L’accident le plus célèbre du monde à Montparnasse en 1895: les vraies raisons.

Une des innombables photos ou dessins parus dans la presse de l’époque. Ce qui n’est pas dit : la locomotive, prouvant la robustesse du matériel ferroviaire, fut rapidement remontée dans la gare, remise sur les rails, et… remise en service !

La photographie ferroviaire la plus célèbre du monde est bien celle, ou celles, représentant la locomotive qui a pulvérisé la façade de la gare Montparnasse en 1895. C’est un fait, et c’est pourquoi Martin Scorsese, aidé par son “train consultant” Clive Lamming, tient à reproduire cette scène dans le film “Hugo Cabret”, avec reconstitution de la locomotive Ouest type 120 N°721 sortant de la façade… mais de la gare du Nord, puisque le film s’y situe bien que racontant la vie de Méliès qui avait une boutique de jouets dans la gare Montparnasse.

La cause de cette vision dantesque d’une locomotive traversant une façade et tombant sur le trottoir en contre-bas ? Un accident de conjugaison. Tout simplement. Conjugaison ? Il ne s’agit pas de grammaire ou d’orthographe, mais d’une toute autre conjugaison, tout aussi difficile et ardue pour les équipes de conduite des locomotives de l’époque.

La paisible et presque rurale (voir la circulation sur la place) gare Montparnasse des années 1890. Des rampes d’accès au hauteur des voies ont été construites et créent une grande commodité pour les voyageurs et les marchandises.

Quand cet accident se produit en 1895, le problème du freinage des trains vit ses premières décennies à l’ombre de celles de la puissance et de la vitesse qui, elles occupent, en priorité, la scène ferroviaire, attirant sur elle l’attention des ingénieurs et des investisseurs, mais aussi l’admiration des foules. Il n’est question que de vitesse, que de puissance, que de centaines de tonnes transportées (comme aujourd’hui toujours, d’ailleurs), mais quand il est question de ralentir ou d’arrêter un train, on estime comme amplement suffisant le bon vieux système des diligences consistant en un frein à manivelle et timonerie à vis, agissant sur des sabots de bois…

Et encore, la locomotive en est dépourvue, laissant à son tender seul le soin d’assurer le freinage, et, pour les trains lourds, on concède à la sécurité d’y insérer quelques wagons ou voitures freinés par un « garde serre-freins », posté à demeure dans une haute guérite et guettant, pour faire son devoir, les gestes ou coups de sifflets envoyés par le mécanicien qu’il ne perd pas de vue. Heureuse époque… enfin, pas si heureuse que cela, puisque quelques catastrophes bien senties vont mettre le problème du freinage à l’ordre du jour. Une interminable problématique va, alors, envahir les bureaux d’études des compagnies et sans arrêt reposer le problème du freinage. Toujours, aujourd’hui et par excellence la référence ferroviaire absolue, la Revue Générale des Chemins de Fer, déjà à l’époque, ne manque pas d’en rendre compte “en direct” avec, pour l’historien d’aujourd’hui, les irremplaçables précision et exactitude des documents d’époque. 

La locomotive type 120 Ouest en fâcheuse posture. Le spectacle attirera les badauds pendant quelques jours, le temps de construire une estacade en bois permettant un levage au cric.
Une intéressante vue montre l’étendue de la surface du quai transversal, en tête des voies, que le train a eu à traverser, finissant de ralentir. Cet espace a été salutaire et a limité les dégâts. Le nombre de deux fourgons et d’une voiture postale en tête du train a aussi joué un rôle de sécurité, préservant les voitures à voyageurs.
Le plan des voies de la gare Montparnasse à l’époque: l’espace important en tête des voies (on dit “le fond de gare”) a jouté un rôle important, permettant d’allonger la zone de ralentissement du train et le retenant.

L’antique et permanent problème du freinage pour les trains.

