


Le rêve renaît sous le gouvernement de Vichy qui veut proposer une grande oeuvre nationale, et le maréchal Pétain signe un décret, le 22 mars 1941, autorisant la construction de la ligne à voie normale Méditerranée-Niger . La ligne est construite jusqu’à Colomb-Béchar dès la fin de l’année 1941. Les travaux de prolongation cesseront en 1949, et la ligne sera fermée en 1963 puis démolie. Le rêve est enfoui dans les sables, à jamais.
Chapitre I: Les premières visées.
« C’est que j’ai beaucoup d’estime pour Monsieur Soleillet et que son projet est trop bâti sur les sables pour ne pas nuire à sa réputation d’homme sérieux » (Le ministre du commerce en réponse au premier projet transsaharien présenté par Soleillet en 1875)
Lorsqu’ils débarquent et prennent Alger le 5 juillet 1830, quel savoir ont-ils du Sahara qui les attend au-delà de ces montagnes qui bordent l’horizon en direction du Sud ?
Ces premiers colons français n’en ont, certainement, aucune idée précise. Ce qu’ils savent, en revanche, c’est que l’Afrique est à prendre et qu’un empire colonial peut y être taillé, mais à condition d’aller vite, et plus vite que ces perfides britanniques et ces diables d’Anglais dont l’esprit d’entreprise, le courage, la grandeur de vue valent bien les nôtres.
Mais si l’on sait que l’Afrique est à conquérir, on ne sait pas exactement comment : de cet immense continent mystérieux on ne connaît que les côtes et quelques estuaires, puisque la navigation est le seul moyen de transport à très grande distance, et dont on ne connaît que les légendes et les on-dit transmis des anciens récits de voyages remontant à l’Antiquité et à la conquête arabe.
I) L’Afrique des périples et de la périphérie.
Certainement Jean-Baptiste Bourguignon d’Anville, géographe du roi Louis XV, a pu dessiner une célèbre carte d’Afrique en 1727, mais cette carte est plus un aveu d’ignorance dont on a élégamment tracé les contours qu’un véritable document de voyage ou même de repérage….Les Portugais et les Espagnols ont établi des comptoirs dès les XVe et XVIe siècles, et les périples d’exploration autour du continent ont bien eu lieu à l’époque. Les Français ont leurs comptoirs, au XVIIe siècle, au Sénégal, en Guinée, et dans les îles dites alors de France (Ile Maurice) et Bourbon (Ile de la Réunion). Mais tout cela ne constitue qu’une Afrique périphérique.
Les atlas du XVIIIe et du XIXe siècle, même après les débuts de la présence française en Afrique, restent assez évasifs. Du Sahara on sait qu’il y a environ 300.000 habitants et deux villes importantes: Agably, au nord-ouest et Aghadès au sud-est. On délimite mal les contours du désert que les cartes présentent comme occupant l’ensemble de la partie nord de l’Afrique, de l’Océan Atlantique jusqu’à la Mer Rouge, mais sans préciser ses confins nord et sud. Certains voyages d’exploration, comme ceux de l’Allemand Friedrich-Konrad Hornemann montrent que si l’on essaie de pénétrer au cœur de l’Afrique, on n’en revient pas, tout simplement: c’est ce qu’il fit en 1801, voulant explorer la région du Bornou dans laquelle il disparut sans laisser de traces.
L’Afrique est bien, pour les européens, une périphérie, une simple périphérie entourant un profond, épais, et dangereux mystère. L’affaire commence quelque part du coté de la « Reine des sables ». C’est le surnom donné à Tombouctou. C’est la fascination exercée par les villes interdites : les Arabes ne veulent pas laisser pénétrer les étrangers sur des territoires qui sont les leurs et qui sont, surtout, le lieu de passage de courants commerciaux vitaux. Et cette ville est non l’objet mais le lieu d’une ancienne obsession : traverser le désert, comme, jadis, on voulait traverser l’Atlantique.
Le français René Caillé parvient à Tombouctou en 1827, parti de Freetown en Guinée, et en ayant traversé le désert: il survit au voyage et peut même le décrire dans son célèbre « Voyage à Tombouctou ». Parti pour le Sénégal comme domestique en 1816 à l’âge de 17 ans, l’aventure et le « vivre autrement » le tente: il séjourne chez les Maures à partir de 1824, en se faisant passer pour égyptien, et réussit, en faisant partie d’une caravane transsaharienne, à pénétrer dans cette ville au terme d’un épuisant voyage de plus de 1 200 Km. Tombouctou la mystérieuse le déçoit beaucoup, faisant de Caillé un des premiers déçus de la colonisation, un des premiers désenchantés du rêve africain.
Mais des milliers et des milliers d’autres rêvent pour lui, et la fascination coloniale n’est pas près de s’éteindre, lançant sur les chemins de l’Afrique et de l’Asie des générations entières qui ne trouvent plus de quoi éspérer dans la métropole. Henri Duveyrier, alors un très jeune explorateur puisque né seulement en 1840, s’intéresse aux Touareg, arrive à se faire admettre parmi eux, et entreprend un premier voyage au Sahara par Toggourt en 1859 à l’âge de 19 ans, et un deuxième jusqu’à Mourzouk en 1861. Premier ethnologue du Sahara, il consacre un livre aux Touareg paru en 1864, les « Touareg du Nord », résultat de ses observations et explorations le long du nord du grand désert.
Jusque vers la fin du siècle un grand nombre de voyageurs, d’explorateurs, d’aventuriers voyagent dans le Sahara, souvent dans des conditions d’improvisation et d’insécurité qui leur coûtent la vie. Non seulement le désert tue, mais, à l’époque, ses habitants aussi… Les assassinats se succèdent. Terre d’aventure, terre de dangers, le Sahara ne s’ouvre pas à la colonisation.
II) La France colonisatrice de l’Afrique du Nord, mais pas du Sahara.
Lorsque les premiers Français arrivent en Algérie à partir de 1830, il s’agit d’hommes qui viennent d’une France encore très rurale et militaire, la France des XVIIe et XVIIIe siècles, celle de Napoléon, celle d’une agriculture et d’une armée qui font d’elle une nation riche et dominante. Les colons d’Algérie n’ont pas encore de chemin de fer sur leur sol et s’ils sont persuadés de la nécessaire pénétration dans le Sahara, ce sera, par la force des choses, au pas lent des dromadaires une fois que les pistes seront reconnues et ouvertes.
Le milieu du XIXe siècle voit une stabilisation des conquêtes coloniales en Afrique, notamment en Algérie, avec la soumission d’Abd-el-Kader en 1847, celle des Aurès l’année suivante, de la Kabylie entière les années suivantes. Toggourt, Ouargla sont des villes occupées dès les premières années 1850. L’inauguration de la première ligne de chemin de fer sur le sol algérien changera certainement les mentalités. Dès l’implantation française en Algérie, puis dans l’Ouest africain, l’urgence d’une route transsaharienne est établie, puis dès l’inauguration de la voie ferrée Alger-Blida, en 1862, on pense à une grande ligne de chemin de fer reliant l’Algérie au Niger.
Nous sommes partis d’une logique de l’exploration à celle d’une mise en valeur et d’une exploitation coloniale. Le rêve cède la place à l’économie, mais le projet, démesuré, ne semble pas cadrer avec la logique du rendement économique pur. Il y a encore de la « grandeur » dans l’air, mais la France ne sait pas encore laquelle. Notons qu’il ne s’agit nullement d’un endémique « retard français » général et inéluctable, bien au contraire: si la Révolution et l’Empire ont rompu la croissance industrielle et le grand commerce en occasionnant des pertes de capitaux et en isolant techniquement le continent, ils n’ont pas rompu la croissance agricole.
La société française, paysanne et bourgeoise, retrouve un enracinement rural (soif de terre pour les uns, revenus fonciers pour les seconds). Il y a plutôt un retard technologique qu’industriel par rapport à l’Angleterre, du fait de modes de vie et de consommation différents: la pénurie de bois et de main d’oeuvre en Angleterre, la facilité de l’accumulation de capital y favorisent le démarrage rapide de la Révolution industrielle anglaise . Il est certain que l’émulation avec l’Angleterre, le besoin de ne pas être dépassé par cette nation si entreprenante, les convictions du Second empire en matière d’industrialisation forment un faisceau de causes qui amèneront la France à se lancer, à partir des années 1850, dans une profonde évolution technologique, et à se doter d’un réseau de chemins de fer exemplaire et supérieur à celui de l’Angleterre par son orientation cohérente vers les intérêts nationaux et non vers les intérêts multiples et contradictoires de petites compagnies à la manière anglaise.
Convaincue de l’intérêt offert par les chemins de fer, la France non seulement s’en dote, mais en dote aussi ses premières et principales colonies, et l’Algérie au tout premier chef. Alger et les grandes villes algériennes reçoivent des gares et des lignes bien souvent supérieures à celles de bien des départements de la métropole. Inaugurée le 8 Juillet 1862, la gare d’Alger est située au coeur même de la ville, près du port. Elle a pour particularité d’être une gare terminus, prolongée, au-delà d’un tunnel dans la ville, par une autre gare plus spacieuse et plus récente et formant l’avant gare voyageurs, la gare marchandises, et les faisceaux de triage et de garage. La bâtiment traduit, par sa décoration et ses dimensions, le soin accordé au rôle de développement assigné au chemin de fer en Algérie. Construit à partir de 1858 avec l’ouverture de la ligne d’Alger à Blida, le réseau algérien est l’un des plus performants d’Afrique du Nord, formant un ensemble cohérent avec ceux, voisins, du Maroc et de la Tunisie.
Mais, pour ce qui est du Sahara, il n’est pas encore question de le mettre en valeur, et, donc, d’y construire des chemins de fer. Le grand désert reste, par excellence, une terre pour explorateurs, et ceux-ci ne manquent pas de s’y rendre, attirés par cet immense monde inconnu.
Entre 1850 et 1880, de nombreuses missions d’exploration sont mises sur pied, comme celles des français Duveyrier (1859 à 1861), Soleillet (1874), Kargeau (1876) Say (1877) ou de nombreux étrangers comme Barth (1850 à 1855), Vogel (1853 à 1856), Rohifs (1861 à 1867), mais tous se heurtent à la méfiance des Touareg qui voient, d’un très mauvais oeil, ces incursions étrangères dans leur territoire, et craignent pour leur indépendance. Le 26 novembre 1868 un traité est toutefois signé à Ghadamès, conclu entre le gouverneur général de l’Algérie Pélissier, d’une part, et, d’autre part, les Touareg Azdjer. Négocié par la mission Polignac, ce traité autorise les Touareg Azdjer à venir commercer librement au Soudan et en Algérie, et la France s’engage à faciliter et à protéger le passage des négociants français et algériens se rendant sur les marchés du Soudan pour commercer avec les Touareg.
Destiné à modérer l’hostilité des Touareg, ce traité n’atteint pas son but dans la mesure où il n’est l’objet d’aucune action de la part des Français : les Touareg, à force d’attendre en vain les négociants promis qui devaient venir solliciter leur aide et commercer avec eux, finissent par se plaindre au gouverneur général. Dans les faits, la relation Algérie – Soudan n’est encore qu’une voie pour les explorateurs et les aventuriers, mais nullement une voie commerciale.
Vers 1870 le réseau de chemin de fer algérien a fait de ce pays un pays moderne et très entreprenant. L’Algérie est devenue l’autre rive d’une Méditerranée qui est de plus en plus perçue comme une simple interruption du territoire français. En Algérie, « on est en France », on est dans un pays offrant toutes les commodités pour bien s’installer et pour mener une vie active et industrieuse qui ne demande qu’à étendre son territoire, à pousser ses lignes de chemin de fer et ses routes en direction d’un Sud restant encore ouvert à la colonisation, mais les expériences précédentes tentées dans le Sahara ont montré qu’il est dangereux de s’y aventurer: les assassinats sont encore possibles, comme celui de Dournaux-Dupéré en route pour Tombouctou par le Hoggar. Les limites de la France sont quelque part au bord du désert….
III) Le lent changement des mentalités.
La défaite de 1871 crée un grand désir de reconquête d’une gloire et d’un prestige nationaux bien mis à mal. La grandeur coloniale, les promesses de richesse qu’un empire colonial porterait en lui, une certaine forme de domination sont, à coup sûr, des idéaux motivants. Des hommes comme Louis de Freycinet, Ministre des Travaux Publics à partir de 1877 et grand initiateur du réseau des chemins de fer secondaires français, savent se mettre au service de cette idée, tout comme Jules Ferry qui inscrira la grande aventure coloniale dans les programmes des écoles primaires et fera rêver des milliers d’enfants devant la célèbre carte de « nos possessions ».
Et puis il y a aussi quelques concurrents à écarter du sol africain, et, au premier cher, les Anglais dont les colonies, dominions et autres territoires, déjà solidement implantés un peu partout sur le continent noir, constituent l’amorce d’un empire très enviable. Cet empire ne demande pas mieux que de s’équiper techniquement, de s’industrialiser, d’exploiter ses richesses naturelles, et de se doter de réseaux ferrés de qualité. Et un ingénieur anglais, membre du jury de l’Exposition universelle de 1878 déclare que si l’Algérie avait été britannique, elle serait, depuis longtemps, point de départ d’un chemin de fer reliant la Méditerranée au centre de l’Afrique . Vexant, non ?
Ces messieurs les Anglais (que l’auteur de ces lignes connaît…) ont, certes, tiré les premiers, notamment en Egypte. Le rythme du pas lent et mesuré des dromadaires ne suffit pas pour construire l’empire britannique en Afrique à partir de la terre des pharaons. Le « navire du désert », le dromadaire, mérite son nom dans la mesure où, en attendant le percement du canal de Suez, la compagnie maritime britannique P & O est bien obligée d’entretenir un immense troupeau de 3 000 têtes pour acheminer les marchandises et les voyageurs entre la Méditerranée et la Mer Rouge. L’ingénieur anglais Robert Stephenson construit dès 1858 une voie ferrée Alexandrie-Le Caire-Suez plus performante que les dromadaires, et le prolongement de cette voie jusqu’à Louxor en 1878, puis Assouan en 1898 assure le développement d’un tourisme considérable. Il est possible d’atteindre Sadd-el-Ali, à 897 Km du Caire par une voie étroite militaire mise à voie normale en 1926.
Le réseau égyptien n’ira pas plus loin. Il n’est pas prouvé que les promoteurs voyaient dans cette ligne l’amorce d’un grand transafricain, mais certainement beaucoup d’ingénieurs et d’hommes d’affaires contemporains ont du y songer.
La volonté d’une telle réalisation viendra de l’autre extrémité du continent avec Cecil Rhodes, qui, en 1880, à l’autre extrémité de l’Afrique, rêve de construire une grande ligne de chemin de fer en direction du Nord, et de relier Le Cap au Caire. En tout premier lieu, la grande ligne Le Cap – Le Caire fut bien un très grand projet, mais rien qu’un projet resté irréalisé. La diversité culturelle et politique africaine et celle de ses écartements ferroviaires, mirent rapidement fin à tout espoir de réalisation de ce rêve qui aurait pu changer le destin de ce continent. Mais ce projet a transformé les mentalités et donné, en quelque sorte, une première vision « panafricaine » à bien des hommes entreprenants qui, jusque là, ne raisonnaient que dans le cadre d’une logique colonialiste étroitement nationaliste, rêvant de planter le drapeau de leur pays le plus loin possible en direction du centre de l’Afrique. Ce projet a aussi attiré l’attention des investisseurs ferroviaires en faveur de l’Afrique et montré, au monde entier, qu’il y a des lignes très longues à construire sur ce continent. Les mentalités changent.
Dans ce changement des mentalités, les Français songent enfin, eux aussi, à construire une des lignes de chemin de fer en Afrique saharienne, mais leur « révolution copernicienne » ne s’est pas faite en un instant. A partir de 1860, Paul Soleillet, un représentant de commerce courageux et entreprenant, constitue un dossier d’observations sur le Sahara permettant d’établir l’existence de routes commerciales empruntées par les Touareg et mettant en évidence des courants commerciaux qu’il serait intéressant de détourner au profit de la France. Il démontre que le Sahara comporte des itinéraires commerciaux importants assurant la jonction entre ceux du Nord et du Sud-Ouest de l’Afrique et il propose, au début des années 1870, la création d’entrepôts et de comptoirs pouvant jalonner ces itinéraires et les dynamiser. En 1874 il entreprend un voyage exploratoire mettant en évidence le rôle d’In Salah comme plaque tournante commerciale dans le Sahara, ce qui le conduit à proposer, par lettre adréssée au Ministre du Commerce le 13 janvier 1875, la construction d’un chemin de fer d’Alger à Saint-Louis du Sénégal.


Si Soleillet n’est pas pris au sérieux par le Ministre en question, son idée est mise en avant, et fait l’objet d’un débat. Même une thèse de doctorat est soutenue sur le sujet en 1879 par un certain Gazeau de Vautibault qui, voulant joindre ensuite la pratique à la théorie, propose, en vain, de financer des missions sur place. Sans aucun doute c’est Albert Duponchel qui parvient à faire progresser les idées, ceci parce qu’il est ingénieur du réseau PLM (Paris, Lyon et Méditerranée) et parce qu’il est très écouté en Algérie (notamment par l’ingénieur des Ponts et Chaussées Pelletreau, au conseil général de Constantine), un pays dont, rappelons le, une partie du réseau ferré est géré par le même PLM. Duponchel propose carrément une ligne Alger – Tombouctou prolongée par deux embranchements, l’un vers le Sénégal et l’autre vers le Tchad. Le Ministre du Commerce, dans un premier geste, le prie de reporter ses projets au siècle suivant et même va jusqu’à lui interdire de recommencer ce genre d’initiatives !
Mais les pouvoirs publics installés en Algérie ne l’entendent pas de la même oreille, et, grâce à leur appui, Duponchel obtient en 1877 six semaines de congé et 4 000 F de frais de mission pour un voyage d’études. Le fruit est un rapport intitulé: « Etudes préliminaires d’un projet de chemin de fer trans-saharien » paru en 1878. Freycinet s’intéresse au rapport de Duponchel en 1879, d’abord dans le but d’établir une ligne Biskra – El Golea utile pour les intérêts militaires et commerciaux français et la desserte des confins sud des territoires occupés, puis en vue de la création d’un véritable transsaharien dans le cadre des études d’une « Commission supérieure pour l’étude des questions relatives à la mise en communication par voie ferrée de l’Algérie et du Sénégal avec l’intérieur du Soudan » qu’il préside.
L’idée avance à grands pas, désormais – mais l’idée seulement….Le 25 décembre 1879 et le 17 juillet 1880 la Chambre des députés vote les crédits nécessaires pour l’envoi de missions. Et la mission exploratrice Choisy est montée en 1880 pour reconnaître, cette fois, un itinéraire soit par Laghouat et El Goléa, soit par Biskra, Ouargla et l’Ahaggar, et démontrer l’intérêt des possibilités de développement offertes par le Sahara.
IV – Flatters: le drame.
Le 16 février 1881 la mission exploratoire menée par le colonel Flatters est anéantie par des Touareg à Bir-el-Garama, et ce drame sanglant met fin, pour une vingtaine d’années, à toute autre action française dans le Sahara.
Paul François-Xavier Flatters est né à Paris en 1832, et il est , par excellence, un militaire français épris d’aventures, tout particulièrement dans le « sable chaud » du désert. Dès 1853, à l’âge de 21 ans, il est en Algérie et au Sahara. En 1862 il est à Tombouctou, lui aussi, mais chargé d’une mission officielle d’exploration qu’il a su solliciter et obtenir. Les années suivantes, en poste à Laghouat, il rédige des rapports montrant que l’établissement d’itinéraires commerciaux transsahariens seraient du plus grand intérêt pour la France, et éviteraient les aléas de l’itinéraire maritime par la côte Ouest de l’Afrique où croisent nos bons amis britanniques. La fameuse « Commission supérieure pour l’étude des questions relatives à la mise en communication par voie ferrée de l’Algérie et du Sénégal avec l’intérieur du Soudan » présidée par Freycinet fait appel à lui pour explorer un tracé de ligne de chemin de fer devant relier la côte méditerranéenne à la région située entre le Niger et le lac Tchad. Paul Flatters a reçu l’ordre d’éviter toute provocation armée vis à vis des Touareg et même de se concerter avec eux pour obtenir leur accord pour l’expédition et des garanties.
Parti d’Ouargla en mars 1880, il ne parvient pas à rencontrer le chef touareg Ischnenouken qui a déjà noué des relations de confiance avec Duveyrier, et il se résout à rebrousser chemin. Il sollicite une seconde mission pour aller jusqu’au centre même du massif du Hoggar, un lieu encore plus dangereux et dont il ne sous-estime par les risques. La mission lui est accordée par la commission Freycinet, et il quitte Laghouat en novembre 1880, tout en étant obligé de solliciter, à plusieurs reprises, une meilleure protection militaire. Au début de 1881 il est à plus de 1 200 Km d’Ouargla, dans le coeur même du massif du Hoggar, et le 16 février la mission est massacrée par une bande touareg armée jusqu’aux dents.

La mort de Flatters crée une grande émotion en métropole et Duveyrier, accusé par l’opinion publique d’avoir encouragé cette expédition et d’avoir sous-estimé la cruauté des Touareg, se retire de l’aventure du transsaharien et suicide en 1892. Mais la mort de Flatters est la mort du projet transsaharien. La vision d’un Sahara paisible et inhabité, tranquillement ouvert à une colonisation prospère, est maintenant remplacée par celle d’une terre sauvage, hostile, peuplée de « barbares » d’autant plus dangereux qu’ils sont itinérants et incontrôlables. Il se pourra être désormais question de construire un chemin de fer que dans un pays d’abord reconnu, contrôlé et parfaitement pacifié.
De nombreuses personnalités, des conseils et institutions de tous ordres, demandent l’abandon des missions et des études, et même Albert Grévy met tout le poids de son influence, non seulement comme Gouverneur général de l’Algérie mais frère du Président de la République, pour mettre en doute l’utilité d’un transsaharien: le mythe des « Indes Noires », aux richesses égales à celles des Indes anglaises, et dont on a entouré le Sahara, est remplacé par une vision plus crue et plus immédiate d’un désert hostile où des bandes de pillards massacrent à tour de bras. La « Commission supérieure pour l’étude des questions relatives à la mise en communication par voie ferrée de l’Algérie et du Sénégal avec l’intérieur du Soudan » est dissoute en 1884.
Chapitre 2: L’apogée du projet transafricain: l’Europe colonise l’Afrique.
« La question de l’établissement d’un réseau ferré, partout ailleurs si importante, est absolument primordiale en Afrique pour l’appropriation de ce continent par l’Europe civilisée et l’exploitation rationnelle des immenses ressources de l’intérieur du pays ». Revue générale des chemins de fer, juillet 1912.
La mort du colonel Paul Flatters en 1881 a donc figé pour un temps tout projet de chemin de fer transsaharien. Mais les années 1890 sont celles d’une idée politique très forte dont Jules Ferry , ministre des Colonies avant d’être celui de l’Instruction publique, se fait le plus grand champion en le combinant sous ses deux mandats successifs: la colonisation.
Nous ne sommes plus à l’époque à l’époque de voyageurs, d’explorateurs, d’expéditions militaires isolées: la colonisation est, désormais, l’objet d’une véritable politique suivie et dotée des moyens administratifs et techniques nécessaires. L’Ecole coloniale est créée en 1889, et l’Armée coloniale en 1893. Le ministère des Colonies est crée en 1894. Le Sahara, pour sa part, commence à être régulièrement parcouru par l’armée française, et les nombreuses missions du commandant François Lamy, lui aussi un homme du désert, démontrent peu à peu que l’insécurité n’est pas aussi grande que l’on pouvait le craindre et que la menace touareg pouvait être circonscrite ou, pour le moins, prévenue.

Un accord important est passé avec le Royaume Uni en 1890: la France n’aura plus d’opposants britanniques à sa politique de conquête dans l’Afrique occidentale, et l’Entente cordiale de 1905 sera du Royaume Uni un pays désormais ami. La France a donc les mains libres pour créer cette partie de son empire colonial qui portera bientôt les trois lettres A.O.F. Avec la prise très symbolique de Tombouctou en 1894, le Sahara commence à être perçu différemment par l’opinion publique et la nécessité, reconnue, d’en faire un lieu de passage rejoignant l’Algérie au Sénégal et au Congo, maintenant des colonies développées et actives, remet au goût du jour le projet d’un chemin de fer transsaharien.
Mais la situation politique des tribus sahariennes reste à régler : les territoires en bordure de la Tripolitaine sont loyalement acquis grâce au traité de Ghadamès. La rivalité entre les tribus du Sud algérien et du Sud Tunisien avec les Chaambas force les caravanes Touareg à éviter les oasis du sud sur le chemin de la Tripolitaine, ceci en passant par le pays des Touareg Azdjer proprement dit ou en passant par le pays des Touareg Taikot du Maroc et du Hoggar qui n’admettent pas la présence française. Délaissés, les oasis du Sud sont donc à l’écart de tout courant commercial et il est opportun de les occuper pour mettre fin aux razzias des redoutables Chaambas et réunir, au profit des ports algériens et tunisiens, l’ensemble de ces itinéraires dispersés en une seule route – plus facile à défendre aussi.
Mais il faut aussi « réduire », selon le terme d’époque, les tribus Touareg du Touat, du Gourara, et du Tidikelt et leur retirer leur maîtrise des pistes qui traversent leurs territoires et qui seront nécessaires à ce grand courant commercial unique. Cette action est rapidement réalisée durant la dernière décennie du siècle et il est envisagé, alors, tant pour le point de vue stratégique que commercial, de réunir les oasis du Sud au réseau ferré algérien et tunisien.
L’occupation de la Tripolitaine par l’Italie fait renoncer au projet d’un chemin de fer longeant cette partie de l’Afrique passant sous le contrôle d’un pays étranger et, pour le moment, semblant doté d’intentions peu fiables. Le traité d’Ouchy (Lausanne) signé en 1912 entre l’Italie et la Turquie semble sceller définitivement l’appartenance de la Tripolitaine à l’Italie – ceci du moins jusqu’en 1915, année où les Turcs reprennent possession de ce pays pour peu de temps, le laissant de nouveau aux Italiens au lendemain de la Première Guerre mondiale.
La France recentre l’axe de son influence africaine sur le Sahara. Il lui faut donc une ligne de chemin de fer. Si la ligne ne longera pas, donc, la Tripolitaine, elle ne longera pas, non plus, l’Atlantique d’où pourraient venir des surprises par voie maritime. En outre les territoires bordant l’Atlantique ne sont pas encore très sûrs. Définitivement installée au début du siècle au Sahara par la jonction des trois missions Foureau-Lamy, Joulland-Meynier et Gentil, la France commence à croire en la possibilité de la constitution d’un grand empire colonial africain.

