
Le conducteur de voiture-lits : il « conduit » c’est-à-dire qu’il accompagne. Aujourd’hui le verbe « conduire » a pris, avec le règne de l’automobile qui a faussé beaucoup de choses jusque dans le langage, un tout autre sens, rejoignant le sens du mot « chauffeur » et le supplantant. Mais, dans le monde, très traditionnel, de la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, le terme de « conducteur » est resté.
Historiquement le conducteur n’a jamais été celui qui tenait les rênes des chevaux, du temps des diligences. Ce rôle était celui du postillon. Le conducteur de la diligence était l’homme qui accompagnait et aidait les voyageurs, et qui était chargé de contrôler les titres de transport. Lorsque les premières grandes machines apparaissent dans les usines du XIXe siècle, on désigne par le terme de conducteur l’homme qui est chargé d’utiliser cette machine (on dit “de la conduire”), de la surveiller si elle est automatique, et de l’entretenir. En ce qui concerne les autobus parisiens, on a encore conservé le très beau vieux terme de machiniste pour désigner celui qui, pour le commun des mortels, est le conducteur.
Si ce métier est toujours, très joliment, appelé « conducteur », c’est parce que ce terme, au sens ancien du mot, désigne bien un accompagnateur. Le rôle du conducteur des wagons-lits est bien de conduire les voyageurs, c’est-à-dire assurer auprès d’eux une présence pendant le voyage, veiller à ce qu’ils puissent dormir le plus confortablement possible et à ce que, au réveil, ils puissent se restaurer. Né vers la fin du XIXe siècle avec les voitures-lits, cet agent devient très rapidement le personnage emblématique et mystérieux des voyages de nuit, et donc de l’« Orient-Express». La légende du train, tant dans la littérature que dans le cinéma, a fait de ce personnage un témoin, un confident, et surtout un homme très au courant des mystères qui se déroulent et se vivent dans les compartiments. Mais, chut !… Le conducteur se tait.

L’apparition des places couchées dans les trains.
Si les premiers trains font en une heure ce qu’une diligence fait en une journée, il est certain que les voyages les plus longs comme un Paris – Marseille, qui demandait jusqu’à trois semaines en ayant recours aux diligences, aux coches y compris les coches d’eau, ou jusqu’à une dizaine de jours par la malle poste, ne demande, lorsque les premiers trains circulent, qu’une vingtaine d’heures.
Ce n’est pas assez long pour que l’on songe à voyager couché, et les voyageurs certes somnolaient en fin de journée ou finissaient leur nuit s’ils partaient tôt le matin, la tête appuyée contre la vitre dans les classes populaires et contre l’appuie-tête latéral dans les classes supérieures. Mais, quand le réseau français est constitué vers 1875, avec de longues lignes principales desservant, depuis Paris, le grand sud de la France ou l’ouest, et quand les hommes d’affaires commencent à voyager souvent, le voyage de nuit commence à offrir un réel intérêt dans la mesure où il réduit à un minimum la perte du temps de travail correspondant au temps de jour passé à voyager. Voyager de nuit laisse disponible un maximum de temps diurne.
Le premier temps des places couchées : le « lit-salon ».
La voiture-lits n’est pas apparue pour autant avec la pratique des voyages de nuit, et bien des voyageurs de première classe, s’ils ont la chance d’être seuls sur la banquette, en profitent pour s’allonger, profitant d’une situation moins évidente dans la seconde ou la troisième classe où il y a beaucoup plus de voyageurs par compartiment.
Ce n’est que peu avant la Belle époque que des compagnies ayant des lignes assez longues et fréquentée par des voyageurs aisés, comme le Paris, Lyon et Méditerranée, mettent en service des voitures de luxe, dites « lits-salon » et comportant des sièges pouvant se transformer en lits moyennant un supplément à ajouter au billet de première classe. Toutefois certaines voitures-salon finissent, au début du XXe siècle, par offrir de vrais lits, du mobilier en bois précieux, des tables et des fauteuils, et dépassaient donc le niveau de confort des futures voitures-lits.

La complexité dans le raffinement.
Ces très belles voitures-lits salon ont un aménagement aussi luxueux que complexe, avec leurs compartiments qui peuvent être transformés et aménagés selon un grand nombre d’options que le client commande en faisant sa réservation, leurs salons attenants aux compartiments, leurs nombreux cabinets de toilette avec ou sans W-C.
La société aisée de l’époque demande à voyager dans un luxe qui est le reflet de leur classe sociale, de leur personnalité et de leur art de vivre. Un banquier aisé voyageant avec famille et domestiques, réserve une voiture-lits salon, prend pour Madame et lui-même le compartiment de luxe, fait installer ses enfants dans les salons attenants avec canapés, loge la femme de chambre de Madame dans un compartiment au bout de la voiture, laissant aux valets les joies des rudes bancs aux lattes en sapin ciré des places en troisième classe dans une autre voiture du train.
C’est alors qu’il faut du personnel spécialisé pour ouvrir placer les voyageurs dans les compartiments, bien délimiter les places, éviter les qui pro quo, les emmêlements de domestiques et de bagages, déplier les lits, les garnir de draps et de couvertures, et c’est là que les conducteurs interviennent pour que tout se passe au mieux pour une clientèle dont la promptitude à la contestation et au conflit sont d’autant plus faciles que le sentiment d’avoir « des relations en haut lieu » attise l’arrogance et la suffisance.