Les premiers ingénieurs des chemins de fer font de la locomotive la productrice de l’effort de traction et de la vitesse, la séparant, techniquement, du train qu’elle remorque. Il est donc normal que, si la machine produit la vitesse, il lui soit demandé de pouvoir aussi la diminuer dans la même proportion et avec la même efficacité. Dans l’esprit des ingénieurs, les deux actions sont liées, parce qu’elles sont les deux aspects d’une même notion, d’un même travail mécanique. La locomotive aura donc d’une part à produire la puissance et la vitesse, et, d’autre part, à produire l’équivalent inverse du même travail sous la forme de ce qu’ils appellent « la destruction de la vitesse ».

Pour ces premiers ingénieurs des années 1830 à 1860, la solution naturelle, pour réduire la vitesse, est la contre-vapeur. Cette technique est, pour eux, préférable au freinage mécanique effectué par frottement sur les roues, et des locomotives comme les fameuses « Planet » de George Stephenson, équipant un grand nombre de réseaux non seulement britanniques mais européens pendant les années 1840, et remorquent des trains et, aussi, les retiennent. Le frein à sabot monté sur chaque wagon est un freinage de complément ou de maintien de l’immobilisation en gare. S’en servir en pleine vitesse est considéré comme dangereux et illusoire, et ce préjugé restera présent jusque vers les années 1860.

Les ingénieurs préfèrent le « frein moteur » au frein à main.

Que l’on nous pardonne ce sous-titre entièrement empreint de la terminologie automobile, mais il dit bien ce que l’on veut dire. Ceux d’entre nous qui ont passé leur permis de conduire pendant les années 1950 ou 1960 se souviennent bien de cette pratique demandée, à l’époque, par les inspecteurs et enseignée par les auto-écoles : le culte du frein moteur et l’utilisation minimale, sinon nulle, de la pédale de frein… Il faut préciser aux lecteurs actuels de ce site “Trainconsultant” que le permis se passait exclusivement en ville, sur un parcours très court et à très basse vitesse. Le grand art était de rouler lentement, à la limite du calage du moteur, et de « monter » puis de « descendre » les vitesses, quand on arrivait en vue d’un feu rouge ou du point désigné pour faire le créneau (figure imposée) pour « finir en douceur » en seconde ou en première avant de débrayer et de passer au « point mort », et immobiliser la voiture sur le dernier mètre seulement avec la pédale de frein, qui servait à la maintenir à l’arrêt ensuite.

Deux raisons pour étayer une pratique ferroviaire curieuse.

Cent ans plus tôt, c’est  déjà pratiquement la même chose avec les locomotives en tête de leur train : on ne rétrograde pas, certes, les locomotives n’ayant ni engrenages ni boîte de vitesse, mais on utilise bien le « frein moteur » en inversant l’admission de la vapeur, et l’on ne touche pas au frein mécanique tant que l’on roule.

Deux raisons peuvent expliquer cette demande faite aux équipes de conduite par les ingénieurs. La première est que le freinage mécanique est destructeur des organes de roulement. Il a bien fallu équiper les véhicules ferroviaires de freins mécaniques, c’est demandé par la règlementation et l’opinion publique, et, pour les ingénieurs, la disposition de ces organes demande de choisir le lieu d’application des sabots des freins là où la vitesse du mouvement est la plus grande pour pouvoir exercer l’effort le plus faible : les jantes des roues sont donc ce lieu d’application des sabots. Toutefois, d’autres ingénieurs essaient le patin appliqué au rail, « ce qui revient au même comme parcours du frottement », mais ne manque pas de créer une altération rapide des organes utilisés que sont les sabots, les timoneries, sans compter les surfaces des rails. Cette technique sera oubliée jusqu’à sa réapparition sous la forme du frein à patin électromagnétique appliqué sur le rail.

La deuxième raison est que les freins traditionnels exigent l’emploi d’une main d’œuvre nombreuse, sans aucune qualification, employée durant des périodes dépassant la dizaine d’heures, sinon plus, et sujette à des fatigues, des endormissements, et des défaillances. Donc la tendance est bien à la concentration, sur la locomotive, et entre les mains de l’équipe de conduite, de tout ce qui est fondamental pour la marche et la sécurité du train.