Un certain nombre de projets relancent ce chemin de fer. Proposés par Pommières, Godefroy, Berthelot, Souleyre, Maître-Duvallon et Sabatier, tous ont en commun de converger sur Bourem ou Tossaye sur le fleuve Niger qui pourra être facilement franchi pour permettre un raccordement avec le réseau ferré de l’Afrique Occidentale Française. C’est certainement ce grand nombre de propositions qui, en fin de compte, demande du temps pour leur étude et freine la prise de décision en faveur de l’un d’eux.
I) De nouveaux projets après la mort de Flatters.
Une nouvelle étude sur la question du transsaharien paraît en 1890 sous la signature de Rolland et Philebert, l’un ayant participé à la mission Choisy et l’autre étant un général de l’armée française, puis, s’associant avec l’ingénieur André Fock, Georges Rolland crée une société d’études en vue de la création d’une ligne de Biskra à Ouargla, selon un tracé plus oriental que les précédents, dit « Centre Afrique » et axé plus directement sur le Congo, une colonie qui s’affirme de plus en plus dans l’empire en cours de constitution.
Deux autres projets sont intéressants dans la mesure où ils se veulent un maillon d’un itinéraire ambitieux. L’un est celui de Paul Radiot, avocat et écrivain, qui relierait directement l’Europe à l’Amérique du Sud par une ligne Alger – Golfe de Guinée. L’autre demande une ligne formant un ensemble de plus de 9 000 Km: c’est celui d’Amédée Sébillot, reliant l’Europe à l’Amérique du Sud par le Dahomey d’une part, et, d’autre part, comportant une branche est desservant l’Arabie par le port d’Obock sur le golfe d’Aden.
Sébillot prévoit des trains rapides blindés offrant tout le confort nécessaire (voitures-lits, voitures-salon, voiture-bibliothèque, etc.) et permettant de réduire le trajet Londres – Rio de Janeiro de 35 à 20 jours, et Londres – Bombay de 24 à 11.
Ces projets s’inscrivent bien dans une logique ferroviaire de l’époque où l’avion n’existe pas encore et où il faut réduire les temps de trajet maritimes par des raccourcis ferroviaires. C’était le rôle dévolu au « Sud-Express » réduisant le temps du voyage sud-américain de 4 jours grâce à son trajet Paris – Lisbonne, et c’est ce que l’on attendait initialement des chemins de fer corses et sardes sur le trajet Marseille – Alger (espoir rendu vain par une construction en voie métrique).
Les premières années de notre siècle sont fécondes en ouvrages, brochures, comptes-rendus de congrès dans lesquelles on débat avec ardeur pour ou contre le transsaharien, mais, politiquement, toute volonté fait défaut. En 1912 nous sommes dans l’année où, pour le transsaharien, jamais on n’a vu aussi loin, aussi grand: la ligne de chemin de fer la plus longue du monde est à son apogée…. comme projet. Dépassant nettement par la longueur le transsibérien, les transcontinentaux nord-américains et canadiens, le transafricain aura pour seule faiblesse par rapport à ces précédents de ne jamais exister.
Le projet est fabuleux. C’est le projet Berthelot, un projet élargi à une Europe conçue comme colonisatrice de l’Afrique entière. Nous sommes, ici, non plus au niveau des intérêts nationaux, mais il s’agit de l’action d’un continent sur un autre. Berthelot se passionne pour la question ferroviaire africaine dès le début du siècle, et il monte une société d’études au lendemain de la Première Guerre mondiale, pour proposer un Alger – Le Cap, c’est-à-dire un véritable transafricain desservant à la fois les intérêts français et anglais.

L’avantage, paradoxalement, de l’échec du projet Berthelot réside dans la rentabilité peu démontrée de ce projet trop « panafricain », et voilà ce qui laisse la place au retour en force d’un transsaharien bien français et jugé plus rémunérateur pour la seule nation française !
Mais revenons au projet de Berthelot. Il s’agit de relier l’Afrique du Nord à l’Afrique du Sud, bref de faire une ligne Alger – Le Cap qui partirait droit en direction du Sud à travers le Sahara jusqu’à Ouellen, puis s’incurverait pour traverser tout le centre de l’Afrique en biais en direction du Sud-est et jusqu’au Congo belge, avant de retrouver son cap initial droit au Sud pour traverser la Rhodésie et parvenir au Cap (voir la carte ci-dessus).
Notons qu’il s’agit non plus d’un projet visant des intérêts nationaux et la mise en valeur de nos propres colonies, mais bien d’un projet à visée européenne: l’Europe colonise l’Afrique. C’est toute l’originalité du projet Berthelot, portant en lui une conception d’une Europe colonisatrice, établissant pour le compte de plusieurs pays (Angleterre, Allemagne, France, au premier rang) une oeuvre commune qu’aucun d’eux ne pourrait faire séparément.
Dans l’Europe unie d’aujourd’hui, tout projet intéressant à ce point la communauté serait perçu favorablement, mais un projet colonialiste surprendrait et serait « politiquement incorrect »…. Jadis, on a pu être européen avant la lettre et tout autrement.
II) A la veille de la Première Guerre mondiale: l’Afrique des « drains ».
Avec André Berthelot regardons une carte des chemins de fer africains à la veille de la Première Guerre mondiale: il n’y a pas (et, hélas, il n’y aura jamais) de grand réseau africain en voie normale avec des infrastructures lourdes et efficaces, mais seulement une multitude de petites lignes perpendiculaires aux côtes, des drains pourrions-nous dire, servant à exporter les richesses naturelles en direction des ports, et emprisonnées dans des frontières résultant de la division politique du continent. Ces lignes-drains sont installées à faible coût et en voie métrique ou étroite, et dans le seul but du profit colonial immédiat et à court terme, et ceci localement, à l’intérieur même du pays délimité par ses frontières.
C’est le cas des réseaux d’A.O.F., des colonies anglaises du Sierra Leone (atteignant les confins libériens) ou du Gold Coast (ne visant que les mines d’or du pays askanti), de la colonie allemande du Togo (courte ligne de 161 Km entre Lomé et Atapemka), et ces territoires sont enchâssés dans les possessions françaises avec lesquelles leur réseau ferré ne communique pas. De nombreux pays africains, comme le Kenya ou l’Uganda, voient, à l’époque même du projet Berthelot, l’achèvement de petits réseaux nationaux avec des lignes en voie métrique, mais sur des rails très faibles de 24 kg/m ne pouvant que supporter des locomotives très légères et peu performantes, en tête de trains courts et lents: ces réseaux n’offrent ni capacité de transport ni débit d’envergure nationale et encore moins continentale. Toutefois la colonie anglaise du Nigeria semble se distinguer des autres par la qualité technique de son réseau et celle du matériel roulant: une ligne de 600 Km part de Baro, un port sur le Niger ouvert aux navires de haute mer, jusqu’à la capitale Kano, et une seconde ligne de 160 Km s’en détache pour l’exploitation des mines d’étain de Basoutchi.
Mais ici, malgré tout, la logique de l’exploitation coloniale domine. De leur coté, les Allemands ont construit une « Nordbahn » de qualité (voie métrique 1000 mm) destinée à traverser leur colonie du Cameroun et à la raccorder au Tchad, et une ligne centrale est en construction pour apporter aux ports allemands camerounais les produits que « la pente naturelle amènerait vers le Congo ».
La colonie belge du Congo ne connaît que de courtes lignes de contournement en voie métrique (1000 mm) de rapides, de défilés, et de parties non navigables du fleuve, comme la ligne Matadi – Léopoldville sur 400 Km, Stanleyville – Ponthierville (127 Km) ou encore Kindre – Kongolo (355 Km). Toutefois des projets de raccordement du fleuve Congo aux grands lacs existent, comme celle de Kabala à Albertville, mais dans le seul but d’entraver l’influence possible du prolongement d’une ligne partant de Dar-es-Salam jusqu’à la rive allemande du lac: bref, ici on joue au « Monopoly » ou aux échecs, parant des coups, préparant d’autres.
Même les Anglais, en Rhodésie, appliquent la même logique en dépit d’un réseau de bon niveau technique (en voie de 1067 mm). Le débouché maritime de la capitale, Elizabethville, se fait sur l’Océan Indien par le port de Beira dans la colonie portugaise du Mozambique (placée sous influence britannique), tandis qu’une autre ligne partira de l’Océan Atlantique cette fois, et du port de Lobito-Bay de la colonie portugaise de l’Angola, pour offrir un nouveau débouché pour les mines du Katanga. Les Allemands pratiquent une politique de détournement, en faveur de leurs ports de l’Est africain, des courants commerciaux déjà existants, tandis que les Belges essaient, de la même façon, de rabattre sur leurs propres voies ferrées et fluviales tout ce qui peut s’offrir dans les zones d’influence: ils proposent de relier Elizabethville au bief navigable du Congo supérieur par une ligne de 500 Km, ou même de relier directement le Katanga au Congo inférieur pour éviter des transbordements.

L’Est africain est, lui aussi, l’objet des sollicitudes allemandes et anglaises en vue de la pénétration en direction des grands lacs et du centre du continent. De Dar-es-Salam, port allemand, part un « Central Bahn » en voie métrique (1000 mm) qui doit atteindre Tahora au début de 1912 et qui sera prolongée jusqu’aux rives du lac Tanganyka en face d’Albertville, elle-même terminus d’une ligne belge en construction. Un embranchement partant de Tabora est prévu pour le lac Victoria. Une autre ligne, le « Nord Bahn », partant du port de Tanga, suit une direction parallèle à la frontière anglaise et, le 4 octobre 1911, a atteint Moschi au pied du Kilimandjaro à 352 Km de là, en attendant d’être prolongée jusqu’au lac Victoria ultérieurement, créant alors une situation de concurrence pour la ligne anglaise (voie de 1067 mmentre Mobassa et l’Ouganda, aboutissant aussi au lac Victoria à Port-Florence, et visant déjà le lac Albert-Edouard (bassin du Nil) et peut-être même les possessions françaises du Haut Oubanghi.
De leur côté, la Somalie italienne et la Somalie britannique restent hors de tout projet de réseau ou de ligne . L’empereur d’une Ethiopie qui vient de recouvrer son indépendance (traité d’Addis-Abéba en 1896) confie en 1909 aux Français la concession d’une ligne en voie métrique entre leur port de Djibouti et la capitale de l’empire Addis-Abéba , plaçant son pays définitivement dans l’orbite européenne bien qu’il reste la seule partie de l’Afrique officiellement non colonisée.
La colonie italienne de l’Erythrée reçoit une petite ligne d’intérêt local en voie de 950 mm, et la rive africaine de la Mer Rouge se voit dotée d’une autre petite ligne entre Port Soudan et Berber, où elle se raccorde mal au réseau égyptien et soudanais pour des raisons d’écartement comme il est d’usage en Afrique. Une ligne relie Khartoum à la capitale du Kardoufan, El Oboïd.
On ne trouve d’exception à cette règle des drains et du morcellement en petits réseaux qu’aux extrémités Nord et Sud du continent où les pays du Maghreb et l’Egypte, comme l’Afrique du Sud, ont eu des réseaux nationaux cohérents du fait d’autres systèmes politiques et économiques, et qui se raccordent par dessus les frontières avec des réseaux de pays voisins, mais toujours dans des écartements non standard pour l’Afrique du Sud qui est entièrement en voie de 1067 mm..

III) La part de la France dans la création d’une Afrique ferroviaire.
Les colonies anglaises, allemandes, portugaises, belges et italiennes ont donc reçu, non des réseaux avec ce que ce terme impliquerait de cohérence et de continuité, mais tout au plus ce que l’on pourrait appeler des équipements ferroviaires. Au moment où Berthelot dépose son projet de transafricain, quelle a été, jusqu’alors, la part de la France dans la construction de ces équipements ferroviaires africains ?
L’Algérie et la Tunisie possèdent déjà des réseaux développés et raccordés entre eux pour former un véritable réseau maghrébin auquel le Maroc est en train de s’intégrer par ajout de son propre réseau national. L’Algérie, lors de la création de son réseau, est considérée comme un prolongement de la métropole sur l’autre rive de la Méditerannée, et apparaît, pour le réseau du Paris, Lyon et Méditerranée de la métropole par exemple, comme étant son prolongement évident au delà de la Méditerranée. Cea lui vaut un excellent réseau à infrastructure lourde, et en écartement normal sur une grande partie des lignes. Le PLM arrive à se faire concéder les lignes Philippeville-Constantine (noms d’époque) et Alger-Oran, mais, durant les années 1880, la concurrence est très active entre les compagnies du PLM, de la Franco-Algérienne, du Bône-Guelma, de l’Ouest-Algérien et de l’Est Algérien. Quelque peu en retard techniquement à la veille de la Première Guerre mondiale, le réseau est modernisé entre les deux guerres, avec des gares entièrement reconstruites comme à Tlemcen ou Sidi-Bel-Abbès, de grands ateliers neufs à Alger ou Sidi-Mabrouk, de grands dépôts comme à Oran, Sidi-Mabrouk, Souk-Ahras. Le réseau algérien est donc solide techniquement et économiquement et il est apte à une évolution vers la modernité la plus efficace. Il est donc normal que Berthelot fasse de ce réseau une des deux « têtes de pont » du transaficain projeté, l’autre étant le réseau d’Afrique du Sud, tout aussi remarquable.

Pour ce qui est de la Tunisie, les premières lignes de 1874 sont celles à voie normale Tunis-Le Bardo et Tunis-La Marsa, longues de seulement 4 Km et 18 Km, après ce début modeste, les inaugurations vont croissant, et en 1877, par exemple, c’est la construction de la grande transversale en direction de l’Algérie. En 1882 c’est l’ouverture de la ligne de Hammam-Lif, vite fermée en 1897 pour cause de non rentabilité, et reconstruite en voie métrique peu après. En 1896 c’est la grande ligne à voie métrique en direction de Sousse, et, en 1912, cette ligne se ramifie pour former un véritable réseau desservant le sud tunisien et transportant notamment les célèbres phosphates. C’est aussi l’époque du grand projet de ligne à voie normale Sfax-Tripoli (en Lybie) qui aurait fait partie d’une grande ligne longeant le sud de la Méditerranée, reliant le Maroc à l’Egypte. En fait cette ligne n’existera jamais, et seul le tronçon Casablanca-Tunis peut se présenter comme étant sa réalisation partielle.


Troisième volet du grand réseau maghrébin, celui du Maroc s’est moins rapidement construit que les deux précédents. Il a pour dorsale la ligne Fez – Rabat – Casablanca. Sur cette ligne devront s’embrancher celles de Tanger dont le traité du 4 février 1911 prévoit la construction d’urgence. Marrakech, « seconde capitale de l’empire marocain » selon les termes de l’époque, sera réunie à Casablanca, d’une part, et, d’autre part, à Safi et à Mogador. La vallée du Sous, très fertile, sera desservie par une ligne raccordée, à travers le Tafilelt, au terminus de la ligne algérienne de Colomb-Béchar.


On envisage aussi, à l’époque, une ligne partant de Marrakech et empruntant les vallées situées entre le Moyen et le Grand Atlas pour rejoindre la ligne de l’Algérie à Fex par la vallée de la Moulouïa. Pour l’Afrique Occidentale Française, Dakar est le point de départ: siège du Gouvernement Général, « manifestement destinée à devenir un des grands ports d’escale du monde » . Effectivement tout part de la ligne de 221 Km de Dakar à St-Louis, qui, inaugurée en 1885, avait été projetée dès 1856 par le capitaine du génie Pinet-Laprade, Gouverneur du Sénégal, pour rendre la capitale du Sénégal plus accessible par le port de Dakar. Mais l’idée de pousser en direction du centre de l’Afrique, notamment la région située entre les vallées du Sénégal et du Niger, est bien mue par le désir de tailler un empire colonial mis en valeur par un réseau ferré. Une ligne part de Kayès, au Mali, sur le Sénégal, et atteint le Niger à Bamako en 1904, et son terminus à Koulikoro en 1906, au Mali toujours. Il a fallu 24 années de travaux, et la construction de 550 ouvrages d’art. Il faudra ensuite raccorder cette ligne à cette de Dakar-St-Louis, soit encore 677 Km à construire entre Thiès et Kayès.
Mais, à la même époque, d’autres lignes existent, ou sont en projet ou en construction, toujours en partant de la côte et des colonies que sont la Guinée, la Côte d’Ivoire, le Dahomey, qui sont séparées les unes des autres par ce qui est décrit comme étant des « enclaves étrangères ». Il faut bien faire partir de chacune d’elles des voies ferrées perpendiculaires aux côtes et remontant vers l’arrière pays et la vallée du Niger où elles peuvent se raccorder entre elles. et se dirigeant vers l’intérieur du continent: au départ de Conakry, en Guinée, d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, d’Ouidah et de Cotonou dans le Dahomey. Toutes ces lignes se caractérisent par un écartement métrique, une traction vapeur avec des locomotives légères du type 030, 130 ou 230, du matériel roulant remorqué inspiré de celui des secondaires et des départementaux metropolitains, des gares et des ouvrages d’art construits avec les matériaux et les moyens locaux.


Commencée au début de notre siècle, la construction d’un grand réseau en voie métrique en Afrique Occidentale est un grand projet devant rompre l’isolement de l’Afrique Centrale et l’ouvrir sur les mers. La ligne Côte-d’Ivoire-Niger fait partie du programme. Mais ce grand réseau ouest-africain ne fut jamais achevé, et la longue aventure ne répondit jamais exactement aux espoirs mis en elle, malgré l’instauration, en 1904, d’un budget général de l’A.O.F. regroupant en une gestion unique l’ensemble des financements jusque là éparpillés par colonies, permettant des emprunts successifs de 65, 100 et 14 millions de francs en faveur de la construction de ces lignes.
En 1912, les lignes de Konakry à Kouroussa (sur le Niger) et à Kankan, celle de la Côte d’Ivoire a atteint les savanes du Baoulé, et celle du Dahomey jusqu’aux régions cotonnières de Savé sont en service.Le kilomètrage total des lignes d’Afrique Occidentale dépasse 3 000 Km à la veille de la Première Guerre mondiale, mais, techniquement, il s’agit bien d’un ensemble de lignes s’apparentant plutôt aux lignes secondaires et départementales de la métropole, et nullement d’un réseau capable de s’intégrer dans un grand réseau transafricain de structure lourde et performante.
Un grand projet portant ces lignes à 8 000 Km pour une dépense de 480 millions est entre les mains du gouverneur général Ponty: prolongement jusqu’au Niger des lignes qui ne le sont pas, rencontre des lignes provenant de Dakar et de Konakry jusqu’à Bongonni pour former un tronc commun central passant par Sikasso, Bobo-Dioulasso, traversant la province de Mossi jusqu’à Ansongo sur le Niger où le Noiger cesse d’être navigable.
Sur ce tronc commun central se raccorderaient les lignes prolongées depuis le Dahomey, et une transversale raccordant entre elles les lignes du Sierra-Léone, de la Guinée portugaise, de la Gambie: bref un véritable maillage de l’A.O.F. incluant les possessions étrangères dont les lignes seraient prolongées en territoire français. Mais, à l’époque, le Congo français, considéré comme une possession peu riche, ne possède aucune ligne: un emprunt est doté pour relier Brazzaville à la côte, et pour desservir le Gabon.
Si ce nouvel ensemble de lignes est construit, il ne changera pas fondamentalement le caractère « chemin de fer départemental « de l’ensemble des lignes de l’A.O.F. qui attend un grand projet d’ensemble avec une infrastructure lourde à écartement à voie normale.
IV) L’apparition des grands projets africains.
De la lecture des paragraphes précédents, on peut conclure que chaque puissance colonisatrice a travaillé pour son propre compte sans se soucier ni de l’Afrique en elle-même, ni de ce que faisaient ses voisines. L’Afrique est donc morcelée, exploitée.
Mais à l’époque où Berthelot propose son transafricain d’autres grands visionnaires ont proposé des lignes d’une importance analogue: la ligne de Biskra au Tchad avec prolongement du Congo à l’Océan Indien, la liaison à travers de Congo belge des chemins de fer du Cameroun et de ceux de l’Afrique orientale allemande, ou encore la liaison du Cameroun et de la Tripolitaine à travers le Sahara, ou bien le projet d’une ligne qui réunirait le réseau marocain et Dakar pour raccourcir, par un trajet terrestre, le long voyage par mer en Amérique du Sud.
Mais, surtout, il y a le projet Le Cap – Le Caire. Celui-ci parvient à un très haut degré de célébrité, d’abord parce qu’il est, historiquement, le premier du genre à apparaître, un tiers de siècle avant celui de Berhelot. A la fin du XIXe siècle, l’Egypte est un pays qui se développe et se dote d’un réseau de chemins de fer, mais, à l’autre extrémité du continent africain, il en est de même avec ce nouveau pays qu’est l’Afrique du Sud. Vers 1880, un ardent visionnaire et exploitant de mines de diamants, Cecil Rhodes, rêve de relier entre eux les deux réseaux des deux pays, et de construire une grande ligne de chemin de fer en direction du Nord, reliant Le Cap au Caire. Sa position de premier ministre en 1890 l’aidera dans son entreprise. La construction commence bien, mais on découvre subitement de l’or au Transvaal, et il n’est plus question de laisser un tel chantier se poursuivre: priorité est donnée à l’exploitation de l’or et à la desserte du Transvaal. Rhodes se heurte au président Krüger qui défend les intérêts des pays du Transvaal. Grâce, cette fois, à des capitaux d’origine anglaise et allemande, Cecil Rhodes peut poursuivre son œuvre. Malheureusement il meurt en 1902 avant d’avoir vu la ligne atteindre les chutes Victoria en 1905 et franchissant le Zambèze sur un des plus remarquables ponts au monde, long de 198 m (avec ses 2 arches d’approche et son arche centrale de 152 m) passant à 128 m au-dessus des eaux, et assemblé sur place à partir d’éléments préfabriqués à Darlington en Angleterre. En 1906 la ligne touche la Rhodésie à Broken Hill: elle est à 3 200 Km du Cap, mais elle ne franchit pas le Congo.


En effet l’Egypte et le Soudan ne croient guère en la rentabilité du projet, n’ont, sans nul doute, pas l’argent nécessaire pour en financer leur part, et refusent officiellement d’y contribuer.
Bien sûr, la lecture des cartes de l’époque et des années 1920 laisseraient croire à une réalisation effective du projet sur une assez longue distance au départ du Cap (voir la carte ci-contre). On peut, en particulier, voir une ligne prolongeant le réseau Sud-Africain en direction du Nord avec 1245 Km du Cap à Vryburg pour l’Union Sud-Africaine proprement dite, puis 1548 Km sur le territoire rhodésien entre Vryburg et Kalamo, et 1397 Km jusqu’à Bokama qui est dans le Katanga (appellations d’époque), donnant un total de 4190 Km: mais sur le terrain, il s’agit d’une succession de voies de 1067 mm d’écartement seulement, non d’une ligne à voie normale, et ne formant pas un ensemble cohérent, ni techniquement, ni par la signalisation ou le type d’exploitation. Jamais le projet de Cecil Rhodes ne se réalisera.
Nous avons 3 200 Km d’un coté et 900 Km de l’autre, soit un peu plus de 4 000 Km réalisés, et en deux écartements différents (1067 et 1435 mm). Entre les deux tronçons se trouvent des lignes anciennes, disparates, ne formant pas un ensemble continu et cohérent, et appartenant à des pays aussi différents et divisés que le Soudan, le Tanganyka, l’Ethiopie, le Kenya ou l’Uganda (selon les noms de l’époque) et en des écartements tout à fait autres que celui de la ligne de Cecil Rhodes ou de la voie normale égyptienne, avec prédominance de la voie métrique.
Il aurait fallu construire intégralement une ligne en voie normale (1435 mm), indépendante des réseaux des pays traversés, indépendante aussi des problèmes politiques et de frontières: ce deuxième enjeu était, certainement, beaucoup plus difficile que le premier… André Berthelot lance son idée dans ce contexte de l’échec du projet de Cecil Rhodes, mais aussi du succès déjà ancien des transcontinentaux américains et surtout du succès récent du transsibérien: la distance n’est pas, en soi, un obstacle pour le chemin de fer. Cependant les experts de l’époque partagent tous le même avis concernant l’impossibilité de construire une ligne de chemin de fer dans le Sahara, l’impossibilité de l’exploiter en traction vapeur faute d’eau , et les économistes voient dans les chemins de fer africains et surtout transsahariens des outils complètement improductifs du fait de la pauvreté des pays traversés. Berthelot aura à lutter sans cesse contre ces deux opinions et à en démontrer l’absence de fondement.
En particulier il triomphera de la position des économistes concernant l’improductivité d’un transsaharien par analogie avec les transports maritimes: la mer est improductive, mais les ports et les arrière-pays le sont. Le Sahara est, pour Berthelot, une mer tout aussi improductive en elle-même certes, mais dont la productivité réelle apparaît une fois la traversée effectuée.
L’ingénieur Souleyre , de son côté, soutient la même position mais surtout dans la perspective d’une mobilisation rapide de nos troupes coloniales en cas de guerre: l’Allemagne vient de montrer, par l’incident diplomatique d’Agadir (dont nous retirons, pour le moins, la reconnaissance de notre protectorat sur le Maroc….), des visées coloniales sur l’Afrique et une agressivité certaine pour défendre ses intérêts. Berthelot partage cette opinion, semble-t-il, mais est animé de visées plus larges et à plus long terme: le transport de voyageurs, et surtout d’hommes d’affaires, leur ouvrant l’Afrique entière et le plus rapidement possible. Pour Berhelot, seuls les grands moyens économiques, les banques, les milieux d’affaires peuvent apporter à l’Afrique entière un moyen de développement à l’échelle du continent. Le transafricain sera donc une véritable ligne à grande vitesse – un TGV d’avant la lettre – desservant l’Afrique du Nord au Sud, et sur laquelle s’embrancheront une multitude de lignes. La rapidité des trains permettra de justifier des tarifs élevés, donc de garantir une rentabilité certaine.
André Berthelot a été mandaté par la Société d’études du chemin de fer transafricain, une création d’un groupe de banquiers, d’industriels, de la compagnie de chemin de fer du Paris, Lyon et Méditerranée: cette société ne voit pas tout à fait aussi loin que lui, et mise plus sagement sur un transsaharien. En 1912 elle met sur pied deux grandes missions: l’une chargée des plateaux algériens et de la région du Touat, conduite par l’ingénieur des Ponts et Chaussées Maître-Devallon , l’autre chargée plus particulièrement de la partie Sud du désert et du Niger, menée par le capitaine Nieger qui finit par repérer environ 10 000 Km de tracés possibles entre El-Aoulef dans le Tidikelt et Lagos, au Nigéria. Il faut dire que grâce aux nombreuses explorations précédentes, il est enfin possible de disposer de cartes du centre de l’Afrique exactes et assez complètes, chose qui avait cruellement manqué avant la Première Guerre mondiale à un Lamy ou un Flatters. Le travail des officiers et, d’une manière générale, du Service cartographique des armées a été remarquable et les cartes dressées durant les années 1910 seront précieuses pour les premiers travaux entrepris en 1941.
Mais, pour le moment, ces deux missions ne font guère avancer les choses et leurs résultats n’entraînent aucune décision de la part des pouvoirs politiques de la capitale: le sable est plus facile à vaincre que l’indifférence….Et l’Europe commence déjà à se préoccuper de l’état de tension qui règne sur le plan international: nul ne sait exactement quand la guerre éclatera, mais on la juge déjà inévitable.
V) Le Biskra – Touggourt, une première amorce du transsaharien ?
Et pourtant, en 1914, la ligne de Biskra à Touggourt en voie métrique est inaugurée. Décidée par le génie militaire, elle sert des visées stratégiques et économiques sur la région située au sud de Biskra et formant l’est saharien. Le combat de Meggarine, en 1854, et celui de Touggourt en 1871 (qui vit, malheureusement, le massacre de la garnison française de cette ville) ont ouvert les territoires situés entre l’oued Rirh, à l’ouest, et le Souf, à l’Est, avec son agglomération principale El Oued. La région est peu à peu ouverte à la colonisation, mais attend un réseau ferré. Celui-ci est réalisé en voie métrique à partir de Biskra vers Tolga, d’une part, par courte ligne, et vers Touggourt, d’autre part, par une ligne plus longue de 217 Km ne comportant qu’un ouvrage d’art. A l’époque Biskra est une ville d’hiver fréquentée, point de départ des services de tourisme en direction d’El Kantara, de Tolga, d’El Oued, et, au-delà de cette dernière ville, vers Tozeur en Tunisie. La Compagnie Générale Transatlantique organise, au départ de Biskra, de grands circuits touristiques dans le Sahara. La ligne de Biskra à Touggourt peut-elle apparaître comme l’amorce d’un transsaharien ?