La Compagnie Internationale des Wagons-Lits fait du conducteur un personnage mythique.
Il est vrai que ces premiers conducteurs des voitures-lits salon du Paris, Lyon et Méditerranée ne sont, dans les faits et dans l’imaginaire populaire, que de modestes employés de chemins de fer. N’ayant ni style, ni chic, ni vraiment une formation pour occuper cet emploi, étant plutôt considérés comme du personnel auxiliaire comparable à celui des modestes visiteurs des boîtes d’essieu ou des sabots de frein, ou du personnel de nettoyage des voitures dont ils ne sont qu’une variante nocturne travaillant beaucoup plus longtemps sans être mieux payés, ces premiers conducteurs s’acquittent de leur tâche avec dévouement et rudesse, beaucoup plus perçus comme un humble préposé chargé de déplier les lits, d’allumer les lampes, de régler le chauffage, de porter les valises et de les ranger dans les filets, et de tenir l’intérieur de la voiture en état de propreté.
Avec Georges Nagelmackers, qui crée la CIWL en 1876, la vision sera toute autre : les conducteurs seront les maîtres d’hôtel et les gouvernants d’étage des grands palaces de la Côte d’Azur ou de Paris. Ils portent un magnifique uniforme marron qui leur donne une dignité quasi militaire et inspire le respect. Ils ramassent les passeports et prennent en charge les formalités de franchissement nocturne des frontières qui sont le lot répété des grands trains internationaux comme l’Orient Express, donc ils ont un pouvoir officiel vis-à-vis des fonctionnaires des pays traversés et ils prennent connaissance de l’identité des voyageurs avec toute l’autorité d’un commissaire de police consultant les papiers personnels d’un citoyen même honnête…
Ils bénéficient de tout le prestige du train de luxe dont ils sont les ambassadeurs et non les employés. Ils connaissent les pays traversés et peuvent, devant les voyageurs admiratifs, en commenter les secrets tout en dépliant le lit et en préparant le compartiment pour la nuit. Ils ont servi des princes et des princesses, des milliardaires, des rois, des empereurs de l’acier ou du pneumatique, des marchands de canons ou de continents à vendre, et ils en ont percé les secrets professionnels. Ils connaissent les marques des bagages les plus raffinés qu’ils rangent dans le compartiment, et reconnaissent aussi ceux des parfums étalés sur la tablette de verre du lavabo de Madame. Ils maîtrisent le monde à force d’intimité avec les destins de ceux qui le mènent.


Mais… où et comment dorment-ils ? Les douceurs du “bat-flanc”.
Peu de gens connaissent la réponse, et elle n’est pas loin d’avoir une dimension scandaleuse: si le personnel de la voiture-restaurant dort dans des hamacs qui se balancent, accrochés aux parois de la voiture, juste au-dessus des tables déjà mises pour le petit déjeuner, les conducteurs connaissent la rude position du très mauvais “couchage”, si l’on peut dire, assis, en position semi-allongée, sur un banc en bois ciré surnommé, d’après Frédéric Dagneau qui se souvient de ce que lui disait son père, le “bat-flanc” – un terme désignant, officiellement, les séparations entre les chevaux des écuries, c’est tout dire… Ce rudimentaire siège repliable était situé dans le couloir, à une extrémité de la voiture et près des soufflets, ce qui garantit une forte aération surtout glaciale en hiver.
Toutefois, si les hasards font qu’un compartiment soit inoccupé, ils en profitent. La compagnie ferme les yeux, et, pour une fois, eux aussi…
Dans le courant des années d’entre les deux guerres, apparaîtront des fourgons avec des compartiments pour le personnel comportant un lit, et, surtout, un accès à une douche.


Déjà présents et serviables, aux aurores.
Quand, au petit matin, ils quittent leur banquette repliable située au bout du couloir, pour préparer les petits déjeuners et les servir dans les compartiments, ils savent comment leurs clients ont dormi et à quoi ils ont rêvé. Et préparant des théières de Darjeeling, des croissants et de la confiture d’oranges, ils savent comment présenter le plateau après avoir frappé à la porte en bois précieux du compartiment aux rideaux encore baissés, et ils savent quoi dire pour rendre le voyageur et sa compagne d’une humeur joyeuse.
Une fois le petit déjeuné desservi, ils n’oublient pas de changer les serviettes et les savons des deux cabinets de toilette des compartiments jumelés, et même d’offrir du feu à Monsieur qui commence sa journée avec son premier cigare. Ils lui tendent le journal du jour, bien choisi pour la modestie de ses opinions politiques et pour ses nombreuses pages des cours des bourses du monde entier.
Mais, chose la plus importante : ils adorent leur métier et, pour rien au monde, ils n’en changeraient. Portant fièrement la tenue marron de la CIWL, les conducteurs regardent, d’égal à égal, les têtes couronnées, les hommes d’état, les ministres, les princes, et les milliardaires qui ont tant besoin d’eux et qui sollicitent, pendant toute la durée des trois jours et des deux du voyage de l’Orient-Express et d’autres trains tout aussi importants, aide et bienveillance.

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