Pratiquement, il reste aux mécaniciens d’avoir couramment recours à la simple suppression de l’action motrice de la locomotive, et de laisser le train rouler sur l’erre et ralentir avant l’arrivée en gare, et ajoutent, si besoin est, de la contre-vapeur savamment dosée pour obtenir l’arrêt précis désiré. On comprend que seule une longue expérience professionnelle et une parfaite connaissance de la ligne peuvent permettre de telles performances accomplies avec un rare doigté.

Contre-vapeur ou freinage : de deux maux, l’art de choisir le moindre plutôt que de les conjuguer.

Les trains de la deuxième moitié du XIXe siècle roulent de plus en plus vite, dépassant 80 km/h, et sont de plus en plus lourds, avec des charges dépassant 200 ou même 300 tonnes. Les ingénieurs de l’époque sont, eux, particulièrement inquiets par l’ampleur des données physiques et mécaniques liées au déplacement de masses aussi considérables à des vitesses aussi élevées. Beaucoup d’inconnues viennent hanter leurs interrogations. La « pression » de la demande publique de transports rapides et acceptant de forts tonnages s’exerce sur les compagnies et retombe sur les bureaux d’études.

La contre-vapeur ou « marche rétrograde » selon la RGCF de l’époque, jusque là admise, commence à être perçue comme franchement destructrice pour les locomotives si on exige le ralentissement efficace de trains aussi rapides et aussi lourds.

Les cylindres de la locomotive, alors transformés en corps de pompe, créent certes une résistance d’appoint, mais qui pèse peu par rapport à la poussée d’un train, notamment en pente. C’est pourquoi il faudra bien que les compagnies prennent une position nette sur le problème, et la plupart d’entre elles en viendront à récuser cette pratique, sans franchement l’interdire puisque le recours aux systèmes de freinage restent aléatoires. Bref, on laisse les mécaniciens se fier à leur propre jugement, mais sans oublier de les jeter en prison, au cas où…

En outre, le grand défaut du freinage par la contre-vapeur est que seules les roues motrices sont en jeu, toutes les autres roues du train restant non sollicitées. C’est pourquoi le PLM, en 1867, finit par interdire aux mécaniciens l’emploi en premier lieu de la contre-vapeur comme moyen de freinage principal, et impose d’abord l’utilisation des freins : la contre-vapeur est « la dernière manœuvre en cas d’urgence ». Les règlements disent que « Les mécaniciens devront donc, en cas d’urgence, laisser d’abord agir les freins des conducteurs, et n’employer la contre-vapeur qu’en cas d’insuffisance de ces freins ».

A la même époque, le réseau de l’Est n’interdit pas franchement la contre-vapeur, et demande aux mécaniciens de conduire leur train en jouant uniquement sur les crans de marche, et non sur le régulateur, pour obtenir une vitesse uniforme. Ainsi, ils peuvent passer de la marche avant à la marche arrière pour ralentir un train, mais d’une manière très progressive, cran par cran. Mais ce n’est pas un processus d’arrêt : c’est seulement un processus de régulation de la vitesse. L’arrêt est obtenu par cessation de l’effort de traction, et le frein du tender est à utiliser pour terminer le processus d’arrêt. On ne conjugue donc pas, donc, mais on passe successivement d’un système à un autre : aujourd’hui, on dirait que l’on ne superpose pas, mais que l’on substitue.

Le réseau du Paris-Orléans admet, sur les fortes et longues pentes de ses lignes de montagne, l’injection d’eau dans les cylindres, après coupure de la traction, ce qui donne des frottements plus doux qu’avec la vapeur seule, estiment les ingénieurs. Il est ainsi possible de « descendre un train » de 700 tonnes de St-Etienne à Lyon sans endommager le mécanisme de la locomotive si le mécanicien inverse la distribution à 70%, et pratique une injection de 11 kg de vapeur et 16 kg d’eau. Bref, c’est du grand art… et de grands risques aussi.