Oui, si l’on considère son itinéraire et les cartes, mais non, malheureusement, si l’on tient compte de sa réalité technique et de son écartement en voie métrique. Si l’on excepte le pont métallique de 300 m établi à 4,7 Km de Oumache pour la traversée de l’oued Djedi, la ligne est pratiquement posée à même le sol, sans ouvrages d’art ni terrassements importants. Les autres cours d’eau sont traversés grâce à un système de galets prisonniers de toiles métalliques et formant des radiers que les eaux peuvent traverser.
La voie suit fidèlement la piste carrossable, et atteint, au point kilométrique 58,5, la ville de Chegga d’où part la piste carrossable d’El Oued située à 184 Km de là, puis, 20 Km plus loin, la ligne dessert Stil d’où partira, après la Seconde Guerre mondiale, la ligne en voie de 60 construite jusqu’à El Oued. La ligne poursuit sa course en direction du Sud pour atteindre, au point kilométrique 108,4 la ville d’Ourir, une oasis de 28 000 palmiers exploitée par la Société du Sud-Est algérien. Puis elle remonte la vallée de l’oued Rirh atteignant la grande oasis de 125 000 palmiers située à M’Raïer, au point kilométrique 116,5, où un « hôtel et un buffet » attend les voyageurs, d’après les documents d’époque.
Les oasis se succèdent: Sidi-Khelil (point kilométrique 129), El Berd (point kilométrique 143,6), ou Djamaa (point kilométrique 164,2) d’où part la piste des caravanes pour El Oued. La région devient sablonneuse, et la voie va d’oasis en oasis, passant par Sidi Amrane, Ayata, Tamerna, Moggar, Meggarine (point kilométrique 197,8), puis enfin Touggourt où 4 hôtels ont été construits, dont le «Transatlantique » luxueusement aménagé.
La ligne est exploitée en traction vapeur, avec de petites locomotives-tender pour voie métrique qui ne sont rien d’autre que du matériel pour secondaires et départementaux de la métropole française. On compte un train voyageurs quotidien (avec wagon-buffet jusqu’à Sidi-Khelil) effectuant les 217 Km en 6 heures, renforcé, en été, d’un train de nuit les Lundis, Mercredis et Vendredis. A partir de 1939 des rames automotrices De Dietrich couplées assurent un service un peu plus rapide. La traction vapeur reste, alors, le lot des trains de marchandises.
A Touggourt, le rail se termine, inexorablement. Il n’ira pas plus loin. De la ville partent de nombreuses pistes pour Ouargla, par exemple, chef-lieu du Territoire des oasis sahariennes, située à 183 Km de là. Située à 399 Km de Biskra, Ouargla est un centre commercial important pour le Sahara, placé « sous autorité française » depuis 1872 et doté de plusieurs hôtels. Mais la piste Touggourt – Ouargla est dure, car elle traverse une région de dunes et de « guemiras » (entassements de pierres en forme de pyramide). Notons que, le 7 novembre 1946, une ligne en voie Decauville de 60 cm est mise en service de Stil à El Oued, s’embranchant sur la ligne de Biskra à Touggourt. Longue de 145 Km, la ligne est parcourue par de modestes locotracteurs de 75 ch, mais parvient à transporter 20 000 t par an, avec des trains de 80 t de charge utile. On espère reconstruire la ligne en écartement métrique….mais l’espoir court toujours. De cette décennie d’apparition de grands projets il ne reste, concrètement et sur le terrain, qu’une ligne de chemin de fer de type secondaire rural français: la montagne a accouché d’une souris.
Chapitre 3 : L’état du projet au lendemain de la Première Guerre mondiale.
L’Algérie est la « principale porte du Soudan et plus tard de l’Afrique centrale ». Fontanelles, Revue politique et parlementaire », 1921.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le projet s’appelle bien le « Transafricain ». La Revue Générale des Chemins de Fer publie, dans son numéro d’Avril 1914, un article faisant le point sur la question et précisant que le but de l’opération est bien de « relier les trois Afriques françaises » et de réaliser ainsi une nécessaire voie de communication entre la métropole, d’une part, et, d’autre part, les possessions françaises de l’Afrique du Nord, de l’Ouest, et de l’Afrique Centrale, ceci par l’utilisation des ports de la côte méditerranéenne. Mais de plus en plus le projet se focalise sur l’idée d’une traversée du Sahara et non d’une Afrique en soi. L’Afrique française l’emporte sur un continent africain dont on sait que les Britanniques se sont appropriés une grande partie.
De fait l’Afrique visée dans le concept de « transafricain » était bien l’Afrique française, mais la dénomination de « transsaharien » est à la fois un aveu de renoncement à une domination française sur l’Afrique et une manière plus claire d’appeler les choses par leur nom. Le projet n’a donc nullement l’envergure du fameux Le Cap – Le Caire voulu par Cecil Rhodes et qui aurait constitué une ligne d’environ 10 000 Km, la plus longue du monde à l’époque, et dont le Transsibérien seul pouvait donner une mesure.
Un article de la Revue Générale des Chemins de Fer d’octobre 1919 fait clairement état des justifications du projet: il s’agit bien d’abord d’» organiser l’Afrique occidentale française et l’Afrique équatoriale française ». Il s’agit aussi de l’ «utilisation militaire et économique des ressources en hommes de l’Afrique, transport de viande réfrigérée provenant d’une immense zone pastorale, et soudure de trois grandes colonies, encore séparées, dont l’une, l’Afrique équatoriale française, vient d’être reconstituée et agrandie de l’ex-Cameroun allemand .
Cette soudure par le rail est une oeuvre dont l’exécution s’impose au plus tôt pour permettre à tous les hommes d’action être à même d’organiser l’Afrique occidentale française et l’Afrique orientale française en en tirant les matières premières qui nous manquent en bois, coton et laine aussi bien qu’en viande. » Ce que la RGCF ne dit pas est que le manque d’un transsaharien capable d’amener rapidement sur le front de la Grande guerre les troupes africaines s’est fait sentir….
La Première Guerre mondiale a demandé le transport et l’expatriement de 190 000 africains, et le Sénégal ne se remettra que difficilement de l’handicap représenté par 30 000 hommes morts ou blessés gravement et qui manquent à la vie économique du pays.
I) Les réseaux maghrébins et le changement technique.
Depuis la fin du 19ème siècle, le projet du tracé du transsaharien a évolué pour deux raisons: l’importance de la constitution de grands empires coloniaux montrée par la Première Guerre mondiale, et l’évolution des techniques donnant des solutions plus adaptées pour les chemins de fer des pays neufs. Les réseaux algérien, marocain et tunisien évoluent à grands pas entre les deux guerres et amènent, par leur existence et leur poids technique, une évolution du projet. Le réseau de l’Algérie est dominé par deux grandes compagnies, puis une seule: en 1921 seuls le PLM (1.287 Km) et l’Etat Algérien (3.631 Km) restent en présence, et ils fusionnent, en 1933, pour former les CFA (Chemins de fer algériens) pour donner un réseau qui, à la fin des années 1930, est plus grand que le réseau du Nord ou du Midi de la métropole. Sur le réseau circulent notamment de gigantesques locomotives à vapeur du type Garratt 241+142 en voie étroite ou 231+132 en voie normale, ces dernières demandant l’installation de gigantesques ponts tournants de 35 mètres, une dimension inconnue en France métropolitaine ! Le réseau voit ses premières éléctrifications en 1932 à partir des lignes minières aboutissant au port d’Annaba. Des très modernes voitures métalliques à bogies composent les nombreux trains du réseau et, pour 1936, par exemple, le réseau transporte 11.000.000 voyageurs annuellement (contre 3.500.000 environ aujourd’hui). Il est nationalisé en 1939.
Le réseau marocain est intéressant parce qu’il pratique une politique d’électrification entreprise en 1927, commençant par celle des phosphates de Kourigha, continuant avec celle de Casablanca à Rabat, Tanger à Fez, etc, pour donner, durant les années 1930, un réseau dont 70% des voyageurs et 55% des marchandises circulent en traction électrique. Les centrales thermiques produisent du triphasé 5 500 v, un courant élevé à 60 000 v pour permettre son transport à grande distance, puis transformé et redressé en 3 000 v continu pour être injecté dans la caténaire. Des locomotives type BB peuvent tracter 450 t en rampe de 15%o, ou des trains de voyageurs rapides à 90 Km/h. Beaucoup d’ingénieurs pensent, au début des années 1930, que la traction électrique marocaine pourrait être un modèle pour le transsaharien en utilisant les ressources hydrauliques de l’Atlas: mais il y a deux inconnues: d’une part, le régime des eaux de ces montagnes, et, d’autre part, le transport du courant haute tension à travers un désert et sur 2.000 Km, chose qui n’a encore pas été réalisée à l’époque.
Celui de la Tunisie s’étend sur plus de 2.000 Km, et il est réparti entre 3 grandes compagnies privées: la Cie Fermière des Chemins de fer Tunisiens qui appartient à l’Etat avec 1610 Km dont 508 à voie normale et 1102 Km à voie métrique, la Cie des Phosphates et du chemin de fer de Gafsa avec 455 Km en voie métrique, et la Cie des Tramways de Tunis avec 37 Km desservant la banlieue de la capitale. La voie normale dessert le nord du pays: elle est essentiellement constituée par la grande ligne Tunis-Alger-Casablanca. La voie métrique occupe le reste, et la plus grande ligne en cet écartement est Tunis-Soussse-Sfax-Gabès, à la fois une ligne stratégique et de trafic très important. La ligne de Rhilane à Tunis apporte à la Goulette (port du Tunis) les minerais du Djerissa et de Kalaat-el-Senam, tandis que la ligne Henchir-Sousse apporte à ce port les phosphates de Gafsa, les céréales de Kairouan. Le réseau est équipé d’une façon assez moderne, avec des voitures à bogies et des locomotives à vapeur, Diesel, ou électriques évoluées.
La fin des années 1930 voit l’arrivée des autorails rapides sur les lignes à voie normale du nord du pays, et en 1939 des autorails De Dietrich doubles articulés de 400 ch, en voie métrique mais avec une caisse à gabarit normal, assurent les relations Tunis-Sfax-Gabès et offrent même un service de restauration à la place. Un phare projetant du toit un faisceau lumineux vertical signale l’arrivée de l’autorail la nuit, car les lignes et passages à niveau ne sont pas gardés. Tunis-Gabès est parcouru en 6 heures, soit à une vitesse commerciale de 70 Km/h, chose exceptionnelle en voie métrique.
Ces réseaux peuvent apparaître, tout au long des années 1920 et 1930, comme les réseaux de départ du transsaharien, ceux qui lui fourniront un apport technique et, surtout, une activité économique par l’extrémité nord de la ligne transsaharienne.
II) La mise en avant du tracé oriental par Toggourt et le Grand Erg.
Le projet a évolué en faveur d’une ligne plus directe par Toggourt, que nous pouvons appeler le tracé Est. S’il est admis par l’ensemble des ingénieurs qu’il faut, pour des raisons techniques de profil et de tracé, obligatoirement passer par une région située dans une circonférence de 40 Km de rayon touchant Silet par l’Est, on pourrait reprocher au projet de tracé établi avant 1914 de passer tangentiellement à ce cercle par l’Ouest, par Colomb-Béchar, sans utiliser la voie étroite déjà existante entre Arzeu et Colomb-Béchar. En passant par Toggourt on passerait tout aussi bien tangentiellement à ce cercle, mais en économisant 300 Km sur le parcours depuis Alger, et en gagnant 200 Km sur le tracé à construire pour relier Silet au réseau déjà existant en Afrique française. Toggourt apparaît, sur les cartes ci-jointes,, comme étant au centre d’une circonférence passant par les ports tunisiens de Sfax et Sousse, et les ports algériens de Philippeville, Bougie, Alger, et Mostaganem. Toggourt apparaissait déjà ainsi privilégiée aux yeux des ingénieurs de l ’époque: le tracé par Toggourt permettrait de desservir l’ensemble de ces ports par des raccordements transversaux. Son profil est favorable avec des rames se limitant à 5%o, les hauts plateaux étant traversés dans leurs parties les plus étroites et les moins élevées.
Ecartée du transsaharien, Colomb-Béchar serait un noeud ferroviaire ouest de lignes à voie métrique la reliant à Oran et à Tanger et Fez, ceci par Arzeu en utilisant la ligne existant déjà, et il suffirait de construire un prolongement en direction du Sud entre Colomb-Béchar et un point de jonction avec le transsaharien à voie normale, ceci en passant par Tidikelt.
Mais un problème technique se pose: l’instabilité, reconnue par les ingénieurs des missions exploratoires, des sables du Grand Erg. La mission Flatters de 1880 avait interrogé les Chaambi et les Touareg sur la mobilité des dunes: la réponse générale était qu’elles étaient fixes. L’ingénieur Choisy, en 1881, constate que les vents modifient les reliefs des dunes selon des formes diverses, mais comme les vents soufflent, selon les saisons, dans des directions parfaitement inverses, les avances des dunes sont suivies de reculs et les dunes gardent, d’une manière générale, leur configuration générale. Les sommets des grandes dunes ont des noms, et les vallées recèlent des puits construits depuis des siècles et parfaitement identifiés.
C’est pourquoi, durant les années 1880, le tracé par le Grand Erg semble admis par l’ensemble des ingénieurs. Il reste, cependant, à trouver un tracé à travers le Grand Erg qui puisse réellement recevoir une voie ferrée: il faut, en fait, trouver une succession de « gassis » (c’est-à-dire des vallées étroites) libres de sables sur toute leur longueur. La mission Flatters n’a pu suivre un « gassi » de bout en bout.
Ce n’est qu’en 1889 que la mission dite de la colonne de Tamassine effectue un levage cartographique du Grand Erg et reconnaît un passage possible entre les puits (« hassis ») de Hassi bel Heirane (ou Fort Lallemand) jusqu’à Hassi Tartrat et Hassi Larchey. En 1906 le capitaine Touchard effectue une mission et explore le « gassi »Touil sur toute sa longueur en partant du Fort Lallemand jusqu’à Hassi Pujat: le « gassi » est libre de tout sable. Deux possibilités de tracé sont donc offertes.
Un autre problème demeure: le pays situé entre Toggourt et Fort Lallemand est inconnu et l’on n’en connaît pas les difficultés topographiques qui pourraient s’opposer à l’établissement d’une ligne de chemin de fer. Le caporal Girard (architecte « dans le civil ») a reconnu cette région pendant la Première Guerre mondiale et, boussole et carnet de croquis en mains, il a dessiné le tracé d’une piste pour automobiles reliant Toggourt à Fort Lallemand. Sur la première partie du tracé, jusqu’à Hassi et El Azel, il n’y a que très peu de difficultés, le terrain étant très plat, et les formations sableuses étant fixées par la végétation. Mais sur la deuxième partie, les difficultés s’accumulent avec un plateau de grès entrecoupé de dépressions à sol gypseux. Peu avant Fort Lallemand une dépression de 20 Km de longueur forme le Oued Igarghar.
Mais les sables n’ont pas envahi ces dépressions, prouvant par ce fait la fixité des dunes. Au Sud du Grand Erg et du parallèle de Flatters, on retrouve une région à relief favorable par Amguid et le Nord du Mont Oudan (voir la carte). A Meniet, on est à une cinquantaine de kilomètres seulement du tracé reconnu par la mission Nieger effectuée depuis Tidikelt à travers une région, elle aussi, au relief favorable. Cette mission a prouvé que, à partir de Silet en direction du Sud, on peut rejoindre le Niger et le Tchad sans grande difficulté.
Si, donc, le relief est favorable, il reste le problème de l’eau. Le Grand Erg et son grand « gassi » offert pour le tracé sont, malheureusement, dépourvus d’eau. Or, à l’époque, le seul mode de traction efficace et performant est la vapeur. Le moteur diesel est, certes, déjà en service sur les routes, dans la marine, et pour des locotracteurs de manoeuvres. Mais en version routière ou ferroviaire, ce moteur est encore faible, peu performant, parce que prisonnier des petites dimensions imposées par le faible gabarit disponible. La traction électrique ne peut, pour le moment, s’exercer loin des sources de production hydroélectriques dans les montagnes ou loin des petites centrales thermiques des villes pour les tramways et métros, bien que Legouez et Jalludière l’aient envisagé pour le projet de transsaharien de 1914, mais sans grande précision en ce qui concerne les techniques d’alimentation et de traction. La locomotive à vapeur a de beaux jours devant elle. Une locomotive de la puissance nécessaire pour remorquer les trains lourds envisagés consomme environ une tonne d’eau pour une dizaine de kilomètres, vidant un tender de 20 à 30 tonnes d’eau en 200 ou 300 Km.
Il faut donc beaucoup d’eau, et s’il faut le transporter et le stocker dans des relais de traction établis tout au long de la ligne, la rentabilité est d’autant moindre – sans ajouter que ce transport et ce stockage s’ajoute à celui du charbon. Pour éviter au moins le transport et le stockage de l’eau, Duponchel va jusqu’à prévoir des conduites d’eau parallèles à la ligne de chemin de fer, d’un diamètre de 15 à 20 cm, dans lesquelles l’eau pourra s’écouler par gravité: n’ajoutons pas les frais de pompage…Au Sud du Grand Erg il faudra cependant bien refouler l’eau par pompage, celui-ci ne pouvant se faire qu’à la vapeur – elle même consommatrice d’eau et de charbon. Les années 1880 à 1916 sont celles de la mise en avant du tracé par Toggourt, sous la forme d’une ligne à voie normale Biskra – Toggourt – Amguid – Meniet, passant en un point à déterminer à 50 Km à l’Ouest de Silet. A Sud du 20ème degré de latitude Nord, cette ligne bifurquerait sur le Tchad et le Niger. A 50 Km au Sud-Ouest de Meniet pourrait se raccorder la ligne à voie métrique de la Saoura, desservant Oran et Tanger par Colomb-Béchar et Fez par les montagnes.
La Conseil général de Constantine saisit, en 1919, la Commission interdépartementale de l’Algérie pour qu’elle donne son avis sur le choix du meilleur tracé. En France un Comité national du rail africain se mettra en place pour créer un mouvement d’opinion en faveur du transsaharien.
III) Le tracé occidental et ses arguments économiques.
La « Revue politique et parlementaire » publie, dans ses numéros du 10 octobre et du 10 décembre 1921, deux articles signés d’un Monsieur Fontanelles, Inspecteur général des Ponts et chaussées, qui fait le point sur la question du transsaharien et démontre que la possibilité de réalisation (on dirait aujourd’hui la « faisabilité ») du projet est réelle grâce aux résultats des nombreuses missions, et aux rapports des sociétés d’études.
Cet ensemble de 6 000 Km de lignes, reliant la Méditerranée au bassin du Congo, souderait entre elles les possessions françaises qui, bien que formant un ensemble cohérent et continu sur le plan géographique (nos « conquistadores » ne se sont pas trompés et ont su tailler un empire bien coupé), reste non seulement non desservi entre ses différentes régions, mais surtout reste non relié à la métropole. Ce dernier point est regrettable sur le plan « économique, politique, administratif, et même militaire » .
Sur ce dernier point, l’argument militaire, il ne s’agit pas, semble-t-il, a priori de défendre nos possessions contre une intrusion étrangère: la Première Guerre mondiale a démontré que la rapidité de mobilisation des troupes est une donnée essentielle et que la France peut compter sur ses indigènes des colonies pour la prochaine… Cet argument militaire restera le plus convaincant dorénavant, et nous le verrons ressortir. Mais, pour le moment, il s’agit de convaincre avec des arguments de rentabilité économique. C’est toute l’originalité de la position de Fontanelles. Elle repose, d’emblée, sur une affirmation tranchée: le « transsaharien » n’est pas un « transafricain », et il ne s’agit nullement, dorénavant, de rêver encore à une ligne Alger – Le Cap, comme le fait toujours un certain Berthelot qui a monté une société d’études en ce sens. Cet Alger – Le Cap n’aurait guère reposé, pour sa rentabilité, sur le trafic apporté par les régions traversées et aurait été un concurrent des voies maritimes directes reliant la colonie anglaise à l’Europe.
Si ce point de vue d’une mise en valeur commune du continent africain pouvait encore être admis avant la Première Guerre mondiale, pour Fontanelles, désormais il s’agit de desservir uniquement des intérêts nationaux français. Laissons aux Anglais leur infaisable et aléatoire « Cape to Cairo », et occupons-nous, dans le cadre d’une charité bien comprise, de nos propres intérêts, et faisons de l’ « immédiatement productif », selon les termes mêmes de l’intervention de Fontanelles. Fontanelles propose un transsaharien en deux parties construites successivement: d’une part un transsaharien proprement dit reliant l’Algérie au Niger, et, d’autre part, un transsoudanais prolongeant le premier chemin de fer jusqu’au lac Tchad et à l’Oubangui.
Ce prolongement est, sans nul doute, le plus difficile à faire admettre par l’opinion parlementaire et publique, car sa rentabilité n’est pas démontrée en elle-même, mais, pour Fontanelles, elle viendrait s’ajouter à celle du transsaharien proprement dit pour former un ensemble très rémunérateur. Il faut dire que les années 1920 sont celles d’une remise en question de la dépendance de notre économie nationale des économies des pays étrangers. La pénurie de charbon de 1919 est encore présente dans les esprits, et beaucoup d’hommes politiques et d’économistes prônent non un repli national frileux mais bien une politique d’indépendance nationale par réduction drastique de nos achats à l’étranger et de nos importations de charbon, de matières premières vitales.
La leçon de la Première Guerre mondiale porte ses fruits: la paix éternelle n’est pas pour demain… En 1919, d’après les statistiques douanières, la France a importé de l’étranger la valeur de 5 milliards de francs de coton et de produits d’origine animale (laines, peaux, viande) et nos colonies, elles, ne fournissent que le 1/10ème de cette quantité, soit une valeur de 500 millions de francs. Si le transsaharien existait, on pourrait doubler cette valeur avec plus d’un milliard de francs de ces produits venant de la vallée du Niger.
L’irrigation du Soudan français permettrait d’y développer la culture du cotonnier, d’en développer le troupeau ovin et bovin, selon le projet de loi présenté par le Ministre des colonies avec un programme de 1 850 000 ha de terrains irrigués en aval de Bamako: entre autres avantages, le Soudan pourrait ainsi exporter plus de 300 000 t de coton et de produits animaux à 4 000 fr. la tonne en prix moyen, alors que l’Afrique occidentale française exporte annuellement 400 000 tonnes de produits oléagineux à seulement 1 000 fr. la t. Mais cette mise en valeur de l’Afrique française ne peut se faire sans moyen de transport rapide et sûr. Le transsaharien, ce sont des produits du centre de l’Afrique transportés à Alger en 3 jours et à Paris en 5 jours, et en passant par l’Algérie, contre 10 à 20 jours par portage, navigation fluviale, petites lignes ferroviaires de pénétration à voie étroite, et enfin par la voie maritime contournant une partie de l’Afrique et l’Espagne.
Le trajet par l’Afrique française et la Méditerranée est, militairement et diplomatiquement sûr, alors que l’itinéraire maritime au départ de Dakar demande une protection militaire qui est, pense Fontanelles, « au-dessus de nos forces ». Le prix de construction du transsaharien, estimé avec précision en 1914 par Legouez et Jullidière à 100 000 fr. par kilomètre est à porter, dans les conditions économiques de 1920, à 300 000 fr., selon Fontanelles, qui majore le prix de celui de la construction des conduites d’eau d’alimentation des locomotives et des intérêts intercalaires pendant la construction, et le porte à 500 000 fr. par kilomètre.
Pour Fontanelles, le transsaharien doit surtout atteindre Ouagadougou pour se raccorder au réseau déjà existant en Afrique équatoriale, et ne pas s’arrêter quelque part dans le désert au bord du Niger ou du lac Tchad au profit d’un hypothétique port de transbordement. Il y aurait trois parties successives à construire: un tronçon Ras-el-Ma – Colomb-Béchar (400 Km), un tronçon Colomb-Béchar – Tosaye (2 100 Km) et un tronçon Tosaye – Ouagadougou (700 Km), donnant un total de 3 200 Km. De Tosaye se détacheraient des lignes desservant Mopli, à l’Ouest, centre des irrigations du Niger, et le Tchad et l’Oubangui, à l’Est. Il s’agit donc bien non d’une ligne transsaharienne proprement dite, mais de la création d’une dorsale d’un réseau africain cohérent, représentant une dépense d’établissement de la ligne correspondant à la somme de 1,6 milliards de francs, intérêts intercalaires compris. La charge financière annuelle serait de 8%, soit 128 millions, soit 40 000 fr. par Km. La recette kilométrique est estimée, d’après des « coloniaux compétents » (sic), à 60 000 fr. dès le début de l’exploitation, recette qui augmentera avec les irrigations du Niger envisagées, mais la recette nette probable sera d’environ 20 000 fr. par Km (coefficient d’exploitation à 67% qui est celle de lignes comparables dans d’autres pays), ce qui obligera à demander une aide publique de 20 000 fr. par Km.
Cette aide sera compensée par les avantages économiques, administratifs et militaires déjà évoqués, et par des économies immédiates de transports sur la voie maritime, et par les impôts nouveaux que l’Etat pourra prélever sur les bénéfices. L’Algérie, devenue « la principale porte du Soudan et plus tard de l’Afrique centrale », d’après les termes de Fontanelles, devra apporter, avec la métropole, une contribution essentielle, laissant aux colonies d’Afrique occidentale un faible apport financier et surtout la création prioritaire de l’irrigation qu’elles doivent entreprendre. Marseille et Paris verront ainsi passer, grâce au transsibérien, les Belges et les Anglais voyageant entre le bassin du Congo et Bruxelles ou Londres. C’est pourquoi l’Algérie et la métropole prendraient respectivement 20 et 38 millions des 64 millions de francs demandés à titre de contribution. Les réseaux du PLM algérien et de l’Etat algérien, selon le tracé définitif choisi, pourraient recevoir l’exploitation de la ligne: mais Fontanelles envisage, avec réalisme, que l’opération pourrait ne pas séduire ces réseaux, et devrait alors faire l’objet de concessions privées….Cette restriction de Fontanelles ne vise nullement l’intérêt financier de l’opération pour ces réseaux, mais simplement que la grave crise financière dans laquelle se trouvent les chemins de fer français à l’époque les rende incapables ou peu désireux de se lancer dans de grandes aventures.
IV) La réponse des possibilités techniques.
Au début des années 1920 l’état de la technique des chemins de fer permet-il de répondre favorablement au cahier des charges du projet ? S’il est possible de construire cette ligne à travers un immense désert, quels trains et surtout quelles locomotives pourront circuler ? Effectivement il ne faut pas se limiter à un point de vue géographique (relief, climat) et économique pour saisir l’importance des enjeux et leur possibilité de réalisation sur le terrain même. Les techniques seules donnent, en dernier recours, la réponse définitive à la question de la « faisabilité » d’une grande entreprise de ce type, et l’état de la science ferroviaire (selon le terme cher à François Caron) reste le critère ultime non seulement de la concrétisation ou non du projet et de la nature technique qu’il revêtira. Pour ce qui est du transsaharien, les réponses techniques ne sont pas très claires au lendemain de la Première Guerre mondiale. Bien des doutes, bien des incertitudes habitent encore les choix des ingénieurs engagés sur le projet. Et la question de la « faisabilité » technique, tant qu’elle n’est pas résolue, crée autour du projet du transsaharien un climat de doute et d’irréalisme. Les missions d’études des années 1920 ont pour principale tâche de balayer les dernières objections et les derniers doutes techniques. Si l’on regarde une carte du monde de l’époque, on constate que bien des grands pays neufs et vides, et au climat difficile, voire désertique, sont traversés, depuis longtemps parfois, par des lignes de chemin de fer longues de plusieurs milliers de kilomètres et qui donnent satisfaction. Deux modèles viennent à l’esprit: le premier transcontinental américain, d’une part, et, d’autre part, le transsibérien. Leur achèvement a été, en 1869 et en 1905, de grands évènements mondiaux aussi importants, comparativement, que les premiers pas sur la Lune. Ce qui a été fait techniquement dans d’autres grands pays neufs ne peut-il être donc fait en Afrique ?
A) L’exemple américain.
La scène, immortalisée par la plus célèbre photographie ferroviaire du monde, vaut d’être contée, car elle hante tous les esprits de ceux qui veulent construire des grandes lignes transcontinentales, et elle est présente, bien sûr, en filigrane dans le projet du transsaharien. Le Sahara est, en quelque sorte, une conquête de notre Ouest américain, et un grand projet autour duquel se cimente une nation. Le 10 mai 1869 à Promontory Point (Utah), deux locomotives se font face sur une voie unique: la locomotive N° 119, d’une part, et, d’autre part, la « Jupiter ». Derrière chaque locomotive il y a un monde: pour l’une, l’Est des Etats-Unis et l’Europe, pour l’autre, l’Ouest des Etats-Unis et l’Asie. C’est comme cela que les américains voient les choses en réalisant cette immense ligne de chemin de fer qui, après la guerre de Sécession, réconcilie les américains et scelle leur destin à jamais. Andrew J.Russell, photographe de métier, prend alors la photographie ferroviaire la plus célèbre du monde et William N. Shilling, télégraphiste, raccorde son appareil à la ligne courant le long de la voie et envoie le télégramme le plus court du monde à la Maison Blanche de Washington: « Done » («c’est fait »). Voilà: c’est fait. Le dernier crampon a été posé à Promontory Point (Utah) le 10 mai 1869. Les grands chantiers de construction des chemins de fer américains font naître, au fur et à mesure de l’avancement des lignes, de véritables villes qui n’existent que pour quelques mois avant d’être démontées et reconstruites plus loin. Promontory Point est un exemple type avec ses 10 000 habitants, construite en deux semaines dans un des endroits les plus désertiques du Far West. Un journaliste de l’époque écrit que cette ville, située à 4900 pieds au-dessus de la mer, en réalité, devrait être à 49000 pieds sous terre, tellement elle est infernale et tellement sa moralité est proche, spirituellement, de celle de Satan ! Les ouvriers sont, pour la plupart, des soldats désoeuvrés, des repris de justice, des aventuriers. De très nombreux immigrés chinois se joindront à eux et leur enseigneront le courage, l’ardeur au travail. Mais nos « yankees » ne connaissent, pour toute nourriture, que du pain, du bison, du café et du whisky. La ville n’a pas d’eau et pour se laver, faute de boire de l’eau, il faut faire 10 kilomètres… Mais quand la paie arrive (3 dollars par jour), les « saloons » et la prison se remplissent. Quelques mois plus tard Promontory Point est une ville fantôme, oubliée. Puis en 1903 un nouveau tracé est choisi, plus commode et passant plus au Sud. Les rails rouillent et le vent de la plaine les enterre dans le sable. La cheminée de la « 119 », si on regarde bien la photographie, n’a pas du tout la forme évasée habituelle des locomotives du Far West. La cheminée évasée était réservée aux locomotives fonctionnant au bois. Le bois est disponible sur place, bon marché, facile à exploiter. La chauffe au bois avait pour grand inconvénient, outre un rendement assez médiocre et un volume de stockage demandant un très grand tender, de lancer, par la cheminée, un grand nombre de cendres encore enflammées: cela avait pour effet immédiat de mettre le feu aux immenses plaines desséchées de l’Ouest américain et de créer de véritables catastrophes. C’est pourquoi, bien que le charbon manquait totalement sur place et devait être transporté depuis l’Est des USA, les compagnies de chemin de fer de l’Ouest américain utilisèrent au mieux de leurs ressources, des locomotives à charbon. La « 119 » est bien une locomotive à charbon. Un autre point est important: la rapidité de la construction du premier transcontinental américain. Trois coups de masse par crampon, dix crampons par rail, 250 rails par kilomètre de voie, 680 kilomètres de voie posée durant l’année 1868, le chef d’oeuvre qu’est ce premier transcontinental est aussi un record de vitesse. Des hommes rudes et illettrés, travaillant sous un soleil de plomb, ponctuant le rythme des gestes avec des chants issus tout droit d’une culture qui donnera le « jazz » et le « blues », posent un rail toutes les 30 secondes, et produisent en une année ce que des ouvriers européens qualifiés et entourés d’ingénieurs produisent à peine en dix années… « Go west »: la grande Amérique est en train de naître. Et certains jours on arrivait à poser jusqu’à 16 kilomètres de voie dans l’enthousiasme le plus débordant. En France il fallut 10 ans pour poser les quelque 800 Km de la ligne Paris-Marseille, et, aux USA, 3 années suffirent pour poser les 2 800 Km de lignes manquantes entre Omaha et San-Francisco et terminer le transcontinental que les pionniers du Far West attendaient. Un troisième point est important: le libéralisme sauvage et son immense capacité à produire beaucoup, rapidement, mais souvent inutilement par absence de cohérence d’ensemble et d’intervention de l’Etat au profit de l’intérêt général. Le laissez-faire a coûté parfois cher aux USA: la construction du transcontinental est confiée à des compagnies privées concurrentes qui n’hésitent pas à recruter des bandes armées pour aller saccager, de nuit, les chantiers des concurrents… En effet on versait une prime à la première compagnie capable d’ouvrir une ligne entre deux villes, et il y eut de véritables compétitions de construction de lignes sur le terrain, des lignes construites côté à côte et parallèles ! A Promontory Point, en 1868, les chantiers des deux compagnies concurrentes, l’Union Pacific et la Central Pacific, se croisent à quelques dizaines de mètres, une des compagnies construisant sa ligne en direction de l’Ouest et l’autre en direction de l’Est. Au lieu de raccorder les voies, on continue chacun pour soi ! Plus de 250 kilomètres de voies furent construites inutilement, quand le gouvernement américain, abandonnant provisoirement le libéralisme absolu, décida d’intervenir et d’obliger les deux compagnies à fusionner leurs lignes en une seule. Aujourd’hui encore les traces des deux lignes, avec des talus et des tranchées, témoignent toujours de cette absurdité. En face de cette manière de construire le transcontinental, de quoi disposent les ingénieurs du transsaharien ? Les techniques de pose de la voie restent, par contre, tout aussi peu mécanisées: la dynamite, le pic, la pelle restent, en 1920, l’outillage de base pour la pose. Seuls l’établissement des ouvrages d’art et le percement des tunnels, surtout en Europe, ont fait de grands progrès avec les percées alpines, mais le Sahara n’a que peu besoin de ces ouvrages. En 1920, les techniques de repérage des tracés, de géométrie, de nivellement sont bien plus sophistiquées que celles dont disposent les ingénieurs du transcontinental des années 1860 qui faisaient souvent leurs repérages à cheval, sans carte, carnet de croquis en mains. Les locomotives à vapeur et le matériel roulant ont beaucoup progressé depuis 1869, notamment en matière de puissance, de stabilité, de rendement. Les techniques d’exploitation ont été complètement repensées, et la signalisation offre une fluidité et une sécurité des mouvements que les premiers ingénieurs américains ne pouvaient espérer.
En dehors de ces points avantageux, la comparaison n’est pas en notre faveur. Les moyens financiers ne sont pas les mêmes: les investisseurs privés, les banques, les compagnies de chemin de fer ne se précipitent pas au Sahara, contrairement au cas de l’Ouest américain, et il faut bien faire appel à un financement public qui sera à la fois limité et cher en intérêts. La main d ’oeuvre n’est pas, non plus, la même: ici point de soldats de la guerre de Sécession désoeuvrés, disponibles, acceptant un bon salaire, capables de faire des efforts, et souvent compétents professionnellement parce qu’ayant été charpentiers ou forgerons dans le civil, mais des populations indigènes colonisées et peu motivées par un chantier qui est le reflet d’une culture qui leur est étrangère (ici, point de « nation en construction »), par de très faibles salaires, par une très faible qualification.
Mais, surtout, pas de bois, et, surtout, pas d’eau: si le « désert » de l’Ouest américain regorge de sources, de cours d’eau et même de lacs, le Sahara est bien un vrai désert. Les conditions de vie demandent une adaptation poussée et un mode de vie spécifique: il n’est pas possible d’y implanter immédiatement des milliers d’ouvriers comme c’est le cas dans l’Ouest américain qui est bien plus accueillant.
B) L’exemple russe.
Les Russes disent toujours que leur deux grands ennemis sont la neige et la distance, et si elles ont parfois été des alliées en temps de guerre, il est vrai qu’elles ont bien gêné le développement économique du pays. Mais les tsars comprennent, eux, que le chemin de fer ne craint ni l’une ni l’autre et ils font construire un grand réseau ferré dans un souci de modernisme à l’occidentale. A la fin du XIXe siècle, on peut aller d’Europe jusqu’à Vladivostok, mais pas totalement par le train, car la navigation doit suppléer à quelques manques. La notoire traversée du lac Baïkal (64 Km) se fait sur un brise glace spécial pouvant accepter à son bord un train entier et mettant fin à des tentatives hasardeuses de pose de voie provisoire sur la glace du lac en hiver… De même, on doit parcourir 2 240 Km en bateau à vapeur le long de la Chilka et de l’Amour, entre Srétensk et Khabarovsk, cette dernière ville n’étant plus qu’à 966 Km de Vladivostok Le voyage demande 2 semaines et demie environ.
Il y a donc une volonté d’état en faveur de la construction du réseau ferré et le transsibérien en est la clé de voûte, même s’il revient très cher: il se doit d’être construit et la guerre russo-japonaise le rendra même indispensable et urgent. Le montant de la facture ou, plutôt, du devis prévisionnel qui est posé sur le bureau du tsar en 1890, est de 130 495 580 roubles: la note finale dépassera 600 millions de roubles, soit un incroyable quadruplement du devis initial ! I1 faut dire que la Russie a besoin de mettre les bouchées doubles en matière de chemins de fer. En 1892, cet empire de 22 434 392 Km2, dont un peu plus de 5 515 054 Km2 sont en Europe, ne compte que 0,14 Km de voie ferrée par Km2. Si l’on ne considère que la Russie d’Europe, où se concentre l’ensemble du réseau ferré à l’époque, ce rapport atteint encore à peine 0,52 Km seulement. La Belgique en compte 17 Km par Km2, l’Angleterre 10,3, l’Allemagne 7,9 ou la France 7.
Le tracé adopté ne prête guère à des discussions: celui qui suit le 55e parallèle, traversant la zone la plus peuplée de la Sibérie et la plus fertile. Un « rescrit impérial » , du 17 mars 1891 confie la direction des travaux au grand duc Nicolas A1exandrovitch, le fils du tsar A1exandre III, qui pose lui même la première pierre à l’une des extrémités de la ligne, à Vladivostok. La construction de la ligne est entreprise simultanément à ses deux extrémités, Vladivostok et Tcheliabinsk. Plus de 9 000 Km sont à construire, en terrain hostile, sous un climat extrêmement dur. Les ingénieurs du transsibérien n’ont pas à leur disposition la main d’oeuvre dont disposent leurs collègues américains pour leurs transcontinentaux: point de chinois courageux et sobres, de soldats démobilisés. Les régions traversées par la ligne n’ont que 5 habitants au Km2, et souvent à peine un habitant. La main d’oeuvre manque, les entreprises aussi, et plus on s’éloigne de Moscou, moins la main d’oeuvre est présente. La proportion de travaux effectués par des entreprises est de 85% au départ de l’Oural, et de 55% à Irkoutsk, et de 28% au-delà. Il faut alors utiliser des forçats, seule main d’oeuvre à peu près disponible, mais très peu motivée au point qu’ils n’exécutent, chaque année, que 9% de l’oeuvre demandée ! Le gouvernement russe est alors bien obligé de faire appel à d’authentiques ouvriers qualifiés et normalement payés, avec un salaire croissant en fonction de l’éloignement de Moscou: 50 kopeks à l’Oural et 1 rouble au lac Baïkal. Pour les ouvrages d’art, il faut faire venir des Italiens, des Grecs, des Roumains. Les mécaniciens sont des Anglais, des Allemands, des Français. Tout ce qui est métallique (tabliers de ponts, rails, matériel roulant) est chèrement importé d’Europe. Bien que construit dans un pays plat permettant majoritairement des tracés rectilignes, la ligne coûte plus cher qu’une ligne comparable en Europe, mais les tsars savent mettre le prix. En effet le sol est marécageux sur une profondeur de 70 cm dans la taïga: il faut construire une multitude de remblais et d’ouvrages d’art pour élever la ligne au-dessus des atteinte de l’eau.
Les montages du Saïan, entre l’Ienisseï et Irkoutsk, demandent même des rampes de 9 %o et des courbes à faible rayon de 320 m pour éviter la construction d’ouvrages d’art trop importants. Des rampes de 17,5% sont même atteintes dans les monts Iablonovyi à plus de 1 000 m d’altitude, ceci au-delà du Baïkal. Les monts Khingan, en Mandchourie, demande un tunnel de 3 094 m de long. En 1900, soit neuf années après le démarrage des travaux, 5 400 Km sont posés, soit une moyenne de 600 Km par an. Ce rythme est remarquable si l’on tient compte des difficiles conditions climatiques, d’un terrain accidenté et coupé de très nombreux cours d’eau. La longueur des ponts ajoutée totalise 48 Km. et le pont le plus important est celui du Ienisseï, avec une longueur de 895 m et des travées de 150 mètres. La construction est tellement médiocre que, en 1905, année de l’inauguration, plus des 2/3 des voies ont du être renouvelées, et il a déjà fallu ajouter en 1904 une trentaine de gares d’évitement pour donner à la ligne un débit normal, plus 58 autres gares en 1905. Aucune traverse n’a été traitée contre le pourrissement, le ballast est réduit à sa plus simple expression ( 10 à 25 cm d’épaisseur contre 40 à 50 normalement), le rail est du type le plus léger (24 kg/m). Dès 1893, le Transsibérien, bien qu’inachevé, joue un grand rôle, non avec des voyageurs de lre classe à 860 francs, mais avec des passagers de 3e classe jouissant d’une réduction spéciale de 25 p. 100 pour eux et leur famille: ce sont les émigrants. Une trentaine de gares spéciales sont aménagées pour les recevoir et les placer à bord du train, avec nourriture et soins médicaux gratuits. Entre 1893 et 1899, le nombre d’émigrants transportés par le Transsibérien s’élève à 971 000 personnes. La ligne a fait la preuve de sa rentabilité exemplaire: il n’y aura aucun problème pour son financement ultérieur. La ligne entière est achevée en 1905, et aujourd’hui toujours reste d’une productivité exemplaire, surtout grâce à son électrification intégrale entreprise sous le régime soviétique.
Mais la comparaison, avec le transsaharien, montre que, en dépit de similitudes comme la longueur générale, un relief favorable, l’entreprise n’est pas du tout la même. Ici aussi il manque un pouvoir central motivé (pas de tsar épris de modernité, pas de grand pays à équiper d’urgence), un financement massif et inconditionnel permettant même une réfection immédiate de la ligne dès la première année d’exploitation ou le recrutement des meilleurs ouvriers et cadres européens. La Russie des tsars des années 1880 ou 1890 inspire confiance et attire les capitaux, même américains: le Sahara a une toute autre « image de marque » hélas, et il faut un véritable « lobbying » politique pour obtenir, de la part des milieux économiques parisiens, un soupçon d’intérêt éphémère pour ces sables arides.
Le transsibérien montre que la longueur n’est pas un obstacle, et que le transsaharien, avec ses 3 200 Km, n’est que le tiers du transsibérien. Un pays inhabité au climat rude non plus: la Sibérie est un milieu beaucoup plus hostile que le Sahara, et pratiquement inhabité à l’époque de la construction de la ligne, alors que le Sahara est peuplé, traversé par des pistes fréquentées. Mais contre nous, une fois encore, le problème de l’eau et du combustible se pose: la Sibérie n’en manque pas, loin de là, et si l’eau abonde, la forêt fournit à volonté un bois inépuisable, tant et si bien que, après deux ou trois décennies d’exploitation, la forêt a disparu sur plusieurs kilomètres de part et d’autre de la ligne, obligeant les chauffeurs à courir, la hache à la main, de plus en plus loin…
Et, enfin, le transsibérien montre rapidement qu’il a beaucoup de monde à transporter, et beaucoup de minéraux et de marchandises. Le transsaharien n’est ni américain ni russe, et c’est sans doute pour cette raison qu’il a très peu de chances d’exister.
C) L’offre technique des années 1920 et 1930.
Pour les ingénieurs du transsaharien, l’offre technique, en matière de matériel roulant moteur est intéressante. La locomotive à vapeur vient de connaître de grands perfectionnements comme le compoundage, ou le système Garratt. La locomotive électrique marque son entrée dans la « grande traction » en France avec la décision, en 1920, d’entreprendre l’électrification partielle des réseaux du Midi, du Chemin de fer de Paris à Orléans, et du Paris, Lyon et Méditerranée. Enfin, arrivée plus tardivement à sa maturité technique, la locomotive diesel à transmission électrique semble pouvoir supplanter la traction vapeur partout où celle-ci est inadaptée, notamment sur les réseaux des pays neufs. 1) La locomotive à vapeur.
A) Le compoundage.
La locomotive à vapeur a bien évolué en 80 années d’existence, et la locomotive des débuts du 20ème siècle consomme moins, donne plus de puissance, est plus endurante que ses devancières. Le compoundage a été un des derniers progrès notoires. L’ingénieur d’origine suisse Anatole Mallet, installé en France, a présenté en 1878 la première locomotive compound, destinée au petit chemin de fer de Bayonne à Biarritz, et construite par les Ets Schneider du Creusot. Elle résout le problème posé par l’excès de consommation des locomotives du au manque d’ « adiabatisme » des parois des cylindres, c’est-à-dire leur imperméabilité à la chaleur. Mais cette technique, qui donne certes des locomotives très performantes au prix d’une plus grande complexité, et qui demande une grande finesse de conduite de la part de mécaniciens plus qualifiés, ne rencontre pas l’approbation de tous les réseaux et crée un des plus grands débats techniques de l’histoire des chemins de fer. L’Allemagne s’intéresse au compoundage, et en fait même une règle générale pour ses machines express jusque vers 1910 où un revirement se produit. En Angleterre, et en France, les réseaux généralisent ce procédé sur de remarquables locomotives. A la fin du 19ème siècle, d’après André Chapelon , les trois éléments fondamentaux de la locomotive moderne sont réunis: le « compoundage », les tubes à ailettes, et le bogie à rappel. Pourtant les décennies suivantes verront une remise en question du compoundage et des compagnies comme le PLM, en sortant leurs premières Pacific en 1909, n’ont pas encore de doctrine en la matière et font faire des séries à simple expansion et d’autres compound: si les machines à simple expansion sont de conduite plus facile et semblent plus robustes, les autres fournissent 2 425 ch contre 2 050 ch et consomment, selon les efforts, 25 à 50% de moins. D’autres réseaux français, comme le PO et le Nord, passent définitivement au mode compound et auront des locomotives remarquables, surtout en matière de vitesse. Les ingénieurs des réseaux américains, eux, en dépit des 221 compound du Philadelphia & Reading de 1885, restent par la suite fidèles à la simple expansion, préférant des solutions simples et éprouvées pour un réseau aux conditions dures et aux locomotives « banalisées », c’est-à-dire conduites par des équipes différentes se relayant en cours de route.
B) Le système Garratt.
Mais une autre évolution importante s’est faite, et elle concerne plus directement l’Afrique et notre transsaharien: la locomotive Garratt. La locomotive Garratt est un cas très intéréssant de l’histoire des chemins de fer. Elle représente, sous une forme apparemment lourde et complexe, la solution la plus logique et la plus simple pour les pays à faible infrastructure ferroviaire mais ayant besoin de locomotives puissantes pour des trains lourds. D’où son succès en Afrique, notamment. Lorsqu’un jeune ingénieur, Herbert William Garratt, se présente chez Beyer-Peacock en 1906 en revenant d’Australie avec un projet de locomotive très bizarre sous le bras, la vénérable firme anglaise venait de toucher un nouveau directeur à court d’idées, et le projet Garratt venait juste à point pour sauver l’honneur du directeur et donner à croire qu’il pensait…. La Tasmanie, justement, a besoin de locomotives. Ce pays possède un réseau minier en voie de 0,61 m long de 27 Km, et il passe commande, chez Beyer-Peacock, pour une locomotive en cet écartement, mais de grande puissance pour la remorque de trains lourds. Le projet de Garratt correspond tout à fait à ce cahier des charges. Il s’agit de réaliser une locomotive qui pourrait circuler sur des voies étroites, sinueuses même, et qui, pour ce faire, reposerait sur deux trucks moteurs comme le font les wagons ou les voitures de grande longueur reposant sur des bogies. Par contre il serait possible de faire que le foyer et la chaudière puissent occuper tout l’espace désirable laissé libre entre les deux trucks moteurs, et ainsi donner à une locomotive à voie étroite un foyer et une chaudière de très grandes dimensions. En effet, dans une locomotive classique, le foyer et la chaudière sont posés sur un châssis roulant sur des roues: il y a peu d’espace disponible sinon qu’en hauteur. Avec le projet Garratt, le foyer peut descendre librement jusqu’au niveau des rails, et être aussi large que la locomotive elle-même. La firme Beyer-Peacock livre donc à la Tasmanie, en 1909, deux locomotives Garratt à titre d’essai. C’est le succès total et ces locomotives restent en service jusqu’en 1930. Ces deux locomotives sont donc la première série de Garratt jamais livrée, et elles sont le début d’une longue aventure. Ces premières Garratt sont des locomotives de type 020+020, et elles sont compound, solution qui restera relativement peu reprise pour les Garratt suivantes. Elles portent sur leurs trucks moteurs leurs réserves d’eau et de charbon, ce qui augmente l’adhérence – du moins à pleine charge au départ, comme dans le cas des locomotives-tender. Le fait que les deux trucks moteurs pivotent donne à la locomotive une excellente inscription en courbe et une tenue remarquable même sur les voies les plus mauvaises. Les essieux de la locomotive supportent donc un ensemble complet: foyer, chaudière, cabine de conduite situés au centre, et deux tenders situés à chaque extrémité, avec réserves d’eau et de combustible. Le système Garratt fut rapidement développé jusque sur des locomotives en voie normale et de très grandes dimensions. En Angleterre il y en eut quelques unes, et en Espagne il y en eut beaucoup à partir des années 20, de type 130+031, ou de type 141+141. La France en construisit pour le réseau algérien sous la forme 231+132 à la fin des années 1930, pesant 216 tonnes et remorquant des trains de 500 tonnes du Maroc à la Tunisie sur la grande ligne parallèle à la côte. Les plus impressionnantes furent les Garratt de Rhodésie ou des East African Railways du type 241+142, et ce réseau reste fidèle à ce type de locomotive longtemps après la Seconde Guerre mondiale. La paradoxe de la Garratt est que cette locomotive est grosse, lourde, longue mais… pour peser peu ! C’est un paradoxe courant dans le monde du chemin de fer. S’il faut de la puissance, il faut une locomotive plus lourde, certes, mais il se pose alors le problème de la charge limite tolérable par la voie. Or, il est beaucoup plus intéressant, sur une voie médiocre n’acceptant que les très faibles charges, de faire rouler une puissante locomotive Garratt pesant 184 t, (cas des Garratt espagnoles du type 101, par exemple), plutôt qu’une locomotive classique 140 contemporaine série 2500 du même réseau pesant 74 t tender non compris. Le problème, en effet, est ce que les ingénieurs appellent le poids par essieu: une voie férrée ne peut, en fonction du terrain sous elle et de la qualité de sa propre construction, supporter, pour chaque essieu, qu’une charge limite. Une Garratt type 101 espagnole de 184 t repose sur 24 roues, et le type 140 de 74 t repose sur 10 roues. Mais les essieux moteurs de la 140 accusent jusqu’à 15,415 t (et 12,65 t pour l’essieu porteur avant), soit une charge équivalente à celle de chaque essieu de la Garratt . La Garratt est un véritable millepattes aux pieds légers.