Le freinage ? Pas vraiment indispensable, ou comment, règlementairement, s’en passer…

Les règlements des compagnies ont établi, vers 1850, qu’il y a trois cas dans lesquels un train doit réduire sa vitesse : les arrêts devant un signal en pleine voie, les arrêts prévus en gare, le maintien d’une vitesse à une limite réglementaire (en pente, par exemple).  Ces actions doivent être prévues, modérées, mesurées. Il n’y a donc pas besoin de freinages, d’urgence ou non, dans le cas d’une circulation normale d’un train, conforme aux vitesses réglementaires. Même en longue pente, le mécanicien doit mener son train à la seule force de la vapeur utilisée pour retenir le train, et, en vue d’une gare, il prend ses dispositions pour utiliser la marche sur l’erre ou la contre-vapeur pour immobiliser son train en douceur sur la voie à quai. Le freinage est, presque, une action hors normes. Ce sont donc aux mécaniciens d’en faire leur affaire…

La commission de 1863 ne s’implique qu’avec prudence et modération dans les normes de freinage.

La retenue des trains de marchandises sur les lignes à fortes et longues pentes posent les plus grands problèmes vers la fin du Second Empire. La commission de 1863 trouve, avec un rare sens de la nuance, que  le système des freins à commande manuelle est « suffisant », mais reconnaît qu’un perfectionnement est souhaitable….

Donc, on utilise les techniques disponibles, et on introduit le plus grand nombre possible de serre-freins sur les trains. Mais le calcul du nombre de wagons freinés par rapport aux wagons non freinés, doit tenir compte du poids du convoi (nombre de wagons chargés ou non, valeur des charges) et du profil de la ligne. Par exemple, un wagon plat non chargé, donc très léger, incorporé dans une rame de tombereaux ou de couverts chargés, ne peut pratiquement pas être freiné car ses roues se caleraient à la moindre application du frein.

Le nombre théorique exact de wagons freinés pour qu’un train puisse s’arrêter en principe sur une distance de 800 à 1000 m est, dans tous les cas, selon les prévisions de la commission de 1863:

-1 wagon freiné pour 5 wagons si la ligne comporte des pentes inférieures à 10 pour 1000.

-1 wagon freiné pour 3 wagons si la ligne comporte des pentes de 10 à 15 pour 1000.

-1 wagon freiné pour 2 wagons si la ligne comporte des pentes de plus de 15 pour 1000.

Quand il n’y a rien à conjuguer.

Les systèmes de freinage de la seconde moitié du XIXe siècle sont rarement en cause lors des catastrophes ferroviaires qui se produisent : les causes d’accidents graves ou d’incidents légers sont en dehors des trains, et sont plutôt le fait d’erreurs humaines de la part des agents de l’exploitation, des aiguilleurs, ou des hommes d’équipe, ou sont le fait des insuffisances des installations fixes comme des talus ou des ponts peu solides ou des voies trop faibles. Les trains, eux, freinent et s’arrêtent malgré tout, et avec des moyens qui, certainement, donneraient la chair de poule aux conducteurs de TGV actuels.

Les équipes de conduite semblent trouver les moyens pour maîtriser la vitesse des trains avec les techniques offertes à bord : contre-vapeur, régulateur, freins, tout est utilisé avec mesure et se conjugue pour que les trains arrivent à l’heure et entiers. Ce sont bien eux qui mettent au point la conjugaison de ce qui leur est offert, d’une manière aléatoire il faut le dire, en matière de maîtrise de la vitesse des trains. Mais que conjuguent-ils ? Des freinages aléatoires qui demandent du doigté, du fait de leur médiocrité. 

Le plus grand problème est celui de la synchronisation du freinage de tous les véhicules d’un train, l’idéal étant de commencer par le dernier et de remonter jusqu’à la tête pour maintenir la tension des attelages et éviter les à-coups. Cette chose est impensable à obtenir avec les gardes serre-freins des trains, répartis tout au long du convoi, chacun posté dans sa vigie, et obéissant aux coups de sifflet donnés par le mécanicien. La conséquence en est de nombreux bris d’attelage, de violents « coups de raquette » qui précipitent les voyageurs sur le plancher des compartiments, de marchandises chahutées dans les wagons, voire de déraillements partiels de wagons ou de trains.

L’interminable recherche des freins dits « à transmission ».

Les ingénieurs souhaiteraient disposer de freins dits « à transmission » qui sont un premier pas vers les systèmes de freinage évolués permettant alors le freinage de plusieurs véhicules (ou d’un train entier) depuis l’un deux.

La description du nombre de systèmes proposés par une foule d’inventeurs et essayés par les compagnies donnerait le vertige… [3] Les premières tentatives sont de créer un frein automatique permettant de freiner un véhicule seul en utilisant un mécanisme qui a stocké une énergie et la libère pour assurer le freinage, sans effort de la part de l’agent serre-frein. On les appelle aussi « à travail emmagasiné ». Il ne reste plus qu’à espérer que le déclenchement du freinage sera simultané pour tous les véhicules composant un train…

Le plus ancien du genre est celui d’Exter, datant de 1847 et imaginé au Royaume-Uni. Il fonde la grande famille des freins à poids moteur ou dits « freins automoteurs ». Il utilise un système de commande volant et corde qui, par rotation du volant, actionne un levier de freinage. Ce système l’ancêtre d’un grand nombre d’autres, très proches, mis au point en Europe, notamment en France : avec le frein Bricogne à contrepoids, ou ceux de Lapayrie ou de Tabuteau à ressorts, ou encore l’inénarrable frein Cochot à ressort remonté manuellement, ou le frein Mestre à ressort et crémaillère, ou celui de Noséda dit « du curé » parce que crée par un prêtre, passionné de chemins de fer, qui préférait, pour sa sécurité en train ne pas s’en remettre à la Providence.

Les tentatives et les projets de systèmes de freinage sont nombreux, durant les trois dernières décennies du XIXe siècle : le freinage est à la mode. Même les curés s’y mettent (voir, ci-dessus, le « frein du curé ») car, apparemment, saint Christophe ne parvient pas à freiner correctement un train.

L’étape suivante, atteinte vers 1870, est la tentative de la concentration de la commande des freins d’un train sur un point unique. Le point unique, est, pour le moment encore assez … multiple, puisque le premier stade est la commande de deux ou trois véhicules depuis l’un d’eux (le train étant divisé en tranches). Aucun de ces systèmes à contrepoids ou ressorts ne permettra d’atteindre le stade de la commande d’un train entier depuis un des fourgons, ou depuis la locomotive.

On va jusqu’à essayer des systèmes à commande électrique, comme le frein Achard essayé sur le réseau de l’Est en 1855. Il est à noter que la « philosophie » de ce système précède celle du frein, Westinghouse par la création du principe « par défaut » : la présence d’une tension électrique dans le fil conducteur courant tout le long du train maintient le frein desserré, tandis que l’absence de courant électrique (rupture d’attelage, panne, etc.) déclenche le freinage. Mais les caprices de la « fée électricité » sont loin d’être domptés à l’époque, ce qui se traduit par des freinages aussi intempestifs que dangereux ! Seul le frein à air comprimé ou à vide permettra la réalisation d’un véritable frein continu, et, parmi ces systèmes, le frein Westinghouse viendra clore le débat.

Le frein Mestre permet la répartition, dans les wagons, d’un système à accumulation que l’on peut déclencher, mais non modérer ou contrôler, depuis le fourgon. Comme tous ces systèmes à accumulation et transmission, le fonctionnement n’est pas garanti.
Le frein Newall anglais essayé, mais sans succès, sur le réseau du Nord en France, et abandonné tout comme dans son pays d’origine..

Enfin vient le frein continu, et enfin on commence à conjuguer, mais parfois pas très bien.

En France la compagnie de l’Ouest se fait remarquer par son adoption généralisée, entreprise à partir de 1877, du frein Westinghouse qui marque le plus grand progrès fait, en matière de sécurité, pour les trains du monde entier. En 1880 le Ministre des Travaux Publics français accorde deux années seulement pour que tous les réseaux français l’adoptent, bien que, sur le terrain, on voit encore des wagons à « conduite blanche », sans freins, assurer, confraternellement et avec désintéressement, la continuité d’un système qui ne les concerne en rien…  Le Westinghouse est tellement efficace qu’il se confond avec la notion de « frein continu », on en oublie qu’il y eut des freins continus mécaniques avant lui. Le Westinghouse, toutefois, ne dominera pas seul le marché du frein continu du XXe siècle : citons aussi les systèmes Lipkowski, Kunze-Knorr, Clayton-Hardy, Barascud, Chamon, etc.