C) La locomotive à condensation.
Circuler, avec une locomotive à vapeur, dans des pays où manque l’eau reste problématique, surtout quand on sait ce que cela consomme: des dizaines de mètres cubes à l’heure ! Essayer de récupérer une partie de l’eau est une solution, d’où les essais de divers réseaux avec des tenders à condensation. Ce système est toujours resté exceptionnel et arrive trop tard pour le transsaharien des années 1920, mais à temps pour celui des années 1930. Dès 1931 des essais ont lieu sur des locomotives à turbine Ljungström suédoises, dans un pays où, en hiver, le problème de la prise de l’eau se pose. En 1937 des locomotives classiques Henschel allemandes sont construites pour l’Argentine ou l’Irak, pays où le manque d’eau permanent pose un problème. Les Allemands, durant la dernière guerre, s’intéressent toujours à cette technique et équipent des locomotives de type 150 avec des tenders contenant un système à condensation, ceci, semble-t-il, pour préparer des opérations militaires dans des pays comme l’URSS où l’alimentation en eau peut présenter des difficultés. Les chemins de fer sud africains, pour leur part, ont utilisé 25 locomotives à condensation, de type 242, série 15F modifiées, après la guerre. Ceci a donné des résultats intéréssants, mais les South African Railways n’ont pas étendu cette technique à l’ensemble de leur parc pour des raisons de complexité, d’entretien, de fragilité de l’équipement. En outre la traction vapeur était déjà condamnée à long terme, et cette situation n’encourageait guère l’expérimentation de techniques nouvelles pour ce mode de traction.
Le principe technique consiste à prélever la vapeur d’échappement, la déshuiler, et à la diriger vers le tender qui, considérablement allongé, offre assez de place pour contenir des radiateurs-condensateurs. L’air extérieur est aspiré, par des ventilateurs, à travers ces condensateurs. Ces ventilateurs sont actionnés par une turbo-dynamo elle même actionnée par la vapeur d’échappement. La vapeur, refroidie, se transforme en eau et remplit un réservoir d’environ 1 m3. Des pompes chassent l’eau de ce réservoir en direction de la chaudière, donnant, en fait, une ré-alimentation continue de cette dernière. La perte de vapeur est estimée à environ 10%, ce qui laisse, malgré tout, un remarquable circuit fermé concernant 90% de la vapeur qui retravaille plusieurs fois. Les économies réalisées sont considérables. De grandes distances peuvent être franchies sans prise d’eau, jusqu’à 600 Km au lieu des 150 à 200 Km traditionnels. En Irak le système a fonctionné par des températures extérieures dépassant 50°. Par contre la complexité du système, et surtout sa sensibilité à l’entartrage et au calcaire en limitent l’emploi à des régions garantissant une eau la plus pure possible. En fait la condensation arrive comme un perfectionnement tardif dans l’histoire de la traction vapeur et à une époque où sa fin est inéluctable. En outre le moteur Diesel prouve déjà sa remarquable aptitude à la traction des trains lourds dans les pays sans eau, même sous de très fortes températures.
D) La locomotive à turbines.
S’affranchir des contraintes moteur à vapeur à mouvement alternatif, avec ses cylindres et ses pistons, a toujours été une motivation de recherche pour un certain nombre d’ingénieurs du chemin de fer. Ce moteur présente deux inconvénients graves. Le premier est le mouvement alternatif de pièces assez lourdes, comme les pistons, les tiges de piston, les crosses, les bielles: ces mouvements déséquilibrent la locomotive, créent même de dangereuses vibrations parasites à certaines vitesses qui, en s’entretenant et s’amplifiant d’elles-mêmes, peuvent provoquer des déraillements. Le deuxième est le faible rendement par suite d’un continuel gaspillage d’énergie cinétique: on oblige ces pièces lourdes à démarrer, prendre de la vitesse, s’arrêter et repartir en sens inverse, ceci des centaines de fois par minute, des millions de fois pour un banal trajet. C’est pourquoi certains ingénieurs ont songé à adapter le moteur à turbine pour la traction ferroviaire, un moteur bien connu des ingénieurs de marine, un moteur qui ne vibre pas et a un excellent rendement à haute vitesse.
Les essais suédois sont les plus remarqués à l’époque. En 1922 la firme Akliebolaget Ljungströms Angturbin essaie une locomotive composée de deux véhicules, l’une portant une chaudière et ressemblant quelque peu à une locomotive classique, et l’autre comportant une turbine actionnée par la vapeur du précédent, entraînant les roues et poussant le tout. Des essais ont lieu entre Stockholm et Bergsbrumna sur un parcours de 52 Km, avec des rampes et des pentes de 10 pour 1000, mais ne dépassant pas 3000 m chacune. Il reste à savoir ce que cela aurait donné sur des rampes de 50 ou 60 Km, mais, en tous cas, une consommation moitié moindre que celle d’une locomotive à vapeur classique est prouvée. La vitesse des essais est limitée à 90 Km/h, vitesse limite en vigueur à l’époque en Suède. En conclusion, nous pouvons dire que la locomotive à vapeur la plus perfectionnée possible, celle des années 1920 et 1930, aurait permis au transsaharien, s’il avait été construit au début du 20ème siècle, de résoudre des problèmes de traction sans nul doute comparables à ceux des réseaux méditerranéens, asiatiques ou africains (manque d’eau et de charbon, voies médiocres, mais trains très lourds). Mais ces nouveaux avantages étaient-ils suffisants pour que l’on ne songe qu’à la traction vapeur ? Certainement non: compound ou à simple expansion, système Garratt ou non, l’hypothèse de la traction vapeur est compromise en 1912 par le premier rapport de Maître-Devallon qui constate la faible quantité de l’eau disponible, quantité utilisée intégralement par les habitants, et qu’il est impensable de détourner, surtout en aussi grandes quantités. En même temps la traction électrique commençait à faire ses preuves en Suisse, en Europe centrale, et surtout aux Etats-Unis, et Legouez et Jullidière, ingénieurs conseils de la Société d’études du chemin de fer transafricain constatent, en 1914, que l’eau est en si faible quantité que jamais le transsaharien pourra avoir recours à la traction vapeur: seule la traction électrique est possible. La traction vapeur ne perd pas ses partisans pour autant.
Si le transsaharien était alors exploité par le réseau du PLM, l’adoption de la traction électrique était incertaine, car, sur ce réseau, régnait alors à la fois un culte de la vapeur, un rejet de la traction électrique, et un intérêt réel pour les promesses que la traction diesel semble laisser espérer. La traction vapeur reste la plus plausible au lendemain de la Première Guerre mondiale pour Souleyre en 1919, ou Fontenelles en 1921, mais à leurs yeux elle n’est possible qu’avec le système de canalisations d’alimentation en eau déjà imaginé par Duponchel en 1878: l’handicap est de taille et c’est le retour à la case départ. Le rapport Maître-Devallon, en 1928, écarte définitivement la traction vapeur tout en reconnaissant les avantages qu’auraient procuré la traction par turbines Ljunsgtrom: la traction diesel semble un meilleur choix.
2) La locomotive électrique.
Un transsaharien électrique ? Difficile à imaginer avant la Première Guerre mondiale bien que recommandée dès 1914 par les ingénieurs Legouez et Jullidière, une telle idée apparaît comme plausible à partir des années 1920. La traction électrique résout par élimination à la fois le problème du transport et du stockage du combustible ou du carburant, et, surtout, il supprime le problème de l’autonomie. On peut penser que les ingénieurs français des années 1920 auraient choisi, pour le transsaharien, le courant continu qui est adopté par la commission ministérielle de 1920 pour l’électrification du réseau français, mais non à la tension de 1 500 v, insuffisante pour développer de grandes puissances.
Sans nul doute le choix aurait été en faveur du 3 000 v continu, comme il l’est d’ailleurs pour certaines lignes des réseaux du Maroc et de l’Algérie alors électrifiés par des ingénieurs français entre 1927 et 1932. Les locomotives marocaines sont une version en courant 3 000 v des locomotives 1 500 v du réseau du Midi de la métropole, moins puissantes, mais excellentes en service. Les locomotives algériennes sont celles qui sont engagées sur la ligne de transport des minerais de phosphates Bône – Ouenza: il s’agit de types CC donnant 1 770 kW, machines descendant des types 1CC1 du PLM de la ligne de la Maurienne. Si la locomotive électrique semble réunir tous les atouts pour le transsaharien, le système qui l’entoure, lui, poserait beaucoup de problèmes, ceux de la production du courant, et ceux de son transport. Les ressources hydroélectriques sont pratiquement absentes, et il faudrait donc avoir recours à des centrales thermiques ou à moteurs diesel: nous voilà, avec la centrale thermique, en train de brûler du charbon, comme dans l’hypothèse d’une traction vapeur, mais sans les aléas du transport du charbon sur les lieux de consommation et surtout sans le problème de l’eau. La solution par centrales à moteurs diesel est proposée par Legouez et Jullidière dans leur rapport de 1914. Produire l’électricité est donc possible, mais il faut pouvoir alimenter les caténaires en courant continu, puisque le meilleur moteur réellement utilisable à l’époque est le moteur à courant continu. Il faudra donc bien produire du courant alternatif et éparpiller tout le long de la ligne des sous-stations de transformation en courant traction, exactement comme cela se fait en métropole à l’époque.
Quelle sera la tenue en service de ces lignes à haute tension traversant le Sahara, de ces caténaires et sous-stations exposées à un climat difficile et aux atteintes du sable ? Comment surveiller et entretenir ces installations ? En face de ces interrogations, la traction diesel semble plus simple, plus sûre, et, sans nul doute, aurait été, en fin de compte, le mode de traction des trains du transsaharien à partir des années 1930.
3) La locomotive diesel-électrique.
Si la locomotive diesel est, aujourd’hui et depuis des décennies déjà, le type de locomotive le plus répandu à la surface du globe, les débuts de l’adaptation à la traction ferroviaire du moteur inventé par Rudolf Diesel ne manquèrent pas de poser de nombreux problèmes techniques. Le moteur à combustion interne utilise, on le sait, d’abord l’essence de pétrole et un système d’allumage électrique, et il fait déjà l’objet d’essais sur un tramway, en 1888 exactement, à Cannstadt près de Stuttgart, en Allemagne. Il s’agit d’un moteur Daimler. De même, en France, peu après, la firme Panhard & Levassor essaye un petit locotracteur en 1901. En 1905, sur le North-Eastern Railway anglais, un autorail mu par un moteur de 80 ch circule et semble donner le coup d’envoi définitif de la traction par moteur à combustion interne sur voie férrée.
Il est important de noter que cet autorail donne satisfaction dans la mesure où il utilise un système de transmission absolument indispensable pour le moteur à combustion interne: la transmission électrique. En effet le moteur à essence de cet autorail entraîne une génératrice de courant continu qui, à son tour, et une fois que le moteur a atteint un régime suffisant, alimente un moteur de traction à courant continu. Les essais précédents de Daimler et Panhard & Levassor utilisaient une technique de type automobile avec embrayage et boîte de vitesse, et cette solution ne pourra jamais répondre favorablement au cahier des charges de la traction sur voie férrée qui demande la mise en marche, en douceur, de masses importantes. Apparu en 1897, le moteur diesel intéresse aussi les constructeurs ferroviaires, car il est puissant, et endurant. Les essais de Sulzer en 1912 marquent une étape importante dans l’évolution de la traction diesel. Cette firme suisse construit une locomotive à 4 moteurs diesel entraînant directement les roues par un système de bielles inspiré de la traction vapeur. Des pompes balayaient les gaz brûlés dans les cylindres, et des moteurs diesel auxiliaires commandaient des compresseurs d’air qui injectaient de l’air frais avec du combustible liquide lors du démarrage. En marche normale, cette injection n’etait plus nécessaire. Lourde, peu puissante, complexe et fragile, cette locomotive est moins performante que les locomotives à vapeur, et, malgré les espoirs placés en elle notamment pour le Transsaharien, cette machine est abandonnée. La locomotive diesel-électrique de ligne devra attendre l’apparition de moteurs diesels puissants, à 12 ou 16 cylindres, rapides, endurants, et qui seront surtout développés par la marine durant les années 1930. En attendant la grande traction en ligne, c’est bien le locotracteur de manoeuvres qui est le lieu, par excellence, d’application du moteur diesel. Une locomotive de manoeuvres stationne beaucoup et travaille peu de temps, déplaçant des charges relativement légères.
Laisser une locomotive à vapeur stationner des heures entières, nécéssairement sous pression et consommant du charbon, n’est guère rentable. Bien des petits réseaux industriels, des réseaux de chantier ou d’exploitation forestière souhaiteraient disposer d’engins moteurs légers, commodes à l’emploi, économiques, et disponibles immédiatement d’un simple coup de démarreur. C’est surtout en voie étroite, métrique ou voie de 60 (type Decauville) qu’un grand nombre de constructeurs, souvent du monde de l’automobile, proposent des locotracteurs munis d’un petit moteur diesel équipé d’un gros volant, d’un embrayage type poids-lourd et d’une boîte de vitesses assurant une bonne démultiplication et une gamme étendue de rapports. Au lendemain de la Première Guerre mondiale les perfectionnements récents des moteurs diesel, en France avec Schneider ou en Suisse avec Sulzer, laissent penser que ce type de moteur pourrait non seulement s’adapter à la traction ferroviaire et offrir assez de puissance dans le faible dimensionnement imposé par le gabarit. Mais, surtout, il semblerait possible que ce moteur puisse consommer des huiles lourdes végétales (palme, arachide, graines de coton) qui sont plus facilement disponibles en Afrique. Vers la fin des années 1920, on est très légitimement fondé à penser que la traction diesel, toujours pour un transsaharien exploité par le PLM, se serait imposée sous la forme de locomotives lourdes du type 2C2 ou 2D2 dérivées des meilleures locomotives électriques à même disposition d’essieux alors en usage sur les réseaux suisse et français. Mais d’autres pays, à la fin des années 1920, ont fait faire à la locomotive diesel-électrique des progrès très importants, dont le Canada le premier en 1929 avec la remarquable locomotive 9000 type 2D1+1D2. Longue de 28, 66 m, pesant 240 t, cette machine double peut développer 1 990 kW grâce à des 2 moteurs V 12 de 995 kW. Elle peut rouler à 120 Km/h en tête des trains de voyageurs lourds du transacanadien. Elle résoud un problème qui, certes, n’a pu se poser sur un transsaharien encore inexistant mais qui se serait posé si la ligne avait été construite au lendemain de la Première Guerre mondiale et exploitée, par la force des choses, en traction vapeur. Sur les grandes liaisons transcontinentales nord américaines la traction vapeur excelle, certes, car elle est puissante, fiable surtout, et parce qu’elle est la seule solution possible.