Mais, pour la fin du XIXe siècle, ce frein est en place et, désormais, les mécaniciens de locomotives disposent de deux systèmes de freinage, le frein continu et le frein mécanique. Héritier d’une longue tradition, le frein mécanique reste présent à bord des locomotives, et, en 1900, beaucoup de locomotives à tender séparé ne comptent que sur les freins mécaniques de leur tender ou sur le frein continu du train qu’elles remorquent pour s’arrêter ou maintenir l’arrêt.

Les équipes de conduite sont, d’ailleurs, invitées à conjuguer les deux systèmes, sans qu’il soit certain que l’un ou l’autre soit systématiquement jugé comme préférable.

Le principe du frein continu, d’après un document d’apprentissage SNCF: à gauche, l’équipement de la locomotive, et à droite, l’équipement de chaque wagon ou voiture du train.
Jusque dans les années 1930, comme ici sur le réseau PLM, on continuera les essais et la mise au pont du frein continue dont les ingénieurs se méfient beaucoup. La confiance ne règne guère, et le “bon vieux frein manuel”, avec des gardes posés sur chaque wagon freiné, inspire toujours beaucoup plus de confiance.

Une erreur de conjugaison, donc, pousse une locomotive à travers la façade de la gare Montparnasse ?

L’accident le plus célèbre du monde est bien du, selon la presse d’époque, à un problème de conjugaison mal assimilée ou mal respectée. Le journaliste de l’Illustration s’en donne à cœur joie, en puisant dans les ressources du style journaliste alors en vigueur, et en « chargeant », comme il se doit, l’équipe de conduite de la locomotive qui n’a même pas eu l’élégance de mourir à son poste en ce funeste 22 octobre 1895.

« Un accident vraiment extraordinaire, et que de merveilleux hasards ont seuls empêché de dégénérer en une effroyable catastrophe, s’est produit mardi dernier, a quatre heures du soir, à la gare Montparnasse. Le train n° 56, venant de Granville, arrivait en gare à la vitesse vertigineuse de 40 à 60 kilomètres, sans qu’il fut possible de l’arrêter, brisait les heurtoirs, franchissait l’extrémité du quai, et sa machine, défonçant le mur de façade, après un parcours de plus de 15 mètres en dehors des voies, venait tomber sur la place de Rennes, entrainant avec elle son tender”.

Cependant, à ce moment. grâce, sans doute, au fonctionnement tardif du rein Westinghouse. mis en action par le conducteur d’arrière, le reste du train, à partir des fourgons. que suivait immédiatement un wagon-poste, se bloquait, et l’on doit à cette heureuse circonstance que les cent vingt-trois voyageurs qu’il contenait en aient été quittes pour la peur et quelques rares contusions. Quant au mécanicien et au chauffeur, ils avaient sauté, ou avaient été projetés de leur machine, au moment du choc, sans se faire aucun mal. Seule la marchande de journaux, Marie-Augustine Aguilard (qui a retenu ce nom ? La SNCF sur sa brochure consacrée à la ligne Paris-Granville), qui se tenait sur le trottoir devant le bêtiment-voyageurs, a été tuée par la chute d’un bloc de pierre arraché au mur de façade.

L’enquête dira à qui incombe la responsabilité de cet accident que les machinistes attribuent au défaut de fonctionnement du frein continu. On peut toutefois leur objecter qu’ils ne devaient pas compter sur son fonctionnement pour entrer dans la gare Montparnasse, puisque le règlement interdit formellement aux mécaniciens de faire usage du frein Westinghouse pour arrêter les trains aux stations extrêmes pourvues de buttoirs à l’extrémité des voies : ils doivent alors obtenir l’arrêt avec les freins à main, et ne recourir au frein Westinghouse qu’en cas de danger. C’est cette prescription qui ne parait pas avoir été observée dans cette malheureuse circonstance. »

C’est du journalisme… Il serait étonnant qu’en 1895, soit une vingtaine d’années après le début de la généralisation du frein Westinghouse sur son réseau, la compagnie de l’Ouest, pionnière avec le réseau du Nord, du frein continu, « interdise formellement » de s’en servir lors des arrivées dans les gares terminus. La circulaire ministérielle du 19 décembre 1879 a imposé à toutes les compagnies l’usage du frein continu sur la totalité des trains de voyageurs dont la vitesse dépasse 60 km/h, et même s’il a fallu un délai pour le réaliser, les compagnies auront pratiquement procédé à la mise en conformité de leur parc de matériel roulant dès le début de la décennie des années 1890, notamment sous l’impulsion de la circulaire du 29 mars 1886 qui « en remet une couche » et somme les retardataires d’avoir terminé leur conversion au frein continu avant 1888, sous peine de sanctions.

En deuxième lieu, pour l’accident de 1895 en gare de Montparnasse, on ne sait pas si le frein Westinghouse a eu une défaillance générale puisque le train pouvait avoir décéléré et rouler ralenti avant l’arrivée en gare, par simple marche sur l’erre. En tous cas, le frein continu a bien fonctionné quand le chef de train, intrigué par une vitesse anormale lors de la pénétration en gare, a pu l’actionner depuis son fourgon. Donc on peut plutôt penser à une défaillance de la commande du frein continu sur la locomotive, et à un usage exclusif du frein manuel pour ralentir le train, le mécanicien ayant constaté cette défaillance.

Mais rien n’est moins certain, et l’on peut plutôt songer à un problème de conjugaison, avec deux systèmes de freinage en état de fonctionner, le continu et le manuel. Contrairement à ce qu’écrit le journaliste, la compagnie de l’Ouest, comme l’ensemble des compagnies françaises de l’époque, demandait à ses mécaniciens d’utiliser le frein continu d’une manière permanente et dans tous les cas, mais aussi, pour les arrivées en gare terminus, de veiller à ce que le frein manuel soit en ordre de marche en le testant avec un serrage léger. Ensuite il lui était recommandé de compléter l’action du frein continu par une utilisation complémentaire et progressive du frein manuel venant en complément de celle du frein continu. Bref, le mécanicien devait s’assurer que le frein manuel était en état de fonctionner et en état de fournir une « réserve » de freinage au cas où le frein continu serait défaillant. Il devait ainsi jouer, en finesse, sur les deux tableaux, et c’est sans doute ce qu’il a fait – mais avec, à son insu, une conjugaison qui, pour une fois, a manqué de finesse et a donné une « superposition » insuffisante. Mais, ici, ce n’est aussi qu’une hypothèse.

Il est à noter que la RGCF ne commente pas cet accident, et, sans aucun doute, ne le fait pas parce qu’il est minime, et, sans doute, assez fréquent sur le réseau d’alors. L’aspect exceptionnel est crée par la situation de la locomotive et de son tender exposés à la curiosité des badauds, un spectacle que la compagnie de l’Ouest s’emploiera à faire cesser rapidement, en faisant faire marche arrière à la locomotive et son tender en les levant progressivement sur des estacades en bois. La locomotive, d’ailleurs, sera remise en service et finira sa carrière normalement. La marchande de journaux, quand a elle, a trouvé la célébrité en mourant d’une manière assez extraordinaire, mais la malheureuse est restée dans l’anonymat le plus complet. Ce n’est donc pas la peine, aujourd’hui, d’essayer de recevoir une locomotive sur la tête pour assurer une carrière médiatique.

La « machine à conjuguer » ? La RGCF la décrit, en octobre 1888,

A la fin du XIXe siècle, le frein à vide automatique équipe la plupart des trains de voyageurs circulant sur le réseau britannique, mais les locomotives et les tenders ont, eux, conservé leurs freins à vapeur. Les mécaniciens sont donc condamnés à « conjuguer les freins », ou, en (élégants) termes d’époque, à « mettre en concordance l’action combinée des freins ».  Bien qu’amateurs de sports complexes demandant du doigté, les britanniques renoncent devant les chocs destructeurs sur les tampons et les attelages provoqués par des tentatives manuelles, même de la part des mécaniciens les plus exercés.