Mais la traction à vapeur comporte en elle des contraintes: un poids élevé, un rendement très bas, un entretien avec de longues périodes d’immobilisation entre deux courses, une conduite pénible, un travail harassant pour le chauffeur (que la charge mécanique, certes, réduira beaucoup), et une consommation ruineuse financièrement en charbon et en eau. De longues distances demandent soit la multiplication des dépôts et des points de ravitaillement, soit l’augmentation des capacités des tenders, ce qui, d’une manière comme d’une autre, demande le transport de lourdes charges de charbon soit derrière la locomotive elle-même, soit par trains de charbon. C’est pourquoi les ingénieurs canadiens songent au moteur diesel, mais ce moteur demande une adaptation aux contraintes de manque de place du gabarit ferroviaire. Le réseau canadien est un pionnier de cette adaptation, et la locomotive double 2D1+1D2 N°9000 est la première locomotive Diesel de ligne du continent. Elle est produite par la Canadian Locomotive C° et la Westinghouse Electric pour le compte de la Canadian National Railways (CNR) en 1929. D’emblée, les essais et le service courant montrent les qualités de puissance de traction et de fiabilité de la locomotive. La traction des 700 t des grands trains transcanadiens est tout à fait dans ses possibilités, des moyennes de plus de 70 Km/h sont tenus en dépit de très nombreux arrêts.
Le Danemark, lui aussi, a contribué au démarrage mondial de la traction diesel. En 1927 la société Frichs construit pour les chemins de fer de l’état danois (DSB) 6 locomotives Diesel-électriques du type BB. Ces machines effectuent 100 000 Km par année en tête de trains de voyageurs et se révèlent extrêment économiques à l’emploi, et ne demandent que peu de réparations, celles-ci étant, en outre, peu coûteuses. En 1928 les chemins de fer danois généralisent l’utilisation des autorails Diesel-électriques à 2 moteurs de puissance moyenne (plutôt qu’un seul de grande puissance) sur un bogie et moteurs de traction sur l’autre, et à chaudière chauffée au charbon pour le chauffage du train. Ces engins se montrent tout aussi économiques que les locomotives BB et les chemins de fer danois sont dorénavant convaincus des avantages liés à la traction Diesel. En 1938 l’ensemble du réseau danois d’intérêt local possède 184 autorails et locomotives Diesel, et ces engins assurent 83% du trafic total de ces lignes, permettant ainsi leur maintien. Durant les années 1930, le réseau danois cherche à améliorer ses performances, mais le pays, géographiquement, ne s’y prête guère car de nombreux bras de mer forment des obstacles pour le réseau ferroviaire, et, en attendant la construction d’immenses ponts qui se poursuit de nos jours encore, il faut bien prendre le bateau avec les pertes de temps que l’on devine. Alors le réseau danois essaie de gagner des minutes là où on le peut et, toujours en traction Diesel, lance ses fameux trains « Lyntog » (trains éclair) qui permettent de gagner 1h 50 mn sur le trajet de 4h 40 mn constituant la partie ferroviaire de la traversée du pays entre le port de Esbjerg et la capitale Copenhague.
L’Allemagne, pour sa part, donne une image de modernité et de vitesse à la traction diesel et la met sur le devant de la scène mondiale. L’Allemagne des années 30 développe intensivement ses moyens de transport, et si elle crée des autoroutes, elle ne néglige pas pour autant les voies férrées. Le Dr.Dorpmüller, le dirigeant de la Deutsche Reichsbahn, décèle l’existence d’une clientèle d’hommes d’affaires que l’avion pourrait bien ravir au chemin de fer et il anticipe sur cette concurrence possible en créant des relations Berlin-Hambourg avec les automotrices «Fliegender Hamburger» qui deviendront, en 1933, le service ferroviaire le plus rapide du monde avec un parcours effectué en seulement 138 minutes pour les 290 kilomètres séparant les deux villes, soit une moyenne commerciale de 126 Km/h et des pointes à plus de 160 Km/h. Le succès est tel que d’autres relations sont ouvertes, notamment vers Leipzig ou Cologne. Les 13 automotrices type «Hamburg» sont mues par deux moteurs Diesel Maybach de 410 ch chacun. Ces automotrices de 81 places à deux éléments sont très rapides: lors d’essais une d’entre elles a atteint 212 Km/h, le 23 Juillet 1939. C’est dire si les 150 à 160 Km/h maintenus en ligne ne sont pas au-dessus de leurs possibilités. Chaque automotrice est formée de deux caisses reposant sur trois bogies à deux essieux. Le bogie median est donc commun aux deux caisses (système Jakob). Les deux bogies extrêmes sont moteurs et supportent chacun un moteur diesel. Mais il est vrai que ces spectaculaires resultats allemands ne peuvent préfigurer la traction lourde, lente et puissante assignée au futur transsibérien. Par contre ils font, en faveur de la cause de la traction diesel, la « médiatisation » la plus performante qui soit, et ceci est important pour l’avancement du projet du transsaharien qui, au milieu des années 1930, a enfin trouvé son mode de traction.
Chapitre 4. « Pour 3 milliards, une mer entre l’Algérie et le Soudan ».
« Le Sahara n’est plus un obstacle: il va devenir un lien et un trait d’union entre des pays qu’il paraissait pour toujours devoir séparer…. Messieurs, ces anticipations ne sont pas des rêves. » Gaston Doumergue, Président de la République, le 6 mai 1930.
Les années 1920 sont celles de la relance du projet et d’un grand mouvement d’idées en sa faveur. Il atteint, en fait, sa maturité. La loi du 7 juillet 1928 crée, au Ministère des travaux publics, un « Organisme d’études du chemin de fer transsaharien », présidé par Fontanelles et dirigé en fait par Maître-Devallon, avec une triple mission:
• Une recherche technique montrant que le projet est possible (tracé, capacité de transport, mode de traction, alimentation en eau, mesures de sécurité, etc.).
• Une étude économique des régions traversées, plus particulièrement axée sur leurs possibilités de développement afin de déduire des possibilités de trafic pour la ligne.
• Un examen du rendement financier et administratif de la future ligne, de ses modalités de construction et d’exploitation.
Il ne s’agit nullement, nous pouvons l’espérer, d’un enterrement du projet à coup de commissions, mais bien d’un effort sincère mu par une véritable volonté politique. Le comité est composé de 13 membres: trois ingénieurs des Ponts et chaussées, d’un officier d’armée spécialisé dans les questions sahariennes, de deux représentants du Ministère des finances, de trois représentants des grands réseaux de chemin de fer français, de quatre « techniciens ou économistes » proposés par l’Algérie, la Tunisie, le Maroc et l’Afrique équatoriale française. Le directeur et les membres du comité sont nommés par le Ministre des travaux publics. A ce comité s’ajoute une commission consultative de 100 membres qui comprend les 13 membres du comité plus un nombre important de parlementaires, d’industriels, de représentants de chambres de commerce, des transports automobiles, maritimes ou aériens, etc. Les dépenses, fixées à un plafond de 11 500 000 fr., seront prises en charge par l’état (4.000.000 fr.), les 4 départements ou colonies cités (3.000.000 fr. pour l’Algérie et 500 000 fr. pour chacun des autres), et les grands réseaux français (3.000.000 fr.). Le résultat des travaux est le rapport présenté par l’ingénieur des Ponts et chaussées Maître-Devallon en 1930. Les travaux ont été rondement menés: Maître-Devallon connaît bien le projet, et a activement participé aux missions exploratoires dans le Sahara à partir de 1912. Les réponses aux trois questions sont clairement apportées grâce à une étude « stricte et complètement objective » selon les termes mêmes du rapport: « C’est à étudier froidement la simple vérité que doivent être consacrés les efforts de l’Organisme. La pacification du Sahara et du Soudan, les moyens de circulation et de communication modernes et rapides, l’administration régulière des pays en cause, la connaissance géographique déjà très avancée des contrées traversées permettaient enfin de voir clair et de chiffrer. En créant l’Organisme, le Gouvernement a compris de l’étude à entreprendre était mûre: la facilité avec laquelle elle a pu être faite est la preuve que cette vue était juste. » .
I) Le transsaharien est-il réalisable techniquement ?
A) Les considérations préliminaires.
Sept considérations générales président à l’étude des tracés de la future ligne.
1) Le tracé doit être facile. Ce terme, en matière de chemins de fer, veut dire qu’il n’y aura pas d’ouvrages d’art importants, et que le tracé suivra au maximum les déclivités du terrain. Il n’y aura donc pas de gros chantiers, pas de grandes concentrations de main d’oeuvre. Nous pouvons faire remarquer que cette manière de voir les choses est exactement celle de la construction des premiers grands transcontinentaux américains et de l’ensemble des lignes du réseau américain à l’ouest du Mississipi à la fin du XIXe siècle et au début du nôtre.
2) Le profil et le tracé seront favorables. Ceci veut dire que les rampes seront limitées à une valeur inférieure ou égale à 5 %o, ce qui est inférieur à la moyenne des valeurs adoptées sur le réseau de la métropole. Les rayons de courbure ne descendront pas en dessous de 500 m, cette valeur elle-même étant exceptionnelle: les rayons seront les plus grands possibles, comme les déclivités les plus faibles possibles, de manière à faciliter la traction de trains lourds pesant jusqu’à 1.600 t. Nous nous éloignons de la conception américaine qui accepte des tracés sinueux et de fortes rampes pour économiser, à tout prix, les ouvrages d’art. Mais ici la commission compte sur la platitude générale du Sahara et l’absence de reliefs forts (pas de Montagnes Rocheuses à traverser !) pour réaliser cette gageure d’un tracé à la fois facile et à profil favorable mais sans ouvrages d’art. Notons aussi que le transport de carburant et d’eau donnera aux trains un poids mort de plus de 500 t, ce qui ferait que de fortes rampes ne laisseraient plus aucune charge utile (voir paragraphe E ci-dessous).
3) Le problème de l’ensablement est évité par un tracé évitant les zones à dunes, d’une part, et, d’autre part, par un profil en travers spécial: une voie posée sur un petit remblai la surélevant, et des tranchées de section très évasée avec des rebords à très faible pente et de larges fossés.
4) L’écoulement des eaux: le tracé évitera de suivre les pieds des reliefs qui constituent autant de zones d’accumulation temporaires des eaux formant des cours d’eau particulièrement dévastateurs.
5) L’influence des points d’eau sur le tracé n’est pas déterminante et ne doit pas compliquer le tracé. De toute manière l’eau manque et il faudra utiliser des locomotives à faible consommation d’eau. Le transport de l’eau nécessaire aux voyageurs et au personnel des gares n’est plus une charge quand le chemin de fer existe. Nous pouvons ajouter que le chemin de fer américain a parfaitement illustré ce dernier point.
6) Le problème du ballast. En dépit d’essais de voies sans ballast (notamment sur la ligne Biskra – Toggourt), il en faudra un pour les lourds trains du transsaharien, et avec une quantité de 1,4 m3 par mètre de voie. Cette quantité apparaît à nos yeux comme un minimum et prouve que la commission a envisagé une voie à faible coût qui ne manquera pas de poser des problèmes lors de la circulation des trains lourds envisagés. La commission envisage un « ramassage mécanique des cailloux » et leur transport sur le lieu de pose, ceci pour un prix de 20 fr. le m3 en région désertique, hypothèse la plus défavorable.
7) Les ouvrages d’art. Leur faible nombre est la caractéristique de la ligne. La commission envisage même une construction sur remblai et, ultérieurement, le remplacement du remblai par des ouvrages d’art bas à piles nombreuses.
B) Le seul tracé rentable.
Ces considérations générales étant faites, il importe d’étudier les trois tracés possibles. Quatre missions différentes sont envoyées sur le terrain pendant l’hiver 1928-1929, et ces missions ont reconnu des tracés possibles totalisant environ 30 000 Km. Les trois tracés sont: le tracé occidental envisagé au départ de Bou-Arfa, le tracé central au départ d’Affreville, le tracé oriental au départ de Biskra (voir la carte). Ils aboutissent tous les trois dans la région d’In-Tassit où le transsaharien devient alors le « Chemin de fer du Niger » avec deux branches, l’une vers Segou en amont et l’autre vers Niamey en aval du fleuve. Le tracé occidental l’emporte nettement sur les deux autres.