Selon la RGCF en 1881, le réseau du Midland trouve enfin une solution avec un appareil automatique dit « valve automatique à air et à vapeur » qui est capable non seulement de conjuguer les deux systèmes pour donner un freinage équivalent sur les locomotives et les tenders, d’une part, et aussi, d’autre part, sur l’ensemble du train remorqué. Mais, en plus, cette valve permet d’assurer, sur les deux freins, la fonction de serrage automatique en cas de défaillance de l’un ou de l’autre des deux ensembles. Les deux freins sont modérables au serrage comme au desserrage, ceci en agissant sur la commande de l’un ou de l’autre des deux systèmes au choix : dans ce cas, le système non actionné par le mécanicien se met, automatiquement, dans la position de serrage ou de desserrage correspondant à celle du système actionné.

Mais tout bonheur a ses limites… et si, par hasard, le tuyau d’accouplement entre le tender et la machine venait à se rompre en même temps que le tuyau qui relie le cylindre de frein du tender à la valve automatique, la locomotive filera seule, sans aucune possibilité d’être freinée, tandis que le train, lui, sera freiné automatiquement par l’entrée de l’air dans la conduite des freins à vide. Cela s’est produit… et, mais, comme dans les tragédies de Shakespeare, les héros ne meurent jamais et ont toujours plus d’un tour dans leur sac : le mécanicien peut encore utiliser le frein à vis du tender, ou « battre la contre-vapeur » tout en traversant la gare suivante dans laquelle l’horaire prévoyait un arrêt.

Lorsque la RGCF est créée, c’est-à-dire en 1878, la problématique difficile du freinage est encore au cœur de l’actualité ferroviaire et, pour 1878, la revue consacre six importants articles à ce thème. L’année suivante, en 1879, il y a encore cinq articles sur le sujet. En 1880, il n’y en a plus que deux, et les années suivantes on ne peut compter que de deux à quatre articles par année. Ensuite la question est ignorée de 1884 à 1888, année où elle réapparaît deux fois dans la RGCF. Ensuite un dernier article, pour le XIXe siècle, paraît en mars 1895, et c’est le silence jusqu’en 1900. La question ne reviendra que très rarement ensuite pendant l’ensemble du XXe siècle.

La RGCF paraît en 1878 en pleine question du freinage qui vit sa dernière décennie.

L’explication est que la présence du frein Westinghouse a définitivement vidé la question de toute sa substance, apportant, sur le terrain, toute l’efficacité et la sécurité voulues. Appliqué dès 1878 par le réseau de l’Ouest qui équipe ainsi 90 locomotives et 900 voitures, le frein Westinghouse est installé sur 200 locomotives et 2000 voitures dès 1881, et la progression restera aussi spectaculaire sur ce réseau qui est, pour l’Europe, une véritable « vitrine technologique » (comme on ne le dit pas encore) pour ce remarquable système américain qui fait disparaître l’ensemble des innombrables anciens systèmes, tous aussi complexes et capricieux les uns que les autres. Il ne restera plus, pour la RGCF, à aborder la question du freinage sous des angles très divers concernant des points de perfectionnements techniques ou de modifications réglementaires.

Toutefois, dès 1929, un nouveau champ de réflexion s’ouvre pour la RGCF avec l’apparition du freinage par courants de Foucault, expérimentée dès 1925, pour la première fois semble-t-il, en Allemagne et présenté à l’exposition de Munich : il s’agit du freinage des wagons dans la gare de triage de Magdebourg-Buckau, et effectué depuis la voie. Une nouvelle ère s’ouvre et aujourd’hui les courants de Foucault font partie intégrante des techniques ferroviaires.

Un dessin de presse “à sensation”. La locomotive est très différente de celle des photographies: on peut jouer au jeu des 7 erreurs.
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