Pour la commission, les choix sont évidents.
Bou-Arfa, au Maroc, est à l’origine du tracé occidental, et sera bientôt reliée (à l’époque) par une voie aux caractéristiques excellentes à Oudjda, ville marocaine frontière avec l’Algérie, d’où le transsaharien s’embranchera sur le réseau algérien assurant une liaison avec Alger, tête obligatoire de la grande ligne, et Oran. De Bou-Arfa à la Hammada du Guir il y a 247 Km sans difficulté si ce n’est le viaduc de 350 m sur la gorge du Guir, à construire à 150 Km de Colomb-Béchar sur une piste qui facilitera les travaux.
Ensuite, jusqu’à Foum el Kreneg, il y a un tronçon menant au point kilométrique 538 par l’oasis d’Ougarta offrant un point d’eau potable. Le défilé de La Vipère exigera des terrassements importants, et le franchissement de la Saoura, une rivière qui ne coule en moyenne que tous les trois ans, pourra se faire provisoirement à niveau. A Reggan (point kilométrique 846) nous serons à mi-distance. On sera passé par le Touat et ses 20 000 habitants avec la future gare importante d’Adrar (point kilométrique 698) et l’on a suivi la piste automobile.
L’immense Tanezrouft commence ensuite, menant au point kilométrique 1.650 à Timemsi, et, selon les termes mêmes du rapport « il faudra de l’imagination pour s’écarter de la ligne droite » ! Le Soudan apparaît et, au point kilométrique 1912, c’est Tassit, le terminus du transsaharien proprement dit. L’étude des tracés soudanais obéit à plusieurs principes: le raccordement systématique aux lignes de chemin de fer existantes et prévues en Afrique occidentale française, l’évitement du double emploi en évitant la desserte des zones d’attraction de ces lignes, la desserte prioritaire des régions dont le développement économique est projeté par le grand programme d’irrigation de l’A.O.F., la création d’un ensemble techniquement économique, et, enfin, la constitution de l’amorce d’un chemin de fer transafricain (un projet, donc, nullement oublié).
Le tracé soudanais suivra le Niger (qui n’est pas navigable) par sa rive gauche qui est reconnue comme étant la plus favorable à l’irrigation et à l’implantation d’activités. A In-Tassit deux embranchements se séparent, l’un sur 973 Km à l’ouest en remontant le fleuve jusqu’à Segou , l’autre sur 565 Km à l’est en suivant le fleuve jusqu’à Niamey. Ces 1.538 Km de lignes sont faciles à construire: les rives du fleuve n’occasionnent que des pentes modestes et inférieures à 5 %o, et des courbes à grand rayon supérieures à 750 m. Les missions topographiques ont donc bien rempli leur rôle et ont établi, avec précision et clarté, que le transsibérien est parfaitement réalisable, au prix de faibles rampes et pentes, de terrassements peu importants, de très peu d’ouvrages d’art: la dépense sera donc raisonnable. Mais il reste à préciser comment le construire.
C) Comment construire le transsaharien ?
Si l’étude topologique donne des conclusions favorables, celle des modalités de construction pose deux grands problèmes: les délais de la construction et, surtout, le recrutement de la main d’oeuvre qualifiée ou non. L’importance des intérêts intercalaires demande une construction très rapide pour que la ligne puisse rapporter un maximum dans un minimum de temps. Mais aussi les colonies environnantes sont faiblement peuplées, et recruter un grand nombre d’hommes, tous déjà occupés et peu disponibles, ne manquerait pas de poser de graves problèmes de déséquilibre sur le marché du travail, ou même d’empêcher les activités normales.
Le nombre de personnes nécessaire au chantier est estimé à un chiffre se situant entre 2 000 et 3 000 que l’on compte recruter dans le Sud marocain ou dans les oasis. Il faut ajouter, pour ne pas faire comme le tsar de Russie avec le transsibérien, un contingent important d’ouvriers, de techniciens et d’ingénieurs qualifiés, soit environ 600 personnes qu’il est impossible, avoue le rapport, de trouver en A.O.F. Le chantier serait constitué de la manière suivante. En tête une équipe d’étude formée de 40 personnes équipées d’automobiles et de moyens de communication radio. Puis une équipe de construction de pistes de 50 à 100 personnes, suivie de 500 hommes construisant la plate-forme, et de 100 hommes assurant le ballastage et l’égalisation de la plate-forme. Une équipe de pose de la voie (150 hommes) suit le mouvement tandis que 500 autres hommes travaillent dans les ballastières mécaniques. En dernier lieu, une équipe de 500 hommes réalisent la plate-forme définitive, les ouvrages d’art, les gares, postes de surveillance et d’alimentation en eau, les terrassements (pour notre part, nous restons surpris que les terrassements et les ouvrages d’art ne précèdent pas le ballastage et la pose de la voie…. mais peut-être est-ce là une simple erreur de classification).
Connaissant certaines pratiques, l’auteur du rapport Maître-Devallon recommande de bien nourrir les hommes, de les traiter « avec équité et bienveillance », faute de quoi les chantiers seront rapidement désertés… Dans ces conditions, et avec le recours intensif au matériel mécanique, il est possible de construire 320 Km par an en moyenne. Ce n’est certes pas la rapidité de construction du premier transcontinental américain qui est 2 à 3 fois plus rapide (et pouvait l’être 10 fois certains jours), ni celle du transsibérien qui est, en moyenne, 2 fois plus rapide. Mais, par rapport aux pratiques de la métropole, c’est d’une rapidité remarquable.
Le rail préconisé est du type standard de l’époque avec des barres de 12 m pesant 46 kg par mètre, à travelage serré métallique par crainte des termites – la traverse en bois ne pouvant être utilisée que dans les régions les plus sèches de la ligne où les termites ne peuvent survivre.
Les bâtiments sont d’abord des postes de surveillance destinés à abriter les agents d’entretien, des gares d’évitement avec des agents chargés des mouvements des trains se croisant (le transsaharien est en voie unique comme le transcontinental américain ou le transsibérien à ses débuts), des gares de 2e classe avec réserve traction et ateliers, et enfin quatre gares de 1re classe, les plus importantes, établies à la tête nord de la ligne, à la bifurcation de In-Tassit, et à chaque extrémité des deux embranchements soudanais.
Toutes ces gares et postes sont équipées du télégraphe et de la radio (la « T.S.F. » d’alors). Les grands ateliers d’entretien sont en Algérie, « en un climat supportable où l’on puisse retenir de bons ouvriers européens ».
D) Problèmes de traction.
La traction à vapeur classique est définitivement écartée par le rapport Maître-Devallon, car elle trop gourmande en eau et consommatrice de charbon, même sous la forme de la locomotive à turbines système Ljungstrom. Le mazout, combustible du moteur diesel, est bon marché, et le moteur diesel semble pouvoir évoluer vers la consommation d’huile d’arachides, estime le rapporteur. L’ Office Central d’Etudes de Matériels de Chemin de fer (OCEM), un organisme commun crée par certains réseaux de la métropole, vient d’étudier une locomotive diesel d’une puissance de 1 500 ch (deux moteurs de 750 ch), à châssis unique et deux cabines d’extrémité, de type 1D1, capable de parcourir 400 Km avec ses 3 t de carburant. Avec un véhicule d’appoint contenant 6 t de mazout et 4 t d’eau, il serait possible de parcourir 1 200 Km d’une seule traite et de couvrir les 1 912 Km du transsaharien avec un seul changement de machine ou, plus simplement, un seul ravitaillement de la machine effectuant l’ensemble du trajet. La locomotive de l’OCEM peut fonctionner sous une température atteignant 55°, elle produit assez d’électricité non seulement pour les besoins de sa transmission électrique mais aussi pour les besoins du train. Mais elle coûte cher: 3,5 à 4 millions de francs: la locomotive à vapeur française la plus puissante à l’époque, type Mountain du réseau du PLM ou de l’Etat, coûte 240 000 fr. En complément des petites locomotives diesel classiques pourraient enlever des trains de 600 t en simple traction ou 1 200 t en double traction, notamment sur les deux branches soudanaises.
Le matériel voyageurs est du type classique de la métropole, sans doute des voitures OCEM (ce n’est pas précisé) entièrement métalliques, mais offrant des conditions de confort « comparables à celle du paquebot » avec voiture-restaurant, voiture-salon Pullman, voiture-lits, « T.S.F. », et « réfrigération » (s’agit-il de l’air conditionné ?).
Le voyage dure 3 jours et se fait, il est vrai, dans des conditions climatiques qui ne rendent pas ce confort superflu. En outre, il faut bien attirer les voyageurs qui se risquent, à l’époque, dans les services automobiles transsahariens avec les risques et l’inconfort que l’on devine. Sur ce point, le rapport Maître-Devallon voit juste, et reprend bien les enseignements du confort des voitures des transaméricains et du transsibérien.
Le matériel remorqué marchandises, par contre, est prévu sous une forme très classique avec des wagons de 10 à 40 t du type de la métropole: nous pensons qu’il est surprenant que le type américain ou russe à bogies, avec attelage central, n’ait pas été retenu, surtout pour des trains prévus comme très lourds. Des wagons-citernes de 20 t assureront le transport de l’eau le long de la ligne, ceci pour les besoins du personnel et des voyageurs: la traction diesel évite l’angoissant problème d’une consommation d’eau prohibitive que la locomotive à vapeur, quelle qu’en soit la forme, aurait exigée.
E) Exploiter le transsaharien.
La grande affaire est bien le transport des marchandises. Le rapporteur estime que le trajet se ferait en 4 jours au moyen de trains navettes assurant des rotations de 8 jours aller et retour. Le débit annuel pourrait être de 25 000 t dans le sens le plus chargé. Des trains lourds et peu nombreux permettront des tarifs bas du type transcontinental américain (d’après les termes mêmes du rapport), et ce type de transport lent et lourd aura, pour le rapporteur, les mêmes caractéristiques que celles du transport maritime: même tonnage, même force motrice.
Mais la vitesse est beaucoup plus grande. « Pour 3 milliards, la France aura l’équivalent d’une mer entre l’Algérie et le Soudan ». Mais les particularités du transsaharien imposent à un train de 1 600 t un poids mort de 540 t, une valeur élevée. La locomotive diesel-électrique et son véhicule d’appoint demandent 150 t, plus 200 t de carburant par train à transporter soit à bord, soit à répartir dans les points de ravitaillement. Le transport destiné au service demande 50 t par train en moyenne, et le transport de l’eau demande 90 t. Les fourgons pèsent 40 t.
On comprend que, dans ces conditions, un transsaharien qui aurait de fortes rampes à gravir ne transporterait plus rien d’utile…. dit le rapporteur. Pour les voyageurs, le trajet effectué à une vitesse moyenne de 60 Km/h demande 2 ½ jours entre Alger et Segou. Le trafic voyageurs se fait dans des conditions proches de celui des grands trains transcontinentaux: vitesse modérée mais soutenue, arrêts rares, personnel d’accompagnement nombreux (16 personnes) « campant » (sic) dans 2 fourgons de 50 t. Le rapporteur recommande fortement d’éviter « des employés indigènes qui, malgré leur bonne volonté, ne peuvent pas, et à beaucoup près, arriver à la régularité et à l’intelligence d’agents européens ».
Ayant « la chance d’avoir en Afrique du Nord et en France une base européenne », le transsaharien ne doit pas être « un chemin de fer colonial », mais bel et bien un train européen comparable à ceux circulant sur le réseau nord-africain, d’après les termes mêmes du rapporteur . La sécurité reste, pour sa part, une préoccupation importante pour le rapporteur, car, à la fin des années 1920, le problème de la sécurité des européens n’est pas résolu au Sahara. Non pas la sécurité dite technique, celle dépendant de la signalisation et de l’espacement des trains, mais bien de la sécurité dite « générale »: une protection « manu militari » (sic) est à envisager pour les postes de surveillance, du moins de certains points définis qui pourront être armés et dotés dispositions défensives, et d’un personnel formé pour se défendre. Les trains sont à clore hermétiquement pour éviter le pillage en cas de panne, et les fourgons seront équipés de dispositifs de défense. Les voies seront à l’abri du sabotage grâce à des boulons que l’on ne peut desserrer avec une clé ordinaire.
F)Le transsaharien est-il rentable économiquement ?
Toute l’affaire repose sur le développement du Soudan, et sur l’idée que le Sahara est bien une « mer » dont chaque rive est habitée par des populations très nombreuses. Si l’on développe la rive sud, si elle est alors en harmonie avec la rive nord, il n’y a aucun doute, pour le rapporteur, qu’un fort trafic d’échange se fera entre ces deux parties de l’empire colonial africain, alors les plus riches et les plus actives. La thèse de la liaison directe et rapide avec la métropole ou l’Europe semble passer au second plan à la fin de ces années 1920: le transsaharien est bien, d’abord, un chemin de fer interne à un empire colonial, réunissant entre elles ses deux parties les plus prometteuses. Il faut donc développer le Soudan, et mettre fin à cette idée, fort répandue semble-t-il à Paris, que l’extrémité sud du transsaharien déboucherait dans un pays aussi pauvre que dépeuplé, c’est-à-dire nulle part…
Or ce pays pauvre et dépeuplé, examiné de plus près, compte 4.000.000 d’habitants exploitant, entre autres, un troupeau de l’ordre de 5.000.000 d’ovins, mais vivant jusqu’à présent complètement replié sur lui-même, faute de moyens de communication et, surtout, faute de sécurité. « C’est une règle générale et jamais démentie: aucun peuple, même en Afrique, n’est resté inaccessible à la possibilité d’échanger ses produits ». Cette affirmation du rapporteur fonde le principe économique du transsibérien: l’échange des produits entre les deux rives de la « mer » saharienne. Mais pour qu’il y ait production suffisante pour être exportable, il faut irriguer le Soudan. Cette deuxième action, complémentaire de la construction du transsaharien, dépend de l’administration de l’A.O.F. Si le chemin de fer doit précéder la mise en valeur du Soudan, il l’accompagnera ensuite et en vivra, tout en contribuant à la prospérité générale.
Pour Maître-Devallon, la question est simple: la France veut-elle bien faire ce que les Anglais ont déjà fait en Egypte ou dans leur Soudan Egyptien ? Si oui, c’est une production de riz décuplée, une production de blé plus que suffisante pour un pays qui importe des Etats-Unis le blé qui lui manque, c’est l’arrivée, par le train, des engrais d’Afrique du Nord, c’est le démarrage de la production du maïs et du coton, c’est le triplement du troupeau national, c’est le démarrage d’une expansion économique avec rationalisation de l’utilisation des eaux du Niger. Bref, la balle est dans le camp de la France qui est priée de « ne pas manquer à son devoir de nation colonisatrice africaine. » La conclusion de l’étude économique souligne, avec regret, l’absence d’unité de l’Afrique française qui aurait pu constituer « un dominion de 40 millions d’habitants ».
L’éparpillement des gouvernements africains, « leur particularisme fatal », l’absence d’une politique d’ensemble de la part de la métropole, voilà ce qui a compliqué les choses, morcelé un empire en un ensemble disparate. Si le « dominion » africain avait existé, le transsaharien aurait été construit depuis longtemps, plaide Maître-Devallon. Mais il est encore temps d’agir, et si « la France fait son devoir », elle créera au Niger « une nouvelle Egypte dont le transsaharien sera le débouché ».
G) Parlons argent.
Avec prudence, et même avec un excès de prudence qui lui est reproché par le président de la commission des experts, le colonel Godefroy, le rapporteur Maître-Devallon aligne des chiffres qui pourraient être plus optimistes. Le billet pour les voyageurs est fixé à un prix de 4 000 fr. pour la traversée du Sahara en place de luxe dite « place de priorité », 3 000 fr. en 1re classe, 2 000 en 2e classe, et 700 fr. en train mixte marchandises-voyageurs « pour indigènes surtout » est-il précisé. Sans aucun doute on peut prévoir que les billets à 4 000 fr. seront rares, et que les billets à 700 fr. seront les plus abondants si l’on se fie à la vocation du transsaharien telle qu’elle est décrite ci-dessus, et si l’on se fie aux statistiques générales des chemins de fer de l’époque dont l’essentiel des revenus provient des voyageurs des classes inférieures.
Le prix du billet en 1re classe sur le réseau du PLM est, à l’époque, un peu inférieur à 0, 45 fr. par kilomètre, en 2e il est de l’ordre de 0, 30 fr., et en 3e classe de 0, 20 fr. Pour les 1 912 kilomètres de trajet, on aurait donc, au tarif de la métropole, des billets à environ 860 fr. en 1re classe, 570 fr. en 2e classe et surtout de l’ordre de 380 fr. en 3e classe. Le transsaharien est donc, au kilomètre, 3,4 fois plus cher que le billet PLM en 1re classe (ne parlons pas des « places de priorité » à 4 000 fr.) et encore presque 2 fois plus cher que le PLM en 3e classe.
Ce ne sont pas, vraiment, des prix incitatifs (surtout pour la population locale dont on devine la modestie des ressources) et ils ne font pas, non plus, preuve d’optimisme en ce qui concerne le trafic voyageurs escompté.
Pour ce qui est des marchandises, le prix de la tonne transportée varie entre 340 fr. et 1 000 fr. selon les catégories des marchandises qui sont donc taxées « ad valorem ». Le prix est, ici aussi, très élevé avec des prix par tonne-kilomètre variant de 0,17 à 0, 52 fr. sur le transsaharien alors que, en métropole, il est de 0,04 fr. en petite vitesse en moyenne pour l’ensemble du réseau .
On peut noter que ces tonnages sont très modestes, tant par les prévisions que par les quantités nécessaires à l’équilibre.
Comparons avec ce qui se fait sur des lignes voisines du transsaharien à la même époque: par exemple, la ligne des phosphates marocaine transporte 1.615.048 t pour l’année 1929 (ou 1.369.064 t en 1928) sans compter 255 773 t de céréales, et le réseau marocain entier transporte 1.395.053 voyageurs en 1929 . Une autre comparaison peut être faite, par nous, avec la Compagnie fermière des chemins de fer tunisiens exploite 1 583 Km de lignes et a transporté, en 1929, un nombre de voyageurs atteignant 4.155.994 (augmentant de 14% par rapport à 1928) et 2.866.112 t de marchandises, mais se trouve déficitaire de 24.000.000 fr…. En regard de ces chiffres, on a l’impression que la commission dont Maître-Devallon est le rapporteur a voulu proposer un transsaharien quelque peu « minimaliste », coûtant peu, parcouru par des trains rares et bon marché, à faible risque et à faible rapport financiers. Des prévisions modestes, voire pessimistes, une dépense modique, voilà qui ne pourrait effrayer les investisseurs ou les hauts fonctionnaires: le transsaharien se pare de l’aspect rassurant du « placement de père de famille » traditionnellement offert par les actions offertes par les compagnies de chemin de fer. Pour un coût de construction de l’ordre de 3 milliards de francs, le déficit d’exploitation de la première année pourrait être de l’ordre de 70.000.000 fr. L’équilibre et les bénéfices viendraient rapidement: 5 à 10 années, estime le rapporteur, si l’on se réfère, avec une prudence pessimiste, à l’expérience acquise sur « la très grande majorité des chemins de fer coloniaux médiocrement exploités », ce qui permet donc d’espérer beaucoup mieux.
Avec le développement du Soudan, même au rythme modéré pratiqué à l’époque, les charges de capital pourraient être amorties en 25 à 30 années. Rien qui ne puisse effrayer, mais rien qui ne puisse enthousiasmer. Mais le rapporteur estime que l’Etat n’aurait pas à concéder le transsaharien, ne pouvant le gérer lui-même tout en en restant le propriétaire. Il propose que l’Etat en confie la gérance à un organisme constitué en société commerciale ayant toutes les libertés d’une société privée, et avec des actionnaires comme l’Etat, le Maroc, l’Algérie, l’A.O.F., les réseaux du PLM, du PO, du Midi, d’Afrique du Nord, et, bien sûr, le public. Une fois la commission dissoute par le décret du 11 avril 1930, il faut se mettre au travail.
Le Président de la république, Gaston Doumergue, reçoit les présidents des Chambres de commerce de France le 6 mai de la même année. Il déclare: « Le Sahara n’est plus un obstacle: il va devenir un lien et un trait d’union entre des pays qu’il paraissait pour toujours devoir séparer…. Messieurs, ces anticipations ne sont pas des rêves. ».
IV) Le projet devant l’opinion publique au milieu des années 1930.
Le chemin de fer est un ensemble technique dominant le système technique issu de la révolution industrielle du XIXe siècle, mais, au milieu des années 1930 de notre 20ème siècle, il n’a nullement perdu de sa force, de sa vitalité technique, de son impact économique. Un journal aussi populaire que « L’Illustration » consacre au chemin de fer l’un de ses 4 volumes « Histoire de la locomotion terrestre » spéciaux réservés à ses abonnés, et le transsaharien n’est pas oublié – « le transsaharien, ou plutôt, le transafricain qui serait la seconde ligne dorsale de l’Afrique » est-il précisé. « Après le Transaméricain de 5.200 Km, le Transandin de 1.400 Km, le Transsibérien de 8.000 Km, le Transaustralien de 1.700 Km, le Transarabien de 1.300 Km, le Transcaspien de 1.900 Km, le Turksib de 1.600 Km, le Transsaharien, avec ses 2.300 Km de traversée du désert, n’est plus l’innovation hasardeuse que certains craignaient. »
En effet, un « Trans… » de plus, d’une longueur somme toute moyenne, ne peut plus effrayer. Et le journaliste de « L’Illustration » continue, dans un style très journalistique de l’époque, pour dire que le « bloc » (sic) de l’Afrique française du nord est en communication facile avec la métropole par la mer, celui de l’A.O.F et de l’A.E.F. fait obstacle à l’acheminement intérieur vers la mer: il faut donc bien franchir la barrière du Sahara « qui ne s’oppose plus à la jonction des deux blocs, car la locomotive qui ne boit pas est trouvée, et le sable du désert ne risque pas de submerger la voie, puisque la région centrale du Sahara à traverser n’est qu’un plateau rocailleux au sol très résistant et plat. » .
Cette « locomotive qui ne boit pas » est la locomotive diesel-électrique, on l’aura facilement compris. Et il est vrai que les premières années de la décennie des années 1930 l’ont vue en train de progresser à grands pas, au Canada, au Danemark et en Allemagne surtout .

Chapitre 5. La construction partielle (1941-1942).
« Seuls se font craindre la soif et le cafard…. » Maître-Duvallon.
Bien que la Seconde Guerre mondiale, hélàs, soit venue occuper le devant de la scène en 1939, en 1941, Maître-Devallon peut enfin savourer la situation: un décret en date du 22 mars de cette année a décidé de la construction du chemin de fer sous le nom de Méditerranée – Niger, et il a été nommé inspecteur général des travaux. Confiés, par le décret, à une Direction générale des travaux elle-même placée sous l’autorité du Secrétaire d’Etat aux communications, les travaux sont supervisés par un comité, présidé par le Directeur général des transports du même ministère, et rassemblant des représentants de tous les ministères et services publics concernés: Société Nationale des Chemins de fer Français, Chemins de fer algériens, marocains, de l’A.O.F.
Le régime politique dirigé par Philippe Pétain, qui assure le gouvernement de la France au cours de la Seconde Guerre mondiale, du 10 juillet 1940 au 20 août 1944, est donc bien le signataire de l’ensemble des textes qui fondent le Transsaharien.
Une loi datée du 18 juillet 1941 a substitué à cette organisation provisoire une Administration des chemins de fer de la Méditerranée au Niger entièrement autonome, le comité devenant alors le conseil du réseau. Entrepris dès janvier 1940, les travaux ont anticipé sur la parution des décrets légaux ….et, à la date du 1er novembre 1941 Colomb-Béchar est reliée à Bou-Arfa, avec, en supplément, un raccordement aux houillières de Kenadza. Ils se poursuivent à la fin de l’année 1941 en direction de Sidi-Bel-Abbès, commandés depuis Oujda où une « base avancée » a été installée.
Environ 5 000 ouvriers sont au travail, utilisant des engins de chantier d’un haut niveau technique appellés déjà « scraper », « elevating grader » et « motor grader » à l’époque: les termes américains ont accompagné les objets.
I) La guerre a changé les données du problème.
La guerre a changé bien des choses en faveur du transsaharien devenu Méditerranée – Niger. On a compris, en haut lieu et jusque dans l’entourage immédiat du maréchal Pétain, que cette « mer » saharienne coupe bien l’empire colonial français en deux parties, et qu’il faut en assurer définitivement le moyen de franchissement rapide dans la mesure où les voies maritimes pourraient faire défaut et laisser l’A.O.F. entièrement à elle-même, exposée sans défense au premier envahisseur venu, l’Allemagne en l’occurence. Le camion et l’avion ne sont pas capables, à l’époque, d’offrir un moyen de transport performant et fiable à travers ces 2.000 Km de sable, et ne sont pas capables d’assurer des transports de masse. Un réseau de chemin de fer en voie métrique n’est plus performant au-delà de 1.000 à 1.500 Km: il faut bien une ligne en voie normale, qu’il s’agisse de transports en temps de paix ou d’opérations militaires.
Nos technocrates actuels parleraient de « désenclaver » le Soudan et l’A.O.F. La qualité du tracé choisi est évidente: les rampes sont de 6%o et les courbes sont d’un rayon supérieur à 500 m. Il ne faut que très peu de terrassements, d’ouvrages d’art. Des tracés plus directs au départ d’Alger ou de Constantine auraient demandé une difficile traversée des Atlas. Le choix est fait en faveur du tracé le plus court et le moins cher, celui qui part d’Oudjda, sur la grande ligne Casablanca – Tunis, emprunte la ligne à voie normale déjà existante entre Oujda et Bou-Arfa (300 Km) pour franchir les deux chaînes de l’Atlas et atteindre Colomb-Béchar (point kilométrique 461).
Voilà où nous en sommes concrètement à la fin de 1941. Au-delà, il s’agit d’un tracé projeté: il faut construire 1.200 Km jusqu’à Reggan, dans le Tanezrouft, un « désert absolu » mais parfaitement plat. Puis il faut ajouter 800 Km de désert jusqu’à la dépréssion du Tilemsi, pour atteindre In Tassit (point kilométrique 2.263 depuis Oujda): le chemin de fer sera alors à 100 Km du Niger, et il se subdivisera en deux embranchements, l’un remontant le fleuve jusqu’à Niamey (point kilométrique 2 828) et l’autre descendant jusqu’à Segou (point kilométrique 3 236). Ces deux villes seront les points de raccordement avec le réseau en voie métrique d’A.O.F. (voir la carte ci-contre).
Au cours des années 1920 et 1930, le député du Sénégal Blaise Diagne et le comte Édouard de Warren, président du Comité du transsaharien, fondé en 1927 reprennent le projet du Transsaharien en mains, mais c’est sous le régime de Vichy que le dernier acte va se jouer. Après l’Armistice, le régime de Vichy étudie le projet d’une voie ferrée à travers le Sahara. Le 28 septembre 1940, dans une note adressée au directeur général d’une la SNCF (qui n’existe plus puisque dissoute par le fait de la guerre et remplacée par l’armée), le ministre des Communications Jean Berthelot demande un avis technique sur le projet.
Le Transsaharien soutenu par l’armée sous Vichy.
L’armée d’armistice en Afrique du Nord exprime son accord et son soutien pour la construction de la totalité de la ligne du Transsaharien en tant que « armature interne de notre défense, de notre sécurité et de notre politique africaine ». En octobre 1940, l’amiral Platon, secrétaire d’État aux Colonies et Jean Berthelot se rendent en mission dans le désert et reviennent convaincus du projet. Pour Platon, ce projet contribue à se mieux placer dans la collaboration avec le Troisième Reich, comme il l’écrit au ministre des Finances :
« La collaboration exige selon moi, que tout soit fait afin de lui apporter du côté français des éléments de puissance qui seuls peuvent éviter à la France d’en être réduite au rang de puissance de second ordre, et par conséquent nous donner des chances de faire de la collaboration autre chose qu’un travail de servitude ».
En février 1941, le général Weygand conclut que seul le rail peut assurer un grand tonnage et que seul le train dispose d’un combustible déjà sur place : le charbon des mines de Kenadsa. Pour Weygand, c’est une question du prestige impérial :
« Le chemin de fer est la matérialisation puissante et coûteuse d’un courant commerciale durable, dont la mise en œuvre en dehors de son indiscutable intérêt de prestige impérial, se justifiera commercialement par le trafic qu’il est raisonnable d’espérer ».
Le Maréchal signe enfin une loi pour la construction du Transsaharien.
Le 22 mars 1941, Darlan soumet un rapport au Maréchal Pétain qui, le même jour, le Maréchal signe une loi pour la construction du chemin de fer transsaharien. Son entourage soutient cette décision qui est est saluée par la propagande vichyssoise comme étant « l’or du Sahara », c’est-à-dire surtout le charbon dont un gisement est découvert dans le Sud Oranais. Les travaux du premier tronçon allant de Bou Arfa à Kenadsa sont inaugurés le 26 mars en présence de Berthelot et de l’amiral Platon. Des affiches sont apposées en Algérie.
La loi du 18 juillet 1941 attribue l’administration du « Merniger » (familièrement pour les intimes) à une direction installée à Alger mais placée sous l’autorité du ministère des Communications, avec des dépendances à Vichy et Dakar. Le financement de l’Etat est vite dépassé et épuisé, et le Merniger est contraint, dès la fin de 1942, à souscrire des obligations, tandis qu’en septembre 1942, le ministre des Finances admet l’émission d’un emprunt d’une valeur de 350 millions de francs, avec un amortissement prévu sur trente ans et des intérêts annuels garantis. Les coûts du Transsaharien atteignent très rapidement des sommes énormes : en 1942, ce sont 1,5 million de francs par kilomètre, sur un total estimé à 5,7 milliards de francs. Mais le gouvernement de Vichy tient tête….
Pour la fourniture du matériel roulant neuf, le Merniger s’adresse aux États-Unis qui répondent favorablement dans le cadre des accords franco-américains par Murphy et Weygand, et le Merniger s’adresse aussi à un constructeur de matériel roulant ferroviaire du Portugal, tandis que le constructeur américain Caterpillar livre tous les engins de chantier comme les grues, les tracteurs et aussi douze locomotives pour les trains de chantier.
Le pénible état d’avancement des travaux sur le dur terrain des réalités.
La progression est théoriquement prévue sur six ans, à raison d’un kilomètre par jour… cela restera un rêve utopique. Le premier tronçon partira d’Alger et comprendra presque deux mille kilomètres jusqu’à Gao au Mali, le second tronçon longera le Niger jusqu’à Bamako. Le troisième tronçon ira de Bamako à travers le Sénégal jusqu’à Dakar : ainsi Alger et Dakar seraient reliés par 3 650 kilomètres de voie en écartement normal de 1435 mm.
Les travaux débutent sur la section Bou Arfa (au Maroc) et Kenadsa commencée sous la IIIe République, et au départ de sur la section Colomb-Béchar en direction du Sud. En juillet 1941, quarante kilomètres sont quand même posés à partir de Bou Arfa, mais du côté de Colomb-Béchar on en est à seulement quatre kilomètres. Le engins de chantier, en particulier, sont en état de panne quasi permanentedu fait de la chaleur et tout se fait, en fin de compte, à la pelle et au pic.
Le vent de sable, les conditions de travail extrêmes, tout se ligue pour faire fuir les quelques travailleurs indigènes que l’on espérait pouvoir recruter à bon compte, et sur le Transsaharien c’est bien l’enfer du Congo-Océan qui se répète !
Le manque de rails est tel que l’état français se voit obligé de démonter des petites lignes à voie unique en métropole, notamment dans le Midi, pour permettre la construction du Transsaharien. Berthelot écrit dans « Le Petit Parisien » :
« Pour construire les 200 kilomètres de voies de Kenadsa, je suis obligé de déposer en France, sur les lignes secondaires, la même quantité de rails. Certes, cette opération provoque des réclamations. Mais les gens de Mirepoix, de Castera-Verduzan, auxquels on relève leur chemin de fer, sauront que ces rails sont nécessaires à la vie nord-africaine, alors qu’ils peuvent s’en passer, ils ne récrimineront plus ».
De même on doit faire des économies sur les ponts enjambant les cours d’eau comme le Oued Guir, qui, en hiver, a un débit dévastateur. On se contentera de faire passer le Transsaharien à gué : on interrompra son trafic quand la crue aura emporté la voie que l’on rétablira une fois l’eau écoulée. On construit des gares, mais dépourvues de puits ou de source.
La montagne aura accouché d’une souris.
Le seul bilan positif est la section Bou Arfa et Kenadsa, soit une longueur de 160 kilomètres réellement construits. Mais sur 2000 km prévus à travers le Sahara, on ne réussira jamais à ne poser que 62 km. Après la Libération, le gouvernement provisoire terminera les travaux avec l’aide des internés allemands et italiens jusqu’au barrage d’Abadla, soit 36 kilomètres de plus. Mais en 1949, une dernière mission envoyée par le ministère des Transports publics clôt définitivement le dossier du Transsaharien, qualifié de « non-sens ». La ligne Béchar Oujda sera même démolie, faute d’être utilisée.
Le 8 décembre 1941, Berthelot inaugure toutefois le premier tronçon entre Bou Arfa et Kenadsa. « Quant à la main-d’œuvre, le Merniger hérite des ouvriers des CTE qu’il complète avec les internés des camps. Plusieurs vagues de déportations d’internés de la métropole sont acheminés vers les chantiers du Transsaharien. Selon une note interministérielle de fin 1940[réf. nécessaire], le Transsaharien représente une « occasion unique d’éliminer de France une main-d’œuvre en excédent de besoins ». En mars 1941, le garde des Sceaux et le secrétariat d’État aux Colonies s’entendent sur l’envoi de détenus des prisons sur les chantiers du Transsaharien, et Charles Platon écrit qu’il y a là une « occasion d’utiliser les [détenus] Espagnols dans les camps spéciaux », tandis que le chef de la « Police des étrangers », Yves Fourcade, propose également d’employer des étrangers en situation irrégulière et internés, et de les envoyer travailler sur le Transsaharien.
C’est ainsi que, en 1941, le chantier du Transsaharien utilise environ mille étrangers engagés pour la durée de la guerre – dont de nombreux juifs, et environ deux mille travailleurs espagnols des Groupements de travailleurs étrangers (GTE) et aussi deux mille travailleurs nord-africains. Les étrangers perçoivent le prêt militaire, les Nord-Africains 12 francs par jour. Toutefois jusqu’à la moitié des étrangers ne peut travailler du fait des maladies. La direction du Méditerranée-Niger se plaindra souvent de la situation auprès de l’état français, et même proposer en vain, de gérer elle-même les chantiers dans une logique d’entreprise et non de bagne.
Ceci sera partiellement fait après le débarquement allié en novembre 1942, Une visite des Alliés sur les chantiers fait que l’amiral Darlan, devenu haut-commissaire en Afrique du Nord, fait appliquer le décret d’avril 1939 imposant des prestations pour les bénéficiaires d’asile comme sous la IIIe République : seule une minorité accepte de signer pour le Transsaharien ou part pour un autre chantier situé dans le Mexique, la plupart restant dans les camps en tant que « requis », au même titre que les Français touchés par le STO (Service du travail obligatoire).
En avril 1943, mille républicains espagnols, membres des Brigades internationales et réfugiés antifascistes se trouvent encore à Colomb-Béchar. En tant que « requis », ils touchent un vrai salaire journalier (70 francs), logent dans les baraquements de la compagnie et peuvent librement circuler. La nourriture et le service sanitaire sont améliorés, seuls les vêtements restent en loques. Dans un entretien, un responsable du Merniger avoue aux députés que pendant deux années « on a épuisé ces gens, on a créé chez eux les conditions de haine contre les Français, parce qu’ils ont été traités comme des bêtes ». En conclusion, le rapport exige qu’ils soient enlevés du lieu qui pour eux fut « un enfer ».
II) La manière dont la ligne a été construite.
A) Un profil et un tracé favorables.
Grâce à des photographies aériennes donnant un plan détaillé à l’échelle du 1/200 000 (car l’avion a contribué à rendre le transsaharien faisable), le repérage direct des tracés les plus courts et les meilleurs est possible à partir du seul avant-projet, et sans lever des plans cotés: les économies de terrassement sont considérables. Il est ainsi possible de construire 150 kilomètres dès la première année des travaux. Ces études précédent d’environ 300 à 400 Km le chantier de construction et montrent que plus on avance vers le Sud, plus le terrain est plat, au point de n’exiger pratiquement plus aucun terrassement sur des kilomètres et des kilomètres. Un « scraper » de 6 m3 mené par deux hommes assure un travail équivalent à celui de 600 hommes, note Maître-Devallon, enthousiasmé par ces engins américains encore trop peu utilisés en France, écrit-il . Il est envisagé toutefois, si les travaux de terrassement peuvent retarder les équipes de pose, de contourner provisoirement les sites en question par des contournements en rampe de 20%o. Les ouvrages d’art consistent en des « buses » de diamètres différents, en béton ou en métal, enfichés dans le sable avec des grues mobiles. Les ouvrages d’art plus importants sont encore au stade du projet: l’absence de métal (c’est la guerre) fait songer à des ponts en béton, préfabriqués, et transportés sur place par éléments. Mais il n’y a que 6 ouvrages d’art importants, et ils sont bas: destinés à la traversée de rivières souvent à sec, ils pourront être provisoirement remplacés par des passages à gué directs. C’est ainsi que l’on envisage une pose quotidienne de 2 à 3 Km par jour jusqu’à Reggan, et de 4 à 6 Km par jour au-delà: le record du transcontinental américain à Promontory Point en 1869 (10 Km/jour) n’est plus très loin…. Le rail lourd de 46 kg/m est choisi: suffisamment lourd pour permettre la circulation de trains importants, il est assez léger pour ne pas compliquer son transport et sa pose. Les traverses sont métalliques dans les zones humides à termites et en bois dans les zones sèches. C’est ainsi que les 150 premiers kilomètres ont pu être posés sur traverses en bois. Les approches du Soudan demanderont des traverses métalliques ou, même, en béton (solution encore à l’étude à l’époque). On espère poser 6 Km de rails par jour. L’accès très facile en tous points du chantier par camions facilite grandement les choses: pas de propriétaires et de riverains ennuyeux comme en Europe…


B) Le problème du ballast.
Le ballast pose un problème de Maître-Devallon qualifie de grave. Se référant à la ligne anglaise de Port-Soudan à Khartoum, sans ballast aucun, il songe à reprendre la même solution d’une pose directe sur le sol des « regs » caillouteux. Cependant cette solution n’est convenable que pour des trains lents: or le transsaharien sera parcouru par des automotrices rapides à qui il faudra une voie de qualité. Il faudra donc, en fin de compte, procéder, au « scraper », à un ramassage mécanique de cailloux et à leur mise en place.
Mais poser un ballast, aussi nécessaire soit-il, c’est poser le problème de son entretien ultérieur, ce qui est un problème crucial pour le chemin de fer dès que les trains roulent vite. La voie doit être parfaitement nivelée et stable. L’expérience passée est celle d’un travail fait à la main, avec de modestes outils. Le « cantonnier » , muni de sa fourche et de sa batte à bourrer, recruté dans les villages des environs, est une image ancienne du chemin de fer.
Et à la veille de la Seconde Guerre mondiale la mécanisation n’a guère gagné les réseaux européens sur ce point. L’entretien courant consiste à vérifier toutes les attaches de la voie, à serrer les boulons et tire-fond, à faire les « ressabotages » (= réfection des encoches des traverses), bourrages (=réinjection de ballast) et dressages nécessaires, à remplacer les matériaux défectueux (rails, traverses, appareils de voie, etc.), à vérifier l’écartement, le dévers, les rayons des courbes et à les rectifier si besoin est. Les coûts en main d’oeuvre sont importants, et rendent la situation des lignes à faible trafic délicate.
Une circulation des trains en augmentation, des matériaux de plus en plus chers et des hausses salariales des ouvriers de la voie conduisent les compagnies de chemin de fer à reposer le problème durant les années 1920: par rapport à 1913, la dépense par kilomètre de ligne a été multipliée par 4,5. Un recours à la mécanisation est désormais envisagé mais essentiellement pour le transport des équipes par draisine à moteur, ce qui permet d’allonger les cantons jusqu’à 25 ou même 35 Km. C’est bien l’armée américaine qui, pendant la Première Guerre mondiale, a donné l’exemple de l’entretien mécanisé des voies, en particulier avec l’emploi de draisines à essence « Sheffield » N°32 pouvant transporter 5 à 6 hommes à 60 Km/h en tractant, en plus, une légère remorque. Mais la mécanisation de l’entretien proprement dit reste peu poussée: le dressage des voies se fait toujours au cric et à la pince, avec « soufflage » du ballast. Qu’est-il donc prévu pour l’entretien courant d’une ligne dans le désert saharien, notamment là où la température peut atteindre 55° à l’ombre ?
C) Le problème du sable.
Evidemment…. c’est le grand problème local, que Coluche n’ a pas ignoré, lui qui disait « Confiez le Sahara à des technocrates et dans quelques années il faudra chercher du sable ailleurs »…. Le tracé évite les zones où se trouvent les dunes, et partout où il y a des terrains sableux, les ingénieurs ont évité les tranchées. Les « vents de sable » sont fréquents, et ont lieu jusqu’à 20 fois par an partout, formant des nuages de sable pouvant atteindre 1 500 m en hauteur. Le moindre recoin à l’abri du souffle est alors le siège d’une accumulation de sable: il faut donc éviter des creux ou des tranchées perpendiculaires à la direction du vent. L’expérience de la ligne de Biskra à Toggourt a montré que l’établissement de la voie sur un petit remblai empêche le sable de s’arrêter sur les rails. Les rails sont même polis par le passage des grains de sable et restent brillants, même dans des régions comportant des dunes.
Mais le sable a une action beaucoup plus pernicieuse, celle de soumettre tout ce qui est mécanique à une usure précoce par la présence d’une poussière très fine dans les roulements, les paliers, les articulations, les contacts électriques, pour ce qui est du matériel roulant, et des articulations mécaniques des appareils de voie. Si défendre la voie et les parties non mobiles des installations fixes est un problème assez aisé, il n’en est pas de même pour ce qui est du matériel roulant. Le vent de sable, enfin et surtout, pose un problème pour les hommes: celui « d’empoisonner l’existence des agents et d’agir sur leurs nerfs; certains n’arrivent jamais à s’y accoutumer: il faut sans hésitation les éloigner du désert » notre Maître-Duvallon .

D) Les difficultés humaines.
Pour Maître-Devallon, le point le plus délicat, plus grave que celui, déjà préoccupant, du ballast, est le problème humain. Le travail est effectué dans une région sans aucune ressource, et tous les problèmes sont à résoudre, prenant rapidement une dimension tragique si l’on n’y prend garde. Les maladies n’existent pas: seuls se font craindre la soif et le « cafard », selon les termes mêmes de Maître-Devallon. Bref, le « moral des troupes » reste le grand problème. Il fait froid en hiver: la température peut approcher de 5 centrigrades la nuit en hiver, mais les nuits, durant le reste de l’année, ont une température interdisant pratiquement le sommeil. En été, et pendant le travail, il faut boire jusqu’à 8 ou 10 litres par jour, et rester 8 heures sans boire peut exposer à de graves traumatismes, voire à la mort. Distribuer de l’eau, fabriquer de la glace, climatiser les logements, assurer une vie en commun dans des logements confortables, déplacer les hommes vers les chantiers à partir des logements, déplacer les logements, voilà des problèmes qui n’ont pas été assez cernés dans les études préliminaires. Il est même question d’envisager des logements souterrains pour y trouver de la fraîcheur.

III) Le projet trouve de nouveaux arguments économiques.
Alors que la construction de la ligne est maintenant commencée, l’opinion se réconforte et trouve ne nouveaux arguments en faveur de ce projet qui, sur le terrain, se concrétise: le vin est tiré, il faut bien le boire… R. Claudon, inspecteur général des Ponts et chaussées, président du conseil du réseau des chemins de fer de la Méditerranée au Niger, résume cette évolution dans un article paru en 1946 mais écrit pendant la guerre.
Le prolongement réalisé jusqu’à Colomb-Béchar et aux mines de Kenadza, à une vingtaine de kilomètres de Colomb-Béchar, et aussi à celles de Béchar-Dejdid à 13 Km au sud, a montré qu’une voie en écartement normal est un excellent choix, le seul permettant d’assurer le débit lourd que demande le transsaharien. L’ensemble Oujda – Bou-Arfa (290 Km) et Bou-Arfa – Colomb-Béchar (165 Km) plus les embranchements miniers donne une amorce de transsaharien d’environ 480 Km qui démontre quotidiennement la validité du projet par les services rendus en matière de transport de charbon dans une Algérie qui en manque du fait de la guerre.
L’expérience anglaise en Afrique a démontré que les voies à écartement inférieur à la voie normale sont rapidement débordées par les demandes de transport qu’elles contribuent à créer, et que les faibles rails d’une vingtaine de kilogrammes par mètre doivent être remplacés par des rails deux fois plus lourds pour déjà augmenter, autant que faire se peut, les capacités de transport .
Une fois les travaux de construction commencés et une fois la ligne en exploitation partielle, il a été possible de chiffrer les coûts de construction à 1.500.000 fr par kilomètre, de prévoir avec plus de prévision un trafic de 300.000 t par an dans chaque sens, et, surtout, il apparaît que le transport d’une tonne sur le transaharien terminé coûtera 970 fr entre Segou et Marseille: par voie maritime classique ce prix est de 1.580 fr. Mais parlons aussi d’aviation avec R. Claudon: pour transporter annuellement 130.000 tonnes annuellement, il faudrait, dans les conditions techniques de l’aviation de 1940, une flotte de 200 avions offrant chacun 10 t de charge utile. La simple construction des aéroports, des hangars, des ateliers de maintenance, des installations d’approvisionnement en carburant, voilà qui coûterait plus cher que la construction de la ligne transsaharienne entière. Ajoutons des avions à renouveler tous les 5 ans, les salaires d’un personnel navigant de plus de 500 pilotes et radios, et d’un personnel au sol d’une centaine de mécaniciens. La route, enfin, est passée au crible des arguments économiques. Le prix moyen d’une route au kilomètre revient, à l’époque où l’on construit le transsaharien, à 350.000 fr, tandis qu’un camion coûte 150.000 fr pour chaque possibilité de transport offerte pour 8 tonnes. Dans les conditions techniques de l’époque, pour transporter les 100.000 t annuels circulant dans chaque sens sur les pistes du Sahara, il faudrait 700 camions assurant une rotation en 15 jours, et avec une réserve de 30% en entretien ou en réparations. Il faut 3 hommes par camion (conducteur, aide-conducteur, un homme en atelier, et en tenant compte des congés). Mais la route est rapidement détruite par les camions: le prix de la maintenance équivaut à une reconstruction après 5 années de trafic et pour 1.000.000 t. Mais il y a les consommations: 50 litres/100 Km pour un camion sur une bonne route, 70 litres sur une piste, alors que le moteur diesel du train consommera 200 gr par cheval/heure. Le prix de revient de la tonne-kilomètrique par route est de 2,50 fr pour 100.000 t, 2,18 fr pour 1.000.000 t, ceci contre 0,85 et 0,14 fr respectivement par le chemin de fer. R. Claudon précise que « toutes ces comparaisons sont discutables », et nous pouvons ajouter qu’elles le seront de plus en plus avec les progrès techniques du camion et de l’avion, d’une part, et, d’autre part, la réduction des coûts que ces progrès entraîneront.
Mais la situation d’époque, avec le camion et l’avion des années 1940, leur très faible capacité de transport (surtout l’avion), l’absence d’infrastructures au sol pour les deux modes de transport, est nettement en faveur du chemin de fer. En outre les travaux de reconnaissance du Sahara ont montré des fortes présomptions de gisements de charbon, de cuivre, de gaz. Pour le transport du charbon le chemin de fer est incomparable.
IV) Un projet approuvé par l’Allemagne.
Le 8 décembre 1941, André Berthelot, alors Secrétaire d’état aux Communications procède à l’inauguration de la ligne du Méditerranée – Niger – du moins pour la partie qui vient d’être terminée jusqu’à Colomb-Béchar. Nous sommes en pleine guerre, même si c’est sous le régime de l’armistice et sous la présidence du Maréchal Pétain.
Tout ce que la France entreprend concerne l’Allemagne et un certain Dr. Remy, président de la direction des chemins de fer du Reich, chef de division principal à l’Office de politique coloniale du parti national-socialiste, publie dans le N°40/41 des 2 et 9 octobre 1914 du « Zeitung des Vereins » un article consacré au transsaharien.
Le projet apparaît comme sensé, logique, et rentable: l’Allemagne nationale-socialiste espérait-elle, peut-être, encourager la construction d’une ligne de chemin de fer qui mettrait en valeur des colonies qu’elle comptait bientôt trouver parmi les siennes ?
A) L’excès de prudence française.
L’auteur de l’article note que, après de longues discussions passionnées, les Français ont commencé la construction de la ligne, en dépit de leur « prudence naturelle ». Pour le Dr. Remy le souvenir de l’affaire de Panama est une des causes de cette longue hésitation et a poussé les Français à encore renchérir dans leur prudence. Cette attitude a été mesquine en regard de l’importance politique de l’enjeu: car le transsaharien a toujours été une nécessité, devant réunir 40 millions d’habitants de l’Afrique du Nord et de l’A.O.F., un chiffre pouvant être estimé à 63 millions si l’on compte les populations des possessions anglaises qui se trouveront dans la zone d’influence de la ligne. Il urgeait de faire cette ligne et le choix du chemin de fer, en face du camion ou de l’avion, est justifié bien que le chemin de fer passe pour désuet: le prix de revient d’une bonne route aurait été comparable à celui d’une voie ferrée, les trajets par la route auraient demandé une dizaine de jours dans des conditions éprouvantes, tout en demandant beaucoup plus de personnel dans un pays où la main d’oeuvre est déjà rare. Les camions, de même, auraient offert les mêmes conditions pour des capacités de transport réduites.
B) Commentaires techniques.
Le Dr Remy reprend l’ensemble des considérations techniques des rapports et ouvrages précédant les travaux et constate que les auteurs, dans leur majorité, rejettent une construction entreprise simultanément par les deux extrémités de la ligne, et recommandent de commencer par le nord, et de transporter les matériaux et les approvisionnements sur la voie ferrée déjà construite. Il pense qu’il faut commencer à la fois par le nord et le sud pour réduire les délais de construction, et profiter des opportunités offertes par le port de Dakar pour l’approvisionnement en matériaux des deux branches de Niamey et Segou. Le nombre d’ouvriers engagés (8 000) lui semble insuffisant. Il s’étonne que l’on n’ait pas utilisé des avions pour le ravitaillement des ouvriers, solution déjà pratiquée par les Italiens . Il s’étonne aussi de l’absence de recours à des « trains automobiles routiers » pour le transport des matériaux. Mais il pense que le rythme d’avancement des travaux jusqu’en 1941 permet d’éspérer, en dépit de surprises possibles, un achèvement dans 8 années. Avec une exploitation simplifiée en voie unique, peu de personnel, des croisements établis tous les 60 Km environ, des trains réduits à deux par jour et par sens (marchandises 1.600 t et voyageurs très confortables), la ligne sera tout à fait exploitable telle qu’elle a été prévue. La traction diesel vient de faire de grands progrès et l’expérience de l’URSS ou du Siam permet de penser que le trajet Alger au Niger se fera sans réapprovisionnement en cours de route et en 30 à 35 heures de trajet.
C) Commentaires économiques.
Estimée à un prix se situant entre 3 et 5 milliards de francs (estimation jugée correcte), la ligne sera rentable pour le Dr Remy, si toutefois on en adoucit la situation financière en exigeant un moindre taux de rémunération du capital investi qui impose, pour le moment, un coefficient d’exploitation de 75% qui ne laisse pas jouer librement la concurrence en faveur du chemin de fer en Afrique. Les prévisions permettent de compter sur un trafic de 2.000 à 10.000 voyageurs par année pour les places de luxe, de 50.000 à 100.000 travailleurs voyageant pour les travaux saisonniers, et surtout un trafic marchandises de l’ordre de 700.000 à 800.000 t principalement en direction du nord (coton, riz, viandes, peaux, oléagineux) mais aussi en direction du sud (matériaux de construction, sel, dattes). Mais cet expert allemand pense qu’il faudra du temps pour atteindre ces trafics. Il est toutefois sur d’un trafic d’environ 300.000 t initialement et pense qu’il y aura des trafics induits par le développement économique crée par le chemin de fer, et il cite comme exemple le réseau du Nigeria britannique qui connaissait un trafic de 2 trains par semaine en 1911, 8 trains par jour en 1926, et 30 à 38 trains par jour à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Un autre exemple est donné avec le transcaspien qui, long de 1.900 Km, dessert 2.000.000 d’habitants, et connaît un trafic de 11 500 000 t annuellement: le transsaharien desservira environ 7.000.000 d’habitants. Parmi d’autres exemples encore (transsibérien, transaméricains, ligne de La Mecque à Médine), Remy cite la ligne de Port-Soudan à Khartoum, elle aussi africaine comme le transsaharien, et elle aussi construite dans le désert, et qui transporte 300.000 t sur sa longueur de 1.000 Km quatre années après sa mise en service.
Le transaustralien donne aussi satisfaction, bien que handicapé par une succession d’écartements différents, et traversant des régions avec des dunes de sable, ayant une zone d’influence moins peuplée que le transsaharien.
Sur le plan de la concurrence, le transsaharien se heurtera à celle de l’automobile et de l’avion. Mais il aura pour lui la vitesse, avec 30 à 35 h de trajet contre 6 à 7 jours, un prix 50% moindre pour les voyageurs, et 90% moindre pour les marchandises.
L’avion pourra continuer à transporter le courrier et certains voyageurs pressés et fortunés, et, avec des services automobiles, assurer des prolongements de parcours. Le transsaharien pourra détourner des voyageurs des relations maritimes reliant l’Europe à Madagascar, l’Australie, les régions de la Mer Rouge.
Ce soutien d’un expert allemand, certes un occupant mais les Allemands passent pour des gens sérieux… donne du poids à ce projet et aide à le « faire passer » auprès des dirigeants français de l’époque.
Chapitre 6: La ligne enfin active.
Le premier tronçon du transsaharien est en exploitation d’Alger jusqu’à Colomb-Béchar, desservant en plus les mines de Kenadza et de Béchar-Djedid depuis 1945 dans des conditions techniquement acceptables. Le passage par Foum-Defla permet une descente depuis les hauts plateaux jusqu’à Colomb-Béchar par une pente de 8%o en certains points, et de 6%o sur l’ensemble du tracé, et les rampes correspondantes, en sens inverse, n’ont rien de prohibitif pour la traction diesel .
Au delà de Colomb-Béchar il y a 62 Km de voie provisoire destinée à approvisionner les chantiers de la construction de trois ouvrages d’art, deux sur l’oued Béchar, et un autre, très long, sur l’oued Guir dont le lit majeur est d’une largeur de 7 Km mais qu’il est possible de traverser par un remblai interrompu par des ponts très bas. La ligne commence à vivre, mais il ne s’agit pas d’un trafic intense et étoffé. Bien au contraire, nous sommes en présence de quelque chose qui, tant par le matériel engagé que par les horaires, évoquerait plutôt celui d’une ligne secondaire du Cantal ou de la Corrèze contemporaine, et pas vraiment celui d’un futur transcontinental africain: des relations par autorails mais loin d’être quotidiennes, des trains mixtes marchandises-voyageurs quotidiens quand même, des vitesses moyennes désespérantes et un nombre décourageant d’arrêts dans des gares perdues ou en pleine voie pour prendre et laisser quelques voyageurs…. Où sont les projets d’un Berthelot ou d’un Maître-Devallon ?

I) Les autorails.
Le réseau algérien est un utilisateur convaincu des fourgons-automoteurs et des autorails construits par la grande firme alsacienne De Dietrich, et ce réseau, en 1939 et en 1940, ajoute à un parc déjà important trois autorails doubles – encore appelés à l’époque « automotrices » avant que ce terme ne soit plus spécialement affecté au matériel moteur électrique. Pour une raison inconnue, ces trois appareils sont cédés, en 1941, au Méditerranée-Niger, où ils sont engagés sur la relation Ouargla – Colomb-Béchar . Ils assurent aussi la relation Oran – Ouargla sur le réseau algérien proprement dit. Bien que l’opinion publique (et le fabricant de trains-jouets Jouef à l’époque) aient pu voir dans ces autorails l’acte de naissance d’un service transsaharien, ne s’agit nullement de cela, malheureusement.
Ces autorails ne peuvent pas préfigurer ce que le véritable train aurait été avec ses locomotives diesel lourdes et puissantes, sa rame de voitures à bogies offrant un très haut niveau de confort. Il s’agit purement et simplement de l’exploitation du premier tronçon ouvert sur une grande ligne en construction, tronçon faisant pour le moment emploi de simple relation locale. Mais ils ont bien contribué aux premiers services voyageurs offerts sur cette ligne, et ils en constituent incontestablement la dimension prestigieuse.
Ayant reçu le marquage ZZ N 113, 114 et 115, ces autorails sont formés d’un ensemble articulé de deux caisses reposant sur trois bogies. Sur chaque bogie d’extrémité se trouve un moteur diesel Saurer de 12 cylindres – un type classique utilisé à l’époque sur les autorails de la métropole – pouvant développer une puissance de 320 ch à 1 500 tours/minute , et entraînant les essieux moteurs par l’intermédiaire d’une transmission mécanique à 5 vitesses. La vitesse limite est de 120 Km/h (et 140 Km/h pour la version circulant en métropole). Pesant 75,78 t à vide et 94 t en charge, longs de 49, 48 m hors tout, ces autorails peuvent accepter 40 voyageurs en 1re classe, 29 en 3e classe et offrir 5 strapontins pour ce qui est de l’une des caisses, et 73 voyageurs de 3e classe plus 5 strapontins dans l’autre caisse qui comporte aussi un compartiment à bagages d’une charge de 1 tonne. On pouvait relever les sièges de 3e classe de l’une des caisses pour dégager un espace permettant le transport de 7,5 t de bagages plus 1t de courrier ou de messageries. Un WC classique est offert aux voyageurs de 2e classe, et deux WC « à la turque » sont offerts aux voyageurs de 3e classe.
Si la version métropole de ce bel autorail comporte un bar-buffet, la version algérienne en est dépourvue: le luxe des premiers projets du transsaharien n’est plus de mise…comme le rappelle l’absence de toute climatisation et les banquettes en lattes de frêne offertes aux voyageurs de 3e classe. Mais il est vrai que les compartiments de 1re et 2e classe ont de très beaux sièges garnis de drap et offrent un confort réel. Ils assurent un service honorable, sans excès d’incidents, jusqu’en 1948, puis reprennent du service ultérieurement jusqu’à leur retrait définitif en 1952.
Le spectacle de leur caisse à « étrave », leur couleur rouge sombre, tranchant sur la blancheur des sables, était certainement très beau et très enthousiasmant pour ceux qui, encore, rêvaient du transsaharien. Mais pour ceux qui rêvent un peu moins et qui regardent leur montre, le trajet Oran – Colomb-Béchar demande 17h 47 mn, ceci par train express jusqu’à Oujda, notre autorail De Dietrich prenant ensuite la relève. Notons que la vitesse moyenne, pour le parcours en autorail, est inférieur à 50 Km/h avec 454 Km couverts en 9h 12 mn…

Un autre autorail est engagé. Il s’agit de l’un des deux petits autorails sur 2 essieux construits par la Compagnie française de matériel de chemin de fer (CFMC) pour le concours du PLM. Muni d’une caisse de 38 places à charpente en bois (!…), cet engin est mu par un moteur diesel Saurer de 125 ch à 1.500 tr/mn. Il pèse 15,5 t en charge et il est doté de 2 cabines de conduite, ce qui permet d’éviter le tournage en fin de parcours. Essayé sur la ligne de Laroche à Avallon au début des années 1930, puis entre Clamecy et Cramant à partir de septembre 1934, il a certainement fait ses preuves sur le plan économique en évitant le recours aux 10 trains à vapeur nécessaires jusque là, mais il ne semble guère avoir convaincu les dirigeants du PLM qui se tourneront vers des appareils de type plus lourd, plus ferroviaire. Que l’un de ces deux modestes engins vienne « échouer » sur le Méditerranée-Niger, voilà qui en dit long sur les faibles moyens engagés sur la ligne….
Et pourtant, baptisé « Flatters » (ce grand explorateur qui paya de sa vie sa passion pour le Sahara eut mérité un engin un peu plus noble), cet autorail rudimentaire semble capable d’assurer un service hebdomadaire entre Oujda et Colomb-Béchar à partir de mars 1946, mais est en panne pendant une bonne partie de 1947. On le retrouve en service en 1952, assurant une relation hebdomadaire sur la partie extrême-sud de la ligne, entre Colomb-Béchar et Abadia ou Kenadza.
II) Les locomotives.
A) Le démarrage en traction vapeur.
Les premiers trains sont, eux, assurés…. en traction vapeur ! Contre toute attente, en dépit de ce que la traction diesel a pu promettre, le Méditerranée-Niger reçoit en 1941 un lot de 8 locomotives du type 140 G de provenance SNCF plus un autre lot de 4 locomotives identiques provenant du Maroc.
Ces locomotives proviennent d’une série qui a une histoire remarquable. Il s’agit de 2200 locomotives commandées par l’armée américaine auprès du constructeur Baldwin en 1917 en vue du débarquement sur les côtes françaises qui terminera la Première Guerre mondiale. Une fois la paix revenue, la France en rachète 1916 exemplaires pour ses propres besoins. Devenues 140 G avec la SNCF, elles constituent, numériquement, la plus importante série ayant jamais circulé en France. Elles sont à 2 cylindres simple expansion, montées sur des roues motrice d’un diamètre de 1 420 mm, ce qui les prédispose au service mixte. Longues de 11,48 m, elles pèsent de 77 à 79 t, et peuvent rouler à 70 Km/h en théorie. Ces 2200 locomotives sont très simples et très robustes. Elles peuvent aller partout, et même s’inscrire dans le très restrictif gabarit britannique – ce qui explique une cabine très basse. Faites pour rouler à faible vitesse, elles ne dépassent guère, en service, un bon 50 Km/h – ce qui, en temps de guerre, est parfois inespéré. Il faut dire qu’elles ne peuvent guère rouler plus vite car le très fort porte-à-faux arrière comme une suspension assez peu réussie sont une cause de manque de stabilité et de mouvement parasite de lacet.
Très bien accueillie en 1917 sur le sol français où elle rend des services immenses, cette locomotive se montre, une fois la paix revenue, difficilement apte à des services autres que ceux des marchandises lents. Elles assurent le redémarrage économique du pays. Subissant très peu de transformations, les 140 reçoivent, selon les réseaux, des échappements à trèfle ou des « Kylchap », et des portes de boîte à fumée conformes aux types utilisés sur les réseaux. A sa création la Société Nationale des Chemins de fer Français reçoit 1408 locomotives formant donc un parc encore très important et toujours apprécié pour ses qualités d’endurance et de puissance de traction: sur le bassin lorrain, par exemple, des trains de charbon de 1 150 t sont enlevés à 50 Km/h, ou de 1 650 t à 40 Km/h .


Les 140 G du Méditerranée-Niger arrivent sur leur dernier champ d’action dans un état d’usure très avancé, ce qui n’empêche pas le réseau de peindre fièrement les lettres « Méditerranée-Niger » sur les tenders. Elles assurent avec peine l’essentiel du trafic marchandises jusqu’à l’arrivée, en 1947, des locomotives diesel qui auraient, logiquement, du être engagées sur la ligne depuis longtemps. Elles assurent des trafics de 127 000 à 145 000 t entre les années 1943 et 1945, remorquant malgré tout des trains dont le poids peut atteindre dépasser 700 t. Mais elles connaissent un nombre d’incidents et de détresses inadmissible pour une exploitation normale, avec des retards moyens de plus de 2 heures pour l’ensemble des trains de leur première année de service, et la suppression de 48 trains pour cause de non disponibilité des locomotives entre janvier et avril 1947 ! Les 176 cheminots des ateliers du dépôt de Colomb-Béchar ne manquent pas de travail…
B) La relève assurée par la traction diesel américaine.
En 1947 la traction diesel arrive, enfin, sous la forme de 4 locomotives type 040 DA (futures AIA-AIA 62000 à la SNCF) construites chez Baldwin aux Etats-Unis , suivies de deux autres en octobre, formant un parc de 6 locomotives exploitées en « pool » avec 5 autres, de même type, mais appartenant au réseau marocain. Un locotracteur et des draisines d’inspection ou d’entretien complètent le parc. Ce type de locomotive 040 DA est celle du réveil de la traction diesel en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, venant seconder la vapeur dans les tâches subalternes des manoeuvres, du triage, et de la traction de trains de marchandises lourds. Les besoins sont tels, en matière de locomotives de manoeuvres, qu’une commande de 100 locomotives diesel de manoeuvres est effectuée auprès de la firme américaine Baldwin-Westinghouse, dans le cadre du plan Marshall, en 1946, et ces locomotives représentent la première série importante de locomotives diesel lourdes mises en service en France. De disposition d’essieux AIA-AIA, elles ont deux bogies de trois essieux dont deux sont moteurs et un porteur. Il s’agit originellement de machines américaines de type BB dont le poids par essieu de 32 t est acceptable pour les voies américaines mais non pour les voies européennes. Ce poids par essieu a été diminué par adjonction d’un essieu porteur dans chaque bogie, ce qui place la locomotive en dessous de la limite des 21 tonnes admises sur certaines voies françaises. En fait, trop puissantes et trop lourdes pour les manoeuvres, mais pas assez puissantes pour la traction en ligne, ces machines de 110 tonnes ne développent qu’un modeste effort de traction de 486 à 560 kW selon les séries, et ne roulent qu’à 90/100 Km/h au maximum. Ni machine de ligne, ni vraiment machine de manoeuvres, ces AIA-AIA 62000 sont des compromis dictés par l’urgence des besoins, mais elles se révèlent comme d’excellentes et très robustes machines à tout faire. Elles seront une véritable vitrine de la traction diesel: d’une fiabilité exemplaire, d’un entretien réduit, profitant d’un coût très bas du pétrole, ces machines, surnommées « Baldwin », ouvriront la voie de la traction diesel en France, même si celle-ci abandonne la philosophie américaine et évolue vers des machines fines et complexes. Les AIA-AIA engagées sur les réseaux d’Afrique du Nord sont identiques à celles de la métropole, à une importante caractéristique près: elles ont une puissance double avec 1.100 kW (1.500 ch), ce qui fait d’elles de véritables locomotives de ligne capables de remorquer à 100 Km/h des trains de 1 200 t, soit pratiquement le double des charges acceptées en traction vapeur. Elles représentent, incontestablement, le meilleur type d’engin que la ligne pouvait espérer à l’époque.


C) La traction diesel d’origine PLM retrouve son terrain.
N’oublions pas que le PLM a aussi acquis une solide expérience, avant la Seconde Guerre mondiale, en matière de locomotives diesel de ligne à puissance modérée, avec la mise en service, entre 1932 et 1934, de 4 prototypes à disposition d’essieux différents: types AIA-AIA, B1B, BB et 1D1. Ces locomotives sont complétées par des BB à cabine unique centrale en 1938, tandis que le réseau algérien reçoit des prototypes 2C2. Les deux locomotives B1B et 1D1 sont ajoutées au parc du Méditerranée-Niger en 1947. Elles sont donc des locomotives dont la conception remonte au début des années 1930, à l’époque des prototypes du réseau Paris, Lyon et Méditerranée.
La 4-BMD-1 a été construite en 1934. Cette machine développe 600 ch. Il s’agit d’une locomotive à disposition d’essieux type B1B, à moteur Sulzer et transmission électrique Thomson . L’autre locomotive, le prototype D1 puis 141-DB-1, à disposition d’essieux type 1D1 a été mise en service sur la Ceinture, puis sur le réseau du Nord, et enfin sur le Paris, Lyon et Méditerranée, avant d’être transférée sur le Méditerranée-Niger. Elle développe 800 ch, et possède un moteur Sulzer entraînant une transmission électrique Brown Boveri & Cie.

Ces deux locomotives se retrouvent sur la ligne non par un simple hasard, mais par cohérence de vues avec celles du PLM des années 1930 qui pensait déjà à ce mode de traction pour son réseau algérien. Un grand article de Charles Tourneur, un ingénieur qui jouera un rôle de tout premier plan dans l’histoire de la traction diesel à la SNCF, est consacré à ce mode de traction dans le Bulletin PLM . Le bilan de l’expérience du PLM algérien apparaît comme considérable. Les essais de la locomotive destinée au réseau algérien, type 2C2 ou 232-ADE-1 de 930 ch entre Paris et Marseille, le 11 Août 1933 avec vitesse commerciale record de 95,8 Km/h et pointes à 120 Km/h, laissent penser que ce mode de traction a un avenir en France tout autre que les manoeuvres ou les embranchements industriels. « Les divers essais ainsi réalisés avec nos locomotives diesel ont nettement mis en lumière les qualités intéressantes de ces engins, et on peut maintenant envisager la construction d’unités plus puissantes, susceptibles de remorquer, de bout en bout, sur la principale artère de notre réseau, des trains rapides de plusieurs centaines de tonnes. » C’est la 2C2+2C2 qui s’annonce, locomotive de puissance que le PLM mettra en service dès 1935 entre Paris et Menton en tête de trains lourds de 600 tonnes. Cette locomotive, réalisée sous la forme de deux prototypes, est capable de fournir 4 400 ch (mesures d’époque) et de couvrir, sans ravitaillement, les 1 100 Km que représentent Paris-Menton à une vitesse moyenne de 100 Km/h et maximale de 130 Km/h. Il est vrai que ces locomotives sont, dans les faits, formées de deux locomotives accouplées et que leur disposition d’essieux type 2C2 rend hommage aux 2D2 électriques de l’époque. Et il est vrai aussi que l’effort moteur reste modeste par rapport au poids total de 225 à 230 tonnes, et ne dépasse guère le rapport poids/puissance des 241 à vapeur PLM de l’époque. Toutefois les bons résultats en service, la relative absence de problèmes de maintenance valent à ces deux locomotives de rester en service à la SNCF jusqu’en 1956: la guerre les arrêtera pour un temps, et empêchera la réalisation du plan quinquennal de 1939 prévoyant leur construction en série. Leur mise en service très remarquée et leurs exploits quotidiens font penser qu’elles sont, aussi, faites pour un service transsaharien: en tous cas elles plaident brillamment pour la ligne dans la mesure où elles démontrent que, enfin, celle-ci dispose de la locomotive qu’il lui faut. Notons que, en 1957, arrivent trois locomotives diesel type BB 63000 de la SNCF. Ces locomotives permettent aux deux locomotives d’origine PLM de prendre enfin leur retraite. Ces trois locomotives sont surtout vues à l’extrémité sud de la ligne sur les embranchements miniers.
III) Le matériel remorqué.
Pour ce qui est du matériel destiné aux voyageurs, le Méditerranée-Niger se trouve en possession, expédiés de Marseille en pleine guerre en 1941 ou 1942, de 7 voitures de type ancien à caisse en bois datant d’avant 1914, d’origine PLM, dont deux sont des voitures-salon, et de 10 fourgons à bagages. Le parc marchandises comprend environ 250 wagons de type classique français (rien du type lourd américain ou russe que le grand transsaharien eut exigé), dont presque 200 tombereaux dont la capacité de charge varie entre un très modeste et archaïque 10 t et un plus acceptable 30 t pour les quelques types sur bogies, une trentaine de wagons couverts de 20 t, une vingtaine de plats de 20 t. On trouve même 3 wagons du système rail-route Willème-Coder pour le transport de remorques routières: une amorce de coopération avec les transports routiers qui se développent intensément sur les pistes sahariennes ?
Mais ce matériel remorqué, disons-le, n’offre rien d’enthousiasmant. Les photographies d’époque, montrant ces trains de marchandises formés de petits wagons courts à roues à rayons, au toit parfois surmonté d’une guérite, évoquent plutôt une France rurale des années 1910 ou 1920. Le tout sent la récupération de matériel usagé, et bien usagé depuis longtemps, datant d’avant la Seconde Guerre mondiale.
IV- Répondre aux enjeux des années 1950.
Le 20 janvier 1954, Louis Armand, directeur général de la SNCF, et surtout président d’un « Bureau d’organisation des ensembles industriels africains », fait une conférence sur le Sahara dans le grand ampithéâtre de l’Institut d’Etudes Politiques. « Le Sahara est-il un immense désert sans fin, inhabité et inhabitable, dans lequel est venu méditer le Père De Foucauld ? Est-ce un immense territoire plein de richesses inexploitées mais certaines, dont la mise en valeur revient à la France, qui peut y garder son rang, si elle sait s’adapter à temps aux méthodes que lui offre et qu’impose l’évolution de la technique ? » .
Voilà l’enjeu défini. Louis Armand rappelle que, notamment autour de Colomb-Béchar, le Sahara récèle des minerais de fer, de plomb, de cuivre, de manganèse, du charbon, du pétrole, et… de l’eau. Il y a quelques années encore le Sahara offrait des conditions de vie et de travail très dures, mais aujourd’hui, là où il fallait 100 hommes au travail jadis, il suffit d’en avoir 10 ou même un seul s’il dispose d’énergie: « L’indigène descend un seau dans un puits de quelques mètres au bout d’une corde: avec de l’énergie à son service, on sait faire jaillir à la surface des sources profondes et puissantes ». L’industrie des conserves, du froid, ont déjà profondément modifié les conditions de l’habitat, et « le chimiste, si l’énergie est à sa portée, sait transformer de l’eau salée en eau douce » et « tout permet d’ailleurs de penser que, dans quelques lustres, un peu d’eau et beaucoup d’énergie solaire créeront de nouvelles cultures grâce à l’intervention d’une algue à chlorophylle, la chlorela, qui remplit ses promoteurs d’espoir ».
Pour Louis Armand il faut équipe le Sahara en sources d’énergie, si, déjà, on la dote de voies ferrées, et on pourra alors y pratiquer une politique d’immigration qui « résoudra ainsi, du même coup, l’angoissant problème que posent à la France les 300 000 unités dont s’accroit chaque année la population indigène de l’Algérie » .
Mais des industries isolées ne peuvent vivre dans le Sahara: il faut une politique du « combinat » entre les industries des minerais et celles productrices de fer avec, pour ces dernières, la possibilité de vendre à une centrale d’électricité les gaz de ses hauts-fourneaux et à ces cimentiers ses laitiers, tandis qu’une raffinerie de pétrole fournira aux agriculteurs des engrais et du souffre. C’est donc l’établissement de « combinats » dans le Sahara qui représente l’essentiel de la mission du « Bureau d’organisation des ensembles industriels africains », et, pour Louis Armand, les problèmes à surmonter sont d’abord d’ordre politique et administratif: les mentalités ne sont pas prêtes à donner aux pionniers du Sahara la « souplesse » qu’ont trouvée les pionniers du Katanga ou de la vallée du Tennessee.
Si le point de vue de Louis Armand est exact – et nous n’en doutons pas – il semble bien qu’il ait manqué, autour du chemin de fer transssaharien une dynamique économique bouleversant le Sahara et faisant de lui un pays en voie de développement réel. Dans la réalité des choses, le chemin de fer transaharien ne trouve pas autour de lui la vie économique et industrielle, et il se meurt à petit feu, irrémédiablement voué à n’être qu’une ligne du désert, abandonnant au camion et à l’avion le marché des transports locaux et sporadiques auxquels ils peuvent répondre avec souplesse et efficacité.
Chapitre 7. L’enlisement et l’oubli.
« L’Algérie nous coûte – c’est le moins que l’on puisse dire – plus cher qu’elle ne nous apporte… C’est un fait: la décolonisation est notre intérêt, et, par conséquent, notre politique ». Charles de Gaulle, Président de la République, le 11 avril 1961.
Les dernières années du Méditerranée-Niger se passent, paradoxalement peut-être si l’on songe à sa vie discrète jusque là, sous les feux directs de l’actualité – mais une actualité triste qui ne tarde pas à devenir sanglante: l’Algérie se libère au prix d’une guerre qui ne s’avoue pas comme telle. Mais, avant que les choses prennent cette tournure dramatique, la France s’intéresse, sinon à ses colonies, du moins à son désert: le Sahara.
Mais de part et d’autre du Sahara se trouvent une Algérie et une Afrique Occidentale Française qui, économiquement, obligent la métropole à faire ses comptes et à se demander si l’aventure africaine vaut d’être poursuivie.
Coloniser coûte cher: voilà une évidence qui se met en place dans les esprits de l’époque: « Un budget en déséquilibre croissant, un déficit commercial aux proportions inquiétantes, une production céréalière en stagnation face à une population en accroissement rapide mais un minimum vital relativement maintenu pour une grande majorité de la population, tél était le paradoxe de l’évolution économique et sociale de l’Algérie au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, paradoxe résolu par la croissance exceptionnelle des dépenses publiques.
Alors qu’elles n’avaient jamais, jusque-là, dépassé 19% de la production, elles s’élevaient en 1955 à 40% » : ces lignes sont écrites par Jacques Marseille qui connaît bien l’histoire économique de l’empire colonial français, et il nous montre une Algérie des années 1950 à qui il faut, pour survivre, de nouvelles ressources financières de la part de la métropole, ceci à tel point qu’une situation de déséquilibre s’instaure et s’aggrave au fur et à mesure que l’aide est renouvelée, créant une « situation de dépendance accrue à l’égard de la métropole ». Mais, d’après le même auteur, le 5ème rapport de la commission des investissements décrit une situation analogue pour les territoires d’outre-mer, et, pour ce qui nous concerne, plus particulièrement l’A.O.F. dont le déficit commercial passe de 1,3 milliard de francs CFA en 1948 à 22,6 milliards en 1951. L’exode rural vers les villes est le signe de la misère croissante: Dakar multiplie par 3 son nombre d’habitants entre 1940 et 1950, et Abidjan ou Konakry, eux, quadruplent ce nombre. Le déséquilibre entre les ressources financières et les charges budgétaires crée une situation « qui risque de contraindre la métropole à apporter une aide croissante aux Territoires. Mais, dans la mesure où celle-ci servirait à combler leur déficit budgétaire, la part qui pourra être consacrée au financement des investissements dans l’Union française se trouvera réduite d’autant . »
Les termes mêmes de ce rapport sont clairs: la France ne peut plus investir d’argent dans l’équipement de ses territoires d’outre-mer dans la mesure où, déjà, elle consacre (pour un temps encore) tous ses efforts à maintenir cet empire en équilibre. Entre cette Algérie et cette A.O.F. toutes deux en déficit, qui construirait encore un transsaharien ?
II) Le pétrole, pourtant.
Pourtant, entre l’Algérie et l’A.O.F., existe, pense-t-on, une ressource dont le seul nom est magique: le pétrole. Entre les deux guerres la France a du, bon gré mal gré, « se mettre au pétrole » avec le triomphe des transports routiers et aériens malgré le peu d’enthousiasme des pouvoirs publics pour tout ce qui repose sur une importation, donc sur une dépendance vis à vis d’autres pays: la pénurie de charbon de 1919 est encore dans les souvenirs.
Et il faut réduire la consommation nationale de charbon faisant de la France un des plus grands importateurs mondiaux, et l’obligeant à dépenser des fortunes. Le chemin de fer est le premier consommateur de ce charbon coûteux provenant du Pays de Galles ou des Etats-Unis. En 1938, année de la création de la SNCF, le prix moyen de la tonne de « gas oil » est de 335 frs, livré en wagon-citerne depuis la raffinerie. La tonne de charbon propre à la traction revient à 225 frs en moyenne. La consommation d’un train à vapeur omnibus (donc comparable, en capacité, à un autorail) revient à 0,83 centimes par place/Km et l’autorail ne demande que 0,23 centimes. Parcourant 53.400.000 Km en 1938 avec une moyenne de 40 places occupées, les autorails français économisent 1,2 milliards de francs à raison de 0,60 frs par place/Km. A titre de comparaison, le réseau PLM en 1937 dépense 2,9 milliards et encaisse 2,8 milliards: c’est dire l’importance de l’économie apportée par la traction diesel en matière de coûts de traction – si, toutefois, l’on ne considère que ceux-ci. La « politique du pétrole » dans laquelle la France s’est lancée en 1939, interrompue du fait de la guerre, reprend en 1945 et donne à la traction diesel toutes ses chances, et fait, de nouveau, tourner les yeux vers le Sahara et son transsaharien.
Pourtant cette politique ne remporte pas l’accord général, particulièrement dans les milieux ferroviaires: « Nous avons démontré que la fameuse « politique du pétrole » préconisée à grand fracas avant guerre est une politique de temps de paix dont la condition essentielle en temps de guerre résidait dans la possibilité du maintien de nos liaisons maritimes. Il est vain de prétendre à l’autonomie maritime; nos obligations continentales ne nous permettent pas d’être forts sur terre, sur mer et dans l’air à la fois; nous succomberions sous le poids de telles charges. En conclusion, une politique spécifiquement française du pétrole nous est pratiquement interdite et la solution de l’emploi intensif de combustibles liquides en dépend. Ils peuvent être utilisés, mais ne peuvent être préconisés en remplacement du charbon. » .
En 1951 est constitué un Bureau des recherches du pétrole, et la France s’engage dans une prospection systématique de ses ressources à laquelle le Sahara n’échappe pas. Les perspectives sont assez intéressantes pour que l’idée d’une soustraction du Sahara au mouvement d’indépendance qui est prévisible dans l’empire colonial fasse jour: On parle d’une « nationalisation » du Sahara, voire de la création d’une « Afrique saharienne française » placée sous l’autorité directe d’un haut commissaire de la République installé à Colomb-Béchar. Le 10 janvier 1957 une Organisation commune des régions sahariennes (OCRS) est créée, limitée aux nouveaux départements des Oasis et de la Seoura, et l’on crée même un Ministère du Sahara. Mais on se doute bien que la naissance du grand mouvement d’indépendance de l’Algérie fera vite oublier toute politique d’expansion économique saharienne, tant de la part des pouvoirs publics métropolitains que de la part de ceux que la révolution algérienne mettra en place.
III) Le transsaharien, chemin de fer africain.
Mais faisons un peu de fiction, et imaginons que le Méditerranée-Niger ait, pour diverses raisons, continué à exister. Que serait-il devenu et à quoi ressemblerait-il aujourd’hui ? Il serait, dans son aspect et ses fonctions, un chemin de fer africain. En Europe nous vivons dans le confort, mais aussi les performances et la sécurité, et surtout à bord de nos trains.
En revanche, pour des millions de personnes dans les autres continents, le train est l’expérience d’un entassement, assis à même le plancher ou sur le toit et dans tous les vents, et les performances sont, sans doute, un peu supérieures à celles d’un homme ou d’un animal au pas. Il n’y a pas d’autre choix, et le train est vital. Mais, aussi, ces trains-là disparaissent, bien que nécessaires, bien qu’utilisés avec intensité et au-delà de leurs limites techniques souvent. Il est certain que la richesse d’un pays peut se mesurer par le Produit national brut, les revenus par habitant, ou la qualité des équipements médicaux ou des soins, ou encore le niveau d’instruction et la valeur de son système éducatif. Le système des transports est aussi un bon indicateur. Le chemin de fer, la qualité d’un réseau national, les performances des trains rapides ou la charge des trains de marchandises les plus lourds, en disent aussi très long sur la puissance économique d’un pays et la qualité de vie offerte à ses habitants, ceci d’autant plus qu’un réseau ferré représente un investissement sur des décennies, donc très long, et traduit, par la force des choses, une richesse déjà ancienne. Maintenir en vie un réseau ferré est un luxe, et on imagine mal un tel luxe dans le Sahara d’aujourd’hui.
Les pays d’Afrique habités, mais où la valeur du temps personnel n’est pas appréciée ou même évaluée, et où un billet d’avion représente une somme considérable par rapport aux très modestes revenus annuels des habitants, sont des pays à réseaux de chemin de fer peu outillés pour la vitesse et pour une desserte fine. Le souci de ponctualité et les exigences de confort restent très aléatoires, l’essentiel étant de se déplacer. La maintenance est minimale, et le matériel roulant, même s’il est récent, est soumis à de telles conditions d’utilisation, qu’il est, après quelques années, dans un état de vétusté et d’usure avancés. Les vitesses sont très basses, les moyennes étant de 20 à 40 Km/h au maximum, et souvent moins. La traction diesel, des voitures à banquettes en bois, pas de wagons à marchandises spécialisés mais seulement des couverts servant à tout transporter, voilà en général ce qui compose un parc de matériel roulant que les amateurs de voyages exotiques trouveront « pittoresque ».
C’est le sort qui aurait attendu le transsaharien s’il avait desservi un pays fortement peuplé. Et encore: aurait-il eu le financement nécessaire à sa survie ? Ce que les économistes appellent des désinvestissements sont de règle, désormais. Si certains grands pays industrialisés comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni ont bien connu des phénomènes de désinvestissements sur le plan ferroviaire (remplacement de bâtiments de grandes gares par des constructions légères, suppressions de relations voyageurs, sections à 4 voies ramenées à 2 ou 1,etc.), les désinvestissements sont caractéristiques des réseaux du tiers monde où l’argent n’arrive pas ou en trop faible quantité, et où, souvent, les Etats ne peuvent plus assurer les subventions nécessaires à la survie des réseaux.
Le matériel moteur n’est pas renouvelé et, souvent, les réparations sont faites par « cannibalisation », c’est-à-dire prélèvement de pièces détachées sur d’autres locomotives sacrifiées. Des voitures ou des wagons endommagés accidentellement ne sont pas réparés, et les voyageurs, les années suivantes, s’entasseront encore plus dans le matériel restant en service. Enfin il existe un désinvestissement en ce qui concerne la qualification du personnel jeune, peu ou pas formé, et dont les conditions de travail sont rendues très précaires – la menace d’un chômage définitif étant liée au dépérissement du réseau dont les lignes se ferment peu à peu. Au Congo, par exemple, les transports de marchandises stagnent et chutent depuis 1986, et en Guinée, pour prendre un autre exemple, l’arrêt des activités ferroviaires est total depuis 1985. Les transports traditionnels de marchandises assurés par le train ont disparu, et les transports de voyageurs sont souvent l’expression de difficultés économiques accrues.
L’Algérie, certes, n’est pas dans une situation aussi précaire que le Congo ou la Guinée, et ce pays, qui possède un bon réseau à voie normale, est parcouru régulièrement par des trains de qualité convenable – mais pas l’Algérie saharienne, justement: seule la partie Nord du pays est bien desservie sur le plan ferroviaire. Le transsaharien est beaucoup plus un chemin de fer africain que maghrébin: aurait-il pu survivre ?
IV – Le développement économique algérien s’est fait, mais ailleurs que le long du transsaharien.
Depuis 1962, l’Algérie vit son propre développement économique, dans l’indépendance, et, contrairement à ce qu’une vision volontairement pessimiste veut souvent laisser croire, sa situation, depuis, n’est pas uniformément dramatique. L’agriculture, une donnée traditionnellement prépondérante, a certainement suspendu son expansion et la faible productivité, du fait d’un matériel médiocre et d’irrigations peu développées, reste sa caractéristique. En revanche les ressources du sous-sol sont exploitées et les exportations algériennes consistent principalement en produits bruts (phosphates, pétrole, fer). Les ressources pétrolières sahariennes restent considérables, surtout à l’est du Sahara, dans la région d’Hassi-Messaoud (reliée par pipe-line au port de Bougie) ou de Zarzaïtine (exportées en passant par la Tunisie): ces grands pôles d’activité sont complètement en dehors de la zone d’action du chemin de fer Méditerranée-Niger construit durant les années 1940.
Le développement économique algérien s’est donc fait à la fois le long de la côte méditerranéenne (partie Nord du pays) et près de la frontière lybienne (partie est): si le transsaharien du tracé oriental par l’Est et le Grand Erg avait été construit, il se serait, aujourd’hui, trouvé au coeur des activités pétrolières de l’Algérie et on pourrait imaginer, au lieu d’un pipe-line, des trains de 10 000 t formés de wagons citernes circulant entre Hassi-Messaoud et Alger ou Bougie. Mais c’est le tracé Ouest qui l’a emporté au XIXe siècle, et, d’une manière comme d’une autre, ce chemin de fer transsaharien effectivement construit était donc condamné à rester à l’écart de cette activité actuelle. Seule, aujourd’hui, la grande piste du Tanezrouft dessert l’itinéraire de Béchar à Bidon V, marquant bien, par sa présence, l’impossibilité que le chemin de fer puisse logiquement survivre dans cette partie de l’Afrique. Le chemin de fer pouvait, certes, traverser le Sahara, mais le Sahara, lui, n’avait décidément pas besoin d’un chemin de fer.








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